Dossier thématique

Actes de cruauté envers les animaux et déviance*

  • Laurent Bègue-Shankland
    Professeur à l’Université Grenoble Alpes

La brutalité envers les animaux était chose courante au milieu du XVIIIe siècle à Londres. La dureté des mœurs de son temps a sans doute inspiré l’artiste William Hogarth le jour où il a imaginé sa fameuse fable picturale intitulée Les quatre étapes de la cruauté (1751). Dans cette série de gravures, Hogarth a voulu faire une chronologie de la déchéance d’un jeune homme londonien, Tom Nero. Vendues un shilling, largement diffusées, ces images ont acquis une grande popularité : le philosophe Kant lui-même les aurait mentionnées dans ses enseignements1.
Sur la première gravure, on peut apercevoir Tom Nero portant au bras un chien qu’il est en train de martyriser en lui enfonçant une flèche dans le derrière. Autour de lui, des jeunes gens rivalisent de perversité, se livrant aux pires turpitudes sur leurs malheureuses victimes que sont un oiseau, des chats, un chien, un coq…
En imaginant une telle continuité entre la maltraitance infantile commise sur les animaux et le féminicide qui jalonne son lugubre quadriptyque, William Hogarth voulait condamner les sévices subis par les bêtes dont il était trop souvent le témoin dans sa propre ville. Dans un ouvrage consacré à son œuvre, il écrivait à propos de cette série : « Les gravures ont été réalisées dans l’espoir de corriger, dans une certaine mesure, ce traitement barbare des animaux, dont la seule vue rend les rues de notre métropole si pénibles pour tout esprit sensible ».
Ce réquisitoire qui blâme la cruauté envers les animaux et qui en fait un symptôme, voire le prodrome de crimes de sang, n’a rien perdu de son actualité. L’histoire très médiatisée de tueurs en série comme Ted Bundy, auteur d’au moins 37 homicides, et de nombreux autres criminels2 dont les meurtres d’animaux auraient précédé les crimes, fait régulièrement surface. « Il y a des tueurs en série qui ont commencé par des animaux », s’inquiétait en 2019 l’habitante d’un village de l’Est de la France confrontée à une disparition de plusieurs chats dans son agglomération3, après que le principal suspect eut reconnu un quadruple félinicide avec actes de cruauté. La même panique s’est propagée l’année suivante lors d’une vague inédite de mutilations équines en France et en Allemagne.

Y a-t-il un lien entre les maltraitances animales et les violences humaines ?

