Doctrine et débats : Colloque

Animal et Santé – Propos conclusifs complémentaires : les animaux malades des mots

  • Jean-Pierre Marguénaud
    Agrégé de Droit privé et de Sciences criminelles
    Université de Montpellier
    Membre de l'Institut de Droit Européen des Droits de l'Homme (IDEDH)

1. Il en va parfois des thèmes de recherche comme de certaines maladies : ils sont contagieux. C'est ainsi que, après le colloque Animal & Santé organisé à Brest les 23 et 24 septembre 2021 dont les actes ont été illico publiés aux éditions Mare & Martin, l'intrépide Docteur François-Xavier Roux-Demare a inoculé à trois nouveaux auteurs le vif désir de le prolonger par de nouvelles communications. Leurs travaux plus longuement incubés sont donc aujourd'hui rassemblés dans la partie Doctrine et Débats de la sémillante RSDA. Or, sans doute pour mieux montrer qu'ils sont aussi dignes que les communications déjà publiées depuis 3 ans, il a été décidé de les enchâsser eux-aussi entre des propos introductifs et des propos conclusifs.
2. Quant à ceux-ci, ils ne semblaient pas devoir soulever de grandes difficultés. On aurait pu croire, a priori, qu'il suffirait d'indiquer à quelle place viendraient les nouveaux textes dans le plan opposant la santé par l'animal et la santé pour l'animal adopté pour les propos conclusifs du colloque de 2021. Il a pourtant fallu déchanter car après avoir pris connaissances des travaux complémentaires, il a fallu se résoudre à constater qu'aucun des trois ne trouverait place dans le plan et même, plus troublant, que deux d'entre eux n'avait qu'un rapport très lointain avec le thème Animal & Santé.
3. Celui qui est au cœur du sujet a été réalisé par la professeure en droit privé Dorothée Guérin sous l'intitulé « A la recherche d'un statut de l'animal à travers le prisme de la santé ». Partant du constat que, depuis la réforme du Code civil par la loi du 16 février 2015, l'animal n'appartient ni à la catégorie des biens ni à celles des personnes, l'auteure, dénonçant l'incohérence calculée du droit français, nous entraîne dans une audacieuse et passionnante chevauchée au cœur du droit de la santé et du droit de la consommation qui, à travers leur particularisme, permettraient d'apercevoir un véritable statut pour l'animal dans les fissures qu'ils introduisent dans le régime des biens auquel ledit animal est encore soumis par défaut. Au bout de cette quête, on trouve une résistance à la tentation d’utiliser l’arme du statut pour améliorer la condition et assurer la protection des animaux et à celle d’établir une catégorie inutilisable et inutile. On découvre surtout la proposition d'une voie intermédiaire moins lourde et plus souple qui consisterait à bâtir un socle ou seuil minimum et impératif de protection applicable en s'orientant vers la reconnaissance de droits fondamentaux. L'idée qui pourrait se recommander du récent exemple de la reconnaissance par le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté de droits fondamentaux, ainsi nommés et très précisément énumérés, aux requins et aux tortues marines, est particulièrement séduisante. Mais alors pourquoi taire que les animaux seraient alors des sujets de droits autrement dit des personnes juridiques puisque selon Marie-Angèle Hermitte , dont l'expertise en la matière est incontestable : « à un premier niveau logique ''être une personne juridique'', ''être un sujet de droit'', ''avoir la personnalité juridique '' sont des termes équivalents qui renvoient a minima à l'existence d'un point d'imputation des droits et de la capacité d'ester en justice qui en découle » (« Quel type de personnalité juridique pour les entités naturelles ? » in Droits des êtres humains et droits des autres entités : une nouvelle frontière ? sous la direction de Jean-Pierre Marguénaud et Claire Vial, Mare & Martin, 2021, p. 83). Si Dorothée Guérin s'est abstenue de le dire, c'est sans doute parce qu'elle a eu peur d'être piégée par le mot personne. Parler de la personnalité juridique des personnes morales ne provoque plus la moindre vague, le moindre clapotis, mais la tempête se déchaîne dès que l'on associe un animal au mot personne. Il nous ressemble tellement à tant d'égards que dire qu'il pourrait être revêtue d'une personnalité juridique purement technique faisant pendant à celle dont bénéficient les personnes morales suffit à déclencher des réactions passionnelles d'humiliation anthropomorphique. Ainsi, paraphrasant l'abbé de Lattaignant, on pourrait dire que parce que l'on a peur du mot personne on prive l'animal, ou plus exactement certains animaux, de la chose, c'est-à-dire d'une amélioration de sa protection par un moyen technique dont la pertinence a été démontrée à l'envi depuis plus d'un siècle par René Demogue dans son article consacré à « La notion de sujet de droit » publié en 1909 dans la Revue trimestrielle de droit civil.
