Droit et culture
Actualité juridique : Jurisprudence

Chronique : Cultures et traditions

  • Claire Vial
    Professeur de droit public
    Université de Montpellier
    Directeur de l’IDEDH

2023 : les animaux déterrés toujours privés de leur individualité


« En m’appuyant sur les travaux d’anthropologie, je relève que la chasse à courre reconnaît à l’animal sauvage son individualité et même son caractère spirituel, au travers de la cérémonie de la curée qui a une dimension chamanique, en complète opposition avec l’animal-matière, objet anonyme de l’industrie agroalimentaire. De fait, la chasse, et plus particulièrement la vènerie, fait perdurer, par le partage de la venaison entre hommes et chiens ou par la conservation de certaines parties de l’animal, des pratiques d’incorporation ainsi que d’appropriation physique et symbolique de la force animale ou d’un culte aux puissances naturelles. »

Pierre Cuypers, Sénateur, présentant à la commission des affaires économiques, le 29 mars 2023, son rapport d’information sur les pétitions relatives à l’interdiction du déterrage du blaireau et l’abolition de la vènerie1


Dans une précédente chronique, nous nous réjouissions des succès remportés par les associations dans la bataille qu’elles mènent, sur le plan juridique, aux fins de mieux protéger les animaux faisant l’objet de pratiques de chasse traditionnelles, tels que l’alouette et le blaireau2. Nous attendions alors les suites que donnerait la commission des affaires économiques à la pétition pour l’interdiction du déterrage du blaireau adressée au Sénat, des suites d’autant plus dignes d’intérêt que nous relevions que le blaireau était loin d’être sauvé, pouvant toujours être chassé sous terre dès lors que la procédure d’adoption des arrêtés autorisant la vénerie était pleinement respectée et que la protection de l’environnement était assurée par ces mêmes arrêtés, peu importe qu’il soit un être vivant doué de sensibilité au sens des dispositions d’autres codes que celui de l’environnement, parmi lesquelles l’article 515-14 du Code civil. Un an plus tard, même sans tomber dans la complète désillusion, c’est avec un peu d’amertume que l’on observera que si les chasses traditionnelles aux oiseaux semblent avoir définitivement succombé face à l’impératif de conservation des espèces3, il ne saurait en être de même pour la vénerie sous terre, les renards et les blaireaux souffrant de ne pouvoir bénéficier ni de la protection collective qu’offre la préservation de l’environnement, ni de la protection individuelle qu’offre le respect du bien-être animal.
Il est curieux, à cet égard, que l’individualité de l’animal sauvage soit mise en avant aux fins de justifier la chasse « et plus particulièrement la vénerie », l’emploi de travaux d’anthropologie, comme le fait le sénateur Pierre Cuypers dans son rapport, nous paraissant peu pertinent dès lors que de tels travaux ne sont assortis d’aucune véritable réflexion sur les plans éthique et juridique. Du point de vue de l’éthique et du droit, la question n’est pas de savoir si une pratique de chasse traditionnelle peut être maintenue en considération du fait que l’animal sauvage est individualisé « en complète opposition avec l’animal-matière, objet anonyme de l’industrie agroalimentaire » – nous mettrons de côté, parce que les mots nous manquent, les considérations relatives au « caractère spirituel » de l’animal chassé, à la « dimension chamanique » de la curée4, aux « pratiques d’incorporation ainsi que d’appropriation physique et symbolique de la force animale ou d’un culte aux puissances naturelles »5. La question est plutôt celle de savoir s’il est acceptable que l’animal sauvage, privé de son individualité parce qu’uniquement considéré sous l’angle de l’espèce à laquelle il appartient, échappe aux règles relatives au bien-être animal, à la différence de l’animal domestique qui, qualifié d’être sensible, bénéficie de l’interdiction pénalement sanctionnée des mauvais traitements exercés envers lui. Juridiquement, l’individu n’est pas celui qui est chassé et dont la viande est partagée entre les hommes et les chiens ou dont certaines parties sont conservées. Juridiquement, l’individu est celui qui, avant d’être consommé par des hommes ou d’autres animaux, a été élevé, puis transporté, puis abattu. C’est le défaut d’individualité des animaux sauvages par rapport aux animaux d’élevage qui mérite l’attention, leur individualité supposée du point de vue anthropologique ne présentant aucun intérêt quand il s’agit, comme le fait le rapport sur les pétitions relatives à l’interdiction du déterrage du blaireau et l’abolition de la vènerie, de répondre aux arguments relatifs à la cruauté des pratiques traditionnelles de chasse mises en cause. Adopter une approche anthropologique ne conduit pas seulement à répondre à côté de ces arguments : en traitant de « la relation [de l’homme] avec l’animal chassé »6, au titre de la « bientraitance des animaux »7, on évite, même pas habilement d’ailleurs, de traiter de la protection de l’animal chassé par l’homme et on en vient logiquement, parce que le point de vue est centré sur l’homme plutôt que sur l’animal, à considérer que « le respect de la condition animale ne doit pas conduire à l’interdiction de modes de chasse »8 tels que la vénerie, en général, et le déterrage des blaireaux, en particulier.