Les faits liant les violences envers les animaux et envers les humains semblent pourtant tempérés par des témoignages contradictoires qui laissent parfois penser que tel tueur de masse était au contraire un grand ami des animaux4. Sous certaines modalités, l’attachement aux bêtes n’éloigne certainement pas toujours du pire, comme l’illustrent les relations complexes qu’entretenaient les nazis avec le monde animal. Durant le IIIe Reich, des lois protectrices sans précédent sont apparues. Promulguées dès 1933 et étendues cinq ans plus tard, elles étaient les plus strictes de l’époque dans le monde5. Par exemple, le gouvernement allemand a demandé à ce que les poissons soient anesthésiés avant l’abattage6. L’un des dignitaires les plus influents du Reich, Hermann Göring, s’indignait de l’intolérable torture représentée par l’expérimentation animale (qui ne s’est pourtant pas arrêtée durant la période nazie7, tandis que se développaient les infâmes expérimentations humaines que l’on sait)8 et envisageait même d’« envoyer en camps de concentration ceux qui continuaient à penser qu’ils pouvaient continuer à traiter des animaux comme des possessions inanimées »9.
Pour aller au-delà des faits épars et anecdotiques, il importe de se tourner vers la synthèse très ample qui a été consacrée aux corrélations entre les cruautés envers des victimes animales et humaines15, p. 1213-1218), criminologie (Agnew, R. (1998). « The Causes of Animal Abuse : A Social-Psychological Analysis. », Theoretical Criminology, 2(2), p. 177-209), travail social et médecine légale (Ascione, F. R., McDonald, S. E., Tedeschi, P., & Williams, J. H. (2018). « The relations among animal abuse, psychological disorders, and crime: Implications for forensic assessment. », Behavioral Sciences & the Law, 36(6), p. 717-729), et science vétérinaire (Monsalve, S., Ferreira, F., & Garcia, R. (2017). « The connection between animal abuse and interpersonal violence: A review from the veterinary perspective. », Research in Veterinary Science, 114, p. 18-26 ; Gullone, E. (2014). « An Evaluative Review of Theories Related to Animal Cruelty. », Journal of Animal Ethics, 4(1), p. 37-57).">10. La revue scientifique Research in Veterinary Science11 a recensé 96 publications consacrées à cette question depuis 1960. Dans 98 % des articles, les violences envers les humains et les animaux étaient liées.
La permanence de ce lien statistique a conduit plusieurs autorités publiques à s’intéresser à la manière dont les gens traitaient les animaux afin de déceler ou de prédire les violences envers les personnes humaines. Depuis 2015, la police américaine collecte des données sur les actes de cruauté envers les animaux domestiques, qui sont ensuite mises en relation avec les violences familiales ou les homicides12. En psychiatrie, le manuel de référence utilisé pour catégoriser les troubles mentaux prend en compte depuis 1987 les violences commises envers les animaux pour diagnostiquer un problème de comportement. Récemment, Simon Baron Cohen, professeur à l’Université de Cambridge, a introduit une mesure de cruauté envers les animaux dans le calcul de son coefficient d’empathie13. Dans plusieurs pays, les travailleurs sociaux sont sensibilisés au sujet et comptabilisent les signes de maltraitance animale dans leurs indicateurs de problèmes familiaux. Enfin, les liens entre les troubles psychiatriques et la maltraitance animale font l’objet d’innombrables études14, dont une partie est consacrée aux tueurs en série. Que nous disent-elles ?

