Sociologie et anthropologie du droit
Dossier thématique : Points de vue croisés

Anguilla viaticum : l’anguille européenne, voyageuse convoitée objet de complexités éco-ethno-juridiques

  • Anatole Danto
    Research fellow, anthropologue
    Université de Tartu, département d'anthropologie - Inalco, Centre de recherces Europes-Eurasie
  1. L’anguille européenne, Anguilla anguilla, selon la taxonomie scientifique occidentale contemporaine, est un poisson grand migrateur, diadrome, et, plus particulièrement, catadrome (ou thalassotoque, c’est-à-dire qui se reproduit en mer, et effectue une majeure partie de son cycle de vie au sein des eaux continentales, à l’inverse des anadromes, ou potamotoques). L’anguille présente en Europe se reproduit en plein Atlantique occidental. Puis ses larves, portées par les courants marins, atteignent les côtes de l’Atlantique oriental, de l’Afrique du Nord à la Scandinavie, se transforment en stade civelle, et pénètrent dans le réseau hydrographique continental par les estuaires, deltas, marais saumâtres et divers exutoires. Elles effectuent leur cycle de vie adulte dans ces eaux, avant une nouvelle migration : arrivées à maturité pour se reproduire, elles empruntent le chemin inverse, quittant les eaux intérieures lors de la dévalaison (ou avalaison), remigrant vers l’Atlantique.
  2. Cet article se propose de filer la métaphore du voyage autour de l’anguille, depuis ses cycles naturels jusqu’aux interventions anthropiques qui la concernent. Il s’appuie, notamment, sur un travail ethnographique au long-cours la concernant, en tant qu’entité autre-qu’humaine, comprenant des phases d’enquête immergée auprès d’elle, et des humains qui lui sont reliés (pêcheurs, scientifiques, communautés locales, etc.). Il questionne également l’évolution des régimes normatifs applicables à l’espèce et à sa pêche.

    I. Le voyage naturel et ses compréhensions humaines : un mystère à percer

  3. De tous temps, les cycles migratoires des espèces animales ont constitué un objet d’intérêt pour les communautés humaines qui en dépendent. Les cycles d’échelles locales ou régionales ont été parmi les premiers à être décrits finement, grâce à des emprises territoriales restreintes. A l’inverse, les « grandes » migrations, concernant des échelles macro (continents, hémisphères, voire planète entière), n’ont été comprises que plus tardivement pour certaines. Quelques espèces faunistiques ont longtemps résisté, dont l’anguille européenne fait partie. On supputait, jusqu’à tout récemment, qu’elle se reproduisait, et donc naissait en mer des Sargasses depuis quelques siècles. Ce n’est que tardivement qu’une confirmation scientifique vint valider cette hypothèse. Mais l’interrogation sous-jacente à son origine est à l’œuvre dès l’époque antique, en Grèce et à Rome1. Ainsi, le philosophe Aristote se questionne-t-il sur les origines de l’anguille, émettant une hypothèse d’origine locale. De la même manière, Pline l’Ancien se confronte au sujet, lui aussi partisan d’un certain localisme reproductif dans les cours d’eau européens. Les nombreux et différents stades de vie de l’anguille lui donnent des apparences physiques variées, que les communautés de pêcheurs décrivent avec force de vocabulaire vernaculaire : anguille blanche, anguille jaune, anguille argentée, etc.2. Sa parenté avec d’autres espèces est fréquemment discutée (comme l’indique son étymologie, la rattachant aux espèces de la famille des serpentiformes). Le mystère entourant une partie de son cycle de vie, à savoir sa phase reproductive, engendre un questionnement pluriséculaire. Cette phase invisible devient petit à petit, aux yeux des personnes qui cherchent à la décrire, une phase forcément extra-européenne, nécessitant donc un voyage de la part du poisson, et pas n’importe quel voyage : un voyage vers une destination inconnue, avec une temporalité, elle aussi inconnue.
  4. Pour tenter de résoudre cette énigme, un volet d’études scientifiques s’y consacre aux alentours du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Portés par les évolutions scientifiques en biologie marine et en océanographie, par le développement de la science embarquée, et par l’expansion des stations marines et autres laboratoires maritimes, de nombreux chercheurs, notamment européens, vont ainsi s’impliquer fortement dans l’identification de cet incertain voyage, réalisant, pour ce faire, eux-mêmes de nombreux voyages, scientifiques ceux-là. C’est le moment des expéditions, embarquées sur différents navires, qui réalisent tout un ensemble de stations de prélèvements. C’est le cas, par exemple, du danois Johannes Schmidt3, qui apparaît comme l’un des premiers descripteurs du cycle biologique de l’anguille européenne, suivant de près deux italiens, Grassi et Calandruccio, qui émirent l’hypothèse d’une origine marine de l’anguille4. Schmidt, après moult recherches et plusieurs expéditions nautiques au cours desquelles il capture de nombreuses larves anguillères, statue sur une origine des anguilles en provenance de la mer des Sargasses. Ce qui ne sera confirmé scientifiquement qu’en… 20225.
  5. Ce voyage dans l’espace se double ainsi d’un voyage dans le temps de la science, qui a accompagné une controverse millénaire autour des origines de l’anguille, et de son cycle biologique à travers les eaux douces et salées. L’on sait désormais que l’anguille européenne se reproduit en Atlantique occidental, autour de la mer des Sargasses. Les larves issues des pontes suivent alors les courants marins, notoirement le Gulf Stream, et se retrouvent distribuées sur les côtes européennes, avant d’évoluer du stade leptocéphale au stade civelle, puis de débuter la migration vers les bassins-versants. Et d’entamer, quelques décennies plus tard, le chemin inverse, en dévalant les cours d’eau en direction de l’Atlantique. Ce double voyage aller et retour surexpose l’animal, selon ses stades, aux pressions tant naturelles qu’anthropiques.

    II. Le forçage viatique : impossible contrôle du cycle, prémices biopolitiques et repeuplement

  6. La controverse entourant le cycle de vie de l’anguille est à corréler à un inconnu scientifique : on ne connaît pas bien la reproduction anguillère, et l’on sait encore moins comment la contrôler. Parallèlement, l’anguille européenne, poisson gras à forte valeur, fait partie intégrante du bestiaire halieutique du Vieux continent et, à ce titre, elle constitue aussi un objet de recherche dont se saisissent de nombreuses disciplines6. Sa chair est appréciée aux tables des gourmets, et sa pêche est une assurance certaine de revenus importants pour les pêcheurs7, ce qui contribue à une pression de pêche forte. En parallèle, d’autres menaces pèsent sur l’anguille, comme les pollutions, les ruptures aux continuités écologiques qui obèrent ses possibilités de voyage, l’anguille devenant alors une migrante empêchée8. Les populations d’anguille européenne s’érodent, puis s’effondrent durant le XXe siècle9. Les remontées de terrain (pêcheurs, scientifiques, communautés locales…) engendrent une prise de conscience par les pouvoirs publics, qui vont tenter de réguler la pression de pêche. Une riche et dense réglementation va alors naître, qui apparaît également comme disparate, peu efficiente, et mal adaptée à la problématique10, générant des conflits locaux, régionaux, nationaux, voire européens11, et une incapacité à régler le problème de fait12.
  7. Parallèlement à ces tentatives réglementaires de sauvegarde de l’espèce et de préservation de ses stocks, l’ingénierie (notamment publique) est mobilisée pour tenter de contrôler la reproduction de l’anguille, grâce à des procédés techno-scientifiques qui demeurent à découvrir. S’inspirant d’autres plans de préservation d’espèces grandes migratrices amphihalines, comme pour le saumon atlantique (Salmo salar) ou l’esturgeon européen (Acipenser sturio), l’on expérimente afin de reproduire de manière contrôlée l’anguille européenne et élever ses larves. Les échecs se multiplient. Une parade est trouvée : à défaut de domestiquer complètement l’anguille, l’on va faire du repeuplement, que l’on sait gérer.
  8. Les pouvoirs publics incitent ainsi à dépeupler un endroit pour en repeupler un autre. Les prémices d’une biopolitique13 adaptée à l’anguille se mettent en place à travers l’Europe, visant à contrôler la population de manière holistique. Cycle impossible à contrôler, parade toute trouvée : le repeuplement, pratiqué dès les années 1900-192014, prend son essor dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment depuis la France, à destination de l’Ibérie, de l’Europe orientale et septentrionale, de l’U.R.S.S., ou de l’Italie. Un « forçage viatique » se met en place : l’humain force la migration, en repeuplant les cours d’eau desquels l’anguille disparaît, au prix de grandes manœuvres, déplaçant des tonnes d’anguilles à travers les bassins-versants européens non connectés naturellement15. Ces actions sont aussi soumises à différentes controverses1617, face à ces migrations forcées, et à des cycles naturels, qui se retrouvent, eux, empêchés par différentes activités anthropiques. Par ailleurs, les effets concrets de cette politique se font encore attendre à l’échelle du continent18, et l’action publique globale dédiée à l’anguille, navigant entre politique publique de la biodiversité et politique publique des pêches, est critiquée pour ses rétro-actions non anticipées sur certains pans du socio-écosystème 19, notamment sociaux et économiques 20.

    III. Le voyage illicite : migrations orientales au détriment des migrations occidentales

  9. L’effondrement de la population anguillière en Europe n’a pas comme effet direct une baisse de la demande21. Animal emblématique de nombreuses gastronomies locales du continent européen22, l’anguille, sa pêche et sa cuisine, représentent un patrimoine culturel vivant encore parfois bien ancré au sein de certains terroirs23. Les mesures réglementaires visant à restreindre la pression de pêche ont ainsi eu un double effet. Le premier effet est la poursuite des pratiques de pêches « traditionnelles » ou « ancestrales », au sein de certains territoires, par une partie des catégories de pêcheurs se retrouvant exclues des droits de pêche. C’est, par exemple, le cas, en France métropolitaine, des pêcheurs amateurs de civelles qui, en 2006, sont interdits de pratique. Dans les faits, les pouvoirs publics ont pu observer une perpétuation de ce type d’activité par certains. L’on touche ici un éminent problème d’anthropologie juridique, avec une lecture duale du « droit » de pêche, entre la communauté de pêcheurs et le législateur : qui a le droit de pêcher, au-delà de ce qui est indiqué par le texte nouvellement entré en vigueur ? Une portion de la communauté s’abrite en effet derrière un droit de pêche ancestral, intergénérationnel, que le régulateur ne pourrait pas remettre en cause24, et donne naissance à la figure presque « bonhomme » du braconnier local25, parallèlement à certaines communautés locales, qui se voient restreintes dans l’exercice de leurs droits de pêche ancestraux26.
  10. A l’inverse, une autre forme de braconnage naît parallèlement à cette première figure : celle du braconnage issu de la criminalité organisée. Suivant l’adage de « tout ce qui est rare est cher », plusieurs réseaux s’emparent en effet de l’anguille comme objet marchand lucratif, le trafic représentant des millions, voire des milliards d’euros. Les différentes politiques publiques, nationales et communautaires, ont en effet institué une interdiction d’export hors de l’Union européenne, contribuant à l’émergence d’une forme de « criminalité verte »27. Dans le même temps, plusieurs catégories de pêcheurs sortent des catégories autorisées à pêcher l’anguille (amateurs maritimes, amateurs fluviaux sur les stades civelles et argentées…), les calendriers de pêche se réduisent, les sites de débarquement sont limités, un quota annuel est fixé, comprenant 60% des prises à réserver au repeuplement, etc., ce qui, là encore, permet activement l’émergence d’un juteux trafic, depuis les eaux européennes, et notamment françaises, à destination de zones de consommations intra-communautaires (Ibérie par exemple)28, mais aussi et surtout extra-communautaires avec, en premier lieu, l’Asie29. Un deuxième type de voyage forcé apparaît alors pour l’anguille européenne : le voyage illégal, à destination du marché asiatique. Les eaux européennes deviennent une zone d’extraction, au profit de centres de consommations orientaux, détournant d’autant les anguilles de leur migration de retour : la dévalaison vers l’Atlantique ouest30.

