Le sens moral des cochons
- Véronique Le Ru
Professeur de philosophie
Université de Reims - CIRLEP
À propos du sens moral du cochon, il était une fois une fable de La Fontaine, Le Cochon, la chèvre et le mouton1 :
Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montés sur même char s’en allaient à la foire :
Leur divertissement ne les y portait pas ;
On s’en allait les vendre, à ce que dit l’histoire :
Le Charton2 n’avait pas dessein
De les mener voir Tabarin3.
Tout est déjà dit, dans cette première phrase : le cochon est gras et on le conduit en compagnie de la chèvre et du mouton à la foire pour les vendre. Seul, des trois animaux, le cochon crie au secours, à l’étonnement de la chèvre et du mouton qui n’anticipent aucun danger ni mal à craindre :
Dom Pourceau criait en chemin
Comme s’il avait eu cent Bouchers à ses trousses.
C’était une clameur à rendre les gens sourds :
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s’étonnaient qu’il criât au secours ;
Ils ne voyaient nul mal à craindre.
La faculté qu’ont les cochons d’anticiper le danger et la mort, que des études récentes ont confirmée4, ce qui explique que les cochons cherchent à s’échapper des camions qui les transportent à l’abattoir, est ici mise en relief relativement à la placidité et à l’innocence de la chèvre et du mouton étonnés des cris de leur compagnon de voyage. La Fontaine propose lui aussi une explication à cette différence de comportement, du point de vue du cocher, puis du cochon :
Le Charton dit au Porc : Qu’as-tu tant à te plaindre ?
Tu nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coi ?
Ces deux personnes-ci plus honnêtes que toi,
Devraient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ?
Il est sage. Il est un sot,
Repartit le Cochon : s’il savait son affaire,
Il crierait comme moi, du haut de son gosier,
Et cette autre personne honnête5
Crierait tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu’on les veut seulement décharger,
La Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine.
Le point de vue du cocher est de faire honte au cochon qui se comporte mal par rapport aux deux personnes qui l’accompagnent et qui font preuve de savoir-vivre ou, en l’occurrence de savoir-mourir. Notons que La Fontaine personnifie ici les trois animaux qu’on va vendre, comme s’il s’agissait de trois voyageurs dont deux savent se comporter comme il faut, avec sagesse. Avec sottise, rétorque le cochon, qui leur reproche leur innocence relative au fait que le mouton aussi bien que la chèvre, parce que les humains exploitent leur laine ou leur lait, ont beaucoup plus confiance en eux. Le cochon est seulement nourri et non manipulé au sens propre et au sens figuré, c’est pourquoi il peut anticiper ce qui l’attend :
Je ne sais pas s’ils ont raison ;
Mais quant à moi qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit6 et ma maison.
Le chagrin du cochon est aussi d’être séparé de sa maisonnée et des autres cochons. Ceci aussi a été confirmé par des études en éthologie : la vie affective des cochons s’inscrit dans la durée et elle est très dense ; un cochon peut mourir de chagrin à la mort de son amie. Un porcelet, séparé de ses proches, même choyé et particulièrement bien traité, peut souffrir de la séparation d’avec les siens à tel point qu’on doit le renvoyer de nouveau dans sa ferme d’origine7.
La capacité de résister
S’il y a peu d’esclaves ou de domestiques qui se révoltent contre leur maître, il y a aussi peu d’animaux domestiques qui se rebellent contre leur maître. Toutefois, on observe des formes de résistance à l’emprise et à l’oppression des maîtres dans certaines structures ou dans certains cirques. Ainsi Jason Hribal a montré que les chevaux notamment ont pu opposer des formes de résistance à leur exploitation au travail et il soutient que le remplacement rapide de l’énergie équine par les moteurs à combustion interne au début du XXème siècle s’explique par la volonté des industriels de se débarrasser d’une force de travail indisciplinée, qui remettait en cause ses conditions de travail8 (à l’instar de l’âne bâté qui ne veut pas avancer). Will Kymlicka et Sue Donaldson mentionne que Jason Hribal s’intéresse aussi aux formes de résistance des animaux de cirque, présentées par les directeurs de cirque comme des accidents, alors que ces actes sont incontestablement intentionnels et prémédités : « Ces directeurs sont tout à fait conscients que le public cesserait de soutenir leurs institutions s’il découvrait que les animaux sont à tel point désespérés par leurs conditions de vie qu’ils cherchent à s’échapper, si besoin est à travers une résistance active »9.
