Droit de la propriété intellectuelle
Actualité juridique : Jurisprudence

Chronique : Propriétés intellectuelles

  • Alexandre Zollinger
    Maître de conférences HDR
    Université de Poitiers
    CECOJI

 

Controverse sur la personnalité juridique des animaux : liberté éditoriale des directeurs de publication
CA Aix-en-Provence, 3-1, 6 juillet 2023, n° 2023/102, n° RG 19/17688 : LEPI novembre 2023, DPI201w6, p. 3, nos obs.


Deux enseignants-chercheurs, organisant un colloque universitaire relatif à la personnalité juridique des animaux, sollicitent un professeur en vue de lui confier les propos conclusifs de la journée. Dans ces échanges préalables, ils lui demandent notamment de pouvoir leur remettre la version écrite de sa contribution dans un délai défini (un mois et demi après le colloque) en vue de la publication des actes. A la suite de la journée, ils informent toutefois le professeur de leur volonté de ne pas inclure son intervention dans l’ouvrage à venir, en ce qu’elle ne constituait pas la synthèse escomptée et contiendrait des propos inexacts, formulés avec l’intention de nuire à leurs travaux. Le professeur conteste en justice ce refus de publication, qu’il estime injustifié et préjudiciable.
Il prétend notamment qu’un contrat se serait formé, par les échanges de courriels, entre les directeurs de la publication et lui-même, emportant une double obligation : le contributeur se serait engagé à remettre la version écrite de son intervention avant la date indiquée et les directeurs de l’ouvrage à transmettre cette contribution écrite à l’éditeur. La cour d’appel, en un arrêt confirmatif, dénie l’existence des obligations alléguées. D’une part, le demandeur « pouvait parfaitement refuser de transmettre une quelconque contribution écrite dès lors que s'agissant d'une œuvre intellectuelle, elle devait faire l'objet d'une cession de droits qu'il était fondé à refuser s'il le souhaitait ». D’autre part, la cour écarte toute faute contractuelle des directeurs de publication à l’égard de l’éditeur, « aucune des dispositions du contrat d'édition ne leur imposant d'insérer dans l'ouvrage l'intégralité des contributions écrites rédigées après le colloque dans la mesure où ils avaient la responsabilité de la ligne éditoriale qu'ils souhaitaient donner à l'ouvrage ».
La situation est ensuite analysée sous l’angle des droits fondamentaux, deux libertés étant en opposition : la liberté éditoriale des directeurs de publication d’une part et la liberté d’expression de l’enseignant-chercheur éconduit d’autre part. Pour la cour, l’exercice de ces libertés est « absolu, sauf l'abus qui en serait fait et un préjudice causé ». La liberté d’expression de l’enseignant-chercheur n’est pas considérée comme atteinte dans la mesure où il a pu exprimer son opinion à l’oral et conservait la possibilité de publier (ailleurs, la précision est implicite dans l’arrêt commenté) la synthèse élaborée en vue de ces actes. À défaut de démontrer l’existence d’un abus de la part des intimés et de caractériser le préjudice qui en résulterait pour lui, le demandeur voit son action rejetée. Est également rejeté l’appel incident déposé par les directeurs de publication en vue de voir réparée, notamment, l’atteinte à leur honneur et à leur réputation résultant des propos tenus lors du colloque. Mais la cour relève ici qu’ils « ne peuvent, sauf à attenter à la liberté de parole et d'opinion dont jouit [F] [R], lui faire reproche » de ces propos. Balle au centre…
L’espèce suscite deux remarques. En premier lieu, est-il juste de considérer qu’aucun contrat n’a été formé entre les directeurs de publication et le contributeur écarté ? L’absence de contrat ne saurait être déduite de l’absence de cession de droits d’auteur. Le régime de l’œuvre collective (susceptible de s’appliquer à des actes de colloque) dispense en effet de conclure un contrat de cession de droits avec chaque contributeur, le coordinateur étant titulaire initial des droits sur l’œuvre d’ensemble1. Dans cette hypothèse, chaque contribution sera généralement remise en exécution d’un contrat (de travail ou de commande) à la personne physique ou morale assurant la coordination et la direction de l’œuvre collective. Et même en considérant que les actes du colloque constituent une œuvre de collaboration2, et non une œuvre collective, il serait également possible de distinguer deux phases contractuelles : l’une en amont, relative à la création de l’œuvre (contrat de commande), et l’autre en aval organisant son exploitation (contrat de cession des droits des coauteurs à l’exploitant)3.
On pourrait ainsi envisager qu’un contrat de commande (variété de contrat de prestation de service) a été formé par courrier électronique, impliquant une double obligation à la charge du commandité : réaliser une prestation orale dans le champ défini et délivrer la version écrite en vue de la publication des actes. La liberté éditoriale des directeurs de publication trouverait alors à s’exercer par la mise en œuvre du pouvoir d’appréciation de la conformité de la chose remise/prestation réalisée par rapport aux stipulations contractuelles. Ce pouvoir d’appréciation du commanditaire ne saurait toutefois être discrétionnaire4. Une autre analyse aurait ainsi pu être menée pour qualifier juridiquement les usages universitaires au cœur de l’espèce. Toutefois, la cour fait le choix de ne voir ici aucun contrat entre le contributeur et les directeurs de publication, soit par facilité, soit car il lui paraît excessif de voir dans les formules usuelles employées, avant l’évènement, par les organisateurs une volonté de contracter et la source d’une obligation juridique (et non simplement morale ou sociale)…
Ceci conduit à notre seconde remarque. Au-delà des obligations juridiques, comment appréhender scientifiquement un sujet controversé (comme peut l’être celui de la personnalité juridique des animaux) dans un ouvrage collectif ? Sans qu’il soit du tout question ici de se prononcer sur les faits d’espèce, qui nous sont inconnus hors les précisions apportées par l’arrêt, un dilemme semble se présenter entre le souci légitime d’assurer à un ouvrage une cohérence scientifique et la préservation d’un certain pluralisme d’expression, permettant de « garantir l'impartialité des recherches et l'objectivité de leurs résultats »5. Lorsque le dialogue est possible, publier une argumentation contra, quitte à l’assortir d’un éventuel contrepoint (sorte de droit de réponse), pourrait être une option stimulante et instructive.