    IV. Oppositions patrimoniales : controverses à l’œuvre et incompréhensions ethno-juridiques

  11. L’inflation normative consacrée à l’anguille apparaît durant les premières décennies du XXIe siècle. Toutefois, une autre inflation est observable : celle des démarches de patrimonialisation des pratiques de pêche traditionnelles à l’anguille, engageant ainsi l’espèce encore plus en avant dans une controverse ancrée dans la dichotomie Nature-Culture31 de manière assez classique. Des tensions vives apparaissent au sein des territoires de pêche et au-delà, opposant conservation de la nature et conservation de la culture, dans une négation du lien, logique, quasi-symbiotique, reliant l’espèce à sa pêche : si l’espèce disparaît, la pratique de pêche inféodée s’éteint également. Ces tensions se retrouvent exacerbées par le non-recouvrement des populations historiques en Europe, et par la stagnation, si ce n’est l’augmentation, des autres pressions, notamment anthropiques (braconnage en premier lieu, mais aussi ruptures aux continuités écologiques, pollutions, destruction des habitats, productions hydroélectriques…). La mise en œuvre des politiques publiques « en silo » concourt à cet état de fait : d’un côté, la biodiversité (l’anguille et ses habitats) est de mieux en mieux protégée, notamment par les institutions de conservation de la Nature, ou celles édictrices de normes environnementales, d’un autre côté, le patrimoine vivant (pratiques de pêche, gastronomie) et matériel (engins de pêche, navires) l’est également, s’appuyant sur les institutions culturelles et patrimoniales. Il en résulte ce que certains observent comme une « mésadaptation » du droit32, conduisant à poser une mauvaise question : doit-on préserver la pêche ou l’espèce pêchée ?, alors même qu’une réflexion dépassant la dichotomie Nature-Culture pourrait chercher à préserver concomitamment la pratique de pêche pour ses valeurs culturelles, notamment au sein de certaines communautés locales de pêcheurs particulières, et l’espère pêchée33
  12. Force est cependant de constater que les éléments normatifs issus des champs patrimoniaux et culturels sont, globalement, de construction plus récente que ceux issus du champ environnemental. Par ailleurs, l’ensemble de ces champs est modelé par des évolutions et des injonctions qui, dans ces domaines, apparaissent pour beaucoup comme supranationales, avec un décalage important en termes chronologiques. Les discussions ayant trait au développement durable (et ce qui s’en suit), puis leurs traductions normatives, sont en partie issue de mouvements internationaux, qui s’outillent pour ce faire grâce à des organes et conventions, dès les années 1970. Le patrimoine vivant, quant à lui, suit un schéma similaire, mais à partir de la fin des années 1990, voire des années 2000, avec, donc, un certain décalage, préjudiciable sur le plan des traductions dans les différents droits, dans l’organisation de la gouvernance, et dans la connaissance et la mobilisation des normes à bon escient. De même, le poids réglementaire du champ culturel apparaît comme plus faible que le poids normatif du champ environnemental, ce qui se retrouve également dans les décisions des juridictions, et les lectures judiciaires et analyses juridiques qui ont présidé à ces décisions34 (ceci prévalant évidemment dans une vision dichotomique de l’application des droits nationaux et communautaires en Europe continentale contemporaine, et qui peut être discuté par différentes approches du droit, en consolidation ou émergentes, à l’image des « droits de la nature », « droits des communs », « droits des générations futures », « droits culturels », « faisceaux de droits », etc.), de même qu’au sein des systèmes de « gouvernance » contemporains sur ces sujets35.

    V. Une reconfiguration contemporaine « à tâtons » des régimes normatifs ?

  13. Une première bascule contemporaine est ainsi observable au sujet de l’anguille et de sa pêche, portée par un verdissement des politiques publiques, mais aussi par un constat partagé par toutes et tous d’effondrement des stocks d’anguille européenne, aujourd’hui quasiment relictuels. Cette première bascule est passée d’un régime normatif purement « halieutique », à un régime mêlant « halieutique » et « préservation de la biodiversité », dans un enchevêtrement de règles supranationales, nationales et infranationales régulant l’exploitation du poisson. Depuis quelques années, une seconde bascule est à l’œuvre, intégrant petit à petit une complexité patrimoniale et culturelle à une équation déjà compliquée. Cette seconde étape a été en partie amenée par les considérations grandissantes apportées aux droits des populations autochtones, qui, par certaines percolations, servent également des revendications juridiques portées par diverses communautés locales (regroupées alors sous le vocable onusien d’IPLC : Indigenous peoples and local communities)36, ou aux patrimoines vivants (à l’image de la Convention Unesco de 2003 pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel). Cela permet depuis quelques années à différentes parties de se saisir des possibilités offertes par ces pluralités de droits potentiels, pour faire reconnaitre ou établir des droits de type coutumiers, localement37. Pour le moment, ces démarches n’ont pas eu de répercussions concernant la pêche à l’anguille en France.
  14. Cela pose ainsi la question d’une reconfiguration des régimes normatifs à l’œuvre, qui se cherche encore, et oscille entre différentes orientations, en fonction des à-coups politiques et judiciaires, et de la mise en avant et la valorisation soit de droits affirmés comme coutumiers, soit de droits contemporains de l’environnement, qui s’avèrent parfois avérés, parfois mythifiés ou supposés, et dont la reconnaissance vient ralentir, voire obérer, une part des changements nécessaires. Ces changements, devenus effectivement impératifs au regard de l’effondrement de la population d’anguille, et de la disparition de nombreuses pratiques de pêches associées, pour certaines véritables fondements identitaires des communautés de pêcheurs, peuvent trouver inspiration dans les propositions d’acteurs variés. Ces derniers, à l’image des anguilles, cherchent à voyager sur une voie réconciliant Nature et Culture38, et invitent à « autochtoniser » l’anthropocène39, à profiter de l’autre qu’humain qu’est l’anguille pour reconnecter les humains aux eaux et à leurs occupants40, ou à reconsidérer, selon d’autres approches du droit, les entités naturelles et culturelles, à l’appui du concept de personnalité juridique, par exemple au sujet de la mer des Sargasses41. Ces travaux réflexifs permettent d’appréhender l’anguille, les pêcheurs et leurs pratiques inhérentes comme un tout, partie intégrante d’un même ensemble socio-écosystémique42, et à observer ces interrelations particulières, construites sur le temps long43. Cette fabrique des droits du futur permettra, peut-être, de préserver les voyages de l’anguille.

Mots-clés : anguille, Europe, migration, pêche, voyages

  • 1 Scaccuto, A. "La reproduction des anguilles dans les textes zoologiques de l'Antiquité." RursuSpicae. Transmission, réception et réécriture de textes, de l’Antiquité au Moyen Âge 4 (2022).
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  • 18 Barraud, R. "L’anguille ligérienne : une trajectoire patrimoniale chaotique et incertaine." Patrimoines vivants en Pays de la Loire–tome 2, OPCI-ESTHUA (2025, à paraître).
  • 19 Doyon, S. "Losing ground: The marginalization of the St. Lawrence eel fisheries in Québec, Canada." Marine Policy 61 (2015): 331-338.
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  • 24 Nakhshina, M.. "Community interpretations of fishing outside legal regulations: a case study from Northwest Russia." Fishing people of the North: Cultures, economies, and management responding to change (2012): 229-41.
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  • 26 Gribbin, J. O. "The Glass Eeling: Maine's Glass Eel and Elver Regulations and Their Effets on Maine's Native American Tribes." Ocean & Coastal LJ 20 (2015): 83.
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RSDA 2-2024

Histoire médiévale
Dossier thématique : Points de vue croisés

Entre légalité et contrebande, la règlementation des exportations de chevaux en Méditerranée du XIe au XVe siècle

  • Clothilde Noé
    Docteure en histoire médiévale - ATER
    Université de Tours
    CITERES-UMR 7324 (Équipe Monde Arabe et Méditerranée)

1. Entre le XIe et le XVe siècle, les relations en Méditerranée ont été marquées par les affrontements entre chrétiens et musulmans. Ces conflits sont illustrés, d’une part, par la Reconquista (722-1492) et, d’autre part, par la longue série de croisades1 dirigées vers la Syrie-Palestine (1095-1291). Leur étude a mobilisé les historiens2, qui se sont intéressés à la logistique et à l’économie de la guerre, notamment en ce qui concerne la production et le transport des armes en Orient et dans la péninsule Ibérique. Cependant, la question du cheval dans les croisades demeure encore peu explorée, en dehors des ouvrages d’Ann Hyland, qui font, encore aujourd’hui, référence3. Les différents fronts ont nécessité des logistiques spécifiques. En Syrie-Palestine, les chevaliers partaient avec leurs montures dans l’espoir de conquérir ou de défendre la Ville sainte, tandis que dans la péninsule Ibérique, l’élevage équin était organisé aux frontières pour approvisionner la cavalerie. Ces pratiques exigeaient des montures spécialisées, appelées « destriers » ou de « coursiers ». Dans ce contexte, la circulation du cheval d’armes soulevait plusieurs problématiques, notamment en ce qui concernait la règlementation de leur transport à travers l’espace méditerranéen, les conditions de voyage, ou encore le remplacement des montures blessées ou tuées4. Assimilée à une arme, la monture devait être protégée pour éviter qu’elle ne tombe entre les mains de l’ennemi. Lors de la première Croisade (1095-1099), pour ne citer qu’un exemple emblématique, les récits rapportent de graves difficultés liées au transport des chevaux. Ces derniers, provenant d’Occident, ont subi une hécatombe causée par une combinaison de facteurs : les rigueurs climatiques telles la chaleur et le froid, la faim et la soif, les attaques incessantes des cavaliers musulmans qui utilisaient leurs redoutables flèches, ainsi que les razzias leur permettant de s’emparer des montures des chevaliers francs. Par ailleurs, l’élevage des chevaux de guerre était inégalement réparti en Méditerranée : certains territoires, comme la péninsule Ibérique, l’Italie du Sud ou la Sicile, devinrent des centres producteurs d’équidés de qualité, tandis que d’autres régions, moins bien pourvues, en dépendaient pour leur approvisionnement. Un marché méditerranéen du cheval émergea, articulé autour de l’offre des zones productrices et de la demande des territoires déficitaires. Ces dynamiques économiques et militaires entraînèrent l’établissement de régulations strictes visant à limiter les exportations vers des ennemis potentiels tout en encourageant les échanges internes pour améliorer les cheptels et renforcer les capacités de remonte en équidés des pays latins. Les décisions politiques influencèrent la réglementation du transport des chevaux, tandis que les contrôles exercés sur le commerce témoignaient de leur rôle central dans les stratégies militaires.

2. Ce travail se propose d’examiner les enjeux et de présenter quelques exemples de ces régulations sur le trafic des chevaux en Méditerranée. Il s’appuie sur une recherche plus vaste, menée dans le cadre d’une thèse portant sur l’économie et les échanges d’équidés dans cet espace. Cette présentation s’articule autour de plusieurs axes : d’abord, les « armes » juridiques déployées par la papauté et les royaumes pour contrôler la circulation des chevaux ; ensuite, les adaptations imposées par l’affaiblissement des États latins d’Orient ; enfin, les réflexions autour de cet approvisionnement après la chute d’Acre en 1291.

 

I. Les chevaux et le trafic d'armes en Méditerranée dans la stratégie de défense de la Chrétienté

 

A. Les fondements des guerres saintes en Méditerranée et l'appui sur les "chevaliers du Christ"

3. Aborder la question des restrictions concernant la circulation des chevaux en Méditerranée implique de replacer le sujet dans le contexte général de l’époque marquée par la volonté papale de s’imposer comme une autorité religieuse. En effet, c’est au nom de cette autorité que furent menés les conflits contre l’Islam. À partir du milieu du XIe siècle, la papauté s’engagea dans un vaste mouvement de mobilisation inscrit dans le cadre de la Réforme grégorienne5. Cette période, caractérisée par des transformations profondes, fut dominée par les efforts du pontife pour renforcer son autorité au sein de l’Église tout en affirmant sa primauté face aux pouvoirs temporels. Depuis Léon IX (r. 1049-1054) jusqu’à Grégoire VII (r. 1073-1085), les réformes engagées permirent de poser les bases d’une nouvelle vision du rôle du pape, qui culminera avec la prédication d’Urbain II (r. 1088-1099). Un des premiers objectifs de cette réforme était de restaurer le contrôle de la papauté sur les affaires de l’Église, en affirmant la souveraineté universelle du pontife. Cette dernière devait s’exercer à la fois sur l’Occident latin et sur la chrétienté orientale, particulièrement fragilisée après la défaite des Byzantins face aux Turcs lors de la bataille de Mantzikert en 1071.

4. Dans cette perspective, la papauté entendait défendre ce qu’elle percevait comme le bien commun : la chrétienté. Ce projet entraîna une transformation progressive de l’image du chevalier, désormais élevé au rang de « chevalier du Christ »6. Cette évolution s’inscrivait dans la redéfinition de la notion de « guerre juste », développée par Saint Augustin7, qui légitimait une reconquête chrétienne dirigée non seulement contre les ennemis intérieurs, tels que le clergé corrompu, mais aussi contre les ennemis extérieurs, désignés comme païens (pagani) ou Sarrasins (Saraceni) par Grégoire VII. Le lien entre la guerre menée au nom de l’Église et cette nouvelle vision de la chevalerie se tissa progressivement, notamment au moment de la première croisade (1095-1099). Les croisés, appelés à la fois « chevaliers du Christ » (milites Christi) et « pèlerins » (peregrini), incarnaient cette figure rénovée du chevalier chrétien, engagé dans une mission sacrée. Par ailleurs, la papauté s’efforça de canaliser la violence des chevaliers, source de troubles en Occident, pour la diriger vers des objectifs communs en Orient. Cette vision est illustrée par Baudri de Bourgueil (v. 1060-1130)9 dans un texte vers 1108. Il y condamnait les chevaliers pour leur brutalité, tout en les exhortant à devenir de véritable « chevaliers du Christ »10, mettant ainsi leur force au service d’un idéal religieux et collectif.

