Dossier thématique : Points de vue croisés

"Vos Papiers – Que faire face à la police" : la caricature porcine, un argument massue ou une prise de risque ?

  • Guillaume Doizy
    historien de l’art spécialiste du dessin de presse, fondateur de www.caricaturesetcaricature.com

L’animalisation – ou zoomorphisation – est un des procédés les plus anciens de la caricature politique 1. On peut évoquer un Jésus à tête d’âne brandi par les païens aux premiers siècles de l’ère chrétienne ou encore des caricatures sur bois gravés à l’époque de la Réforme de Luther. Lucas Cranach l’ancien, sur les conseils de Luther, n’hésite pas, dans le pamphlet Abildung des Bapstum de 1545, à recourir au porc dans une de ses gravures pour accabler le pape, cible privilégiée des réformés. Le pape, reconnaissable à sa tiare, juché tel un cavalier sur une truie, tient un étron fumant, symbole du concile qu’il propose à l’Allemagne. Scatologie, animalisation, des procédés qui ont fait florès par la suite.

L’animalisation caricaturale depuis lors innerve l’image polémique en fonctionnant sur un triple principe : transfert, analogie, métamorphose. Transfert aux personnes ou institutions ciblées des valeurs symboliques associées à l’animal dans la tradition populaire ou savante ; analogie formelle entre l’animal et l’individu, et enfin métamorphose dans un processus d’hybridation, puisque dans la plupart des cas, la cible est « animalisée », c’est-à-dire dire composée d’éléments animaux et humains amalgamés dans un souci de continuité et d’unité, propre à la fiction.

 

Fig 1 : Abbildung des Bapstum, 1545.

 

Depuis le XVIe siècle, le recours à la « porcisation » caricaturale a connu ses heures de gloire : contre Louis XVI à la suite de sa capture à Varennes 2 ; contre Napoléon III défait à Sedan ; contre le clergé dans la presse anticléricale de la Belle Époque ; envers Guillaume II qui subit de nombreuses animalisations en cochon pendant la Grande Guerre, etc. Dans la caricature, la « charge » porcine apparaît bien comme l’argument ultime, le plus violent, le plus désacralisant qui puisse être.

Après des décennies de banalisation de la caricature politique suite au vote de lois favorisant la liberté d’expression dans le monde occidental – on pense à la grande loi de juillet 1881 sur la Liberté de la presse en France -, on aurait pu s’attendre à un déclin de la caricature porcine, perçue comme particulièrement violente et excessive. Le licenciement en 2018 par The Jerusalem Post de l’illustrateur israélien Avi Katz pour une caricature de Netanyahou en porc dans une image référant à La Ferme des animaux de George Orwell, tendrait à prouver qu’après un siècle et demi de libéralisation de la presse dans les démocraties et en dépit de la banalisation de la caricature politique et de son affadissement, le recours à la caricature porcine suscite encore, dans certains contextes, un scandale ou une sanction 3. En 2005-2006 de leur côté, des imams danois avaient déjà osé introduire une image porcine dans un dossier à charge, pour convaincre les chancelleries des pays dits « musulmans » à organiser la riposte contre le Danemark, pays dans lequel le quotidien le Jyllands-Posten avait publié les douze fameuses « caricatures » dites de Mahomet.

La France contemporaine n’échapperait pas à cette sensibilité spécifique autour du porc, avec une étrange affaire : la condamnation en 2007 d’un dessinateur ayant caricaturé un policier en cochon dans un ouvrage « insultant et révoltant », pour reprendre les termes du ministre de l’Intérieur de l’époque… 4

La caricature porcine, une palette plurielle

Entre 1870 et 1914, le porc s’impose comme une figure centrale de la caricature politique qui connaît alors son âge d’or en France. Dans un contexte de liberté de la presse et de luttes idéologiques intenses, les dessinateurs exploitent la richesse symbolique de cet animal pour discréditer leurs adversaires. Le cochon opère comme un support métaphorique puissant et polysémique, chargé de significations péjoratives 5.