Productions artistiques non humaines : la jurisprudence Naruto étendue aux intelligences artificielles génératives
U.S. District Court for the District of Columbia, 18 août 2023, Civil Action No. 22-1564 (BAH), Judge Beryl A. Howell, Stephen Thaler v. Shira Perlmutter


M. Thaler a développé un système d’intelligence artificielle (I.A.) générative intitulé « Creativity Machine », produisant des contenus visuels. Ce type de système repose sur la technique du machine learning ; en associant un algorithme à de nombreuses données d’entrainement (textes, photos, vidéos…), l’I.A. apprend à reconnaître les caractéristiques des éléments qui lui sont soumis et construit son « modèle d’inférence »6. Une fois la phase d’entrainement de l’I.A. achevée, l’utilisateur de l’application formule une requête (ou « prompt ») en vue d’obtenir un résultat particulier (« output ») que l’intelligence artificielle déduit de son apprentissage. M. Thaler entreprend d’enregistrer aux Etats-Unis l’une des « œuvres » visuelles ainsi obtenues, A Recent Entrance to Paradise, en mentionnant l’intelligence artificielle comme auteur et en indiquant qu’il était cessionnaire des droits afférents à l’œuvre en tant que propriétaire du système d’intelligence artificielle. Le Copyright Office rejette la demande d’enregistrement, à défaut d’intervention d’un auteur humain. La cour de district est saisie d’un recours, en vue de déterminer si une production générée de manière autonome par intelligence artificielle, sans intervention humaine, est éligible à une protection par copyright. Les débats s’orientent naturellement sur la malléabilité des frontières du copyright et sur la notion d’« author » au sens de la loi américaine.
Dans le cadre d’un rappel de l’évolution de la législation et de la jurisprudence américaine sur ce point, la cour évoque logiquement l’affaire Naruto, très médiatisée et commentée par la doctrine, notamment dans ces pages7. En l’espèce, un macaque avait actionné le déclencheur de l’appareil photographique de David Slater et pris divers clichés de lui-même, très réussis. Le photographe ayant ensuite exploité lesdites photographies, la PETA avait intenté une action en contrefaçon contre lui, au nom du singe. La cour d’appel avait conclu à l’absence de statut permettant à l’animal d’introduire une telle action en contrefaçon8. La conclusion obtenue au sujet de la qualité à agir est transposable à la question de la protégeabilité du contenu par copyright : il s’agit dans les deux cas d’interpréter la notion d’author visée par la loi. Or tous les termes employés laissent entendre que la notion se limite aux êtres humains, à l’exclusion des animaux. La cour de district constate ainsi, dans l’affaire Thaler commentée : « Plaintiff can point to no case in which a court has recognized copyright in a work originating with a non-human ».
En cours d’instance, le requérant tente de modifier son argumentation, et d’indiquer que la production a été réalisée sous son contrôle et sa direction. Mais la cour s’en tient à ce qu’il avait décrit dans sa demande d’enregistrement auprès de l’office, à savoir que l’œuvre avait été générée de manière autonome par la machine. Le changement de stratégie, dans la manière de présenter son rôle par rapport à celui de la machine, intervient « trop tard ». La cour de district confirme ainsi la décision du Copyright Office de refuser l’enregistrement de l’œuvre A Recent Entrance to Paradise. Les contenus produits à l’aide de systèmes d’intelligence artificielle ne sauraient toutefois être tous exclus de la protection : tout dépend de la nature de l’intervention humaine réalisée en complément de l’output. Ainsi, dans la demande de protection de la bande-dessinée Zarya of the Dawn, le Copyright Office a récemment estimé qu’une personne physique, Mme Kashtanova, était bien l’autrice du texte ainsi que de la sélection, de la coordination et de l’arrangement des éléments textuels et visuels de l’œuvre, mais refusé de protéger les éléments visuels entièrement générés par intelligence artificielle9.