5. Ainsi, l’Orient devint à la fois un exutoire pour la violence des chevaliers et une voie de rédemption spirituelle, grâce à la promesse de la rémission des péchés11. Dès le pontificat de Léon IX, une nouvelle conception du rôle des laïcs dans la défense de l’Église émergea. Il fut progressivement admis que leur mission incluait la protection active de la chrétienté. Cette idée prit une forme concrète en 1063, lorsque le pape Alexandre II accorda pour la première fois une indulgence aux guerriers participant à la Reconquista en Espagne12. Quelques années plus tard, en 1074, le pape Grégoire VII envisagea une expédition de grande ampleur pour repousser les Turcs qui menaçaient l’Empire byzantin. Cette ambition s’accompagnait d’un objectif supplémentaire : libérer Jérusalem, alors sous contrôle musulman. Grégoire VII entendait ainsi étendre à l’Orient la pax Dei et l’ordre que la papauté s’efforçait d’instaurer en Occident. Cette entreprise s’inscrivit également dans un renforcement des pratiques pénitentielles : dans son décret de 1080, le pontife précisa que celles-ci impliquaient une conversion totale du pécheur13. La péninsule Ibérique fut rapidement intégrée à cette dynamique. Entre 1073 et 1079, Grégoire VII adressa plusieurs lettres aux rois et aux évêques hispaniques, les exhortant à s’engager dans ce projet de reconquête14. Ces initiatives jetèrent les bases d’un héritage que le pontife laissa à ses successeurs : la guerre sainte ne visait pas seulement à libérer l’Orient des Infidèles, mais aussi à purifier l’âme des guerriers, faisant de leur engagement militaire un acte de salut personnel et collectif.

6. Sous le pontificat d’Urbain II (r. 1088-1099), le combat contre l’Islam s’organisa sur deux fronts. En Occident, des actions concrètes furent menées dans la péninsule Ibérique, avec des avancées notables comme la prise de Huesca en 1098. Urbain II, conscient de l’importance de ce front, promit dès 1089, des privilèges spirituels à ceux qui participeraient à la reconquête de Tarragone15. Il innova également en établissant un lien inédit entre le pèlerinage et la guerre contre les musulmans. Urbain encouragea ceux qui, dans un esprit de piété et de pénitence, souhaitaient se rendre à Jérusalem, à consacrer les fonds destinés à leur pèlerinage à la reconstruction de l’église de Tarragone. Il leur accorda la même indulgence que celle promise aux pèlerins en route pour la Terre sainte16. En Orient, la lutte atteignit son apogée avec la prise de Jérusalem en 1099. Ces deux fronts, occidental et oriental, étaient perçus comme complémentaires dans la défense de la chrétienté. Le successeur d’Urbain II, Pascal II (r. 1099-1118), réaffirma cette complémentarité en interdisant aux chevaliers (milites) castillans et léonais de quitter la frontière du Tage pour rejoindre Jérusalem17, soulignant ainsi la priorité accordée à la défense de la chrétienté dans la péninsule. Cette vision fut poursuivie sous le pontificat de Calixte II (r. 1119-1124) qui, en 1123, plaça sur un pied d’égalité, en termes de récompenses spirituelles, les campagnes menées à Jérusalem et celles engagées sur le sol ibérique18. La papauté établissait ainsi une continuité dans les luttes contre l’Islam, qu’elles se déroulent en Orient ou en Occident, affirmant l’unité de l’effort chrétien face à ses ennemis.


B. L’instauration des « res prohibitae » et l'interdiction du commerce du cheval en Méditerranée

7. Dans sa lutte contre l’Islam, la papauté dut également composer avec d’autres types de contacts, notamment marchands et commerciaux, qui compliquaient l’atteinte de ses objectifs religieux et militaires. La gestion pragmatique des échanges avec le monde musulman illustre les tensions entre les impératifs économiques et les aspirations spirituelles, une dualité que les chercheurs ont étudiée19. Bien que la papauté ait cherché à encadrer strictement le commerce de biens stratégiques, le dynamisme des relations commerciales en Méditerranée échappait à un contrôle rigoureux. Tandis que le commerce des épices, de soieries et d’autres produits orientaux prospérait, certains biens stratégiques étaient surveillés, comme les armes, le fer, le bois (indispensable à la construction navale égyptienne) et les chevaux. La papauté prit rapidement en charge la régulation de ces échanges sensibles en élaborant une législation visant à limiter le commerce de ces marchandises, désignées comme « res prohibitae » (« choses interdites »). Cette règlementation apparut dès le troisième concile de Latran en 1179, où fut formellement interdite la fourniture d’armes aux Sarrasins sous peine d’excommunication20. Toutefois, les chevaux n’étaient pas inclus dans ces interdictions. Ce n’est qu’au cours du pontificat d’Honorius III (r. 1216-1227) que les montures furent explicitement ajoutées à la liste des biens prohibés21.

8. Cette évolution réglementaire concernant les chevaux s’explique par les réflexions stratégiques entourant les croisades. Lors des premières expéditions en Terre sainte, notamment la première croisade (1095-1099) et la deuxième croisade (1146-1149), les voies d’approvisionnement étaient essentiellement terrestres. Ce schéma persista partiellement lors de la troisième croisade (1189-1192), durant laquelle Frédéric Barberousse (r. 1155-1190) emprunta encore les routes terrestres, tandis que Philippe Auguste (r. 1180-1223) et Richard Cœur de Lion (r. 1189-1199) optèrent pour les itinéraires maritimes. Le recours initial aux routes terrestres avaient révélé ses limites22, notamment pour le transport de chevaux. Ces derniers avaient souffert des conditions extrêmes : faim, soif, chaleur, maladies et épuisement. Dans certains cas, la faim obligea même les chevaliers à abattre et consommer leurs montures. La première croisade illustre de manière frappante cette hécatombe animale. Les deux sièges successifs d’Antioche, du 21 octobre 1097 au 2 juin 1098, puis du 7 juin au 28 juin 1098, mirent en lumière la vulnérabilité des équidés. Anselme de Ribémont rapporta que les croisés ne disposaient plus que de 700 chevaux en novembre 109723. En décembre de la même année, Raymond d’Aguilers évoquait 400 montures restantes24, et début 1098, seuls 100 chevaux subsistaient chez les Provençaux25.

9. Ces pertes massives, dues aux difficultés logistiques des routes terrestres, ont sans doute amené à privilégier les approvisionnements maritimes lors les croisades suivantes. Les itinéraires maritimes devaient permettre de mieux préserver la santé des chevaux et d’assurer une meilleure continuité dans l’effort militaire. Malgré ces ajustement logistiques, le commerce des chevaux et des armes avec les Sarrasins resta un problème récurrent. Cette situation était alimentée par la présence active de marchands, notamment italiens, en Méditerranée orientale. Ces derniers furent accusés de trahir les intérêts de la chrétienté en vendant des biens stratégiques à ses ennemis. Ainsi, Honorius III exhorta l’archevêque de Gênes à excommunier les marchands qui fournissaient armes, fer, provisions et chevaux aux Sarrasins de Majorque26.

 

II. Au secours de la Terre Sainte : entre acheminement et restriction du commerce des montures

 

A. L’affaiblissement croissant des États latins d’Orient

10. L’affaiblissement des États latins d’Orient au cours du XIIIe siècle intensifia les régulations papales en matière de commerce stratégique. La chute de Jérusalem en 1187, consécutive à la défaite de Hattin, eut un profond impact en Occident et accéléra les efforts pour reprendre la ville sainte. Dans ce contexte, les restrictions commerciales furent progressivement durcies pour empêcher toute aide indirecte aux musulmans. En 1229, Grégoire IX (r. 1227-1241) réitéra les interdictions sur le commerce des biens stratégiques, et Innocent IV (r. 1243-1254) les renforça en 1247, à la veille de la septième croisade (1248-1254). Ce dernier alla jusqu’à interdire explicitement toute vente ou don de chevaux aux Sarrasins.

11. Ces régulations ne se limitèrent pas au Levant. La péninsule Ibérique, également marquée par des contacts et des échanges commerciaux avec les musulmans, fut soumise à des mesures similaires. En 1234, Grégoire IX émit plusieurs bulles pour restreindre les échanges entre les Aragonais et les Castillans et leurs voisins musulmans, incluant les chevaux comme res prohibitae. Cependant, certaines exceptions furent concédées. Ainsi, en 1239, le pape autorisa le roi du Portugal à établir des relations commerciales avec les musulmans, à condition d’exclure strictement les armes et les chevaux de ces transactions29.

12. Le milieu du XIIIe siècle est souvent considéré par les historiens des croisades comme un tournant important dans leur histoire. Les troubles en Orient s’intensifièrent. En 1244-1245, les troupes khwarezmiennes, alliées du sultan d’Égypte, saccagèrent Jérusalem et massacrèrent la population chrétienne. Peu après, l’armée franque subit une défaite écrasante à la bataille de La Forbie (1244), marquant un coup sévère pour les États latins d’Orient. La papauté, déjà fragilisée par son conflit avec l’empereur Frédéric II (1215-1250) – excommunié et déposé au concile de Lyon en 1245 –, peinait à rassembler les forces nécessaires pour répondre favorablement aux appels des Latins orientaux30. De plus, les initiatives militaires, autrefois orchestrées sous l’autorité directe de la papauté, commencèrent à échapper à son contrôle, passant progressivement entre les mains de souverains désireux d’incarner l’idéal du roi chrétien. Louis IX (r. 1226-1270), en particulier, illustre cette transition31. Il prit ainsi l’initiative de diriger la septième croisade (1248-1254). La logistique de cette campagne fut particulièrement soignée, notamment en ce qui concerne le transport des chevaux, essentiels à l’efficacité des forces croisées. Le roi fit appel aux Génois et aux Marseillais pour se procurer les navires nécessaires à l’acheminement de son armée, qui comptait plus de 2 500 chevaliers et leurs montures, 5 000 arbalétriers et 10 000 fantassins32. Jean de Joinville, chroniqueur de l’expédition, fournit des détails précieux sur les types de navires utilisés ainsi que les préparatifs méticuleux qui entourèrent l’expédition. L’auteur précise notamment la disposition des bateaux, qui comportaient une porte, appelée « huis », située sur le côté bâbord ou tribord, en dessous de la ligne de flottaison, qui rendait possible l’embarquement des chevaux grâce à un pont. Cette ouverture devait être soigneusement étoupée afin d’empêcher tout risque de fuite dans la coque33. Cependant, la croisade se solda par une défaite. Louis IX fut capturé lors de la bataille de Mansourah en 1250. Cette déroute n’effaça pas totalement les résultats diplomatiques de la croisade. À l’issue des négociations, le sultan égyptien confirma aux croisés la possessions des territoires encore tenus en Terre sainte, dans l’état où ils se trouvaient en 1248. Ainsi, malgré l’échec militaire, une fragile présence chrétienne en Orient fut préservée pour un temps.

13. L’arrivée des Mongols au Proche-Orient, marquée par la prise de Bagdad en 1258, ne parvint pas à déstabiliser durablement le sultanat mamelouk. Au contraire, la victoire de Baybars (r. 1223-1277) à la bataille d’Aïn Djalout en 1260 contre les Mongols inaugura une série de conquêtes qui précipitèrent le déclin des États latins. Résolu à éradiquer les possessions franques issues des croisades, le sultan entreprit une politique agressive de conquêtes. Césarée tomba en 1261, suivie d’Arsuf en 1265, de Jaffa et de Safed en 1266, puis d’Antioche en 1268. Ces défaites laissèrent les États latins exsangues, réduits au royaume de Jérusalem, privé de sa capitale depuis 1187, et le comté de Tripoli au Nord.

14. Face à ces pertes successives, la papauté réagit en durcissant les régulations commerciales et en réitérant les interdictions concernant les biens stratégiques. Urbain IV (r. 1261-1264), dans une tentative de relancer l’effort de croisade, prêcha en 1263 une nouvelle expédition en Terre sainte et condamna fermement tous ceux qui fourniraient « des vivres, des armes, des chevaux et d’autres choses utiles pour l’expédition contre les armées sarrasines »34. Un procès général fut même ouvert l’année suivante à l’encontre de plusieurs royaumes, dont l’Écosse, l’Angleterre, la Castille, le Portugal, la Navarre et l’Aragon. Selon l’historien José Trenchs Odena, c’était la première fois que les chevaux et les vivres furent explicitement inclus dans une interdiction universelle, aux côtés des armes et du matériel militaire35.

 

B. L’appui sur les royautés ibériques et angevines pour l'approvisionnement en chevaux de la Terre Sainte

15. Durant cette période, la papauté s’était rapprochée de la royauté française, trouvant en Charles Ier d’Anjou (r. 1266-1285), frère de Louis IX, un soutien indéfectible pour ses ambitions orientales. L’accession de Charles Ier d’Anjou au trône de Sicile en 1266 constitua une base logistique et stratégique pour une initiative militaire en Orient36, et son accession au trône de Jérusalem en 1278 renforça son rôle dans les projets papaux. En parallèle, la papauté s’appuya également sur les couronnes de la péninsule Ibérique. Ces deux espaces partageaient une particularité importante : ils mirent en place des contrôles sur l’exportation des chevaux, une gestion particulièrement sensible dans le contexte militaire de la Reconquista et des croisades. En Sicile et dans les territoires angevins italiens, un fonctionnaire appelé « magistrum passum » était chargé de superviser les passages des animaux, en particulier des chevaux de guerre37. De l’autre côté, en péninsule Ibérique, les Cortes furent chargées de cette question sensible38. Ce système de régulation établissait des restrictions sur certains produits stratégiques, regroupés sous le terme de « cosas vedadas » (« choses interdites »). La première liste de ces marchandises fut établie par Alphonse VIII de Castille (1158-1214) en 1207 lors des Cortes de Tolède. Elle incluait les chevaux de guerre et les juments de selle39. Cette législation fut ensuite renforcée par des textes comme le Libro de las Siete Partidas d’Alphonse X de Castille (r. 1252-1284) ou les Ordenações Afonsinas d’Alphonse V de Portugal (1438-1481), qui précisaient non seulement les produits interdits, mais aussi les lieux autorisés pour leur transaction40. Les restrictions sur l’exportation des chevaux répondaient à deux impératifs majeurs : d’une part, garantir des montures pour les besoins militaires des royaumes, et d’autre part, soutenir la lutte contre les musulmans, que ce soit en Orient ou dans la péninsule Ibérique.