Il incarne d’abord la saleté morale et physique. Animal des cloaques, le porc est mobilisé pour stigmatiser la corruption, la déchéance ou le despotisme, comme dans les caricatures visant Napoléon III ou l’Église. Il est aussi synonyme de luxure, notamment dans la satire anticléricale, qui animalise prêtres et religieux pour dénoncer leurs dérives sexuelles, y compris la pédophilie. La figure du “cléri-cochon” sert de ressort satirique récurrent, les hommes d’Église se voyant accusés de perversion dans un cadre humoristique qui permet de contourner le délit de diffamation.

La caricature exploite aussi l’idée de goinfrerie et d’enrichissement illégitime. Le cochon engraissé figure l’avidité des puissants : rois, ministres, banquiers ou curés. Il grossit aux dépens du peuple, dont l’effigie famélique apparaît parfois en contrepoint. L’image du porc, parasite et repu, cristallise une critique sociale violente contre l’injustice économique. Dans certaines représentations, son corps permet d’évoquer un budget dépecé ou un repas politique. La caricature de gauche radicale peut mettre en scène la mise à mort et la consommation du porc, symbolisant la régénération politique par la destruction de l’adversaire : Église, Empire, République opportuniste. Le corps porcin devient charcuterie, alimentant une imagerie particulièrement virulente, flirtant avec le cannibalisme.

En revanche, l’association du porc aux Juifs reste rare, bien que parfois évoquée par contamination des attaques contre Zola, défenseur de Dreyfus. Les caricatures antisémites préfèrent d'autres animaux (rats, pieuvres, vautour), plus en phase avec l’image du prédateur nuisible. Le cochon, passif et domestique, ne correspond pas à ces stéréotypes.

La figure porcine traduit aussi parfois la bêtise ou l’ignorance, mais cet usage reste secondaire, l’âne étant plus souvent utilisé pour ces traits. Enfin, la caricature profite de l’animalisation pour contourner la représentation explicite de la nudité ou de la sexualité : montrer un porc lubrique permet d’accuser – voir de suggérer la sensualité - sans montrer, de dénoncer sans choquer directement.

Le succès de cette métaphore tient à la proximité du porc avec l’homme, et tout d’abord à sa proximité physique dans les campagnes ou même les villes du XIXe siècle. On peut évoquer également son apparence glabre, son omnivorisme, sa fertilité, son engraissement contrôlé par l’homme et son rôle central dans la vie rurale le rendant familier, mais aussi méprisable. Le porc apparaît ainsi comme un miroir déformant des travers humains : luxure, goinfrerie, saleté, immoralité. Utilisé par tous les camps politiques, il illustre une rhétorique dépréciative commune, bien que les cibles et les intentions diffèrent. Il permet de dénigrer aussi bien des individus fameux – rois, empereurs, dirigeants politiques, capitalistes – que des institutions comme la monarchie, le clergé, le capitalisme, la République, etc. En l’occurrence, pour l’affaire qui nous intéresse, c’est la police qui est visée.

Syndicats de policiers, ministres et députés en embuscade

En 2001, Clément Schouler, magistrat membre du Syndicat de la magistrature, rédige un petit livre sous le titre Vos papiers ! - Que faire face à la police ? (6), visant à donner   donner des arguments et des conseils de comportements en cas d’arrestation. Le livre paraît chez un petit éditeur (L’Esprit frappeur dirigé par Michel Sitbon), en étant illustré d’un dessin de Placid : on peut voir, sur la couverture, un homme en uniforme montrant les dents, affublé de gros yeux verts et d’un nez porcin. L’ouvrage fait rapidement l’objet de plaintes individuelles d’une centaine de policiers, d’après le Syndicat national des officiers de police (SNOP, majoritaire à l’époque) et Synergie 7, qui organisent également un rassemblement de membres de forces de l’ordre en civil portant des masques de cochon devant la Chancellerie 8, l’objectif étant de faire retirer en référé le dessin de couverture, car ce livre « scandalise les policiers » comme l’indique Le Parisien 9. Daniel Vaillant, alors ministre de l’Intérieur, dépose une double plainte à son tour, pour diffamation notamment à cause de la phrase suivante « les contrôles d'identité au faciès, bien que prohibés par la loi, sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient », et également pour injure, à cause du dessin de couverture. Pour donner des gages aux policiers heurtés, Daniel Vaillant se constitue de surcroît partie civile, aspect de la procédure rejeté en cassation en 2003 10.