S’agissant spécifiquement de ces derniers, on regrettera que la question « [des] violences et [du] stress [qui leur sont] infligés »9 ait donné lieu à des éléments aussi pauvres dans le rapport. Rien de pertinent, là non plus, sur le plan de l’éthique et du droit, alors que le rapporteur s’interroge pourtant en ces termes : « la vénerie sous terre du blaireau est-elle acceptable ? »10. L’argument tiré de la cruauté du déterrage le conduit à relever qu’« il est vrai qu’à la différence de la vènerie qui reproduit la chasse d’une meute de loups, le blaireau n’a pas de prédateurs sous terre »11. Mais qu’en déduire ? Que la cruauté n’existerait qu’à la condition que la technique de chasse employée par les hommes ne reproduise pas une méthode de prédation naturelle ? Le rapporteur poursuit en observant que si des actes violents ont parfois été commis lors de déterrages, comme la mort d’un blaireau à coups de pelle, ces actes sont punissables, si bien qu’« il s’agit […] plus d’une question de police et d’organisation des poursuites que de réglementation, les comportements dénoncés étant déjà interdits »12. Qu’en déduire là aussi ? Que la technique de chasse ne serait pas violente dès lors que le blaireau est chassé selon les règles de l’article 3 de l’arrêté relatif à l’exercice de la vénerie13 dont la pétition vise justement à obtenir l’abrogation ? De manière pas totalement infondée, d’ailleurs, eu égard à la teneur du texte dont on rappellera qu’il prévoit que « la chasse sous terre consiste à capturer par déterrage l'animal acculé dans son terrier par les chiens qui y ont été introduits. Seul est autorisé pour la chasse sous terre l'emploi d'outils de terrassement, des pinces non vulnérantes destinées à saisir l'animal au cou, à une patte ou au tronc et d'une arme pour sa mise à mort, à l'exclusion de tout autre procédé, instrument ou moyen auxiliaire, et notamment des gaz et des pièges. […] Si le gibier chassé sous terre n'est pas relâché immédiatement après sa capture, sa mise à mort doit avoir lieu immédiatement après la prise, à l'aide d'une arme blanche ou d'une arme à feu exclusivement. Il est interdit d'exposer un animal pris aux abois ou à la morsure des chiens avant sa mise à mort ». Quant à la question du stress de l’animal, tout est mélangé : le point de vue des veneurs pour qui « le blaireau sûr de lui et plus fort que le chien se défend en faisant un contre-terrage, c’est-à-dire en obstruant la galerie où il s’est réfugié. Il se considère alors inexpugnable, ne bouge plus, ce qui permet de le capturer, car il pourrait culbuter le chien qui aboie »14 – répétons-le pour apprécier pleinement le vocabulaire employé, un blaireau « sûr de lui » qui se « considère […] inexpugnable » et qui ne serait donc pas stressé d’autant que « normalement, [il] est sorti du terrier vivant et non blessé15 ; le point de vue de l’Office français de la biodiversité (OFB) qui « a indiqué au rapporteur qu’il existait peu d’études sur le stress et l’éventuelle souffrance de l’animal chassé »16 ; le point de vue, alors, de ces quelques études dont on ne sait pas grand-chose sur le plan scientifique mais qui nous apprennent que le blaireau peut être stressé par le piégeage, qu’il existe (cela dit) un « stress “naturel” lié à la vie sauvage et à la menace de la prédation »17, que le stress a (cela dit) un « rôle dans la sélection naturelle et la reproduction »18, qu’au vu de la réalisation d’un test de « la sensibilité des blaireaux à la chasse dans des terriers artificiels »19, rien ne démontre (cela dit) « un stress plus important que dans leurs activités naturelles »20. Que déduire de ces derniers propos ? C’est là un peu plus clair, peut-être : que l’animal n’est pas si stressé que cela, ce qui est fort étonnant puisque le rapporteur nous indiquait d’entrée de jeu, comme on l’a dit plus haut, que « le blaireau n’a pas de prédateurs sous terre ». Résumons : le blaireau, qui ne rencontre habituellement aucun prédateur sous terre, n’est pas si stressé que cela lorsqu’il est soudainement acculé par des chiens dans son terrier, qu’il est déterré grâce à un outil de terrassement et saisi par des pinces avant d’être tué par arme blanche ou arme à feu. Tant qu’il n’est pas tué à coups de pelle, peu de violence dans tout cela. Et à ce compte-là, difficile de prétendre que le déterrage est cruel.