Paysan normand et tueurs en série

En 1838, Pierre Rivière, un jeune homme de 20 ans aux cheveux et sourcils noirs, le front étroit et le regard oblique, était jugé pour le triple assassinat de sa mère, sa sœur et son frère puis condamné à mort. Dans les archives du procès rassemblées par le philosophe Michel Foucault, on découvre qu’il maltraitait rudement et sans motifs ses chevaux, et martyrisait toutes sortes d’autres d’animaux. Voici ce qu’écrivait le délinquant : « Je crucifiais des grenouilles et des oiseaux, j’avais aussi imaginé un autre supplice pour les faire périr. C’était de les attacher avec trois pointes de clou dans le ventre contre un arbre. J’appelais cela les enuepharer, je menais des enfants avec moi pour faire cela et quelques fois je le faisais seul »15.
Aujourd’hui, lorsque des tragédies aussi spectaculaires et rares que des meurtres en série ou des meurtres de masse16 se produisent, les antécédents des auteurs sont passés au peigne fin, notamment s’il s’agit de jeunes criminels. Y avait-il des signes précurseurs ? Des violences domestiques ? Des armes à la maison ? Comment la famille fonctionnait-elle ? Les responsables politiques, parfois des journalistes, évoquent volontiers les faits qui leur semblent pertinents : adversité sociale, jeux vidéo ultraviolents, familles monoparentales, culture nihiliste figurent généralement au banc des accusés. On risque alors de passer à côté de signaux plus discrets ou jugés négligeables susceptibles pourtant d’alerter.
La cruauté envers les animaux fait partie des indices qui auraient certainement dû inquiéter l’entourage d’Eric Harris et Dylan Klebold, qui ont froidement abattu 12 élèves et un enseignant le 20 avril 1999 dans le lycée de Columbine aux États-Unis avant de se donner la mort. L’analyse de leur histoire personnelle a montré que ces deux adolescents de 17 et 18 ans s’étaient vantés d’avoir mutilé des animaux. S’agit-il d’un fait isolé ? L’étude minutieuse des dossiers de 23 auteurs de fusillades en milieu scolaire ayant eu lieu entre 1998 et 2012 a confirmé que 43 % d’entre eux avaient été violents envers des animaux avant le massacre17. Cependant, toutes les études ne vont pas dans le même sens18.
Les conduites cruelles que commettent les enfants sur les animaux ont été considérées par de nombreux penseurs depuis l’Antiquité comme un vice alarmant que les autorités éducatives et la société dans son ensemble devaient résolument combattre. Après Pythagore, le théologien Thomas d’Aquin, et les philosophes Montaigne, Kant et Locke19 y ont suspecté la trace d’une inquiétante insensibilité présageant de crimes futurs, idée reprise plus tard par la psychologue Anna Freud et l’anthropologue Margaret Mead.
L’une des premières tentatives d’inscrire ce phénomène dans un cadre psychiatrique est due au psychiatre John Mac Donald durant la seconde moitié du XXe siècle20. Celui-ci a défini une configuration de signes, communément désignée comme la « triade de Mc Donald », qui permettent de présager des violences futures. Pour cela, il s’est fondé sur l’analyse d’une centaine de patients d’un hôpital du Colorado aux États-Unis qui avaient pour point commun d’avoir proféré des menaces de mort. Il est apparu que les patients qui avaient un diagnostic d’énurésie après 5 ans, ceux qui avaient commis des actes de pyromanie et ceux qui avaient été cruels envers les animaux durant l’enfance présentaient, selon Mac Donald, un risque majoré de commettre des violences graves une fois adultes.
Bien que la psychiatrie ne s’appuie plus aujourd’hui sur cette conceptualisation pour l’analyse des conduites à problèmes des enfants et des adolescents (car les trois facettes de la triade ne sont finalement pas aussi clairement liées que cela avait été initialement suggéré)21, elle a permis de sensibiliser de nombreux psychiatres et travailleurs sociaux à ce que les violences envers les animaux22 peuvent révéler.