 

Fig. 2 : Vos Papiers ! 2001.

Le ministre de l’Intérieur exhibera sa plainte en plein Palais Bourbon lors de questions au gouvernement 11. Marylise Lebranchu, alors ministre de la Justice, adopte une autre posture : elle trouve certes « malvenu de faire de l'humour et d'utiliser cette couverture », mais, au nom de la liberté d’expression, conseille de ne pas poursuivre les auteurs en justice. De son côté, Valéry Turcey, président de L'Union syndicale des magistrats refuse à l’époque d’apporter son soutien à l’ouvrage, en expliquant que « si les syndicats policiers avaient représenté un magistrat à tête de cochon, avec une toque sur la tête, je ne crois pas que ça aurait fait rire beaucoup de monde ».

Ladite couverture est évoquée au Sénat en séance publique 12, et également à l’Assemblée nationale, comme le rapporte le Journal officiel du 24 décembre 2001 : le député Christian Estrosi attirait « l'attention de Mme la garde des sceaux, ministre de la justice, sur l'ouvrage publié par le syndicat de la magistrature représentant en couverture un policier affublé d'une tête de porc à l'air agressif. » Pour l’élu, « ce livre intitulé « Vos papiers, que faire face à la police » constitue une agression inadmissible à l'égard des forces de l'ordre et ne peut que renforcer le sentiment d'incompréhension manifesté par les policiers devant les décisions de certains magistrats. Il [le député] souhaite savoir la suite qu'elle donnera à cette publication. ». Enfin, le Syndicat de la magistrature se justifie, en indiquant, pour répondre aux nombreuses accusations, que « cette caricature rend parfaitement compte de la réalité vécue des contrôles » 13. Interrogée par le journal La Dépêche, Odile Barral, responsable toulousaine du syndicat de la Magistrature estime que « ce qui fâche, c'est la couverture (…) C'est une tête de cochon. C'est une caricature, qui peut être discutée, comme pour tout dessin humoristique » 14.

De toute évidence, la porcisation du policier est conçue par ses créateurs parisiens comme un argument critique légitime, point focal qui a largement alimenté les réactions, les mises à distance et la polémique.

Condamnation et Cassation

L’auteur, le dessinateur et l’éditeur sont relaxés en première instance, suscitant un appel de la part du parquet. Le procès en appel se tient le 23 novembre 2006, Nicolas Sarkozy étant alors ministre de l’Intérieur (du 2 juin 2005 au 26 mars 2007). Placid est condamné à 500 euros d’amende, Clément Schouler à 800 euros, et l’éditeur, Michel Sitbon à 1000 euros, ce dernier pour complicité avec Placid dans le délit d’injure, et complicité avec Clément Schouler dans le délit de diffamation.

Si de nombreux dessinateurs ont été condamnés depuis Philipon et Daumier des années 1830 à nos jours, aucun ne l’avait été pour avoir caricaturé un policier et encore moins pour une caricature porcine. Après la loi de 1881 sur la Liberté de la presse en France, qui abandonne toute velléité de contrôle préalable des publications, c’est surtout l’Armée (à la Belle Époque et dans les années 1960-70) qui a fait l’objet d’une protection de la part des tribunaux, et également des personnalités politiques ou leur entourage (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing par exemple), pas obligatoirement au titre de la loi sur la Liberté de la presse d’ailleurs.

Lors de l’audience d’appel, Placid se défend seul, sans avocat. Ainsi explique-t-il dans un courrier postérieur avoir « produit des photocopies d’œuvres de dessinateurs célèbres pour leurs portraits ou caricatures de policiers (Siné, Cabu, Jossot, Thierry Guitard, Steinlen, etc.). Ce qui semblait m'être reproché était le nez retroussé du policier, proche du nez d'un cochon. J'ai aussi produit des exemples de ma production de dessins, où on peut voir des "nez de cochon" sur toutes sortes de personnages (jardinier, anarchiste, etc.). J'ai enfin montré l'exemple d'une illustration que j'ai faite peu avant dans un magazine pour lycéens, où j'avais représenté une policière sympathique » 15.