Dans une moindre mesure, sans qu’on puisse parler de formes de résistance à l’oppression, certains comportements des animaux domestiques indiquent qu’ils ont un sens moral et qu’ils s’investissent dans une relation de communication avec les humains, quitte à leur donner une leçon de respect. Jeffrey M. Masson raconte ainsi l’histoire d’une truie extrêmement douce et sociable envers les visiteurs de son enclos et du maître des lieux :
Un jour, cet agriculteur a dû remplacer une planche pourrie, sur le sol de sa stalle. Cette activité a suscité la curiosité de la truie, qui s’est mise à le bousculer du groin sans arrêt. Énervé, l’homme a dû lui donner un coup de maillet. ‘Je n’aurais pas dû faire cela, car elle m’a tout de suite pris la cuisse dans sa grosse gueule et a serré les mâchoires, mais sans me mordre. Elle a sans doute voulu m’avertir que je ne devais jamais recommencer ce genre de chose avec elle. Elle a trouvé intolérable que je me conduise méchamment envers elle’. Cette histoire est la preuve de capacités remarquables chez ce cochon, qui avait la notion de la justice et des conséquences du non-respect de certaines règles de comportement, mais aussi de l’indulgence à accorder à quelqu’un qui n’était pas censé maîtriser toutes les finesses de l’étiquette porcine10.
Dans le même chapitre sur les cochons, Jeffrey M. Masson mentionne une autre histoire où deux cochons ont réussi à s’échapper du camion qui les conduisait à l’abattoir et ont fait preuve d’un sens de la cavale hors du commun qui leur a valu la vie sauve dans une ferme refuge :
Certains ont alors réalisé pour la première fois qu’un cochon ne veut pas mourir. Des centaines de personnes ont proposé d’accueillir ces porcs dans un refuge sûr pour le restant de leur existence. Ils ont abouti dans un refuge animalier où ils n’auraient plus jamais à craindre l’abattoir. Compte tenu de la précipitation dont ils ont fait preuve au cours de leur évasion, on peut penser qu’ils anticipaient bien ce qui les attendait11.
La conscience de la mort et les affects communs aux cochons et aux humains
Les cochons ont non seulement une peur viscérale des abattoirs et une attitude de recueillement face à la mort d’un congénère, comme l’ont remarqué Rosamund Young dans La Vie secrète des vaches12 ou Jeffrey M. Masson dans La Vie émotionnelle des animaux de ferme, aussi bien à propos des vaches que des cochons, mais ils ont conscience de la mort, comme l’attestent de nombreux récits.
On pourrait reprocher à ces récits de faire preuve d’anthropomorphisme, de projeter sur les cochons notre capacité d’anticiper la mort. Mais ces reproches – et cela les rend suspects – vont toujours dans le sens d’un dédouanement du comportement humain de tueur en série : plus d’un milliard d’animaux sont abattus chaque année en France dans les abattoirs sans compter les millions d’individus abattus dans les élevages (en 2022, en raison de la grippe aviaire, 14 millions d’oiseaux ont été asphyxiés dans les élevages intensifs), milliard auquel il faut ajouter les 223 millions de tonnes de poissons (pêchés ou élevés en pisciculture) en 2022. De même que dans les élevages industriels, on désanimalise les animaux pour mieux en faire de la viande sur pied ou des machines à produire lait et œufs, de même on enlève aux animaux leur capacité à anticiper la mort pour se donner bonne conscience malgré les conditions terribles de transport et d’abattage qu’on leur fait subir. Pourtant de plus en plus de preuves s’accumulent sur le fait que certains animaux s’échappent des camions qui les conduisent à l’abattoir, de plus en plus de preuves s’accumulent sur le fait que certains animaux ont conscience du temps et de la mort et savent reconnaître les situations où des individus sont en danger de mort. Nombreux sont les récits où des chiens sentent que leur maîtresse ou maître est en danger de mort et où ils agissent pour leur sauver la vie (les cochons font de même, nous le verrons). Les chiens, comme les cochons, sont capables de mourir de chagrin : le chien qui s’allonge sur la tombe de sa maîtresse ou de son maître et attend la mort éprouve le sentiment de la disparition et de la mort. Et que dire encore de la mort soudaine du jeune cochon Johnny quand son amie Hope décède :