16. Les exportations de chevaux vers l’Orient furent possibles grâce à une série de licences délivrées par les autorités des royaumes de Sicile et de la péninsule Ibérique, accompagnées d’un contrôle rigoureux aux frontières. Ces licences témoignent du rôle joué par les ordres militaires dans l’acheminement des montures, en particulier depuis les territoires angevins41. Charles Ier d’Anjou leur accorda non seulement des licences d’exportation, mais les exempta également du « ius exire », un privilège rarement cédé sous son règne, hormis pour les ordres militaires ou les ambassadeurs42. Dès les années 1270-1280, des chevaux furent ainsi envoyés depuis les terres angevines. Par exemple, 24 équidés, dont 12 chevaux d’armes (equos ad arma) et 12 roncins43 (roncinos) et mulets, furent transportés par le maître de la maison de Sainte-Marie Teutonique à Acre en 127444. En 1281, sous la conduite de Jacques de Taxi, grand commandeur de l’ordre hospitalier de 1281 à 1285, 60 chevaux « ad arma » et « non arma » et 40 mulets furent transportés vers ce même port45. Il est à noter que certains animaux provenaient de la péninsule Ibérique et étaient envoyés vers la Sicile, plaque tournante de cette logistique militaire. Un document daté de février 1272 atteste que Charles d’Anjou exonéra les Hospitaliers de la somme de 30 onces au titre des droits de douane à Messine, afin de leur permettre de transporter les animaux outre-mer sans frais supplémentaires46.

17. Enfin, les terres hispaniques et angevines étaient riches en élevage de chevaux, ce qui facilita l’approvisionnement en montures pour les campagnes militaires. Charles d’Anjou fournit ainsi tout le nécessaire pour l’entreprise de Louis IX contre la Tunisie en 1267. Il autorisa notamment les marchands à apporter tout ce qui était requis pour les armées du roi de France, qui devaient partir depuis le port de Trapani. Les provisions incluaient des vivres, du vin, de la viande, des armes, du bois et, surtout, des chevaux47. Cette expédition stimula largement le marché italien, où les achats nécessaires furent facilités. Les gestionnaires des différentes provinces angevines – telles que la Basilicate, la Calabre, les Terres de Bari et d’Otrante – furent chargés de faciliter les achats d’un chevalier hospitalier et du représentant d’Alphonse (1220-1271), comte de Poitiers et de Toulouse, frère de Louis IX. Ils devaient en particulier leur fournir des mules, des chevaux et de la viande salée, en vue de leur voyage outre-mer48.

 

III. La fin des États latins : élaboration des projets de croisade et logistique équine

 

A. L'influence du pape sur le commerce des chevaux

18. La fin des États latins d’Orient, marquée par la chute d’Acre en 1291, ne mit cependant pas un terme à la lutte de la papauté contre l’Islam. Bien que les terres chrétiennes en Orient aient été réduites à peau de chagrin, la papauté continua de s’engager dans des projets militaires pour récupérer la Terre sainte. Cette volonté se manifesta par une série d’interdictions commerciales visant à empêcher tout commerce avec les musulmans, notamment en ce qui concerne les chevaux. Dès 1289, Nicolas IV (r. 1288-1292) renouvela les interdictions à plusieurs reprises. En 1289, 1290 et 1291, il menaça à nouveau d’excommunication quiconque se livrerait au transport de chevaux destinés aux soldats « babyloniens » en Terre sainte49. Toutefois, ces mesures étaient accompagnées de mesures pragmatiques, car les trafiquants pouvaient obtenir une forme d’amnistie en versant au trésor de guerre une somme équivalente à la valeur des marchandises illégalement échangées50. Cette démarche, bien qu’elle visât à dissuader les échanges avec les musulmans, montre que la papauté n’avait pas toujours les moyens d’imposer strictement ses décisions, car les échanges persistaient. En 1290, la décision d’absoudre certains individus impliqués dans ce commerce reflétait la persistance de ces flux commerciaux51.

19. Durant cette période, la papauté élabora des projets de croisades, qui se prolongèrent jusqu’au début du XVIe siècle, accompagnés de nouvelles restrictions commerciales en Orient. Boniface VIII (r. 1294-1303) renouvela les interdictions en 1295, 1296 et 130252, et ses successeurs poursuivirent cette politique, avec des mesures prises en 130453 et 130854. Clément V (r. 1305-1314), particulièrement indigné par le commerce de fer, de chevaux et d’autres marchandises prohibées avec les musulmans, condamna fermement les chrétiens impliqués dans ces échanges en 1308. En 1317, Jean XXII (r. 1316-1334) émit une interdiction spécifique touchant l’exportation de chevaux vers les terres musulmanes, en particulier l’Égypte et le royaume de Grenade55.

 

B. Un approvisionnement en montures difficile depuis la péninsule Ibérique

20. Le recours aux ordres militaires pour le recrutement de combattants et l’organisation logistique en Orient restait essentiel, mais la mobilisation des ressources nécessaires à ces entreprises se heurta à des difficultés. Un des enjeux était le lien vital entre les fronts occidentaux et orientaux. La situation politique et militaire de la péninsule Ibérique influençait directement l’envoi de renforts en Terre sainte, et la papauté devait aussi composer avec les politiques commerciales des Latins, qui n’allaient pas forcément dans son sens. Depuis le milieu du XIIIe siècle, l’Aragon et la Catalogne encourageaient activement le commerce avec l’Égypte. Ainsi, en 1274, sous la pression du pape, Jacques Ier d’Aragon (r. 1213-1276) fut contraint d’imposer un embargo sur l’envoi de matériel de guerre, de chevaux, de blé vers les territoires mamlouks56. Plus tard, des conflits avec les royaumes voisins compliquèrent l’envoi de renforts en Orient. Dans les années 1290, le roi d’Aragon se trouvait engagé dans des conflits contre les rois de France et de Castille, ce qui provoqua une politique d’exportation particulièrement stricte. Ainsi, en 1290, Alphonse III d’Aragon (r. 1285-1291) interdit formellement l’exportation de chevaux, une décision qui affecta directement le grand commandeur de l’ordre de l’Hôpital57. Cette interdiction était étroitement liée aux besoins en chevaux pour les conflits locaux. Cette situation se détériora davantage en 1297, lorsque les Hospitaliers, alors basés à Chypre, signalèrent un manque criant de montures, qui étaient auparavant importées depuis la péninsule Ibérique. Face à cette pénurie, ils furent contraints de se tourner vers d’autres régions, notamment la Ruthénie (correspondant à l’est de la Pologne actuelle), connue pour ses pâturages riches et ses chevaux robustes58.

21. Au-delà des conflits entre les couronnes, la participation active des royaumes catholiques de la péninsule Ibérique à la Reconquista exerçait une pression considérable sur les ressources équines disponibles. Les chevaux étaient indispensables pour mener des guerres contre les forces musulmanes dans la région, limitant ainsi les capacités d’exportation vers l’Orient. En 1309, Jacques II d’Aragon (r. 1291-1327) tenta même de mobiliser les ressources des Hospitaliers présents dans la péninsule pour ses propres campagnes contre Grenade59. Il leur interdit explicitement d’exporter des chevaux, renforçant ainsi une politique d’autarcie militaire. Un autre exemple de cette gestion restrictive apparaît dans une lettre d’Alphonse XI de Castille (1312-1350), datée de 1330. Dans ce document, le roi décrétait qu’à partir de juillet de cette année-là, le transport d’armes et de chevaux vers le royaume de Grenade serait interdit pendant trois ans, afin de concentrer les ressources militaires nécessaires à ses propres campagnes. Les contrevenants risquaient des sanctions sévères, similaires à celles prévues pour les transactions illicites avec l’Égypte60. Des chroniques datant du milieu du XIIIe siècle témoignent également de la difficulté des royaumes à rassembler le nombre de chevaux nécessaires à ces entreprises militaires, en mettant en avant l’urgence d’accroître leur élevage pour soutenir la guerre contre Grenade61.

22. En dépit des restrictions imposées, des licences d’exportation furent néanmoins délivrées, notamment par le royaume d’Aragon, afin de permettre le transport de chevaux en dehors de la péninsule Ibérique. Initialement, ces exportations concernaient surtout les Hospitaliers basés à Chypre jusqu’en 1309. Par exemple, en 1304, les frères hospitaliers firent transporter 10 chevaux à Chypre pour « soutenir les efforts en Terre sainte »62. Plus tard, ces exportations prirent la direction de Rhodes, où l’ordre s’établit de 1310 à 1522. C’est certainement dans ce contexte que Foulques de Villaret (m. 1327), grand maître des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, obtint en 1311 l’autorisation d’exporter depuis la Catalogne 64 chevaux et 16 mules63, tandis qu’en 1335, un transport de 4 chevaux fut envoyé sur l’île64.

23. Dans le même temps, la papauté cherchait également à obtenir un soutien logistique pour ses projets militaires. En 1308, le pape initia un projet de croisade et demanda au roi de France d’exercer une pression sur les républiques maritimes de Gênes, Pise et Venise pour qu’elles cessent tout commerce avec les musulmans. Ce projet reposait toutefois sur une contradiction, puisque le pape espérait que Gênes, qui devait assurer un passage sûr pour les chevaliers et les soldats vers la Terre sainte, interdise les échanges commerciaux des « mauvais chrétiens » avec les musulmans. La demande papale incluait également une période de cinq ans durant laquelle Gênes serait autorisée à exporter des chevaux et d’autres marchandises vers le Levant, sans être soumise à des droits de douane ni à des frais supplémentaires. La même année, le pape sollicita également l’aide du roi de France pour faciliter l’envoi de montures vers la Terre sainte, en demandant la levée des péages et des taxes douanières, tout en garantissant des sauf-conduits pour sécuriser le passage des convois65. Plus tard, la question du transport des chevaux demeura présente dans les projets de croisades, en particulier la question du voyage en bateau et des pâturages disponibles sur place pour nourrir les chevaux, ce qui conditionnait les itinéraires envisagés. Ainsi, les choix d’itinéraires se portaient souvent sur Chypre ou l’Arménie, en fonction des conditions logistiques et des ressources disponibles pour soutenir les montures pendant le trajet.

 

Conclusion

24. La contrebande d’armes constituait une réalité importante pour l’économie et la stratégie militaire au Moyen Âge. Malgré les efforts constants de la papauté et des différentes couronnes pour interdire le commerce des chevaux et des armes avec les musulmans, la contrebande demeura une réalité persistante, difficile à éradiquer. Les mesures prises pour encadrer et contrôler ce commerce témoignent de l’ampleur du phénomène et de la difficulté de faire respecter les interdictions. En Andalousie, par exemple, des recensements des équidés furent organisés à plusieurs reprises pour contrôler les populations équines66. Cependant, ces initiatives ne devaient avoir qu’un impact limité face aux réseaux illégaux de marchands. Au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, un certain relâchement des interdictions se fit sentir, notamment en raison de la fin de la pax mongolica. Cette période de paix et de stabilité, instaurée par l’Empire mongol, avait facilité les échanges commerciaux à travers l’Asie et l’Europe. Sa fin modifia légèrement les circuits méditerranéens et entraîna une intensification des échanges commerciaux, en particulier avec l’Égypte. Clément VI (r. 1342-1352), confronté aux pressions des marchands, dut délivrer des licences autorisant le commerce avec les musulmans67. Ces documents lui permettaient de réguler dans une certaine mesure les échanges en Méditerranée, tout en permettant à la papauté de renflouer ses caisses grâce aux taxes perçues sur ces transactions. Ces compromis étaient cependant perçus comme une solution temporaire, sans pour autant remettre en cause la politique globale de prohibition. Innocent VI (r. 1352-1362) maintint cette ligne de conduite, en brandissant la menace d’excommunication de manière systématique. En 1354, il associa cette sanction à celle prononcée contre les hérétiques, soulignant la gravité de l’infraction68. Cette interdiction ne se contentait pas de viser les marchands, mais aussi ceux qui facilitaient la contrebande, comme les pirates, corsaires et marins qui transportaient les marchandises interdites69. Cette approche visait à inclure tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement des ennemis de la chrétienté. La politique de prohibition se maintint jusqu’au XVe siècle. En 1422, une nouvelle excommunication fut prononcée contre ceux qui transportaient des chevaux et des armes aux Sarrasins70. En 1470, les Turcs furent également inclus dans ces interdictions, illustrant l’extension continue de la lutte papale contre le commerce des biens stratégique avec les ennemis de la chrétienté71.