Les violences et l’échelle socio-zoologique

Lorsque l’on sonde les dossiers judiciaires des personnes incarcérées pour des faits de violence, il ressort que chaque prisonnier a généralement causé le malheur de plusieurs victimes durant sa vie. Dans la succession des méfaits ayant jalonné une « carrière délinquante », on déplore bien souvent plus d’une victime par agresseur. Ce sombre ratio serait encore plus déséquilibré si l’on incluait les victimes animales ayant eu le malheur de croiser la trajectoire des délinquants. On pourrait même affirmer que la violence de ces criminels n’est pas spéciste puisqu’elle ne discrimine pas les individus selon leur espèce : humains et non-humains sont également brutalisés.
Par exemple, Linda Merz-Perez et ses collègues ont questionné un échantillon de 45 délinquants violents d’une prison à sécurité renforcée en Floride qu’elles ont comparé à un groupe de délinquants n’ayant pas commis de violences. Les chercheurs ont constaté que 56 % des délinquants violents rapportaient avoir commis des actes de cruauté envers les animaux durant leur enfance, contre 20 % seulement des délinquants n’ayant pas commis de violence.
Dans ce genre d’études, on sonde rétrospectivement les traces de maltraitance envers les animaux dans l’histoire personnelle des auteurs. Parfois, ces méfaits sont aussi utilisés pour prédire ce qui va se passer dans le futur. Dans une recherche qui s’appuyait sur des données du FBI et qui portait sur un échantillon de 150 hommes inculpés pour violence envers des animaux de manière active (agression physique ou sexuelle) ou passive (négligence caractérisée), pas moins de 96 % des hommes avaient été inculpés antérieurement ou commettaient de nouveaux délits durant les six années qui suivaient23. Des analyses comparables ont été menées auprès d’échantillons de tueurs de masse ou en série, et ont confirmé que chez certains criminels, la cruauté envers des animaux avait entaché leur enfance.
Ces études témoignent également de la grande polymorphie des violences commises sur les animaux et de la diversité des espèces qui les subissent. Ce dernier point a de l’importance. Du point de vue psychologique, arracher les pattes à une araignée n’a aucune commune mesure avec le fait de rouer de coups un chat que l’on a emprisonné dans un sac en plastique. En effet, indépendamment de la proximité biologique des autres espèces avec la sienne, l’espèce humaine catégorise les animaux selon des critères anthropocentriques, c’est-à-dire influencés par des intérêts humains, matériels ou affectifs, et que la culture contribue à transmettre. Par exemple, comme on l’a vu, si dans toutes les parties du monde, les poissons jouissent d’une reconnaissance bien inférieure à celle des grands anthropoïdes24, la valeur d’animaux comme le chien ou le cochon fluctue selon les contextes. Adoré pour sa sociabilité affectueuse dans nos contrées, le chien l’est pour sa viande dans au moins 42 cultures dans le monde25. Suite à une campagne occidentale menée dans l’espoir d’obtenir plus de clémence pour ce quadrupède, la soupe au chien s’appelle désormais une « Bardot » en Corée26.
Dans notre pays, les maltraitances commises sur un animal comme le chien qui jouit d’un rang élevé dans l’échelle socio-zoologique (reflétant la valeur que la culture attribue aux différentes espèces d’animaux) apparaissent moins anodines que celles exercées à l’encontre d’une espèce d’un rang inférieur. Pour cette raison, si l’on veut prédire les violences graves envers des humains, les sévices envers des animaux socio-zoologiquement proches comme les chats ou les chiens sont des indices plus appropriés. On a également constaté que la proximité dans un sens encore plus littéral pouvait elle aussi s’avérer pertinente : les adolescents qui faisaient subir des sévices aux animaux qu’ils avaient sous la main à leur domicile étaient jugés moins à risque de commettre des conduites antisociales graves que ceux cherchant activement des animaux à l’extérieur de leur foyer, ces derniers étant manifestement plus motivés dans leur quête de cibles pour satisfaire leur violence27.

Qui par le feu, qui par la noyade

Toutes les cruautés ne se valent pas. Certaines méthodes violentes exigent en effet une plus grande proximité avec la victime que d’autres, parfois même un contact physique rapproché. Dans une étude américaine menée auprès de 314 personnes incarcérées, la modalité la plus fréquemment employée (comme cela est d’ailleurs souvent le cas dans les études américaines) était l’utilisation d’une arme à feu (77 cas), laquelle permet une certaine distance physique entre l’auteur et l’animal et peut avoir un effet facilitant. Les autres méthodes étaient les coups (43 cas), le recours à du poison (17 cas), le jet d’un animal sur un mur ou un objet (9 cas), l’étranglement ou l’étouffement (6 cas), les coups de couteau (6 cas), la noyade (5 cas) et les brûlures (5 cas)28. Selon une autre étude, les délinquants violents avaient été plus enclins que les autres à commettre des actes impliquant une plus forte proximité physique comme frapper, donner un coup de pied, piétiner, poignarder, verser des produits irritants, brûler, démembrer29. Une autre étude rétrospective menée auprès de 257 prisonniers incarcérés aux États-Unis indiquait que deux indicateurs ressortaient particulièrement pour prédire statistiquement les violences envers les humains. Le premier était purement quantitatif : avoir été à plusieurs reprises auteurs de cruauté envers des animaux. Le second était de nature qualitative : avoir poignardé un animal (ce qui implique un contact physique) s’avérait particulièrement prédictif de violences envers des humains.
L’une des limites de nombreuses études existantes réside dans la taille trop restreinte des échantillons qui les composent (rarement plus d’une centaine de personnes) et l’absence de groupes permettant une comparaison stricte. En effet, quand on apprend que 21 % des 354 tueurs en série d’une étude de référence avaient commis des cruautés envers des animaux30, ou que 46 % des auteurs d’homicides sexuels avaient maltraité des animaux durant leur adolescence31, une information décisive nous manque : quelle est la fréquence de ces actes dans la population générale ?
Une deuxième difficulté tient au fait que très souvent les actes de cruauté envers les animaux ne sont pas dénoncés (ou le sont moins dans certains contextes culturels) ou ne sont tout simplement pas enregistrés par les autorités. Dans l’étude la plus importante menée sur les tueurs de masse ayant sévi aux États-Unis entre 1982 et 2018, des traces de cruauté envers les animaux n’ont été retrouvées que pour 10 % d’entre eux. Cependant, dans le cas d’autres types d’homicides comme les meurtres en série, les données semblent très différentes, peut-être parce que les actes sont répartis dans le temps tandis que dans le cas des tueurs de masse, tous les décès se produisent au cours du même événement. Ainsi, dans une étude sur des tueurs en série ayant commis des actes de sadisme, on avait retrouvé dans près de 90 % des cas la preuve que les auteurs avaient aussi commis des actes de cruauté envers les animaux32.