Il est intéressant de constater que Placid fait appel au principe de la norme ou de l’habitude qui témoignent d’une certaine tolérance, en exhibant des caricatures radicales visant les forces de l’ordre. Sans être très nombreuses en France, ces images n’en existent pas moins depuis les années 1890 et l’émergence d’un mouvement anarchiste antiautoritaire, qui a influencé nombre de dessinateurs politiques en France 16.

Dans son dessin pour la couverture du recueil incriminé, la porcisation du policier est particulièrement discrète au regard de la tradition caricaturale « cochonne ». Hormis le nez, aucun élément graphique ou textuel ne renvoie au porc, une discrétion aux antipodes du dessin d’Avi Katz, dans lequel tous les protagonistes sont affublés de têtes porcines. Dans de nombreuses charges depuis celles visant Louis XVI, la tête entière est régulièrement transformée, non seulement par la métamorphose du nez en groin, mais également par l’adjonction d’oreilles et d’une forme globale de la face allongée vers l’avant. Nombre de caricatures affublent également la cible visée d’un corps porcin, et inscrivent même parfois l’ensemble dans des contextes spécifiques : la porcherie, la soue, voire l’étal de boucherie ou le plat cuisiné.

En 1831, lors de son procès, le dessinateur et patron de presse Philipon qui va lancer la carrière de Daumier, tente de convaincre la justice qui lui reproche d’avoir caricaturé le roi. Avec un siècle d’avance sur Magritte, Philipon explique au juge qu’il y a loin entre la représentation et son double « réel ». Il réalise alors une croquade en quatre étapes, passant de la figuration du visage du roi Louis-Philippe à celle d’une poire. Et d’expliquer que, si la justice condamne la représentation du roi, elle doit aussi condamner tout dessin de poire, les deux ayant une grande proximité formelle.

Philipon aurait pu également arguer de la multiplication des caricatures figurant le Roi.

L’argument de l’écart entre réalité et représentation ne convainc pas, tout comme celui évoqué par Placid d’une tradition radicale jusque-là tolérée. Dans sa défense, Placid convoque des dessinateurs contemporains, mais également anciens, Jossot et Steinlen. L’un et l’autre ont été actifs pendant la Belle Époque, une période marquée par des tensions autour de la police, déjà accusée de violences injustifiables. Jossot a produit nombre de dessins « antiflics », dans L’Assiette au beurre notamment, une revue satirique qui a diffusé des numéros spécifiques contre la police 17. On doit à Steinlen un policier sanguinaire à tête taurine particulièrement saisissant, mais qui n’a alors pas fait l’objet de poursuites ni suscité de commentaires ou de polémiques dans la presse 18.

 

Fig. 3 : Steinlen (1859-1923), « Le souteneur naturel des jugeurs », L’Assiette au beurre n° 357, 14/11/1903.

 

Les caricatures de policiers seront également nombreuses chez Siné ou Cabu quelques décennies plus tard, tout comme celles visant des militaires d’ailleurs. L’argument pouvait-il vraiment convaincre, sachant que les deux dessinateurs avaient subi des condamnations, - Cabu notamment pour des charges envers l’Armée ? Soulignons par ailleurs que ces deux dessinateurs n’ont semble-t-il jamais donné dans la charge policiéro-porcine.