 

Mots-clés : commerce ; législation ; chevaux ; croisades

  • 1 Traditionnellement, on désigne sous le terme de croisades les huit expéditions qui s’étalent de l’appel d’Urbain II en 1095 jusqu’à la chute d’Acre en 1291.
  • 2 L’historiographie des croisades est marquée par quelques ouvrages comme celui de R. C. Smail, Crusading Warfare (1097-1193), Cambridge, Cambridge University Press, 1956.
  • 3 A. Hyland, The medieval Warhorse from Byzantium to the Crusades, Stroud, Sutton, 1994 ; id., The Warhorse. 1250-1600, Stroud, Sutton, 1998. L’ouvrage d’Abbès Zouache aborde les questions des effectifs des cavaleries en Syrie-Palestine à la fin du xie et au début du xiie siècle : A. Zouache, Armées et combats en Syrie (491/1098-569/1174), Damas, Presses de l’IFPO, 2008.
  • 4 Des travaux récents soulèvent la question de ces marchés en chevaux de guerre et de leur circulation. Pour l’Italie : F. Ansani, Il cavallo da guerra e lo Stato del Rinascimento, Bologna, Il Mulino, 2024 ; pour l’Angleterre, E. Herbert-Davies, The Warhorse in England Under Edward I and Edward II: 1272-1327, thèse de doctorat en philosophie, University of Leeds, sous la direction de A. Murray, K. Watts, 2024.
  • 5 La relation entre réforme grégorienne, Reconquista et croisade ont suscité l’écriture de quelques travaux, dont on peut trouver une présentation dans J. Flori, Croisade et chevalerie. xie-xiie siècles, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 51-52.
  • 6 A. Vauchez, « La notion de Miles Christi dans la spiritualité occidentale aux xiie et xiiie siècles », Chevalerie et christianisme aux xiie et xiiie siècles, M. Aurell, C. Girbea (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, pp. 67-75. En ligne, consulté le 13 décembre 2024. URL : https://books.openedition.org/pur/112952.
  • 7 Cette idée de « guerre juste » est issue de la pensée de Saint Augustin qui la définit selon trois éléments : ses buts doivent être purs et conformes à la justice ; elle doit être faite avec amour, sans haine et sans mobiles d’intérêts personnels ; elle doit être publique et non privée : J. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme, Paris, « Points », Seuil, 2002, p. 43-47 ; id., La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, 2001, p. 37-39 ; F.-P. Chanut, « Guerre sainte et guerre juste au Moyen Âge : variations conceptuelles entre Occident chrétien et terres musulmanes », Les chrétiens, la guerre et la paix, B. Bethouart, X. Boniface, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 101-118.
  • 9 8=J. Flori, Croisade et chevalerie, op. cité, p. 63. M. Aurell, « Rapport introductif », Chevalerie et christianisme aux xie et xiiie siècles, M. Aurell, C. Girbea (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 12-48.
  • 10 Ibid. ; « Historia Hierosolymitana », Recueil des historiens des croisades, Historiens occidentaux, Paris, 1879, t. 4, p. 14.
  • 11 J. Richard, L’esprit de la croisade, Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 33-38 ; Id., La guerre sainte : la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, 2001, p. 324-332.
  • 12 M. Balard, Croisade et Orient latin. xie-xive siècles, Paris, Armand Colin, 2024 (3e édition), p. 52-53. Pour autant, cet intérêt pour la papauté revêt plusieurs discours, le premier idéologique et moralisateur, le deuxième réaliste et politique. Par ailleurs, sous Grégoire VII, la reconquête de la péninsule semble liée avant tout à des intérêts temporels. Voir J. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, op. cité, p. 214, p. 218-219.
  • 13 M. Balard, Croisade et Orient latin, op. cité, p. 52.
  • 14 D. Baloup, La Reconquête : un projet politique entre chrétienté et islam, Malakoff, Armand Colin, 2023, p. 106.
  • 15 Ibid. L’évêché de Tarragone était envisagé comme un avant-poste de la lutte contre les Sarrasins.
  • 16 M. Balard, Croisade et Orient latin, op. cité, p. 53.
  • 17 D. Baloup, La Reconquête : un projet politique entre chrétienté et islam, op. cité, p. 107.
  • 18 A. Demurger, « La papauté entre croisade et guerre sainte », Regards croisés sur la guerre sainte. Guerre, idéologie et religion dans l’espace méditerranéen latin (xie-xiiie siècle), D. Baloup, P. Josserand (dir.), Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2006, p. 115-131. En ligne, consulté le 13 décembre 2024, URL : https://books.openedition.org/pumi/41368.
  • 19 D. Jacoby, « The supply of war materials to Egypt in the crusader period », Commercial Exchange across the Mediterranean. Byzantium, the Crusader Levant, Egypt, Italy, D. Jacoby (éd.), pt. III, 2005, p. 153-170 ; S. Menache, « Papal Attempts at a Commercial Boycott of the Muslims in the Crusader Period », Journal of Ecclesiastical History, n°63, 2012, p. 236-259 ; J. Richard, «Le royaume de Chypre et l’embargo sur le commerce avec l’Égypte (fin xiiie-début xive siècle) », Académie des Inscriptions et Belle Lettres, Comptes-rendus des séances de l’année 1984, 1984, p. 120-134 ; A. Lostumbo, « Qui saracenis arma deferunt. Il papato e il contrabbando di armi durante le cruciate », Nuova Antologia militare. Revista interdisciplinare della società italiana di storia militare, n°5, 2024, p. 243-271 ; J. Trenchs Odena, « Les « “Alexandrini” ou la désobéissance aux embargos conciliaires ou pontificaux contre les Musulmans », Islam et chrétiens du Midi (xiie-xive s.), Toulouse, Éditions Privat, 1983, p. 169-193.
  • 20 S. Menache, « Papal Attempts at a Commercial Boycott of the Muslims in the Crusader Period », op. cité, p. 242.
  • 21 M. Balard, Les Latins en Orient. xe-xve siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 264.
  • 22 J. Richard, Histoire des croisades, Paris, Fayard, 1996, p. 287.
  • 23 H. Hagenmeyer (éd.), Epistulae et chartae ad historiam primi belli sacri spectantes : die Kreuzzugsbriefe aus den Jahren 1088-1100, New-York, Georg Olms Verlag, 1973, lettre n° 2, p. 157.
  • 24 Raymond d’Aguilers, « Historia Francorum », Recueil des historiens des croisades, Historiens occidentaux, Paris, 1876, t. 3, p. 245.
  • 25 Ibid., p. 246.
  • 26 G. Petti Balbi, « Il devetum Alexandrie e i genovesi tra scomuniche e licenze (sec. xii-inizio xv) », Male ablata. La restitution des biens mal acquis (xiie-xve siècle), J.-L. Gaulin, G. Todeschini (dir.), Rome, Publications de l’École française de Rome, 2019, p. 51-86. En ligne, URL : https://books.openedition.org/efr/35535.
  • 29 27=J. Trenchs Odena, « “De Alexandrinis” (El commercio prohibido con los musulmanes y el papado de Aviñon durant la primera mitad del siglo xiv) », Anuario de estudios Medievales Barcelona, n°10, 1980, p. 237-320, p. 246. 28=Les registres d’Innocent IV (1243-1254), E. Berger (éd.), Paris, Thorin, 1884, t. 1, p. 497, n°3303. J. Trenchs Odena, « “De Alexandrinis” (El commercio prohibido con los musulmanes y el papado de Aviñon durant la primera mitad del siglo xiv) », op. cité, p. 247.
  • 30 M. Balard, Les Latins en Orient, op. cité, p. 190.
  • 31 Ibid.
  • 32 Ibid., p. 192.
  • 33 Jean de Joinville, Historiens et chroniqueurs du Moyen Âge. Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes, A. Pauphilet (éd.), Paris, Gallimard, 1952, p. 234.
  • 34 Cité dans J. Trenchs Odena, « “De Alexandrinis” (El commercio prohibido con los musulmanes y el papado de Aviñon durant la primera mitad del siglo xiv) », op. cité, p. 249 ; Les registres d’Urbain IV, J. Guiraud (éd.), Paris, A. Fontemoing-E. de Boccard, t. 3, p. 75, n°2992.
  • 35 J. Trenchs Odena, « “De Alexandrinis” (El commercio prohibido con los musulmanes y el papado de Aviñon durant la primera mitad del siglo xiv) », op. cité.
  • 36 G Galasso, « Charles Ier et Charles d’Anjou, princes italiens », Les princes angevins du xiiie au xve siècle. Un destin européen, N.-Y. Tonnerre, É. Verry (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 85-98. En ligne, URL : https://books.openedition.org/pur/18332.
  • 37 Les questions des contrôles aux frontières ont notamment été étudié par K. Toomaspoeg, « “Quod prohibita de regno nostro non extrahant”. Le origini medievali delle dogane sulla frontiera tra il Regno di Sicilia e lo Stato pontifico (secc. xii-xv) », Apprendere ciò che vive. Studi offerti a Raffaele Licinio, V. Rivera Magos, F. Violante (dir.), Edipuglia, 2017, pp. 495-526, p. 511.
  • 38 M. Pino Abad, « La saca de cosas vedadas en el territorial castellano », Anuario de Historia del derecho Español, n°70, 2000, p. 195-243, p. 201, p. 205.
  • 39 O. R. Constable, Trade and traders in Muslim Spain. The commercial realignment of the Iberian Peninsula 900-1500, Cambrige, Cambridge University Press, 1994, p. 236.
  • 40 D. Baloup, La Reconquête : un projet politique entre chrétienté et islam, op. cité, p. 145.
  • 41 J. Bronstein, The Hospitallers and the Holy Land:Financing the Latin East, 1187-1274, Woodbridge-Rochester, Baydell Press, 2005, p. 97-98.
  • 42 G. L. Borghese, Carlo I d’Angiò e il Mediterraneo. Politica, diplomazia e commercio internazionale prima dei Vespri, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2008, p. 150 ; K. Toomaspoeg, « Le ravitaillement de la Terre sainte. L’exemple des possessions des ordres militaires dans le royaume de Sicile au xiiie siècle », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, n°33, 2002, p. 143-158, p. 151.
  • 43 Cheval de service, assez polyvalent.
  • 44 I registri della cancelleria angioina ricostruiti da Riccardo Filangieri con la collaborazione degli Archivisti Napoletani (abrégé en RCA), Naples, Presso l’Accademia, XII, n°157, p. 34.
  • 45 RCA, XXIV, n°69, p. 122.
  • 46 K. Toomaspoeg, « Carrefour de la Méditerranée et arrière-pays de la croisade : les ordres militaires et la mer au royaume de Sicile », Les ordres militaires et la mer, M. Balard (dir.), Paris, Éditions du CTHS, 2009, p. 103-110, p. 104 ; RCA, VI, n°907, p. 175.
  • 47 RCA, V, n°205, p. 46.
  • 48 RCA, III, n°265, p. 152 ; RCA, IV, n°590, p. 90 ; RCA, V, n°100, p. 19.
  • 49 Les registres de Nicolas IV. Recueil des bulles de ce pape, E. Langlois (éd.), Paris, éd. Ernest Thorin, 1886, p. 910, n°6789, p. 641, n°4403, p. 901, n°6787-6788.
  • 50 J. Richard, «Le royaume de Chypre et l’embargo sur le commerce avec l’Égypte », op. cité, p. 121.
  • 51 Les registres de Nicolas IV, op. cité, p. 641, n°4402.
  • 52 J. Trenchs Odena, « “De Alexandrinis” (El commercio prohibido con los musulmanes y el papado de Aviñon durant la primera mitad del siglo xiv) », op. cité, p. 250 ; Les registres de Boniface VIII. Recueil des bulles de ce pape, G. Digard, M. Faucon, A. Thomas, R. Fawtier (éd.), Paris, Fontemoing et Cie-E. de Boccard, t. 3, col. 654, n°5016.
  • 53 L. de Mas Latrie, Histoire de l’île de Chypre sous le règne des princes de la maison des Lusignan, Paris, Imprimerie Impériale, t. 2, 1852-1861, p. 126.
  • 54 Ut per litteras apostolicas. Les lettres pontificales : les lettres des papes des xiiie et xive siècles, Turnhout, Brepols, 2004, CD1-2, n°2496.
  • 55 Ut per litteras apostolicas, op. cité, CD1-2, n°2923.
  • 56 D. Jacoby, « The supply of war materials to Egypt in the crusader period », op. cité, p. 128.
  • 57 Cartulaire général de l’ordre des Hospitaliers, J. Delaville Le Roulx (éd.), Paris, 1894-1906, t. 3, n°4081, p. 555.
  • 58 Les registres de Boniface VIII, op. cité, t. 1, col. 676, n°1784.
  • 59 S. Schein, Fideles cruci. The papacy, the West, and the recovery of the Holy Land, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 229 ; C. de Ayala Martínez, Los órdenes militares hispánicas en la Edad Media (siglos xii-xv), Arganda del Rey, Latorre Literaria, 2003, p. 453.
  • 60 Ut per litteras apostolicas, op. cité, CD1-2, n°50013. Alphonse XI exigea d’ailleurs un délai supplémentaire de 5 ans dans une lettre de 1334 : Ut per litteras apostolicas, op. cité, CD1-2, n°62515.
  • 61 Crónicas de los reyes de Castilla, desde Don Alfonso el Sabio hasta los católicos Don Fernando y Doña Isabel, C. Rosell (éd.), Madrid, éd. M. Rivadeneyra, 1875-1878, t. 1, chap. 12, p. 10.
  • 62 Archivio de la Corona de Aragón (ACA), Barcelone, reg. 202, fol. 162v.
  • 63 A. Lutrell, « The Aragonese Crown and the Knights Hospitallers of Rhodes. 1291-1350 », The English Historical Review, n°76, 1961, p. 1-19, p. 5.
  • 64 ACA, reg. 509, fol. 140v.
  • 65 Ut per litteras apostolicas, op. cité, CD1-2, n°2986.
  • 66 D. Baloup, La Reconquête : un projet politique entre chrétienté et islam, op. cité, p. 146.
  • 67 D. Coulon, « La documentation pontificale et le commerce avec les musulmans », Les territoires de la Méditerranée (xie-xvie siècle), A. Nef (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 161-192, p. 164 ; id., « “Ad partes Alexandrie” : Les relations des Génois avec l’Égypte du xie au xve siècle », Genova. Una « porta » del Mediterraneo, L. Gallinari (dir.), Brigati-Genova, p. 63-90, p. 77.
  • 68 Ut per litteras apostolicas, op. cité, CD2-1, n°881.
  • 69 Ibid., CD2-1, n°1689.
  • 70 A. Theiner, Codex diplomaticus dominii temporalis S. Sedis. Recueil de documents pour servir à l’histoire du gouvernement temporel des États du Saint Siège, 1861-1862, t. 3, p. 277, n°CCIX.
  • 71 Ibid., p. 462, n°CCCXCVII.
 