Cela étant, qu’attendre d’autre d’un rapport qui lie les pétitions et donc deux formes de chasse qui se contaminent l’une l’autre alors qu’à bien y réfléchir, il n’y a pas tant en commun entre la chasse à courre et le déterrage – le rapporteur lui-même souligne la différence entre les deux pratiques, indiquant, après avoir expliqué que le déterrage était justifié par les risques liés à une surpopulation de blaireaux21, que « la vènerie ne prétend pas participer à la régulation des populations, mais au maintien des instincts sauvages des animaux confrontés à un prédateur naturel »22. Qu’attendre d’autre d’un sénateur qui, s’agissant des arguments relatifs à la cruauté du déterrage et au stress infligé aux blaireaux, s’exprime dans la présentation de son rapport en ces termes : « Je ne trancherai pas le débat, mais je relève que pour les opposants ce qui est en réalité inacceptable, c’est de chasser par loisir sans nécessité absolue. C’est bien là que se situe le débat de fond. D’un côté figurent ceux qui estiment que le propre de l’homme et le sens du progrès justifieraient d’abandonner son rôle de prédateur, seule la régulation des dégâts restant acceptable en compensation de la protection de la nature. De l’autre côté se trouvent ceux qui estiment qu’il est dans la nature de l’homme et qu’il relève de sa place dans le vivant de chasser des animaux sauvages, et qu’il s’agit d’une activité légitime et faisant partie de la culture de l’homme. Je me situe personnellement dans la seconde catégorie »23. Outre le fait que l’on ne s’attend pas à trouver un point de vue « personnel » dans la présentation d’un rapport sur l’abolition de pratiques de chasse traditionnelles, on observera qu’il est pour le moins inapproprié de se refuser à trancher le débat sur le caractère ou non cruel de ce type de pratiques tout en lui substituant un autre débat jugé « de fond » sur la pratique de la chasse en tant qu’activité de loisir : la question de la cruauté des méthodes employées pour chasser est passée sous silence alors qu’il était essentiel d’y répondre, plutôt que de mettre en avant tout un tas d’autres considérations comme le « brassage social »24 qui est repris jusque dans l’examen en commission lorsque le rapporteur explique avoir pu, lors de sa participation à une chasse à Rambouillet, « y observer la relation entre le veneur et la population. Le veneur descend de son cheval pour saluer les gens. Un mélange extraordinaire de population existe. Ainsi, aux côtés d’un noble peuvent se trouver un ancien garde-barrière ou un facteur »25. Mais quel rapport avec l’exigence du bien-être animal ? Et à supposer qu’il y en ait un, une telle exigence doit-elle nécessairement céder face à d’autres impératifs s’agissant des animaux sauvages ? Ces derniers doivent-ils rester privés de toute protection individuelle à la différence des animaux domestiques ? Est-il cohérent et acceptable de qualifier les animaux domestiques d’êtres sensibles, comme le font le Code rural26 et le Code civil27, et de s’abstenir de le faire, dans le Code de l’environnement, s’agissant des animaux sauvages ? Le rapport d’information ne traitant d’aucun de ces points, c’est la question de l’abolition de la chasse à courre et du déterrage qui n’est finalement pas traitée, laissant le droit en l’état, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence pour le traitement des affaires relatives aux animaux déterrés par les juridictions.