Hope avait été sauvée d’un parc à bétail alors qu’elle était gravement blessée à une patte. Et elle avait dû apprendre à vivre avec une mobilité très restreinte. Sur ses trois pattes, elle pouvait se déplacer dans l’étable, mais elle ne pouvait pas aller bien loin. Johnny, qui était bien plus jeune que Hope, avait noué avec elle des liens étroits. Le soir, il se couchait toujours juste à côté d’elle et il lui tenait chaud durant les nuits froides. Le matin, quand Bauston [le fermier] lui apportait de la nourriture et de l’eau, Johnny restait avec elle pour empêcher les autres cochons de la déranger et de lui prendre sa nourriture. Pendant la journée, Johnny passait la plus grande partie de son temps à tenir compagnie à Hope dans l’étable. Quand Hope est morte de sa belle mort, Johnny était encore un cochon jeune et en bonne santé. Peut-être ne savait-il rien de la mort. Il a paru extrêmement accablé par le décès de sa meilleure amie. Le cœur brisé, il est mort brusquement, de façon tout à fait inattendue, dans les deux semaines qui ont suivi13.
Les travaux récents sur la vie émotionnelle des animaux ne peuvent plus nous permettre de nier que les animaux ont des affects très proches des nôtres : l’empathie notamment prend racine chez un ancêtre commun non seulement des primates et des humains, mais des mammifères et des oiseaux (les corbeaux et les corvidés en général peuvent faire preuve d’empathie). L’Âge de l’empathie, pour reprendre le titre célèbre de l’ouvrage de Frans de Waal existait bien avant qu’Homo sapiens sapiens fasse ses premiers pas sur la terre. La Fontaine est donc la bonne source : il nous apprend par ses fables à faire circuler les points de vue humains et animaux, et ce qu’il présente sous forme de fable est une réalité qui est de mieux en mieux documentée scientifiquement.
La désanimalisation industrielle
Quand on considère un élevage industriel de porcs hors sol ou de poulets de batterie, on conçoit parfaitement qu’on enlève à chaque individu porcin ou aviaire toute sa qualité de vie à tel point que des formes d’automutilation et de violence entre individus s’installent dans les locaux d’élevage industriel qu’on n’a jamais observées dans des élevages extensifs. Les cochons, dont le mode de vie est de fouir la terre et de vermillonner, se dévorent la queue et se blessent, les poules dont le mode de vie est de gratter la terre pour se nourrir se blessent et s’automutilent.
Comme le remarque Jeffrey M. Masson, même les neurosciences, aujourd’hui, reconnaissent chez les individus autres qu’humains la présence d’une structure psychique du moi dans le cerveau : « Jaak Panksepp, un des plus grands spécialistes américains des neurosciences, croyait fermement à l’existence d’émotions chez les animaux. Dans son ouvrage de référence, Affective neuroscience : The Foundations of Human and Animal Emotions, il a commencé par observer que le cerveau des animaux comme celui de l’homme sont configurés pour le rêve, l’anticipation, le plaisir gustatif, la colère, la crainte, l’amour et le désir, la reconnaissance de la mère, le chagrin, le jeu et la joie, « et même pour ce qui représente ‘le moi’ comme une entité cohérente du cerveau » »14.