RSDA 2-2024

Histoire du droit
Dossier thématique : Points de vue croisés

Pister l’animal voyageur dans le droit animalier

  • Ninon Maillard
    Maître de conférences Histoire du droit et des institutions
    Nanterre - Faculté de droit
    Membre du CHAD (EA4417)
  1. Le thème du voyage est a priori bien trop poétique pour correspondre à une catégorie utile pour les juristes et bien trop attaché à un loisir proprement humain pour être à première vue pertinent : on pourrait même trouver l’expression incongrue. C’est justement parce qu’il propose une approche décalée par rapport aux catégories juridiques que le voyage des bêtes permet une réflexion pluridisciplinaire et ouvre des horizons de réflexion. Le déplacement des animaux, nous le verrons, ne se fait jamais bien loin des sociétés humaines1 : hommes et animaux ne cessent de se croiser dans ce thème interspécifique. Le voyage animalier intéresse en effet les hommes, et le droit est un bon moyen de s’en rendre compte. Pister l’animal voyageur dans le droit animalier nous donne un aperçu des multiples facettes du voyage des bêtes, dont un index des mots-clés rendra compte en fin de contribution, et on rencontrera, au gré de ces pérégrinations juridiques, les approches des autrices et des auteurs qui participent à notre dossier thématique que ce rapide portrait du voyage animalier entend introduire.
  2. Le début de cet itinéraire se loge dans la terminologie même de notre sujet : voyager, c’est « changer de place, se déplacer » et, quand on parle de marchandise, « être transporté »2. La réification des animaux étant l’une des grandes opérations juridiques permettant d’avaliser l’appropriation et l’usage des animaux par les hommes depuis leur production jusqu’à leur mise à mort3, il faut considérer que les animaux entreprennent, tout autant qu’ils subissent, toutes sortes de déplacements : un animal transporté est alors un animal qui voyage malgré lui. La distinction entre voyage entrepris et voyage subi – l’animal se déplace ou est déplacé – n’épuise certes pas les dichotomies possibles. Plusieurs cas de figure viennent encore à l’esprit. Du côté des voyages entrepris, on pourrait ainsi discriminer suivant qu’il s’agit de déplacements collectifs ou de déplacements individuels, de déplacements locaux et quotidiens ou de déplacements de grande envergure et saisonniers. Du côté des déplacements subis, on pourrait traiter des transhumances liées au pastoralisme en miroir des migrations animales spontanées ou naturelles, ou encore distinguer suivant que les animaux déplacés sont vivants ou morts, suivant qu’il s’agit d’animaux domestiques conduits d’un point A à un point B ou d’animaux sauvages fuyant un habitat perturbé ou détruit par les activités humaines. Pourtant, il me semble que, du point de vue des animaux (pour suivre Eric Baratay dans la dynamique d’approche qu’il a inaugurée4), la différence la plus importante se loge dans la liberté de mouvement et même dans la liberté d’initiative du voyage, dont les animaux disposent ou non. Ainsi, on pourra distinguer le transport des animaux, de la circulation des animaux et, pour maintenir la bête au centre du propos, il faudra dans un premier temps insister sur la passivité des animaux instrumentalisés : les animaux transportés, pour leur redonner ensuite aux bêtes un rôle plus actif : les animaux en circulation. Une circulation qui n’est toutefois jamais hors de l’emprise humaine : celle des animaux domestiques est dirigée et celle des animaux sauvages est protégée… dans une certaine mesure seulement car le passage des frontières peut aussi être perçu comme un envahissement, plus ou moins avéré. Le voyageur étranger, humain comme animal, n’est pas toujours le bienvenu5.

    I. Les animaux transportés

  3. Notre intuition se confirme à la lecture de la table des matières du Code de l’animal6 : le terme de « déplacement » est le seul à apparaître au titre de la section III d’un chapitre consacré aux animaux de rente. La règlementation sur la question a été ventilée en deux paragraphes dont le premier concerne les « conditions de transport » et le second « la circulation ». Dans le contexte français contemporain, le voyage animalier traité par le droit est principalement le déplacement subi des animaux vivants dans le cadre de la filière d’élevage. Il s’agit d’un circuit conduisant les bêtes, par étapes, jusqu’au lieu de leur abattage. Lorsque les animaux voyagent au-delà des frontières et que l’on parle d’exportation d’animaux vivants, un « carnet de route » renseigne le périple des animaux7. Ainsi les animaux sont-ils élevés quelque part, transportés parfois loin de ce premier lieu pour la phase d’engraissage, avant d’être de nouveau transportés vers le lieu de leur mort. Le Règlement (CE) du Conseil n°1/2005 du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport et les opérations annexes donne une définition précise du « lieu de destination » : « le lieu où un animal est déchargé d’un moyen de transport et : i) est hébergé pendant 48 heures au moins avant l’heure du départ ; ou ii) est abattu »8. Après tout, on retrouve ici l’une des définitions anciennes du « voyage sans retour »9.
  4. « On entend par "transport international" tout mouvement qui suppose le passage d’un pays à l’autre » suivant la définition donnée par la Convention européenne du 6 novembre 2003 sur la protection des animaux en transport international10. Deux mots viennent d’entrée de jeu enrichir notre index : « mouvement » et « passage ». Dans le corps du texte, on rencontre quelques occurrences du terme « voyage » et le Règlement du 22 décembre 2004 cité plus haut en propose même une définition : « "voyage" : l’ensemble de l’opération de transport, depuis le lieu de départ jusqu’au lieu de destination, y compris le déchargement, l’hébergement et le chargement aux points intermédiaires du voyage »11. La définition que l’on trouve en droit national est plus expéditive « voyage : tout déplacement d’animaux du lieu de départ au lieu de destination »12. Le texte définit en outre le « voyage de longue durée » lorsque le déplacement dépasse huit heures « à compter du moment où le premier animal du lot est déplacé »13. A la lecture des définitions et des textes qui s’y rattachent, le voyage de l’animal de rente apparaît sous un angle logistique et se traduit, dans les textes juridiques, par un vocabulaire mettant en relief la pénibilité du circuit plus ou moins long qui mène ces milliers de bêtes à l’abattoir chaque jour. Le droit n’exprime pas ici ses plus hauts objectifs en termes de protection14 mais met en place un standard de règlementation pour assurer « le bien-être des animaux transportés »15 en imposant des normes et des mécanismes de contrôle des équipements, des professionnels et des conditions de voyage à l’échelle européenne : il s’agit en réalité de limiter les plus évidentes souffrances desdits animaux sans remettre en cause le système général. L’attention au transport des bêtes relève, selon Damien Baldin, « de l’utilitaire et de la morale : en prenant soin des animaux, on améliore la qualité de la viande et on fait disparaître le spectacle de leur souffrance »16.
  5. Le voyage en question est une suite de contraintes pour les animaux dont le « mouvement » est très limité, alors même qu’ils voyagent sur des centaines de kilomètres. C’est principalement au moment du « chargement » (et du déchargement) qu’on exige de la réactivité de la part des bêtes. Si « les animaux doivent être déplacés avec ménagement », on aura néanmoins recours à des chocs électriques lorsque les animaux « refusent de bouger »17. Le reste du voyage est à l’inverse un confinement, une immobilité contrainte dont le bien-être doit être très relatif : on parle de « conteneur » comme étant « toute caisse, toute boîte, tout réceptacle ou toutes autre structure rigide utilisés pour le transport d’animaux »18. Le voyage n’est assurément pas d’agrément. La lecture précise de la règlementation laisse d’ailleurs entrevoir les blessures et les souffrances que le transport d’animaux vivants génère et que le droit cherche à prévenir en s’assurant que les bêtes de rente arrivent indemnes à l’abattoir : les zones d’embarquement et de débarquement des véhicules de transport apparaissent comme des points sensibles.
  6. « Ces équipements et ces installations doivent être dotés d’un revêtement de sol non glissant et, si nécessaire, d’une protection latérale. Les ponts, rampes et passerelles doivent être équipés de parapets, de rambardes ou de tout autre moyen de protection empêchant les animaux de chuter. Les rampes de chargement et de déchargement doivent avoir une pente aussi faible que possible. Les couloirs doivent être dotés de revêtements de sol minimisant les risques de glissade et être conçus de façon à minimiser les risques de blessures pour les animaux. Il convient de veiller à ce qu’il n’y ait aucun vide notable ou marche entre le plancher du véhicule et la rampe ou entre la rampe et le sol de l’aire de déchargement obligeant les animaux à sauter ou susceptible de les faire glisser ou trébucher »19. Tout indique que ce voyage suppose pour ces animaux d’emprunter des voies impraticables pour eux, pleines d’embûches et d’obstacles, sur des terrains qui ne sont pas les leurs, bien loin des « conditions compatibles avec les impératifs biologiques » que le droit impose par ailleurs aux propriétaires d’animaux de rente20. Là encore, la lecture exhaustive du texte permet de relever, dans les spécifications techniques, l’objectif des dispositifs : il s’agit entre autres de « minimiser l’excitation et la détresse durant des déplacements des animaux »21. Nous y sommes, la détresse fait une discrète apparition au milieu du vocabulaire zootechnique euphémisant. 
  7. La liste des interdits suffit à imaginer les pratiques que l’on cherche à faire disparaître et, sans nous attarder sur les violences gratuites, nous chercherons celles qui peuvent être rattachées au « déplacement » dont nous traitons : il est interdit de « suspendre les animaux par des moyens mécaniques », « de soulever ou traîner les animaux par la tête, les oreilles, les cornes, les pattes, la queue ou la toison… », « d’utiliser des aiguillons ou d’autres instruments pointus », « de faire volontairement obstruction au passage d’un animal ». Lorsqu’il s’agit d’immobiliser les animaux, il est interdit de leur lier les pattes ou de les attacher « par les cornes, les bois ou les boucles nasales »22. Autant de pratiques dont les travaux des historiens rendent compte23 et que le droit animalier contemporain tente de faire évoluer, à défaut de les faire complètement disparaître, toujours et partout. La nostalgie des pratiques ancestrales trouve rapidement ses limites. 
  8. Autre destination finale d’animaux transportés par nos soins sur laquelle les historiens se sont penchés : les lignes de front… véritable « voyage au bout de l’enfer » pour les chevaux réquisitionnés et acheminés sur les lieux où on va les mettre à contribution pendant la Première Guerre Mondiale24. Eloignés de leur endroit habituel de vie, conduits par des inconnus, embarqués dans des trains à bord de wagons non éclairés, attachés serrés avec d’autres congénères paniqués, ces animaux connaissent un stress violent. La traversée de la Manche est une « épreuve supplémentaire » pour les équidés britanniques25 qui se retrouvent « attachés, serrés les uns contre les autres, en files parallèles, pour être calés et ne pas trop bouger pendant la traversée. » Entre la côte et le front, ils voyagent en train au début du conflit puis ils feront le parcours à pied26. Pendant la guerre des Boers, 6% des chevaux acheminés en Afrique du sud par l’armée britannique étaient morts. En 14-18, les Anglais seront plus attentifs aux conditions de transport des chevaux américains qui traversent l’Atlantique, avec un taux de perte de 2.25%27. Moins prévoyants et moins préoccupés du sort des bêtes, les Français n’apporteront pas le même soin à ces animaux… on ne citera qu’un chiffre, édifiant : 167 des 205 chevaux embarqués sur le pont d’un navire faisant la traversée en janvier 1915 « se voient jetés à la mer ou projetés contre les parois et abattus ensuite en raison de leurs fractures »28. Dans les cales, les animaux sont « entassés, inactifs, sous-alimentés, stressés », ils se blessent, se battent, respirent mal, pataugent dans les déjections. Les cadavres ne sont pas évacués, les maladies se transmettent, les blessures s’infectent… La mortalité des bêtes françaises serait cinq fois plus élevée que celles des animaux britanniques pour la même traversée29.
  9. Autre acheminement de guerre, les pigeons voyageurs sont déplacés à bord de « colombier mobiles »30 vers les zones de conflit. Là, ils sont chargés de transmettre des « colombogrammes ». Les « chiens estafettes » et les « chiens de liaison » portent aussi des messages d’un point à un autre31. Les Belges ont eu leurs sections « canimobiles », les chiens tirant des « voiturettes-mitrailleuses » ; les Français avaient aussi leurs chiens de trait, venus d’Alaska, mobilisés dans les Vosges pour tirer des traineaux de 250 kg, sur 50 à 60 km par jour32. Inflammations aux pattes, boiteries, usure précoce, amaigrissement, gale, eczéma, catarrhe auriculaire, entérite … Pour quelques animaux performants qui seront médaillés en héros de guerre, beaucoup d’autres (la plupart) meurent ou repartent avec d’importants traumatismes.
  10. Pour ce numéro de la RSDA, c’est un voyage (juridique) médiéval que l’historienne Clothilde Noe nous propose en étudiant les règlementations concernant les chevaux de guerre dans le contexte des Croisades. La régulation du commerce des animaux s’y révèle être un enjeu déterminant qui valut à l’animal le statut de « res prohibitae», un bien stratégique précieux qu’il était interdit de fournir à l’ennemi. Il s’agit moins ici de souligner les souffrances animales que de découvrir les instruments juridiques comme les droits de douanes, les autorisations ou les interdictions d’exportation qui viennent contrôler les échanges commerciaux d’animaux considérés comme des armes de guerre. Quant au voyage des « captifs » que l’historienne Clotilde Maurau Boitard nous fait partager en suivant les animaux rapportés par l’expédition Baudin au début du XIXe siècle, il met en lumière une autre obsession humaine dont les animaux ont sévèrement pâti en étant arrachés à leur environnement et à leur vie : la curiosité scientifique. Humains et animaux voyagent ici ensemble sur des navires, pour des périples au long cours, dont peu de bêtes sortent vivantes. Qu’à cela ne tienne : c’est un spécimen empaillé ou conservé dans l’alcool qui accostera en Europe. Certes, les juristes interviendront tard et peu pour réguler l’activité scientifique et poser des limites aux captures et à ce genre d’exportations33 mais d’une manière générale, le déplacement des animaux est bien une question dont le droit se préoccupe, en temps de guerre comme en temps de paix, qu’il s’agisse de réguler le transport ou la « circulation » des bêtes. Dans ce second cas de figure, l’animal est libre de ses mouvements mais certainement pas de sa destination.