L’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nantes le 10 novembre 2023 est à cet égard particulièrement éclairant. En l’espèce, l’association One Voice avait demandé au tribunal administratif de Caen d’annuler l’arrêté du 31 juillet 2020 du préfet du Calvados en tant qu’il autorise, dans ce département, la vénerie sous terre du renard, du 20 septembre 2020 au 15 janvier 2021, et en ce qu’il instaure une période complémentaire d’exercice de la vénerie sous terre du blaireau, du 16 mai 2021 jusqu’à la date d’ouverture générale de la chasse 2021-2022. Le tribunal administratif ayant, le 10 mai 2021, rejeté la demande comme irrecevable faute pour One Voice de justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour contester l’arrêté litigieux, la cour administrative d’appel commence par affirmer que le jugement attaqué doit être annulé comme irrégulier dès lors que « la décision administrative contestée, qui autorise la vénerie sous terre du renard et instaure une période complémentaire de vénerie sous terre du blaireau, a […] un rapport direct avec [l’]objet statutaire [de l’association] »28 et que cette dernière « étant, par ailleurs, agréée au niveau national, elle justifie, conformément aux dispositions […] de l’article L. 142-1 du code de l’environnement, d’un intérêt à agir contre toute décision produisant des effets sur une partie de ce territoire, tel que le département du Calvados »29. Statuant alors sur la demande de One Voice, la cour administrative d’appel distingue entre les deux déterrages et relève, s’agissant de celui du blaireau, que l’arrêté contesté a été pris au terme d’une procédure irrégulière – une note de présentation dont les insuffisances « ont privé le public d’une garantie, alors même que de nombreuses observations auraient été présentées lors de la consultation du public »30, et une information tout aussi insuffisante des membres de la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage qui « a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise »31. L’annulation de l’arrêté est prononcée, comme dans bon nombre d’autres affaires où le blaireau n’a dû son salut qu’à des défauts de forme plutôt que de fond32.
S’agissant du déterrage du renard, les moyens avancés par l’association sont tous rejetés, ce qui n’a rien d’étonnant dans la mesure où il est difficile de prétendre, sur le terrain de la protection de l’environnement, que le traitement des animaux ne doit pas être cruel33 dès lors que ces derniers sont des êtres sensibles. L’article R. 424-5, premier alinéa, du Code de l’environnement, en vertu duquel la clôture de la vénerie sous terre, ici du renard, intervient le 15 janvier, n’est ni inconstitutionnel, ni illégal. L’arrêté préfectoral, qui se fonde sur lui et respecte la date de clôture, n’est pas davantage illégal. Tout le problème est que les renards, en tant qu’animaux sauvages, relèvent uniquement de la protection de l’environnement et ne sont pas éligibles à la protection individuelle liée au respect du bien-être animal : rien dans la Constitution ou dans la loi ne leur est favorable, et surtout pas l’article 515-14 du Code civil que le juge administratif écarte sèchement en l’espèce, affirmant que « si l'association soutient que l'arrêté contesté a été pris en méconnaissance des dispositions de l'article 515-14 du code civil, ces dispositions, qui ont pour objet de soumettre les animaux au régime juridique applicable aux biens, n'ont ni pour objet ni pour effet de réglementer le droit de chasse »34. On remarquera que le renard n’est pas mieux loti que d’autres animaux sauvages, le loup par exemple35, la