Jeffrey M. Masson a été psychanalyste avant d’être éthologue et remarque à ce propos qu’on ferait bien de considérer la dépression animale pour comprendre la dépression humaine : « En tant qu’ancien psychanalyste et personne concernée par l’étiologie de la dépression, je pense que nous serions bien inspirés d’étudier la dépression chez les animaux de ferme si nous voulons mieux comprendre la dépression chez l’être humain. Dans tous les cas qu’il m’a été donné de connaître, les animaux sont déprimés parce qu’ils sont privés de leur existence normale »15. Qu’appelle-t-il ici existence normale ? Tout simplement la capacité de jouir d’un espace de liberté pour étaler ses plumes au soleil, comme aiment le faire les poules, ou se couvrir de boue, comme le font les cochons pour protéger leur peau délicate des rayons du soleil et des parasites. Les animaux de ferme aiment choisir leur nourriture (les moutons aiment particulièrement les chardons, les vaches sont capables de choisir entre des centaines d’espèces végétales : elles ont un sens du goût exceptionnel) et les animaux domestiques sont aussi capables, à l’instar des humains, de transformer leurs ressources en libertés, transformation qu’analyse Amyarta Sen16 en termes de capabilités à propos de la mesure de la qualité de vie. Les capabilités, selon Amyarta Sen, sont précisément les transformations des ressources en libertés. Toujours à l’instar des humains, plus les capabilités des animaux s’expriment, plus ils expriment leur style de vie, plus ils vivent pleinement.
Si les animaux dans les élevages industriels sont mutilés pour ne pas être blessés (on enlève les cornes aux vaches, on enlève une partie du bec aux poules, on enlève la queue aux cochons, enfin on castre tous les mâles, et la plupart de ces opérations se font sans anesthésie), si les animaux eux-mêmes se battent et se blessent, ou se mutilent eux-mêmes, c’est en raison de leur manque d’espace. Ils n’ont pas d’espace pour se retourner, ils n’ont aucun espace de liberté. Ils ne peuvent développer aucune capabilité, ils sont voués aux incapabilités car pour la plupart des animaux, y compris les humains, devoir vivre dans ses excréments est une incapabilité, c’est-à-dire le contraire d’une capabilité au sens d’Amyarta Sen : au lieu de transformer la nourriture en énergie pour faire des choses, pour exprimer son style de vie, pour s’épanouir, les animaux d’élevage industriel mangent pour être mangés, n'ont aucune qualité de vie et ont conscience de leur impuissance, ce qui les conduit à la dépression, à la violence et à l’automutilation. Ils sont de la viande sur pied : ils transforment leur nourriture en viande sur pied et déchets. En effet comme ils ne peuvent pas bouger, ils vivent dans leurs déchets organiques. L’incapabilité de ces animaux condamnés à l’immobilité est de devoir vivre dans leurs excréments et dans l’ammoniac qui en émane et qui leur cause toutes sortes de maladies de peau. Contrairement à ce qu’on pense souvent, les animaux et notamment les cochons sont propres et sensibles à l’hygiène ; comme les humains, ils n’aiment pas vivre ni dormir dans leurs excréments. Si on les laisse vivre selon leurs goûts, les cochons ne sont pas sales, les vaches ne sont pas crottées. Les cochons se couvrent de boue comme les hippopotames pour protéger leur derme, ce sont des animaux très délicats, comme le souligne Jeffrey M Masson : « Un porc n’ira jamais déféquer à proximité de sa couche ou de l’endroit où il mange. Le porc est un animal particulièrement soigneux. Kim Sturla17 a déjà vu à plusieurs reprises de vieilles truies arthritiques se réveiller tôt le matin, se dresser sur leurs pattes non sans de très gros efforts et se traîner dans la boue sur de longues distances pour aller uriner »18. Les truies quand elles vont accoucher font un nid pour protéger leurs petits : dans les élevages industriels, elles sont encagées dans des stalles où elles ne peuvent se mouvoir. Les élevages industriels transforment les porcs en machines à produire du jambon.
