Actualité juridique : Bibliographie

Théorie et Philosophie du droit

  • David Chauvet
    Docteur en droit
    Université de Montpellier
    IDEDH

Remettre l’Église au milieu du village végan
À propos d’Olivier Christin et Guillaume Alonge, Adam et Ève, le paradis, la viande et les légumes, Anarchasis, 2023, 190 p.


Dans ce livre très clair, pertinent, instructif et documenté, les historiens Olivier Christin et Guillaume Alonge traitent de deux grands sujets : le régime alimentaire des premiers hommes dans la Bible, comme son titre l’indique ; et la vulgate qui fait du christianisme un ennemi doctrinal et historique absolu du végétarisme. Les deux sujets sont liés, car après tout le végétarisme d’Adam et Ève dans l’Éden ne pèse pas pour rien dans le débat sur le « carnisme » chrétien – étant entendu qu’on parle de végétarisme, non d’anthropocentrisme ou de spécisme, végétarisme qui se justifie de diverses manières, l’éthique animale en étant une, d’autres la santé ou la tempérance. Végétarisme dans l’Éden et vulgate du christianisme carniste : disons dès maintenant que même si le premier sujet n’est pas maltraité par cet ouvrage, c’est le second qui est le plus achevé, ce qui peut décevoir les attentes de certains lecteurs appâtés par le titre.
Commençons par la vulgate. Cette contribution à l’histoire du végétarisme en Occident se veut un éclaircissement par rapport à certains raccourcis, des fausses évidences selon lesquelles le végétarisme fait suite à la déchristianisation de l’Europe (p. 18), opposant ainsi le végétarisme et le christianisme sous le mode de la rupture : « le point de départ est souvent le même : par rapport à d’autres religions, le christianisme propage le modèle carné et n’a aucun respect pour les animaux, qui sont considérés comme étant à la disposition de l’homme. Si pendant des siècles la société occidentale a fini par développer une idéologie carniste, la responsabilité la plus importante en reviendrait aux chrétiens » (p. 79, voir aussi p. 17-9, 40, 77-8, 94-5). On peut reprocher son anthropocentrisme et son spécisme au christianisme, mais pas son carnisme, si ledit carnisme est la défense des pratiques carnées, fût-elle basée sur une idéologie spéciste1. En d’autres termes, le christianisme aura beau être spéciste, peu importe, si la finalité de ce spécisme n’est pas une justification de la consommation de viande : un tel christianisme spéciste n’est pas carniste sur les plans historique et conceptuel2. Il faut alors voir, quelle que soit l’évolution des motivations, une continuité historique entre le végétarisme actuel et le christianisme, ou au moins un certain christianisme mais qui n’est pas aussi marginal ou exceptionnel que le laisserait penser la figure de saint François, généralement perçue comme assez isolée au sein d’un christianisme hostile aux animaux ou au végétarisme. On peut dire que cette mise au point, outre l’intérêt de pure connaissance qu’elle présente, permet de mettre à bas certaines affirmations hâtives pouvant être faites soit contre le végétarisme, soit pour, selon qu’on projette sur l’héritage chrétien un regard positif ou négatif. Avec ce livre, il devient plus difficile aux adversaires du végétarisme d’invoquer le reniement d’un héritage civilisationnel, et à ses défenseurs de se réjouir d’un progrès en rupture avec un passé jugé archaïque au moins sur ce point.