Le jugement en Appel du 18 janvier 2007 retient que le « dessin poursuivi, représentant un policier sous des traits porcins, relève du genre de la caricature » mais que « si le genre de la caricature admet la dérision, il ne saurait pour autant autoriser des représentations dégradantes ». Sachant que la loi en France autorise une grande latitude à la satire et que cette idée de représentation dégradante demeure fort vague et subjective, les juges recherchent un argument plus fort, en indiquant que « les traits sous lesquels est représenté le policier, à la limite de l'homme et de l'animal par sa figure porcine, la bave aux lèvres, montrant les dents, les yeux exorbités, pointant l'index et hurlant "Vos papiers !", expriment l'agressivité, voire la haine ». Représenter un policier hybride (donc lui dénier sa complète humanité) et « haineux », c’est suggérer l’extrême violence de la police, ce que le jugement refuse de tolérer. Ainsi, la justice souligne « l'accumulation et le caractère outrancier [qui] participent d'une volonté délibérée de donner une image à la fois humiliante et terrifiante de la police ». Une question importante se posait : Placid visait-il un policier quelconque, un type de policier « violent » à l’exclusion des autres, ou bien plutôt l’ensemble de l’institution ? Pour le tribunal, « contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, l'expression générale « Que faire face à la police ? » démontre qu'est ici visée l'institution de la police nationale dans son ensemble ».

Enfin, comme rappelé plus haut, la caricature jouit en France depuis la loi de 1881 d’une grande latitude. Néanmoins, la justice relève ici que la caricature « est en totale contradiction avec le style de l'ouvrage qu'il entendait illustrer, ouvrage dont il n'est pas contesté qu'il était dépourvu de toute vocation humoristique et même pamphlétaire ». Ainsi, la liberté d’expression est ici balayée. La violence de la représentation, son caractère dégradant, le fait que le dessin satirique vise l’institution et ce, dans un cadre « sérieux », est jugé « constitutif d'une injure publique à l'égard du corps de la police nationale... » 19.

La représentation, même discrète, du policier en porc, a largement choqué la profession et renvoie au caractère extrême de la porcisation depuis la fin du XVIIIe siècle, ce type d’animalisation exprimant chez nombre de dessinateurs une violente détestation de leur cible, comme c’est le cas chez Willem en 1999 avec une double animalisation en porc de Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret 20. Dans l’esprit des juges, l’animalisation en porc constitue bien un recours ultime et paroxysmique.

Placid et l’éditeur de la brochure, Michel Sitbon, ne se pourvoient pas en cassation, par manque de moyens, le Syndicat de la Magistrature refusant de prendre en charge leurs frais de procédure. Or, à l’issue du pourvoi intenté par le seul auteur Clément Schouler, le jugement en appel est cassé l’année suivante 21. Si des arguments de procédures sont décisifs, d’autres ne sont pas oubliés et notamment celui de la participation à un débat certes vif, mais bien réel dans la société de l’époque sur la question des violences policières. L'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Rouen, qui prononcera la relaxe de l’auteur du texte le 4 février 2009, estimant que les propos étaient « bien diffamatoires » mais retenant « l'excuse de bonne foi » en faveur de l’auteur 22.

Un recours en Cassation et le jugement d’appel qui aurait éventuellement suivi auraient-ils entraîné la relaxe du dessinateur Placid ?

Une liberté d’expression à géométrie politico-variable

Quelques vingt ans plus tôt, comme Placid, le dessinateur allemand gauchiste Rainer Hachfeld 23 a dû répondre de chefs d’accusations similaires. Hachfeld avait alors à plusieurs reprises représenté le ministre-président bavarois Franz Josef Strauss en porc corpulent et copulant, dans le but notamment de dénoncer les rapports de pouvoir au sein de la Justice. Sept ans de procédure, de relaxes et d’appels ont conclu à la condamnation du dessinateur, la porcisation corporelle de la cible et la présence visible des organes génitaux ayant été perçues comme particulièrement problématiques. Si la justice en Allemagne a condamné, comme en France, de nombreux dessinateurs ou journaux satiriques depuis une quarantaine d’années 24, elle en a également relaxé de nombreux autres.

Le procès en appel de la fin 2006 contre l’ouvrage publié par le Syndicat de la Magistrature se tient à Paris dans un contexte tout à fait particulier. D’un côté, une procédure similaire est intentée depuis plusieurs années contre Hamé, le rappeur de La Rumeur, pour avoir dénoncé le caractère systémique des violences policières, tandis que de l’autre, se tient le procès des caricatures dites de Mahomet publiées par l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.