jurisprudence administrative montrant que l’article 515-14 du Code civil n’est susceptible de produire des effets que lorsque des animaux domestiques sont concernés36. Le droit est fait de telle manière que le juge administratif ne peut pas protéger individuellement les animaux sauvages, la mobilisation du droit de l’Union, plutôt que de la loi, n’ayant pas davantage d’intérêt dès lors que l’article 13 du TFUE présente le défaut, avant même celui d’être une disposition peu prescriptive37, d’exclure la protection de l’environnement de ses domaines d’application38. Rien ne peut sauver le renard : ni la conservation de son espèce – il est susceptible d’être classé parmi les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts39 – ; ni les services qu’il rend – le renard roux « apporte une contribution positive à l'écosystème forestier dans [les départements] où la couverture forestière est particulièrement importante »40 – ; ni son caractère d’être vivant doué de sensibilité – il ne l’est juridiquement pas. En dehors du cas où il est apprivoisé41, le renard, dans la nature, n’est pas un individu protégé en tant que tel : nul besoin de se préoccuper de sa vie, de son bien-être, de ses souffrances. Ce n’est qu’à partir du moment où il est captif que le droit l’individualise42 et que disparaît cette curiosité juridique qui consiste à distribuer la sensibilité à certains animaux plutôt qu’à d’autres. Parce qu’il n’est pas un individu dont il faudrait prendre en considération la capacité à « éprouver de la douleur, de la souffrance ou de l’angoisse »43, le renard, comme le blaireau, peut être déterré. Difficile de contredire la cour administrative d’appel de Nantes sur ce point. On objectera tout au plus qu’il n’est pas vrai que les dispositions de l’article 515-14 du Code civil, comme elle l’affirme, « ont pour objet de soumettre les animaux au régime juridique applicable aux biens ».
Rappelons ainsi que l’introduction de l’article 515-14 dans le Code civil a conduit à une réécriture de l’article 528 du même code, cette dernière disposition définissant désormais les biens meubles sans plus viser les animaux. Rappelons que si l’article 515-14 ne figure certes pas dans le livre relatif aux personnes – il n’en est pas une –, il a été introduit tout en amont du livre sur les biens et les différentes modifications de la propriété, avant le titre traitant de la distinction entre les biens, et que cette place particulière traduit le fait que l’animal n’est plus un bien mais « un être vivant doué de sensibilité », comme l’affirme la première phrase de l’article 515-14. Rappelons enfin que si la seconde phrase de cette disposition énonce que « les animaux sont soumis au régime des biens », c’est « sous réserve des lois qui les protègent », si bien que le régime juridique qui leur est applicable n’est pas le régime classique des biens mais un autre régime, spécifique, plus protecteur – sinon quel intérêt de modifier le Code civil ? –, celui des êtres vivants doués de sensibilité relevant également du régime des biens. La nuance n’est pas mince : il n’a pas été question, en 2015, comme le laisse penser la cour administrative d’appel de Nantes, de soumettre les animaux au régime juridique applicable aux biens ; il a été question de les qualifier autrement que comme des biens et de leur appliquer le régime des biens uniquement quand cela s’impose44 et sans perdre de vue le fait que l’article 515-14 est à corréler, comme l’a fait récemment le Conseil d’État, avec « l'exigence d'interdiction de tout traitement susceptible d'être à l'origine, pour les animaux, d'inutiles souffrances »45.