L’apport des enquêtes en population générale

Les enquêtes de délinquance auto-reportées, qui interrogent directement des personnes sur leurs propres transgressions, permettent de surmonter plusieurs limites qui caractérisent les études fondées sur des statistiques publiques. Elles partent du principe que si l’anonymat et la confidentialité sont garantis, les répondants avoueront les conduites problématiques qu’ils ont commises dans le passé. On dispose d’études de validation de cette méthodologie qui lui donnent un certain crédit. Par exemple, si l’on amène des répondants à participer une deuxième fois à l’enquête en les reliant à des capteurs physiologiques censés mesurer le léger stress que produirait une réponse falsifiée, le taux de recouvrement des réponses est satisfaisant33.
Les meilleures enquêtes s’appuient sur des échantillons représentatifs dont les participants répondent au moyen de dispositifs de recueil de réponses sécurisés. Dans une étude de Michael Vaughn de l’Université de Saint Louis aux États-Unis menée auprès d’un échantillon de 43 000 participants, ceux-ci ont notamment répondu à 31 questions concernant des conduites délinquantes, comme frapper quelqu’un, mettre le feu, utiliser une arme lors d’une bagarre, etc. Lorsque le chercheur a comparé les personnes ayant commis des actes de cruauté envers les animaux à celles qui n’en avaient jamais commis, il a constaté que les premières avaient un taux de délinquance plus élevé à toutes les questions, sans exception !

Des adolescents cruels

Les études sur les populations d’adolescents ou d’enfants sont plus éparses. Sonia Lucia, de l’Université de Genève, et Martin Killias, de l’Université de Zürich, ont interrogé plus de 3600 enfants et adolescents suisses de 13 à 16 ans34. Les résultats ont montré que 12 % d’entre eux (17 % des garçons et 8 % des filles) avaient admis avoir volontairement maltraité un animal35. 5 % des garçons et 1,5 % des filles l’avaient fait à plusieurs reprises. Les animaux maltraités étaient des chats ou chiens (29 %), des poissons, lézards ou grenouilles (18 %), des oiseaux (11 %) et d’autres animaux (insectes, gastéropodes, 41 %). Dans environ un cas sur deux, l’acte avait été commis en présence d’une ou de plusieurs autres personnes. Lorsque les auteurs ont mis en relation les mauvais traitements d’animaux avec les conduites délinquantes et violentes des participants, un lien significatif est ressorti pour tous les types de conduites. Par exemple, les enfants qui avouaient avoir maltraité des animaux avaient commis trois fois plus d’actes de délinquance grave comme par exemple un cambriolage ou une agression conduisant à une blessure.
La première étude française sur les violences commises par les adolescents envers les animaux que j’ai réalisée en 2019 a porté sur près de 12 300 élèves âgés de 13 à 18 ans. Il est ressorti que 7,3 % d’entre eux avaient été auteurs, à une seule reprise pour 44 % d’entre eux, deux reprises pour 15 %, et plus de deux fois pour les 41 % restants. La majorité des cruautés avait été perpétrées de manière solitaire (55 %), et le quart d’entre elles impliquait une autre personne. Les animaux maltraités étaient principalement des chats (22,5 %), des chiens (13,9 %) ou des oiseaux (11,6 %), mais aussi des rongeurs (8,2 %) et des poissons (6,4 %). Concernant les auteurs des faits, ils se caractérisaient par des difficultés scolaires et avaient été mêlés dans le passé à des bagarres ou des actes de harcèlement36. Il s’agissait majoritairement de garçons, ce qui est cohérent avec des résultats obtenus par l’Observatoire national de la Délinquance et des Réponses pénales auprès des individus mis en cause en 2016-2018 pour maltraitance animale : 80 % étaient des hommes37.