Ces trois procès concomitants montrent à quel point les discours sur la liberté d’expression peuvent viser des objectifs bien différents. De toute évidence, la loi va permettre de défendre les dessinateurs contre les velléités d’associations musulmanes qui cherchent à faire condamner Charlie Hebdo, non pour blasphème, ce délit n’existant pas en France, mais pour incitation à la haine ou injure envers une religion. Non seulement la justice va se montrer magnanime à l’égard de Charlie Hebdo, mais le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy qui endosse donc les poursuites contre Vos Papiers ! ; va en février 2007 apporter son soutien publiquement au journal satirique lors du procès qui le vise, disant préférer « un excès de caricature à un excès de censure ».

Le jugement, reproduit partiellement par le journal Le Monde, est très net : « Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique ; attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique (…) ; attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions (…) ; attendu qu’ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo, apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées (…). » 25

Ce raisonnement ne vaut alors ni pour Vos Papiers, ni pour le chanteur Hamé. Certes, le juge retient le caractère spécifique de l’hebdomadaire satirique. On pourrait arguer que la plupart des articles de Charlie Hebdo relèvent de l’investigation « sérieuse » et donc du genre journalistique. Si le contenu de Vos Papiers ! est indéniablement sérieux, le dessin lui-même s’inscrit sans ambiguïté dans la tradition caricaturale. Pour autant, Charlie Hebdo et Philippe Val, son directeur de l’époque, se sont bien gardés à l’époque de défendre Placid pour l’excès de censure dont il a fait l’objet. On a bien là un double discours des politiques et finalement de certains magistrats, ainsi qu’une forme de dérive institutionnelle de Charlie Hebdo qui, au nom de la défense de la liberté d’expression face aux menaces intégristes islamistes indéniables, épouse de plus en plus le point de vue républicain dans sa version étatique. L’institutionnalisation du journal satirique semble contredire les innombrables discours qui font, depuis Daumier, de la caricature un instrument de lutte des « petits » contre les « puissants » 26.  Quelques mois après l’attentat de janvier 2015, le dessinateur américain Garry Trudeau, lors de la réception d’un prix, dénonce même le « free-speech fanaticism » de l’hebdomadaire satirique 27. Dans un livre récent, le journaliste Daniel Schneidermann parle de son côté de « Charlisme » pour caractériser l’instrumentalisation politique droitière de la défense de la liberté d’expression 28, tandis que le dessinateur Aurel (Le Monde, Le Canard enchaîné…) se démarque également du caractère « néo-réac » d’un certain esprit Charlie 29. Une évolution peu encore analysée par la recherche.

 

Fig. 4 : Tous coupables, 2007.

 

La réponse du berger au loup

Un dessin, fut-il porcin, pourrait-il vraiment atteindre une institution répressive composée d’environ 150 000 membres dans les années 2000 ? Vos Papiers était indéniablement un livre prémonitoire. Un rapport récent du Défenseur des droits « souligne la persistance de discriminations à l’occasion de contrôles d’identité et de dépôts de plainte » 30.

On se rappelle qu’en 2001, le député Christian Estrosi indiquait dans sa question au gouvernement que « le livre constitue une agression inadmissible à l'égard des forces de l'ordre ». L’inversion de la charge accusatoire, technique actuelle éprouvée, structure les politiques censoriales jusqu’à la loi de 1881 sur la Liberté de la presse : dans ce cadre, tout dessin est considéré comme potentiellement plus dangereux que les abus visés. On peut opérer un parallèle contemporain : de nos jours, les opprimés seraient devenus de dangereux oppresseurs selon les anti-wokistes 31.  C’est exactement de cette manière que l’opus Vos Papiers a été perçu à l’époque par les autorités.

Comme on l’a vu, faute de ressources suffisantes, Placid s’est gardé de se pourvoir en cassation. En réponse à la condamnation, un regroupement d’éditeurs a choisi une autre voie, celle de la contestation graphique, avec la publication d’un recueil de 400 pages intitulé Tous coupables « réalisé en 3 jours » 32, réunissant des centaines de dessins et bandes dessinées sur la thématique du procès et des violences policières. Dans cet ensemble, les policiers cochons ont la primauté, comme on pouvait s’y attendre. La solidarité avec le dessinateur condamné s’est donc exprimée par une méthode courante dans les mouvements militants, les féministes favorables au droit à l’avortement en ayant fait un usage historique en 1971, avec le fameux « Manifeste des 343 » 33.