Il reste qu’il peut effectivement être considéré que la réglementation de la chasse est indifférente à l’article 515-14 du Code civil, ce malgré la différence de rédaction de cette disposition avec l’article L. 214-1 du Code rural46, et que le déterrage est une pratique traditionnelle de chasse légale à tous points de vue47, y compris celui de la protection des animaux puisque les renards et les blaireaux ne sont pas des individus dont on doit assurer la protection mais uniquement les membres d’une espèce, les composants d’une masse qu’il faut étendre, maintenir, contenir, déplacer, réduire en fonction des activités humaines. En 2023, les renards et les blaireaux sont toujours les éléments d’« un tout », seul « le tout » méritant d’être protégé. On continue de protéger la biodiversité plutôt que les animaux sauvages, comme on protègerait l’humanité plutôt que les êtres humains (mais ce serait alors choquant). Et si la biodiversité est protégée plutôt que les animaux sauvages, c’est parce que cela est pratique, pratique pour l’homme et le maintien de ses activités, qu’il s’agisse de la chasse en tant que telle ou des activités justifiant la chasse et la destruction. En privant les animaux déterrés de leur individualité, on autorise le déterrage, on s’abstient de réfléchir à la cruauté d’une telle pratique, on la tolère. Sauvages, les renards et les blaireaux ne sont pas des êtres sensibles et on pourrait considérer que le défaut de protection que cela entraîne à leur encontre est le prix de leur liberté, la liberté dont sont privés les animaux domestiques dont on assure – en échange ? – le bien-être. Si c’est le cas, alors le prix est cher payé.

  • 1 Rapport d’information n° 470, disponible sur le site Internet du Sénat, p. 38.
  • 2 C. Vial, « L’alouette et le blaireau en meilleure posture que le taureau », RSDA 2/2022, p. 133.
  • 3 V. ainsi CE, 24 mai 2023, Ligue française pour la protection des oiseaux et Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, n° 459400 s.
  • 4 Le rapport précise que « la curée évoquée par la pétition comme macabre est une cérémonie d’ordre chamanique et animiste visant à permettre à l’esprit de l’animal de rejoindre, apaisé, les forces de la nature qui ont permis sa prise » (p. 26, nous soulignons).
  • 5 Nous mettrons de côté, pour la même raison, les considérations relatives à « l’admiration » que « le veneur nourrit […] pour l’animal chassé même le plus petit » et dont « [la] mort doit être entourée de dignité » (rapport précité, p. 25, nous soulignons).
  • 6 Rapport précité, p. 25.
  • 7 Ibid., p. 23.
  • 8 Ibid., p. 26.
  • 9 Ibid., p. 20.
  • 10 Ibid., p. 18.
  • 11 Ibid., p. 20.
  • 12 Ibid.
  • 13 Arrêté du 18 mars 1982 relatif à l’exercice de la vénerie tel que modifié par l’arrêté du 1er avril 2019.
  • 14 Rapport précité, p. 20.
  • 15 Ibid.
  • 16 Ibid.
  • 17 Ibid.
  • 18 Ibid.
  • 19 Ibid.
  • 20 Ibid.
  • 21 Ibid., p. 13 s.
  • 22 Ibid., p. 21.
  • 23 Ibid., p. 35, nous soulignons.
  • 24 Ibid., p. 22.
  • 25 Ibid., p. 45.
  • 26 À l’article L. 214-1.
  • 27 A l’article 515-14.
  • 28 CAA Nantes, 10 novembre 2023, One Voice, n° 21NT01882, point 3.