Pourtant les porcs sont des individus qui nous ressemblent à plus d’un égard (pas seulement pour nous fournir des xénogreffes de cornée oculaire en raison de leur proximité génétique) : ils aiment jouer, ils sont parfois colériques, très affectueux et très attentifs au comportement des autres y compris à ceux qui ne sont pas des congénères. Jeffrey M Masson développe à ce propos plusieurs exemples où des cochons font preuve d’une telle perspicacité et d’une telle sagacité face à une situation qu’ils peuvent sauver des vies. Tel est le cas de Lulu, le cochon de 200 livres du refuge Animal Place adopté par Jo Ann Altsman qui en fait son animal de compagnie : « Jo Ann Altsman était dans sa cuisine, un après-midi, et ne se sentait pas bien. Lulu se rua à travers une ouverture conçue pour un chien d’une dizaine de kilos, s’écorchant jusqu’au sang sur les flancs. Il courut jusqu’à la rue et se coucha au milieu de la chaussée, où il resta étendu jusqu’à ce qu’une voiture s’arrête. Il guida alors le conducteur jusqu’à la maison de sa maîtresse, qui venait de faire un infarctus »19.
Comment accepter alors les conditions de vie qu’imposent les élevages industriels aux porcs qui pullulent aux Etats-Unis mais aussi en Bretagne ? On les appelle hors sol car les porcs sont installés sur des caillebotis au-dessus du sol, ils ne voient jamais la lumière du soleil, on passe le jet d’eau pour nettoyer les déjections qui ruissellent dans les rivières et finissent dans la mer et provoquent des marées d’algues vertes aux effets particulièrement toxiques : plusieurs morts par an d’individus se déplaçant sur l’estran (humains, chevaux, chiens). Ces élevages industriels sont vraiment hors sol : déconnectés du monde du vivant, déconnectés des besoins des animaux et des humains qui s’en occupent. Ce sont des machines qui broient toute sensibilité, tout rapport au monde, qui dépersonnalisent tous les individus et qui leur enlèvent, comme le souligne Jeffrey M. Masson, le goût même de la vie : « Le porc d’élevage n’est plus curieux, grégaire, fouineur ni autonome, tous ses attributs naturels lui ayant été retirés. Tout se passe pratiquement comme si, de façon tout à fait délibérée, on avait corrompu, supprimé, ou même fait disparaître définitivement tout ce qui constituait la raison d’être de cet animal. L’existence du cochon a été dénaturée, pervertie, altérée, distordue jusqu’à le rendre méconnaissable »20.
Et pourtant, les poules de batterie, les vaches et les porcs d’élevages industriels sont des bêtes sensibles susceptibles d’affects, d’anecdotes et de récits. Alors qui sommes-nous pour décider ainsi du sort, des vies et des morts de millions de bêtes ?
Le silence des humains sur les bêtes
Le silence non pas des bêtes mais des humains sur les bêtes de ferme s’explique certainement par les dissonances affectives et cognitives qui tourmentent les éleveurs mais aussi les consommateurs de viande qui ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. La question dans les élevages industriels est réglée de manière simple : on a enlevé, par les conditions d’enfermement et de confinement imposées aux cochons, aux vaches, aux poules, aux canards, aux oies et aux chèvres (il y a aussi des élevages de chèvres hors-sol aujourd’hui), la possibilité pour les animaux de développer leurs capabilités et leur personnalité. Les animaux industriels sont désanimés, dévitalisés, « décérébrés » (leurs capacités cérébrales sont bien inférieures à celles des animaux domestiques en liberté). À vrai dire, on les désanimalise comme on dit qu’on déshumanise les humains par les conditions d’enfermement ou les conditions de vie qu’on leur fait subir. Les élevages industriels désanimalisent les animaux, leur enlèvent à la racine leur animalité si l’on veut bien se rappeler qu’un animal est un être animé, doté d’une anima, âme motrice qui lui permet de s’automouvoir. Or en condamnant les animaux à tenter vainement de prendre pied (ou museau ou groin ou bec) dans le hors-sol du caillebotis ou du béton, en les condamnant à l’immobilité dans leurs cages ou par la stabulation entravée, les agents de l’agro-industrie (on ne peut plus les appeler éleveurs) transforment les animaux en « viande sur pied », ou en machines à produire du lait, des œufs, du magret ou du foie gras, ils ne les considèrent plus comme des individus sensibles et vivants.