    II. La circulation (dirigée) des animaux domestiques

  11. Le terme de « circulation » vient dans le second paragraphe de la section du Code de l’Animal consacré au « déplacement » des animaux. On y rencontre la « vaine pâture »34 et donc l’histoire du droit, car cet usage collectif des terres en jachère pour faire pacager les troupeaux de la communauté locale est très ancien. Pas vraiment un voyage au long cours ici puisque les animaux ne vont pas bien loin… Il s’agit plutôt d’une excursion saisonnière et tournante des bêtes dans les champs voisins transformés en prairie lorsqu’ils ne sont pas cultivés. La question juridique qui lie vaine pâture et voyage animalier concerne les dégâts que le déplacement des animaux pourrait occasionner ou encore l’articulation entre ce droit collectif d’usage et le droit de propriété des particuliers. La régulation juridique vise à assurer une police des champs en organisant, entre autres, la circulation des bêtes : outre la fixation d’un calendrier qui fait alterner les temps de parquement et les temps de circulation des troupeaux, on trouve des textes anciens qui condamnent par exemple les passages à travers champs, par des « faux sentiers » : « dans cette gestion minutieuse des flux au sein du terroir cultivé afin de contrôler très strictement l’accès de chacun aux ressources, la question de l’ouverture ou de la fermeture des espaces apparaît comme fondamentale »35. Après la Révolution, ces droits d’usage sont de plus en plus mal vus mais le législateur peine à les faire disparaître. L’exemple de l’évolution du « droit de bandite » de la région de Nice en est une belle illustration36. Clôtures et chemins de passage dessinent ainsi le parcours autorisé des bestiaux dans les campagnes37, un itinéraire qui doit être compatible avec les intérêts des hommes : la protection des biens et des grains.
  12. Le droit témoigne particulièrement bien de l’emprise que les hommes entendent garder sur la circulation des animaux domestiques. Dans une définition historienne de la vaine pâture à l’époque moderne, on peut lire que « la vaine pâture est un droit d’usage reconnu par la coutume aux habitants d’un village, de laisser divaguer leur bétail sur les terres non cultivées »38. Divaguer, c’est « aller ça et là, errer »39 : le terme de « divagation » permet de mieux saisir la manière dont le droit distingue entre une circulation possible et une circulation impossible, la première supposant qu’il y ait un « conducteur »40, la seconde supposant que la négligence du propriétaire ou du gardien ayant abandonné la ou les bêtes sur la voie publique soit sanctionnée, du fait du désordre ou du danger occasionné par une circulation animale non contrôlée. Les animaux de rente ne sont donc pas les seuls concernés ici.
  13. L’escapade de l’animal domestique, devenu « errant », est ainsi une « divagation » car l’animal n’a plus ni guide, ni maître, et les textes y afférant relèvent du Code pénal. Le vagabondage des chats est bien connu des juristes : « de tous les animaux, (le chat) est celui qui occupe le plus les tribunaux civils et correctionnels »41. Les excursions du chat loin de son domicile peuvent aller jusqu’à 1000 mètres  mais un chien sera considéré en divagation dès lors qu’il « se trouve hors de portée de voix [de son maître] ou de tout instrument sonore permettant son rappel, ou qui est éloigné de son propriétaire ou de la personne qui en est responsable d'une distance dépassant cent mètres »42. Ces incartades peuvent engager la responsabilité du maître ou du gardien négligent car le chien errant mord, les bovins ou les ovins errants piétinent les récoltes ou abîment les haies, les pigeons libérés du colombier mangent les semailles, les hordes d’oies ou les cochons laissés en liberté dans les rues salissent la voie publique avec leurs déjections… Alors l’équipée est vite interrompue et les modalités de l'intervention administrative dépendent de l’utilité et de la valeur des animaux : pendant longtemps, les chiens errants ont pu être abattus en zone urbaine43 et les chats divagants « détruits »44 tandis que les bestiaux étaient saisis. De nos jours, les animaux de compagnie sont protégés et on abattra sur place les chiens « même muselés et munis d’un collier circulant sans être tenus en laisse » uniquement si la rage a pris un caractère « envahissant » dans un département ! C’est la circulation de la maladie que l’on espère ainsi arrêter, davantage que l’errance animalière…
  14. Au titre de cette gestion de la circulation des animaux et de leurs maladies, on trouve de nombreux textes juridiques relatifs « au danger sanitaire ». Les dispositions prises évoquent à cette occasion les « mouvements d’animaux de compagnie », qui peuvent être commerciaux ou non commerciaux45. Plusieurs textes concernent « les documents d’identification »46 des animaux. En cas de danger sanitaire, les autorités peuvent prendre des mesures, dont la restriction des déplacements pour éviter la contagion, la contamination ou l’infestation : des « périmètres » de circulation sont alors délimités47. D’une manière plus générale, les maladies infectieuses animales transmissibles à l’homme, les zoonoses, supposent de « discipliner les individus et [de] réguler les populations »48 mais les animaux peuvent aussi jouer un rôle de « sentinelles » en prévenant les hommes de l’arrivée du virus.
  15. Toujours au titre d’une circulation dirigée, le Code de la route évoque la « transhumance » et les « itinéraires » que doivent suivre les troupeaux49. La transhumance a une longue histoire et une actualité ! La France a très récemment contribué en effet à la candidature de la « Transhumance, déplacement saisonnier de troupeaux » pour son inscription au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité50. Ici, on parle de « sentiers pastoraux » mais encore des « drailles » d’Occitanie ou des « carraires » du vieux droit provençal que le juge administratif définit encore de nos jours à l’aide d’un arrêt de Règlement du parlement de Provence du 21 juillet 1783 comme les chemins « servant de passage aux troupeaux qui vont, en été, dépaître dans la haute Provence »51. Dans l’affaire en question, la propriétaire d’un troupeau de chèvres laissait ses bêtes vagabonder sur ces chemins en dehors des périodes de transhumance, ce que le juge administratif considère comme un trouble à l’ordre public, en contravention vis-à-vis d’un arrêté local interdisant la « divagation d’animaux ». Les sentiers pastoraux sont ainsi chevillés à un usage et un trajet particuliers. En dehors de la période de l’estive, en marge de la destination de l’alpage, le droit d’usage, qualifié par la jurisprudence contemporaine de « servitude d’utilité publique », ne saurait être revendiqué.
  16. La circulation pastorale est une circulation orchestrée par les hommes dans le cadre de leurs activités d’élevage : le « berger » est celui qui conduit les bêtes, en assurant leur sécurité, le long des chemins creusés par des siècles de parcours saisonniers. La circulation naturelle et spontanée des animaux sauvages, ignorant les frontières, doit aussi être protégée et sécurisée, et cette fois-ci à une échelle internationale.

    III. La circulation (protégée ?) des animaux sauvages

  17. Les textes sont nombreux, comme la Convention de Bonn du 23 juin 1979 sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage à laquelle à France a adhéré en 1990. C’est dans cette perspective d'un droit protecteur que se place l’économiste Jean-Jacques Gouguet dont la contribution à ce dossier souligne néanmoins qu’un changement de paradigme est nécessaire afin que la protection des espèces migratrices soit efficace. Il est en effet plus facile d’évaluer le coût économique des dégâts occasionnés par les migrations (atteintes aux récoltes, collisions, dissémination de plantes invasives, pandémies…) que les bénéfices, moins évidents à saisir. Pour prendre la mesure de la perte et mettre en place les mesures nécessaires à la lutte contre la destruction de ces espèces, il faut fixer de nouveaux repères, élargir nos vues, inventer de nouveaux instruments. On retrouve, dans la contribution de Jean-Jacques Gouguet l’idée de la Convention de Bonn suivant laquelle la faune sauvage est un « bien de l’humanité » que tous les Etats, y compris ceux par lesquels ces espèces ne font que transiter, doivent contribuer à protéger. Le monde des Etats-Nations n’est tellement pas à la mesure du mouvement des animaux ! Les peintures de Gilles Aillaud, « attentif à la maison Terre et à ses vivants »52 permettent de prendre conscience, pour peu qu’on prenne le temps de s’y plonger, des espaces sans frontières et de « l’ouvert »53 qui constituent le vaste espace de vie de nombreux animaux, notamment des oiseaux. Ses œuvres donnent à voir l’univers infini des bêtes et, en glaçant contrepoint, les lieux de claustration que les hommes ont bâtis pour soumettre aux regards des curieux, des animaux sauvages saisis dans leurs pérégrinations et dorénavant captifs, lorsqu’ils ne sont pas nés en cage. Ces « ostentions animales »54 interdisent aux bêtes toute perspective et tout élan de voyage : « du vivant mis en boîte dans un environnement hygiéniste et clinique »55.
  18. Sans aller jusqu’aux enfermements qui mettent fin à tout déplacement, la circulation des animaux sauvages est bien souvent compliquée, voire empêchée, par les activités humaines. La contribution de l’anthropologue Anatole Danto illustre cet état de fait concernant les anguilles et leur grande migration, et on observe que l’empêchement est ici double : matériel et concret, puisque les déplacements des animaux sont contrariés par les activités et les pollutions humaines, juridique et culturel aussi, puisque la protection des animaux et de leur migration se heurte à la protection des cultures et des activités de pêche traditionnelles. Cette approche anthropologique des déplacements animaliers permet, à partir de cet exemple particulier, de donner un aperçu des enjeux à concilier. En France, la loi du 12 juillet 2010 a créé des « corridors écologiques » : « un réseau formé de continuités écologiques terrestres et aquatiques »56 pour permettre aux animaux de circuler, d’une zone protégée à la suivante. En région parisienne, la circulation des amphibiens est facilitée par des « crapauducs » ou des « batrachoducs », des dispositifs qui permettent aux animaux de ne pas traverser les routes humaines car lorsque voyages humains et animaliers se heurtent, le bilan est lourd pour les bêtes. En mer et à l’échelle internationale, l’Organisation maritime internationale a ainsi adopté des directives pour tenter de « séparer les routes des navires et des baleines »57 car des dizaines de milliers de baleines sont tuées, tous les ans, dans ces collisions maritimes. Sur terre, le Roadkill Coat du groupe artistique « Art orienté objet », exposé à la biennale de Lyon en 2000, montre l’impact mortifère de la mobilité humaine à grande vitesse : « Composé à la suite d’une collecte aux allures de récollection de tous ces animaux qui jonchent les accotements ou les fossés de nos routes, morts fauchés par des voitures, ce manteau est un manteau de voyage aux marges de la hantise. Il témoigne des points de friction où l’artifice rencontre le sauvage, où l’humain, littéralement, se heurte aux non-humains comme des obstacles ou des gênes. Sans compter mouches, moustiques, moucherons, libellules et papillons, végétaux et champignons, combien de cadavres de vivants jonchent les bas-côtés de nos autoroutes ? Quel drame se cache sous nos trames ? Avec qui les humains font-ils route, au propre comme au figuré ? Combien sont-ils ces vivants qui, lorsque les humains transhument sur les voies routières, vont eux aussi leur chemin, parfois entravés, empêchés, bientôt écrasés ? »58
  19. Nous pensions que la migration en droit n’évoquerait que des déplacements naturels mais dans le cas des transferts organisés dans le but de sauvegarder des espèces menacées d’extinction, on parle de « migrations animales assistées »59. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), il s’agit d’un « déplacement par l’homme d’organismes vivants d’un site pour les relâcher dans un autre, quand l’objectif premier est de contribuer à leur sauvegarde ». Cette manipulation suppose de prendre des précautions et notamment de vérifier que l’introduction de l’espèce déplacée dans un nouveau milieu ne débouche pas sur une catastrophe écologique60 … ce qui nous conduit, par association d’idées, au terme d’espèce « invasive » qui évoque un déséquilibre, résultat d’un déplacement animalier : c’est alors moins le voyage des animaux en question qui pose problème que leur installation et leur multiplication.