  • 29 Ibid. V. aussi, en ce sens, CAA Douai, 24 janvier 2023, One Voice, n° 21DA01656 (annulation de l’ordonnance du TA d’Amiens rejetant, pour défaut d’intérêt à agir de l’association, la demande d’annulation de l’arrêté du 15 mai 2019 par lequel la préfète de la Somme a autorisé la régulation du blaireau par la destruction de 1 500 individus, par tir de nuit et piégeage, sur l’ensemble du territoire du département pour la période du 22 juin au 15 septembre 2019). Il est en revanche confirmé en appel que la commune de Valaire et l’association Meles sont dépourvues d’intérêt à agir pour contester l’arrêté du 7 mai 2021 par lequel le préfet de Loir-et-Cher a autorisé une période complémentaire de vénerie sous terre du blaireau du 15 mai au 15 septembre 2021. La cour administrative d’appel de Versailles considère en effet, s’agissant de l’association qui s’efforce pourtant de protéger le blaireau, comme son nom et ses statuts l’indiquent, que « ni ses statuts ni sa dénomination ne limitent le champ d'action de l'association requérante, qui a un ressort géographique national, à un territoire donné. En outre, il est constant que cette association ne figure pas au nombre des associations agréées de protection de l'environnement auxquelles l'article L. 142-1 du code de l'environnement confère un intérêt pour agir indépendamment de considérations tenant au rapport entre l'étendue de leur ressort territorial et la portée des décisions qu'elles contestent » (CAA Versailles, 6 juillet 2023, commune de Valaire et association Meles, n° 21VE02645, point 11). Il nous semble que l’application que fait ici la cour administrative d’appel de la jurisprudence du Conseil d’État (CE, 4 novembre 2015, Ligue des droits de l’homme, n° 375178, point 2) est un peu stricte au vu des arrêts les plus récents dans lesquels la Haute juridiction rappelle que « si, en principe, le fait qu'une décision administrative ait un champ d'application territorial fait obstacle à ce qu'une association ayant un ressort national justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour en demander l'annulation, il peut en aller autrement lorsque la décision soulève, en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales » (nous soulignons) et reconnaît l’intérêt à agir lorsque l’acte litigieux soulève des questions susceptibles de se poser dans toute collectivité répondant aux caractéristiques de celle concernée en l’espèce (V. ainsi, encore récemment, CE, 17 juillet 2023, Ligue des droits de l’homme, n° 475636, point 9). Les arrêtés pris aux fins d’autoriser la vénerie sous terre du blaireau concernent un grand nombre de départements et soulèvent, en matière de protection de l’environnement et des animaux qui s’y trouvent, de nombreuses questions dans l’ensemble des départements considérés qui couvrent une grande partie du territoire national. En tout état de cause, nous croyons que le domaine des libertés publiques n’est pas le seul concerné et que celui de la protection de l’environnement et des animaux pourrait également l’être (en ce sens, CAA Lyon, 15 février 2023, One Voice, n° 21LY02481).
  • 30 Arrêt précité, point 10.
  • 31 Ibid., point 13.
  • 32 Cela ressort tout particulièrement du dossier juridique du 4 décembre 2023 concernant la vénerie sous terre qui a été établi par l’Institut de Recherche, d’Information et de Développement du Droit Animalier (IRIDDA) à destination de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). On apprend, dans ce dossier, qu’outre « l’insuffisance de la note de présentation dans le cadre de la consultation publique (motifs, données scientifiques, etc.) », c’est le motif de « la présence de blaireautins dans le terrier » qui est souvent retenu par les tribunaux administratifs pour annuler les arrêtés préfectoraux instaurant une période complémentaire de déterrage du blaireau. L’IRIDDA est une association de juristes spécialisés dont les travaux en droit animalier sont consultables sur https://www.iridda-droit-animalier.org. Nous remercions l’association de nous avoir permis d’accéder au dossier juridique considéré.
  • 33 Arrêt précité, point 16.
  • 34 Ibid., point 19.
  • 35 V. ainsi CE, 18 décembre 2019, ASPAS e.a., n° 419897, 420024 et 420098, point 12 ; CE, 18 décembre 2019, ASPAS e.a., n° 419898, 420016, 420100, point 26, dans lesquels le moyen tiré d’une méconnaissance de l’article 515-14 du Code civil est inopérant pour s’opposer à des tirs de destruction. On relèvera cela dit qu’il y a peu de points communs entre le déterrage d’un renard et le tir d’un loup sous l’angle de la nature du traitement réservé à l’animal sauvage, si bien que le renard est même moins bien loti que le loup : la cruauté de la méthode de chasse employée le concernant n’est tout simplement pas prise en considération.