Dans Tous coupables, de nombreux dessins poussent bien plus loin la métamorphose cochonne des policiers. Animalisations intégrales, réalisme ou expressionnisme, recours à la scatologie, déshumanisation, renvois à des figures repoussoir, dégradations physiques poussées jusqu’à leur paroxysme, annulations, mise à mort des policiers, rhétorique valorisant les porcs au détriment de la police, insultes à l’uniforme, mises en scène de violences et tortures policières, l’ensemble constituant un joyeux et redoutable procès graphique à charge contre une institution au départ visée par un opuscule modeste et peu médiatisé.

On peut d’ailleurs s’interroger sur l’efficacité de la plainte puis de la condamnation visant Vos Papiers, la même question s’imposant à propos des procès intentés à Charlie Hebdo par des associations islamistes, chrétiennes ou d’extrême droite. Toute condamnation en la matière ou risque de condamnation suscitent soutien des pairs (en l’occurrence la presse et des ministres pour Charlie Hebdo) et donc médiatisation, mais également surenchère. Le recueil Tous Coupables s’inscrit dans une stratégie de soutien spontané de la part de la profession qui s’impose d’abord par la voie des blogs – on ne parle pas encore de réseaux sociaux -, avant de prendre cette matérialité par un livre avalanche, témoignant d’une solidarité profonde. En adressant son dessin à l’éditeur, chaque dessinatrice ou dessinateur a affirmé ne pas craindre les foudres de la justice. Alors qu’une seule personne affichait par voie d’image en couverture de Vos Papiers sa défiance vis à vis de la police, en quelques semaines, plusieurs centaines d’artistes jusque-là en retrait, se sont affranchis de leur réserve pour monter au « front » en défiant l’autorité, médiatisant comme jamais la métaphore cochonne au détriment d’une institution de plus en plus contestée. Si la caricature a un pouvoir, c’est peut-être bien celui de susciter des solidarités.

S’il existe un « espace de la satire », pour reprendre une expression de Cédric Passard et Denis Ramond dans leur ouvrage De quoi se moque-t-on ? 34, il se caractérise principalement par un état de tension dont la complexité de la structuration entraîne les sociétés démocratiques dans un permanent état de surprise et d’inconfort. Les réactions suscitées, qu’elles proviennent d’institutions ou de la société civile, qu’elles soient pacifiques, juridiques ou plus radicales, demeurent totalement imprévisibles et marquées par l’irrationnel. En tout état de cause, malgré la perte d’intérêt pour l’image satirique dans nos sociétés depuis la seconde moitié du XXe siècle, la caricature porcine semble bien être restée, dans les pas d’une tradition qui remonte au XVIe siècle, un marqueur de radicalité. Son usage particulièrement ciblé et les réactions vives que ce type d’images suscite, témoignent largement de nos incapacités à avoir intégré la leçon de Magritte. À moins qu’il s’agisse d’hypocrisie coupable et d’instrumentalisation intéressée ? Il est vrai que, depuis 2005-2006 et l’affaire dite des caricatures de Mahomet, la charge contre la caricature – ou son pendant la défense de la liberté d’expression – constituent de formidables arguments de vente politico-médiatiques.