Au-delà de ces premiers repères sur le régime applicable aux contenus générés par intelligence artificielle, l’affaire invite à une comparaison entre ces deux catégories de créations non humaines, impliquant une I.A. ou un animal10. Dans les deux cas, l’absence de contribution originale d’un être humain à la conception et à la réalisation de « l’œuvre » conduit à ce que cette dernière appartienne au domaine public, à ce qu’elle ne fasse l’objet d’aucune protection par le droit d’auteur (l’éventuelle valeur des œuvres en cause sur le marché de l’art11 étant ici parfaitement indifférente). Ainsi, concernant le selfie du macaque Naruto, le simple fait, pour le photographe, d’installer un appareil photo, de procéder aux réglages et de disposer le déclencheur ne suffit sans doute pas à caractériser une contribution humaine originale ; il s’agit davantage d’un savoir-faire technique. De la même manière, l’action consistant, pour l’utilisateur d’un système d’intelligence artificielle, à formuler une requête et à choisir parmi les résultats obtenus celui qui lui convient le plus ne constitue pas un acte créatif humain.
Si le régime des créations en cause présente ainsi des similarités, leur nature nous semble pourtant différer, les animaux étant des « êtres vivants doués de sensibilité »12. À rebours de la perception cartésienne de l’animal-machine, il nous semble que certains animaux artistes, tel le chimpanzé Congo, s’expriment lorsqu’ils procèdent en autonomie à leur « performance » artistique13. Une intelligence artificielle ne s’exprime pas, elle donne un résultat correspondant à une probabilité statistique en application de son modèle d’inférence. Sans doute les éléphants dressés en Asie pour peindre avec leur trompe14 ne reproduisent-ils qu’un geste mécanique appris durement, au prix souvent de maltraitances. Le dresseur doit-il alors être considéré comme l’auteur des productions en cause ? Si l’œuvre réalisée par l’animal a été conçue par l’être humain et présente une originalité, rien ne semble l’empêcher15, quelle que soit la souffrance susceptible d’avoir été causée à l’animal impliqué (le droit d’auteur n’est notamment pas soumis à une condition de respect de l’ordre public).
Au-delà de la délicate caractérisation du rôle respectif de l’animal (ou de l’I.A.) et de l’être humain impliqués dans le processus créatif, une autre différence se fait ici jour : l’animal peut souffrir, une intelligence artificielle non. Les deux peuvent de ce fait devenir, non concurrents, mais complémentaires comme aides ou alternatives à la création humaine. Les animaux virtuels s’imposent aujourd’hui dans les activités artistiques, notamment au sein des cirques (sous forme d’hologrammes) ou d’œuvres audiovisuelles (comme dans la dernière adaptation cinématographique de l’Appel de la forêt). L’intelligence artificielle peut améliorer la qualité de ces représentations virtuelles d’animaux (avec un très large panel de possibilités, allant d’un strict réalisme à la fantaisie pure) et faciliter l’intégration de telles représentations au sein de créations artistiques humaines, sans employer d’animaux et donc sans contrainte ni maltraitance potentielle. En matière de création artistique, le modèle « in silicio » constitue donc une alternative d’intérêt au « modèle animal ». Mais ce n’est là sans doute qu’un des nombreux impacts que pourra avoir l’intelligence artificielle sur notre rapport aux animaux16.