Il apparait qu’en réalité, le végétarisme a été l’objet d’un débat important au sein du christianisme, qui ne saurait donc se définir d’un seul bloc vis-à-vis de la consommation de viande. Sans même rappeler l’existence d’un modèle végétarien dès les premiers siècles chrétiens avec saint Jérôme (p. 48), il n’y a pas de rupture entre le christianisme et le végétarisme, mais bien présence sur « la longue durée, au sein de l’Église romaine, y compris à son plus haut niveau, d’une pensée végétarienne » (p. 77), étant entendu qu’il était généralement moins question de condition animale (p. 95) que de retrouver le chemin de l’innocence perdue avec le péché originel. La question du végétarisme entre alors en ligne de compte dans la justification du jeûne imposé par le christianisme (catholique) et critiqué par les protestants. Pour les chrétiens, le jeûne, l’abstinence de produits carnés est une façon d’effacer la faute d’Adam. Pas tous les produits carnés, pas une abstinence permanente, parce que le christianisme prend acte de la faiblesse de l’homme, se montre compréhensif, parfois au prix de quelques contorsions (p. 121-4). Les auteurs rappellent qu’avec la vision de l’apôtre Pierre à Jaffa, le christianisme abolit les interdits alimentaires judaïques dépassés dans une foi qui se veut universelle (p. 41-52). Mais la liberté ne valant pas licence, l’interdit passe de l’objet (les aliments) au sujet (les comportements) à travers ce jeûne par lequel les chrétiens sont invités à l’humilité et la tempérance. Le catholicisme n’invita donc pas à une consommation débridée de viande, ce qu’il aurait pourtant très bien pu faire puisque c’est précisément ce que firent d’autres branches du christianisme. Le jeûne fut en effet l’objet des attaques protestantes, qui voyaient là une interdiction artificielle, « récente et abusive, sans rapport avec les exigences du Salut et les attentes de Dieu » (p. 115). D’ailleurs, « les enquêtes les plus méticuleuses montrent parfaitement que la Réforme protestante et son rejet des règles traditionnelles de l’abstinence puis la déchristianisation se sont souvent traduits par une progression de la consommation de viande dans les pays d’Europe du Nord protestants comme dans les pays restés fidèles à Rome » (p. 18)3. Les théologiens chrétiens vont alors se faire fort de prouver le végétarisme d’Adam et Ève sur lequel se fonde l’interdiction atténuée de la viande dans le cadre du jeûne, qui sans l’égaler tend vers ce modèle de pureté. Cette démonstration va être faite pour répondre aux critiques protestantes susmentionnées, ou durant la Contre-Réforme (p. 70), avec laquelle la question fut discutée par des personnalités de haut rang. Au seizième siècle, le futur cardinal Silvio Antoniano ira jusqu’à rédiger un texte intitulé De abstinentia carnis (p. 71) pour montrer la compatibilité du christianisme et du végétarisme, soit comme le disent les auteurs « une lecture végétarienne du christianisme » (p. 76). Il en alla aussi de l’identité d’ordres de la tradition bénédictine dont la règle d’abstinence de viande était contestée dans des querelles intestines, au point qu’au dix-septième siècle le maintien de l’interdiction dut être décidé par les plus hautes juridictions du royaume (p. 96-8). Voilà qui remet l’église au milieu du village végan, pourrions-nous résumer de manière plus polémique que ne l’est réellement l’ouvrage, dont la présente démonstration s’inscrit dans un exposé historique plus vaste. Mais cette seule mise au point suffit à en faire un livre important.
Venons-en à la question du régime alimentaire d’Adam et Ève, qui se mêle à la question précédente. Les auteurs exposent les grandes lignes des débats sur le végétarisme dans l’Éden (p. 27-40). En effet, même si l’Ancien testament paraît assez clair sur ce point, il a suscité une controverse. Le premier livre de la Genèse semble manifestement exclure la viande de l’Éden, les premiers hommes se voyant attribuer les plantes comme nourriture. Puis avec le déluge l’autorisation de manger de la viande leur est donnée par Genèse 9:2-3, qu’on y voie une nécessité du fait d’une faiblesse physique et morale consécutive à la perte de l’innocence (p. 35-6) ou du fait que le déluge avait lessivé les terres et par suite dégradé la qualité des aliments qu’elle donne (p. 37-8). Cela ressemble manifestement à une rupture, mais on a pu