Dans les élevages non industriels, les éleveurs savent bien qu’ils élèvent les animaux pour les exploiter et pour les tuer, mais ils ne peuvent pas ne pas nouer des relations avec eux, d’où leur silence sur leurs relations à leurs bêtes. Ce silence est un impensé qui arrange tout le monde. Dans les fermes, la plupart du temps, les cochons n’ont pas de nom, on les élève pour les manger. Une marque est ainsi inscrite : les bêtes qu’on nomme et dont on parle et qui suscitent tout un ensemble de récits et d’anecdotes, et celles, anonymes, dont on ne parle pas et qui sont invisibles et invisibilisées pour pouvoir être mangées.
Que serait un monde sans exploitation de viande ?
Que deviendraient les cochons, les oies, les canards, si on ne les exploitait plus pour leur viande ? Will Kymlicka et Sue Donaldson ont abordé le problème et répondent que les animaux domestiques seraient beaucoup moins nombreux :
Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de vaches, simplement qu’il y en aura peu. Il y aura sans doute toujours des personnes désireuses d’avoir des vaches de compagnie (ou des cochons de compagnie), mais dans la mesure où ces animaux seront désormais moins « utiles » (dans des conditions de non-exploitation), leur reproduction diminuera, et ils seront de moins en moins nombreux à faire partie de la communauté des humains et des animaux21.
On peut aussi imaginer que certains individus mèneraient une vie hybride ; les cochons notamment partageraient leur temps entre la communauté animale et humaine et les troupeaux de sangliers dont ils restent proches, comme Darwin le remarquait déjà dans son ouvrage De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique : « des défenses et des soies réapparaissent chez les porcs retournés à l’état sauvage, qui ne sont plus protégés des intempéries »22.
Pour les animaux domestiques, la cohabitation, depuis des milliers d’années, avec les individus humains dans la maisonnée leur a appris à déchiffrer les sentiments moraux des humains et même pour les cochons à partager la faculté d’anticiper la mort. Mais si les animaux de ferme sont capables d’interpréter les odeurs humaines et les intonations de voix en sentiment de colère, de peine, de joie ou de plaisir, c’est sans doute parce qu’ils sont équipés dans leur conscience des capacités à éprouver ces sentiments et à en détecter les signes chez leurs congénères mais aussi chez les compagnes et compagnons de la maisonnée et chez les humains. Il ne s’agit ici ni d’humaniser les animaux ni d’animaliser les humains, ce qui conduit toujours à en déshumaniser certains. Non, il s’agit plutôt de reconnaître que nous avons des ancêtres communs avec les animaux de ferme et les oiseaux et que nous avons des capacités de sentir en commun (joie, haine, plaisir, tristesse, amitié-amour, haine, camaraderie, colère) qui peuvent aller jusqu’à manifester des comportements d’empathie et d’altruisme et un sens aiguisé de l’injustice. Autrement dit, nous partageons avec certains animaux, et cela très tôt, une capacité d’empathie et ce que Vanessa Nurock appelle avec pertinence une morale naïve23, déjà bien repérée par Jean-Jacques Rousseau quand il fait des deux sentiments de pitié et d’amour de soi les racines communes d’une sociabilité et d’une morale animale et humaine.
Conclusion : les cochons ont un sens moral
Nous avons côtoyé la truie Hope qui marche sur trois pattes et le jeune cochon Johny, son chevalier servant, qui meurt de chagrin à la mort de sa compagne.
Nous avons apprécié l’admirable perspicacité et sagacité du cochon Lulu, qui a sauvé sa maîtresse Jo Ann Alstman en train de faire un infarctus, au risque de sa propre vie : il n’a pas hésité à se blesser les flancs au grillage ni à s’étendre sur la route pour arrêter une voiture et donner l’alerte.
Toutes ces histoires ne sont pas que des anecdotes qu’on peut balayer du revers de la main. Elles nous racontent une autre histoire de la vie, celle qui n’est pas prise en tenaille entre la compétition et la lutte pour l’existence, mais celle qui est faite de relations d’entraide, de coopération, d’altruisme et de sentiments entre des individus, humains et autres. La vie, dans les histoires individuelles qui l’expriment, dans les relations et les interactions qui s’y tissent, est aussi régie par les facteurs de lien social que sont les émotions partagées : l’empathie, la sympathie ou l’amitié.