Déficits psychologiques et traumatismes

Au-delà d’une simple description des faits de cruauté infligés aux animaux, les enquêtes permettent d’examiner une multitude de traits psychologiques et psychiatriques reliés à ces violences. On a vu que la distance physique entre l’animal et l’humain caractérisant l’acte de cruauté était une donnée pertinente pour comprendre la logique des violences. La distance psychologique l’est également. Ainsi, les personnes ayant un bas niveau d’empathie38 ou une sensibilité émotionnelle émoussée39 se montrent plus enclines à la cruauté sur les animaux. C’est aussi le cas de celles qui ont une tendance au sadisme40, à la psychopathie, au narcissisme ou au machiavélisme41. Dans l’étude de Michael Vaughn déjà évoquée plus tôt, ceux qui avaient commis des violences envers les animaux étaient affligés d’une myriade de problèmes psychiatriques comme des troubles obsessionnels compulsifs, une personnalité histrionique, ainsi qu’une tendance à l’addiction (alcool, jeu pathologique). En France, les élèves qui avaient commis des violences envers les animaux étaient davantage en proie à des troubles anxieux et dépressifs, étaient plus faiblement attachés à leurs parents et avaient des relations plus compliquées avec l’école. Par ailleurs, il n’est pas rare que les auteurs de cruauté aient été témoins de violences familiales42, ou aient eux-mêmes été physiquement ou sexuellement abusés au cours de leur enfance43. Selon une étude de Franck Ascione à l’Université de Denver, la probabilité que des enfants victimes de violences sexuelles commettent des actes de cruautés envers les animaux était multipliée par 6.
On peut conclure que dans de nombreux cas, les violences commises envers les animaux ne sont donc que l’une des facettes d’un tableau psychiatrique problématique. Les personnes ayant des troubles psychiques sont particulièrement enclines à blesser les animaux. La réciproque est d’ailleurs vraie si l’on se réfère à une étude consacrée aux morsures de chiens : les chiens mordent plus fréquemment les individus ayant des troubles psychiatriques, selon une vaste enquête menée auprès de plus de 20 000 personnes44.
Cependant, croire que la maladie mentale serait la cause principale des violences envers les animaux serait une erreur aussi grossière que de penser que la majorité des violences entre humains s’expliqueraient par une pathologie psychique. Les troubles mentaux pèsent en réalité bien peu par rapport aux autres facteurs explicatifs dans toutes les statistiques de la violence, quelles qu’en soient les victimes45. Tournons-nous à présent vers les causes de violence qui sont les plus fréquentes, mais aussi les plus ordinaires.