prétendre qu’il ne s’agissait en fait que de la confirmation d’une autorisation donnée implicitement par Genèse 1:29. Cette dispute exégétique fermée sera suivie d’une autre controverse cette fois scientifique et de grande ampleur (p. 91), impliquant des médecins, biologistes, philosophes de la nature etc. (p. 125), sur une large période (1650-1750) et sous l’œil du public des pairs, des lettrés, des salons ou des simples lecteurs cultivés, grâce à des écrits imprimés qui se répondent notamment dans des revues savantes (p. 104, 125). Sans disparaitre de ces débats et non sans en être impactée en retour (p. 136), la question du végétarisme des premiers hommes passe au second plan (p. 125-6, 180), car on s’attache alors à trancher la question de la viande d’un point de vue naturaliste, sur la base de considérations physiologiques ou ethnologiques (p. 124-42). La question est en lien avec celle du jeûne dont nous avons parlé (p. 138-9), mais désormais on cherche aussi et surtout à savoir si le végétarisme convient à la physiologie humaine. C’est ici que je formulerai non pas une critique, mais un regret.
C’est surtout au premier chapitre, soit jusqu’à la page 52, que l’ouvrage aborde la question du végétarisme d’Adam et Ève. Or, si les auteurs donnent quelques arguments dans un sens et dans l’autre de la controverse (en partic. p. 14-5, 29, 37), le traitement de la question me semble insuffisant eu égard à l’ambition affichée dans le titre, qui laisse attendre avant tout une histoire détaillée des idées théologiques sur la question. On aurait espéré un exposé systématique des arguments et contre-arguments, avec référence faite à chaque auteur, des citations, etc. Par exemple, on est frappé de ne voir aucune mention d’Ésaïe 11:6-9, où il est dit entre autres qu’à la fin des temps le lion mangera du fourrage aux côtés du bœuf. Cette question ne peut pas être laissée de côté quand on aborde la question de la présence ou non du végétarisme dans l’Éden, d’autant qu’elle concerne déjà les animaux4 comme mentionné par les auteurs (par ex. p. 9, 20), outre Adam et Ève. Il aurait donc été utile de rendre compte de la place de cet argument dans le débat, ou de son absence le cas échéant. Aussi intéressante et nécessaire puisse être la restitution des opinions sur la viabilité du végétarisme pour la santé humaine, sa place est démesurée au regard de la question des discussions théologiques qui passe en second, comme nous l’avons vu, lorsque les savants se mettent à s’intéresser au végétarisme en naturalistes plutôt qu’en théologiens. Un simple regret donc, et un espoir : celui qu’un prochain ouvrage vienne compléter et préciser cette excellente contribution à l’histoire du christianisme et du végétarisme.

  • 1 Comme le résume par exemple Elena dellAgnese dans Ecocritical Geopolitics: Popular culture and environmental discourse (Routledge, 2021, p. 11) : « Carnism, as defined by Melanie Joy (2010), is the dominant discourse of human nutrition; based on rigidly speciesist assumptions, carnism considers eating meat to be normal, natural, and necessary ».
  • 2 Ce n’est pas moi qui serai surpris par l’ancienne défense chrétienne du végétarisme dans un cadre anthropocentriste et même réificateur, telle qu’on la trouve en 1711 dans la dissertatio de Nicolaus Krok Analogia juris in brutis animantibus (L’analogie du droit chez les animaux) que j’ai traduite et publiée en 2015 à la revue Dix-huitième siècle (n° 47).
  • 3 Ce qui n’empêchait pas des protestants outre-manche de se prononcer pour le végétarisme (p. 80-5) : « Si en France et en Italie ce sont surtout le catholicisme et, en partie, la Réforme magistérielle qui se sont approprié la question, c’est l’aile la plus radicale de la Réforme qui s’y est intéressée en Angleterre » (p. 84).
  • 4 Genèse 1:30.
 

RSDA 2-2023

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