  • 1 V. art. L. 113-2 al. 3 (« Est dite collective l'œuvre créée sur l'initiative d'une personne physique ou morale qui l'édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l'ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu'il soit possible d'attribuer à chacun d'eux un droit distinct sur l'ensemble réalisé ») et L. 113-5 (« L'œuvre collective est, sauf preuve contraire, la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée. Cette personne est investie des droits de l'auteur ») du Code de la propriété intellectuelle (CPI).
  • 2 V. art. L. 113-2 al. 1 (« Est dite de collaboration l'œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques ») et L. 113-3 (« L'œuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs ») du CPI.
  • 3 V. sur ce point B. RACINE, L’auteur et l’acte de création, rapport, janvier 2020 : https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/L-auteur-et-l-acte-de-creation ; V. toutefois, critique, P. SIRINELLI et S. DORMONT, Le contrat de commande, rapport de mission du CSPLA, décembre 2020, https://www.culture.gouv.fr/Nous-connaitre/Organisation-du-ministere/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire-et-artistique-CSPLA/Travaux-et-publications-du-CSPLA/Missions-du-CSPLA/Mission-du-CSPLA-sur-le-contrat-de-commande
  • 4 V. TGI Paris, 3e ch., 20 décembre 1989 : RIDA 1/1991, p. 350.
  • 5 Art. L. 211-2 du Code de la recherche : « L'intégrité scientifique contribue à garantir l'impartialité des recherches et l'objectivité de leurs résultats ».
  • 6 V. notamment sur le sujet J.-M. DELTORN, « Quelle(s) protection(s) pour les modèles d’inférence ? », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 7/2017, p. 127 et s. ; J.-M. BRUGUIERE, « Intelligence artificielle et droit d'auteur - Sortir de la science-fiction des "machines/auteurs", entrer dans la réalité du droit des données », Comm. com. électr., n° 6, Juin 2020, étude 11.
  • 7 V. Ch. CARON, « Le selfie simiesque », Comm. com. électr., oct. 2014, repère 9 ; Ch. LE STANC, « Droit d’auteur – Les selfies de Naruto », Propriété industrielle, n° 6, Juin 2018, repère 6 ; O. PIGNATARI, « Le selfie d'un singe saisi par le droit », Juris art etc., 2014, n° 19, p. 36 ; nos chroniques, RSDA 2/2015, p. 208-213 et RSDA 1/2018, p. 158-163. V. également l’étude plus large de Patrice LE MAIGAT sur le statut de l’animal artiste et de ses créations : P. LE MAIGAT, LPA 25 avril 2016, n° PA201608205, p. 6.
  • 8 US Court of Appeals for the 9th Circuit, Naruto vs. D. J. Slater et al., 23 avril 2018 (Opinion), n° 16-15469.
  • 9 US Copyright Office, 21 février 2023, https://www.copyright.gov/docs/zarya-of-the-dawn.pdf
  • 10 D’autres catégories de créations non humaines pourraient être envisagées, comme celles résultant d’une inspiration divine. Le cas a été étudié dans la jurisprudence américaine, rappelée par la cour de district dans l’affaire commentée : V. par exemple Urantia Found. v. Kristen Maaherra, 114 F.3d 955, 958-59 (9th Cir. 1997). Plus généralement sur le sujet, V. Y. OMAR AMIN ABOUELNASR, La propriété des formes créatives issues de la manifestation d’un sentiment religieux : Etude de droit comparé, notamment franco-égyptien, thèse Poitiers, 2023.
  • 11 Par exemple, le Portrait d’Edmond de Belamy, élaboré par le collectif Obvious à l’aide d’un système d’intelligence artificielle générative, a été vendu aux enchères chez Christie’s à plus de 400 000 dollars. La dernière toile du chimpanzé Congo s’est vendue quant à elle à 10 000 dollars.
  • 12 Art. 515-14 du Code civil.
  • 13 Sur le sujet, V. notre étude, et les références qu’elle contient : « L’art animal en propriété littéraire et artistique », in Les animaux, actes de l'Université d'été 2019 de la Faculté de droit et sciences sociales de Poitiers, Presses universitaires juridiques de Poitiers - LGDJ, 2020, p. 169-185.
  • 14 V. par exemple https://www.youtube.com/watch?v=foahTqz7On4
  • 15 Cf. l’affaire Guino c. Renoir, reconnaissant la qualité de coauteurs à Renoir (ayant conçu les œuvres) mais aussi à Guino (les ayant réalisées) : Cass. civ. 1ère, 13 novembre 1973, 71-14.469.
  • 16 V. notamment A. MARTIN, « Intelligence artificielle et droit de l’animal », Droit animal Ethique & sciences, n° 114, 9 septembre 2022, https://www.fondation-droit-animal.org/114-intelligence-artificielle-et-droit-de-lanimal/
 

RSDA 2-2023

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