  • 1 Doizy Guillaume et Jacky Houdré, Bêtes de pouvoir – caricatures du XVIe siècle à nos jours, Nouveau Monde édition, 2010.
  • 2 Annie Duprat, « Du Roi-père au roi-cochon » in BOURDERON Roger, (dir.), Le Jugement dernier des rois. Actes du colloque tenu à Saint-Denis du 2 au 4 février 1989, La Garenne-Colombes, Éditions de l'Espace Européen, 1992, p. 81-90.
  • 3 https://actualitte.com/article/17977/reseaux-sociaux/israel-un-dessinateur-licencie-pour-une-caricature-de-netanyahu-en-porc
  • 4 https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/12/05/daniel-vaillant-porte-plainte-contre-un-livre-du-syndicat-de-la-magistrature_253487_1819218.html
  • 5 Guillaume Doizy, « Le Porc dans la caricature politique (1870-1914) : une polysémie contradictoire ? » in Sociétés & représentations n° 27 - Figures animales, Paris, Nouveau Monde, 2009, p. 15-37.
  • 7 6=Clément Schouler, Vos Papiers ! Que faire face à la police ? Esprit frappeur, Paris, 2001. https://www.leparisien.fr/faits-divers/le-livre-qui-scandalise-les-policiers-30-11-2001-2002623144.php
  • 8 https://www.liberation.fr/societe/2001/12/12/des-policiers-rentrent-dans-le-lard-des-magistrats_387001/
  • 9 https://www.leparisien.fr/faits-divers/le-livre-qui-scandalise-les-policiers-30-11-2001-2002623144.php
  • 10 https://www.courdecassation.fr/en/decision/6079a87c9ba5988459c4d79a
  • 11 https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/12/05/daniel-vaillant-porte-plainte-contre-un-livre-du-syndicat-de-la-magistrature_253487_1819218.html
  • 12 Intervention de Jean-Pierre Schosteck, Journal Officiel Sénat du 07/12/2001.
  • 13 https://bigbrotherawards.eu.org/Le-Syndicat-de-la-Magistrature, 3e article reproduit, le billet n’étant plus disponible sur le site du Syndicat de la Magistrature.
  • 14 https://www.ladepeche.fr/article/2001/12/12/225274-syndicat-officiers-police-denonce-livre-anti-flics.html
  • 15 https://www.actuabd.com/La-liberte-d-expression-en-France-deux-poids-deux-mesures
  • 16 DARDEL Aline, Les Temps nouveaux, 1895-1955, Un hebdomadaire anarchiste, 1987, [Paris].
  • 17 Comme par exemple « La Police », L’Assiette au beurre n° 112, 23/5/1903.
  • 18 Steinlen (1859-1923), « Le souteneur naturel des jugeurs », L’Assiette au beurre n° 357, 14/11/1903.
  • 19 Dossier N°06/04345 - Arrêt du 18 janvier 2007.
  • 20 Willem, "Deux faces, un programme", Libération, 2/6/1999.
  • 21 https://www.courdecassation.fr/decision/614034931c0452dc7eed4640
  • 22 Dossier N° 08/00650, arrêt du 4 février 2009, Cour d'Appel de Rouen.
  • 23 Ronge Peter, « Rainer Hachfeld, un gauchiste attardé ? », Allemagne d'aujourd'hui, N°133, juillet-septembre 1995.
  • 24 Jean-Claude Gardes, « Satire allemande et (auto)censure », Ethnologie française, 36(1) 2006, pp. 83-90. https://doi.org/10.3917/ethn.061.0083
  • 25 https://www.lemonde.fr/attaque-contre-charlie-hebdo/article/2015/01/07/l-audience-historique-du-proces-des-caricatures-de-mahomet_4551139_4550668.html
  • 26 Bertrand Tillier, La Caricature en France, toute une histoire... de 1789 à nos jours, La Martinière, 2016.
  • 27 https://www.theatlantic.com/international/archive/2015/04/the-abuse-of-satire/390312/
  • 28 Daniel Schneidermann, Le Charlisme raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie, Seuil, 2025.
  • 29 Aurel, Charlie quand ça leur chante, Futuropolis, 2025.
  • 30 https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/06/23/une-etude-souligne-la-persistance-de-discriminations-a-l-occasion-de-controles-d-identite-et-de-depots-de-plainte_6615499_3224.html
  • 31 Alain Policar, « De woke au wokisme : anatomie d’un anathème », Raison présente, 221(1), 115-118, 2022, https://doi.org/10.3917/rpre.221.0115.
  • 32 Tous coupables, Aux Éditions du faciès – Cochons enragés, 2007, 395 p.
  • 33 Le Nouvel Observateur, 5 avril 1971.
  • 34 Cédric Passard et Denis Ramond (dir.), De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d'expression, CNRS Editions, 2021.
 

RSDA 1-2025

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