    *Ce texte est extrait de l’ouvrage de l’auteur « Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences » (Odile jacob, 2022). Nous remercions l’éditeur pour son autorisation.
  • 1 Rupke, N. (1987). Vivisection in historical perspective. Londres, Routledge, p. 37.
  • 2 Wright J, & Hensley C. (2003). « From Animal Cruelty to Serial Murder: Applying the Graduation Hypothesis. », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, 47(1), p. 71-88.
  • 3 https://www.vosgesmatin.fr/faits-divers-justice/2019/08/03/il-y-a-des-tueurs-en-serie-qui-ont-commence-par-des-animaux, consulté le 13 avril 2020.
  • 4 Voir notamment Arluke, A., & Madfis, E. (2014). « Animal abuse as a warning sign of school massacres: A critique and refinement. », Homicide studies, 18(1), p. 7-22.
  • 5 Sax, B. (2007). « Culture , religion and belief system ? Animals in nazi Germany », (p. 442-443). In M. Bekoff (Ed.). Encyclopedia of Human-Animal relationships. Westport, Greenwood Press.
  • 6 Herzog, H. (2011). Some we love, some we hate, some we eat. New York, Harper, p. 58
  • 7 Sax, B. (2007). « Culture , religion and belief system ? Animals in nazi Germany », (p. 442-443). In M. Bekoff (Ed.). Encyclopedia of Human-Animal relationships. Westport, Greenwood Press.
  • 8 Klee, E. (1998). La Médecine nazie et ses victimes. Arles : Actes Sud ; Lifton, R.J. (2000). The nazi doctors. Medical killing and the psychology of genocide. New York, Basic Books.
  • 9 Arluke, A. & Sanders, C. (1996). Regarding animals. Philadelphie : Temple University Press p. 133.
  • 10 Notamment en psychiatrie et psychologie (Bègue, L. (2018). « Pour une criminologie animalière. » Revue Semestrielle de Droit Animalier, 2, p. 211-218. ; Gullone, E. (2012). « Animal cruelty, antisocial behavior and aggression. », Londres, Palgrave ; Vaughn, M. G., Fu, Q., DeLisi, M., Beaver, K. M., Perron, B. E., Terrell, K., & Howard, M. O. (2009). « Correlates of cruelty to animals in the United States: results from the National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions. », Journal of Psychiatric Research, 43(15), p. 1213-1218), criminologie (Agnew, R. (1998). « The Causes of Animal Abuse : A Social-Psychological Analysis. », Theoretical Criminology, 2(2), p. 177-209), travail social et médecine légale (Ascione, F. R., McDonald, S. E., Tedeschi, P., & Williams, J. H. (2018). « The relations among animal abuse, psychological disorders, and crime: Implications for forensic assessment. », Behavioral Sciences & the Law, 36(6), p. 717-729), et science vétérinaire (Monsalve, S., Ferreira, F., & Garcia, R. (2017). « The connection between animal abuse and interpersonal violence: A review from the veterinary perspective. », Research in Veterinary Science, 114, p. 18-26 ; Gullone, E. (2014). « An Evaluative Review of Theories Related to Animal Cruelty. », Journal of Animal Ethics, 4(1), p. 37-57).
  • 11 Monsalve, S., Ferreira, F., & Garcia, R. (2017). « The connection between animal abuse and interpersonal violence: A review from the veterinary perspective. », Research in Veterinary Science, 114, p. 18-26.
  • 12 Ascione, F. R., McDonald, S. E., Tedeschi, P., & Williams, J. H. (2018). « The relations among animal abuse, psychological disorders, and crime: Implications for forensic assessment. », Behavioral Sciences & the Law, 36(6), p. 717-729.
  • 13 Baron-Cohen, S. (2011). The science of evil. New York, Basic Books.
  • 14 Gleyzer, R., Felthous, A. R., & Holzer, C. E. (2002). « Animal cruelty and psychiatric disorders. », The Journal of the American Academy of Psychiatry and the Law, 30(2), p. 257-265. Stupperich, A., & Strack, M. (2016). « Among a German Sample of Forensic Patients, Previous Animal Abuse Mediates Between Psychopathy and Sadistic Actions. », Journal of Forensic Sciences, 61(3), p. 699-705.