Les cochons font partie de notre monde commun. C’est sans doute la raison pour laquelle les cochons dans moult fictions et romans sont des métaphores des humains : on peut penser bien sûr à Animal farm de George Orwell où les cochons marchant sur leurs deux pattes prennent le pouvoir et assujettissent les quatre pattes (les moutons). On peut penser aussi au film d’animation australo-états-unien Babe, ou le cochon devenu berger, conte animalier où Babe, jeune porcelet, dont toute la famille a été conduite à l’abattoir, est gagné dans une foire par le fermier Hoggetts, rêve de devenir berger et y parvient.
Enfin, historiquement, les cochons ont partagé nos habitats et nos villes. Les cochons faisaient partie de la ferme, de la maisonnée, mais ont aussi peuplé villages et villes. Sans remonter jusqu’aux célèbres procès au Moyen-Âge où les cochons sont des acteurs accusés de d’avoir porté coups et blessures par la justice, on peut mentionner les émeutes mêlant pauvres et cochons dans les villes de Chicago ou de New-York au XIXème siècle. Les cochons étaient une source de revenus pour les pauvres et avaient aussi pour fonction de nettoyer la voierie : les éboueurs de l’époque en quelque sorte. Quand les premières interdictions de laisser les cochons circuler en liberté dans les villes états-uniennes ont été promulguées, cela a donné lieu à de véritables émeutes mêlant pauvres et cochons24.
Les cochons sont aussi des individus qui, moralement, nous apprennent à résister contre les formes d’oppression.
- 1
- 2
Jean de La Fontaine, Fables, Paris, Gallimard, 1991, p. 242-243.
- 3
Vieux mot qui signifiait autrefois un cocher ou celui qui menait un char ou une charrette (Furetière).
- 4
Antoine Girard, dit Tabarin : Bateleur, comédien qui fut identifié au personnage qu'il inventa dans ses farces.
- 5
Voir Jeffrey M. Masson, La vie émotionnelle des animaux de ferme, trad. Mark Rosenbaum, Paris, Albin Michel, 2020, le chapitre 1 sur les cochons, p. 42-43.
- 6
Honnête au sens de convenable, qui sait vivre (Furetière).
- 7
Mon étable à cochons.
- 8
Jeffrey M. Masson, La vie émotionnelle des animaux de ferme, op. cit., p. 43-44.
- 9
Voir sur cette référence aux travaux de Jason Hribal sur la résistance animale, Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis, une théorie politique des animaux, p. 165. Voir aussi l’ouvrage en anglais de Jason Hribal, Fear of the Animal Planet : the Hidden history of animal resistance, Edimbourg, AK Press, 2003, 2011.
- 10
Ibid., p. 165.
- 11
Jeffrey M. Masson, La Vie émotionnelle des animaux de ferme, op. cit., p. 48.
- 12
Ibid., p. 42.
- 13
Rosamund Young, La Vie secrète des vaches, trad. Sabine Porte, Paris, Stock, 2017.
- 14
Jeffrey M. Masson, La vie émotionnelle des animaux de ferme, p. 69.
- 15
Ibid., p. 211.
- 16
Ibid., p. 105.
- 17
Amyarta Sen, Repenser l’inégalité, trad. Paul Chemla, Paris, Seuil, 2012.
- 18
Kim Sturla s’occupe du refuge Animal Place qui accueille, depuis 1989, à Grass Valley en Californie, des animaux de ferme, notamment des porcs.
- 19
Jeffrey M. Masson, La Vie émotionnelle des animaux de ferme, op. cit., p. 39.
- 20
Ibid., p. 45.
- 21
Ibid., p. 57.
- 22
Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis…, op. cit., p. 197.
- 23
Charles Darwin, De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique, Paris, Honoré Champion, 2015, chapitre 3, p. 201.
- 24
Vanessa Nurock, « Les animaux sont-ils des êtres humains sympathiques ? Perspectives cognitives sur la question d’une « morale animale » in La Découverte |« Revue du MAUSS », 2008/1 n° 31 | pages 397 à 410.
Voir l’ouvrage en anglais de Jason Hribal, Fear of the Animal Planet : the Hidden history of animal resistance, Edimbourg, AK Press, 2003, 2011