4. Pour une simple question de mot derrière lequel on ne veut pas voir la souplesse d'un outil de pure technique juridique, l'animal stagne dans une condition juridique défavorable et malsaine. Il est vrai que les mots contribuent largement à l'y enfoncer. L'idée est au cœur de l'article de Marie-Claude Marsolier sur « La sémantique des animaux non-humains » et n'est pas tout à fait étrangère à la « Cartographie des études animales et de quelques champs connexes » établies par Émilie Dardenne. Pour avoir été rattachés de manière un peu acrobatique au thème Animal & Santé, ces deux textes n'en sont pas moins essentiels. Ils montrent en effet à quel point le droit animalier, déjà dépendant de la biologie et de la zoologie, a impérativement besoin des sciences humaines et sociales pour comprendre les réalités qu'il prétend faire évoluer.
5. Le texte de Marie-Claude Marsolier est donc celui qui montre le mieux que les animaux sont malades des mots. Partant du point de vue selon lequel la sémantique des animaux non-humains est caractérisée d’une part par sa négativité et d’autre part par une différentiation largement arbitraire par rapport au lexique relatif aux humains, l'auteure affirme en effet que « l’opposition axiologique entre les concepts d’humanité et d’animalité ou de bestialité permet d’apprécier le degré de nos violences symboliques envers les autres animaux, violences symboliques qui cautionnent idéologiquement les violences physiques que nous leur infligeons ». Malgré quelques réserves, on ne peut qu'approuver cette identification du mal. Il y a quelques observations à faire sur les remèdes proposés pour le guérir.
6. Quant au diagnostic, on se réjouira notamment de la forte dénonciation du caractère fallacieux de l'expression « bien-être animal ». On se permettra de douter cependant que le langage et les représentations soient systématiquement misothères, haineux et méprisants envers les bêtes. Un petit détour par la science héraldique montrerait vite des exemples de valorisation de l'animal si éloquents et si connus qu'il n'est point besoin d'y insister. C'est surtout sur le terme « bête » qu'il y aura un désaccord au moins lorsqu'il est utilisé comme substantif. Le soussigné, qui a appris à lire et à écrire à l'école de Bêthe nichée au cœur de la campagne limousine, se voit en effet contraint de présenter ses excuses pour avoir relevé de nombreuses expressions tels que « bête à bon Dieu » ou « bête à chagrin » dans lesquelles il n'y a pas la moindre trace de dédain, et d'avoir entendu souvent des paysans exprimer beaucoup d'altruisme, de bienveillance, de compassion, de douceur, de générosité et de sensibilité en parlant d'une « pauvre bête » ou en exprimant le regret de ne pas pouvoir rester plus longtemps parce qu'il lui fallait « rentrer soigner les bêtes ». Ces nuances n'enlèvent rien, encore une fois, à l'approbation globale de l'éblouissant diagnostic. Quant aux remèdes, il faut constater que Marie-Claude Marsolier n'a pas peur, elle, du mot personne, puisqu'elle en préconise l’extension aux individus non-humains dont les caractéristiques cognitives et émotionnelles sont proches de celles des humains (vertébrés et céphalopodes notamment). On relèvera aussi avec le plus grand intérêt qu'elle recommande, idéalement, de remplacer chaque fois que possible les expressions négatives incluant non-humain par les termes positifs que constituent les noms des espèces concernées. Identifier les animaux par la négative peut en effet passer pour une ultime rouerie inventée pour continuer à les rendre malades par les mots. S'il n'y avait le mot « animot » subtilement inventé par Derrida, le juriste resterait d'ailleurs confondu devant le manque d'imagination des linguistes pour trouver les mots qui détourneraient de la violence envers les animaux cautionnée par le langage.
7. Présentation synthétique et de haute volée des études animales qui, dans l'orbite des travaux de l'anthropologue Margo DeMello et du psychologue Ken Shapiro, ont permis de prendre un « tournant animal » en posant un regard humain sur les animaux non-humains, au prisme des sciences humaines et sociales, l'article d'Émilie Dardenne touche aussi par conséquent aux questions des limites du langage, de l’épistémologie, de la représentation, de l’altérité, de l’éthique. S'agissant du langage, l'auteure, se référant aux travaux historiques d'Éric Baratay, s'intéresse à une approche par le versant animal qui permettrait de « désanthropiser » le regard sur les non-humains. Il semble toutefois que cette perspective de décentrement ouvre des interrogations infinies plutôt qu'elle n'apporte des réponses car « notre vocabulaire peut se révéler fort pauvre pour restituer le point de vue d’autres espèces, par exemple pour décrire les expériences olfactives, les capacités à la navigation aérienne ou la vie au fond des eaux ».
8. C'est ainsi que, pour revenir au cœur du thème Animal & Santé, les vétérinaires attesteraient sûrement de l'extrême difficulté de traduire avec des mots le point de vue de l'animal sur les symptômes et les manifestations des maux qui le minent.

     

    RSDA 1-2024

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