  • 15 Foucault, M (1973). Moi, Pierre Rivière. Paris, Gallimard, p. 158.
  • 16 On considère que les tueurs de masse ont commis au moins trois homicides le même jour, tandis que les tueurs en série sont les auteurs d’homicides planifiés faisant trois victimes ou plus sur un intervalle de temps plus long et dans des circonstances différentes.
  • 17 Leary, M. R., Kowalski, R. M., Smith, L., & Phillips, S. (2003). « Teasing, rejection, and violence: Case studies of the school shootings. », Aggressive Behavior, 29(3), p. 202-214.
  • 18 Voir Arluke, A., & Madfis, E. (2014). « Animal abuse as a warning sign of school massacres: A critique and refinement. », Homicide studies, 18(1), p. 7-22 ; Henry, B. C., & Sanders, C. E. (2007). « Bullying and animal abuse: Is there a connection ? », Society & Animals 15, 2, p. 107-126 ; Verlinden, S., Hersen, M. & Thomas, J., 2000. Risk factors in school shootings. Clinical Psychology Review, 20(1), p. 3-56.
  • 19 Voir Gullone, E. (2012). Animal cruelty, antisocial behavior and aggression. Londres, Palgrave, p. 5
  • 20 MacDonald, J. (1963). The threat to kill. American Journal of Psychiatry, 120, 2, p. 125-130 ; Hellman, D. S. & Blackman, N. (1966). « Enuresis, firesetting, and cruelty to animals: A triad predictive of adult crime. », American Journal of Psychiatry, 122, p. 1431-1435.
  • 21 Parfitt, C. H., & Alleyne, E. (2020). « Not the Sum of Its Parts: A Critical Review of the MacDonald Triad. », Trauma, Violence & Abuse, 21(2), p. 300-310.
  • 22 Parfitt, C. H., & Alleyne, E. (2020). « Not the Sum of Its Parts: A Critical Review of the MacDonald Triad. », Trauma, Violence & Abuse, 21(2), p. 300-310.
  • 23 Levitt, L., Hoffer, T. & Loper, A.B. (2016). « Criminal histories of a subsample of animal cruelty offenders. », Aggression and Violent Behavior, 30, p. 48-58.
  • 24 Allen, M. W., Hunstone, M., Waerstad, J., Foy, E., Hobbins, T., Wikner, B., & Wirrel, J. (2002). « Human-to-animal similarity and participant mood influence punishment recommendations for animal abusers. », Society & Animals: Journal of Human-Animal Studies, 10(3), p. 267-284 ; Rajecki, D. W., Rasmussen, J. L., & Craft, H. D. (1993). « Labels and the treatment of animals: Archival and experimental cases. », Society & Animals, 1(1), p. 45-60.
  • 25 Fischler, C. (1998). « Le comestible et l’animalité. », In B. Cyrulnik (Ed.). Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale (p. 951-959). Paris, Seuil.
  • 26 Zaraska, M. (2016). Meathooked. The history and science of our 2.5 million-year obsession with meat. New York, Basic Books, p. 158.
  • 27 Tallichet S.E., Hensley C. (2005). « Rural and Urban Differences in the Commission of Animal Cruelty. », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, 49(6):711-726.
  • 28 Miller, K. S., & Knutson, J. F. (1997). « Reports of severe physical punishment and exposure to animal cruelty by inmates convicted of felonies and by university students. », Child Abuse & Neglect, 21(1), p. 59-82.
  • 29 Merz-Perez, L, Heide, K.M., Silverman, I.J. (2001). « Childhood Cruelty to Animals and Subsequent Violence against Humans. », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, 45(5): p. 556-573.
  • 30 Wright, J, & Hensley C. (2003). « From Animal Cruelty to Serial Murder: Applying the Graduation Hypothesis. », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, 47(1), p. 71-88.
  • 31 Ressler, R. K., Burgess, A. W., & Douglas, J. E. (1988). Sexual homicide: Patterns and motives, Lexington Books/D. C. Heath and Com.
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RSDA 2-2023

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