  • 36 V. ainsi CE, 8 juillet 2020, n° 423342, point 18, s’agissant des moutons qu’il faudrait préserver du loup ; CE, juge des référés, 1er décembre 2020, n° 446808, point 11, s’agissant du « droit à la vie » et du bien-être d’un chien catégorisé placé en fourrière ; CE, 5 mai 2023, Association Animalia - Refuge et Sanctuaire, n° 469131, point 13, s’agissant des animaux de compagnie et des équidés placés auprès de familles d’accueil ; CE, 22 juin 2023, M. A. et Association Gardez les Caps, n° 459290, point 11, s’agissant de vaches laitières qu’il faudrait protéger de l’installation de câbles électriques dans le sol. L’article 515-14 du Code civil n’a été méconnu dans aucune de ces espèces.
  • 37 Comme le montre la formule employée par le Conseil d’État lorsqu’il indique que « l'article 13 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne […] se borne à prévoir que "les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu'êtres sensibles" » (CE, 21 novembre 2018, One Voice, n° 414357, point 5, nous soulignons, s’agissant de la détention des animaux sauvages dans les établissements de spectacles itinérants ; CE, 7 octobre 2020, One Voice, n° 424976, point 3, nous soulignons, s’agissant de la détention de cétacés).
  • 38 La mention de l’article 13 du TFUE dans l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 17 mars 2021, One Voice et Ligue pour la protection des oiseaux, aff. C-900/19, points 39 et 65, permet toutefois d’espérer quelques avancées, au moins du côté de son prétoire.
  • 39 V. ainsi, récemment, CE, 1er mars 2023, Association Oiseaux-Nature, n° 464089 ; CE, 21 avril 2023, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, n° 465683.
  • 40 CE, 1er mars 2023, Association Oiseaux-Nature, précité, point 5.
  • 41 Rappelons que seul l’animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité est visé par les dispositions du Code pénal punissant la maltraitance.
  • 42 V. ainsi Tribunal judiciaire de Tarbes, 4 juillet 2022, n° 96/2022, dans lequel deux chasseurs sont condamnés notamment pour avoir livré à des chiens des renards et des blaireaux ainsi que des renardeaux et des blaireautins.
  • 43 Selon les termes employés par la directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 septembre 2010, relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, qui s’applique aux animaux ayant la capacité de souffrir physiquement et mentalement et parmi lesquels figurent des animaux sauvages, à titre dérogatoire.
  • 44 Comme, par exemple, dans CAA Versailles, 8 décembre 2020, n° 18VE04024, point 16, où le juge considère que si « [le requérant] conteste la taxation de la plus-value dégagée par la vente, le 25 août 2012, du cheval "For Jump" en soutenant tout d'abord qu'un cheval n'est pas un bien meuble mais un être vivant doué de sensibilité, il ne le fait pas utilement dès lors que la qualification d'être sensible donnée à cet animal par l'article 515-14 du code civil, d'ailleurs postérieurement aux années d'imposition en litige, et par l'article 13 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, n'est pas exclusive de celle de bien meuble au sens des dispositions du code général des impôts » (nous soulignons).
  • 45 CE, 5 mai 2023, Association Animalia - Refuge et Sanctuaire, précité, point 13.
  • 46 Qui, disposant que « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce », est peu adapté au cas des animaux sauvages considérés comme des res nullius.
  • 47 En ce sens, récemment, CE, 28 juillet 2023, Association AVES France e.a., n° 445646, dans lequel la Haute juridiction administrative rejette la requête des associations en ce qui concerne tant leur demande d’interdiction de la vènerie sous terre du blaireau que leur demande d’interdiction de la période complémentaire de déterrage. Comme le remarque l’IRIDDA, dans son dossier précité, « [le Conseil d’État] ne peut interdire la pratique de la vènerie sous terre ni l’instauration de périodes complémentaires dans la mesure où elles sont légales. [L]es actions devant le Conseil d’État sont peu utiles puisqu’elles ne font que confirmer la légalité de la pratique même si on constate dans sa dernière décision (28 juillet 2023) que, contrairement à ses décisions précédentes, il insiste sur la nécessité pour les préfets de s’assurer qu’une prolongation de la vènerie sous terre ne porte pas atteinte au “bon état de la population des blaireaux” ni ne favorise “la méconnaissance, par les chasseurs, de l’interdiction légale de destruction des petits blaireaux” ».
 

RSDA 2-2023

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