    IV. L’animal venu d’ailleurs

  20. Un riche vocabulaire s’est développé autour de la question de l’animal étranger dont on peut étudier l’aire de « répartition » et dont on peut constater la « naturalisation » dans certaines zones lorsque l’animal parvient à se reproduire et à proliférer dans son nouvel environnement. D’après l’UICS, l’espèce est dite « invasive » lorsqu’elle menace l’écosystème indigène. C’est moins le voyage des animaux qui pose problème ici, que leur installation et leur expansion au détriment des espèces autochtones. L’exotisme de l’animal est parfois un « atout séduction » qui peut inverser, dans un premier temps, la tendance générale de méfiance vis-à-vis des espaces allochtones61 mais une fois passé l’étonnement de la rencontre, lorsque la présence de l’intrus se banalise alors même que des espèces indigènes disparaissent, la perception de l’animal venu d’ailleurs évolue : la perruche est ainsi passée de « la belle exotique » à la « peste verte », passant de l’ « incarnation d’un monde tropical fantasmée » au « signe inquiétant d’un déséquilibre »62.
  21. Qui dit « animal exotique » en lien avec le voyage, dit aussi « capture », « acclimatation » et « trafic » : au XIXe siècle, le droit colonial créa « le permis de capture scientifique » auquel les parcs zoologiques d’Europe doivent beaucoup63. Le trafic d’espèces sauvages à grande échelle est dans un premier temps licite et orchestré par le droit : règlementation de chasse, don, achats, transfert, transport jalonne le parcours juridique de cette circulation à sens unique, le pillage occidental se trouvant en quelque sorte blanchi par l’administration coloniale64. L’acclimatation relève davantage du domaine des naturalistes comme Isidore Geoffroy de Saint-Hilaire qui y voit un « art » visant à rendre les animaux « aptes à vivre et à se reproduire dans les lieux où ils n’existaient pas, où ils ont été importés »65. L’ampleur des extinctions des espèces sauvages a changé la donne et, de nos jours, l’importation d’espèces exotiques s’envisage, juridiquement parlant, sous l’angle d’un commerce illégal et comme une lutte contre des réseaux criminels de plus en plus puissants. En 2012, d’après WWF, ce trafic était déjà estimé à 19 milliards de dollars par an, ce qui en fait le commerce le plus lucratif après le commerce de stupéfiants, et que le droit cherche à enrayer depuis la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), signée en 1973 et rejointe par 182 pays à ce jour, jusqu’aux résolutions plus récentes de l’ONU, dont la dernière remonte au 23 juillet 2021 et concerne la Lutte contre le trafic des espèces sauvages66.
  22. Le développement de ce commerce illégal a pour corollaire l’ampleur croissante du « braconnage », c’est-à-dire l’acte de chasse qui consiste à capturer ou à tuer des individus qui seront ensuite transportés, parfois au-delà des frontières, et vendus, morts ou vifs. La contribution d’Hélène Collongues, fondatrice de l'association Ikamaperou pour la conservation de la faune sauvage péruvienne, nous permet d'entrapercevoir le tragique destin des singes laineux amazoniens, certains se retrouvant dans des familles, confiés aux enfants comme des jouets, d’autres dans les assiettes des touristes ou des péruviens amateurs de « viande de brousse ». Toutefois, l'autrice investie sur le terrain depuis depuis des années, évoque aussi, en faible contrepoids certes, l’action de femmes et d’hommes qui se mobilisent pour lutter contre ces pratiques, nous permettant de conclure ce voyage sur une note positive en rappelant, comme Jean-Christophe Bailly le faisait en prenant le parti des animaux :
  23. « Voyager avec les bêtes, dans les bêtes
    Dans leurs mondes, dans leurs bulles
    C’est bien le moins, nous remue,
    Nous promène dans les cachettes visibles
    Où elles se tiennent et ne nous attendent pas
    Car nous, les derniers, les tard-venus
    Nous devons nous demander sérieusement
    Si nous sommes venus pour autre chose
    Que pour nous débarrasser de tout l’encombrant
    Cadeau
    Des existences qui nous ont précédés et
    Accompagnés
    Pendant si longtemps. »
  24. C’est bien le propos de l’historien environnementaliste Rémi Luglia qui, dans sa contribution, se saisit de l’exemple du castor pour valoriser le projet de cohabitation : les hommes doivent cesser de vouloir assigner une place à chacun, de part et d’autre de frontières territoriales et spécistes qui n’ont aucun sens concernant les animaux, et apprendre à cohabiter avec les animaux sur une Terre et des terres communes et partageables. On pourra rapprocher ce texte de celui proposé par l’historien-géographe Laurent Zimmermann autour de l’idée de « co-construction » et relever d’ailleurs un terme que les deux auteurs emploient et qui redonnent aux bêtes leur place dans le vivant et leur rôle dans les reconfigurations nécessaires : « l’agentivité » des animaux. La cohabitation des hommes et des animaux, faite de pérégrinations et d’installations, est un jeu d’influences réciproques, un jeu d’actions et de réactions, une histoire continue d’adaptations aux changements… mais surtout aux agressions si l’on se place du point de vue des bêtes. Le droit devrait ici dépassionner les interactions et jouer sa partition en faisant prévaloir, dans un contexte de crise climatique préjudiciable à tous, l’intérêt de l'ensemble des êtres vivants, ce qui suppose de rééquilibrer la relation interspécifique au profit des bêtes et, pour ce qui concerne notre sujet, de suivre le chemin ouvert par les chercheurs en « géographie humanimale »67. A défaut de cet effort et de cette nouvelle diplomatie68 entre les hommes et les animaux, la suite du voyage risque d’être plus difficile pour tous.

Index du voyage animalier :

Acclimatation-Agentivité-Animal errant-Animal exotique-Animal arme de guerre

Berger-Bien de l’humanité-Braconnage

Capture-Carnet de route-Carraire-Circulation-Chien estafettes-Chien de liaison-Coconstruction-Cohabitation-Collisions-Colombier mobile-Colombogrammes-Conducteur-Conteneur-Convoyeur-Corridor écologique- crapoducs

Déplacement-Diplomatie-Divagation-Document d’identification-Droit de bandite

Espèces exotiques envahissantes-Exportation

Géographie humanimale

Itinéraire

Migration-Mouvement

Naturalisation

Passage

Répartition-Res prohibitae

Sentiers pastoraux-specimen

Territoires-Trafic d’espèces sauvages-Transhumance-Transport-Transporteur-Traversée de la Manche et de l’Atlantique

Vagabondage-Viande de brousse-Voyage au long cours

Zoonose

  • 1 I. Babou, « Le déplacement : une dimension d'analyse et une modalité pour comprendre les relations entre nature, science et société », Questions de communication, n° 19(1), 2011, p. 215-234. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.2695.
  • 2 A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006, tome 3.
  • 3 Ninon Maillard, « L’animal-machine n’existe pas », dans Claire Bouglé-Le Roux et Nadège Reboul-Maupin, Animal&Droit, LexisNexis, 2023, p. 105 et suivantes. La chimère conceptuelle de l’animal-machine plonge ses racines dans la « fable des machines » que Elisabeth de Fontenay démonte si magistralement dans Le silence des bêtes (Fayard, 1998, p. 375 et suiv.). La philosophie de l’animal-machine a pour corollaire juridique, la réification des animaux, et c’est cet environnement savant qui a rendu possible, en enfumant les esprits et en délégitimant l’élan empathique, l’exploitation sans limite du corps des animaux que la zootechnie a perfectionné pour la filière agro-alimentaire.
  • 4 Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire. Le Seuil, L’univers historique, 2012.
  • 5 E. Rémy et C. Beck, « Allochtone, autochtone, invasif : catégorisations animales et perception d'autrui »,  Politix, n° 82(2), 2008, p. 193-209 : les autrices mettent en parallèle la façon de penser l’immigration des humains et les discours concernant les « espèces invasives » https://doi.org/10.3917/pox.082.0193.
  • 6 J.P. Marguénaud et J. Leroy (dirs.), LexisNexis, 2018.
  • 7 Code de l’animal, p. 480, Règlement 22/12/2004, annexe II « carnet de route » : « toute personne prévoyant un voyage doit préparer, cacheter et signer toutes les pages du carnet de route conformément aux dispositions de la présente annexe ».
  • 8 Code de l’animal, Règlement 22/12/2004, Chap. I, art. 2, s)., p. 456.
  • 9 A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006, tome 3, p. 4130 : « par figure, il se dit en parlant de la vie et du passage dans l’autre monde. »
  • 10 Code de l’animal, p. 446.
  • 11 Code de l’Animal, Règlement 22/12/2004, art. 2, j), p. 455.
  • 12 Code de l’Animal, Code rural et de la pêche maritime, R.214-49, p. 488.
  • 13 Code de l’Animal, Règlement 22/12/2004, art. 2, m), p. 455.
  • 14 F. Burgat, « La cohérence substantielle du droit animalier est-elle en péril ? Pistes de recherche sur l’épistémologie sous-jacente du droit animalier », Arch. Philo. droit, 22, 2012, p. 247-268 : la philosophe s’interroge sur les tiraillements et les contradictions d’un droit animalier qui reconnait la sensibilité animale, qui punit les maltraitances et les souffrances sans aller au bout de la logique protectrice, et sans se donner les moyens d’atteindre des objectifs plus ambitieux.
  • 15 Code de l’animal, Règlement 22/12/2004, art. 32, p. 465.
  • 16 D. Baldin, Histoire des animaux domestiques XIXe s.-XXe siècle, Le Seuil, 2014, p. 155.
  • 17 Code de l’animal, Règlement 22/12/2004, art. 35, p. 466. La protection opérée par le droit consiste alors à encadrer l’usage de ces appareils qui doivent être évités « dans la mesure du possible », utilisés uniquement contre des animaux adultes, « seulement lorsqu’ils ont de la place pour avancer », pendant une seconde « au plus ». Il faut que les chocs soient « convenablement espacés » et appliqués uniquement sur les membres postérieurs »…
  • 18 Code de l’Animal, Règlement 22/12/2004, art. 2, g), p. 455.
  • 19 Code de l’animal, Règlement 22/12/2004, art. 36, 6.c), p. 468.
  • 20 Code de l’Animal, Code rural et de la pêche maritime, Art. L214-1 : « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »
  • 21 Code de l’animal, p. 470, Règlement 22/12/2004, annexe I, chap. III, 1.3 a).
  • 22 Code de l’animal, p. 471, Règlement 22/12/2004, annexe I, chap. III, 1.8.
  • 23 D. Baldin, op. cit., p.155-156, qui s’appuie sur l’ouvrage de Louis-René Baillet, Traité de l’inspection des viandes de boucherie considérée dans ses rapports avec la zootechnie, la médecine vétérinaire et l’hygiène publique, Paris, P. Asselin, 1880 [1876].
  • 24 Eric Baratay, Bêtes de tranchée, CNRS Editions, 2013, chap. 2, p. 41.
  • 25 Ibid. p. 44.
  • 26 Ibid. p. 45.
  • 27 Ibid. p. 49.
  • 28 Ibid. p. 51.
  • 29 Ibid. p. 55.
  • 30 Ibid., p. 123.
  • 31 Ibid., p. 110 et suiv. 
  • 32 Eric Baratay, Le point de vue animal, op. cit., p. 207.
  • 33 Ninon Maillard, « Collectionner l’exotisme : analyse juridique du parc zoologique occidental », RSDA 2/2015, p. 327-345.
  • 34 Code de l’Animal, §.2 La circulation, I. « Vaine pâture », p. 494.
  • 35 S. Leturcq « La communauté et les champs (Picardie et Hainaut, XIIe -XVIe siècle) » dans C. Beck et alii, Les hommes et la terre. L’histoire rurale médiévale d’hier et d’aujourd’hui, Presses universitaires de Valenciennes, 2018, p.135-156, ici p. 146.
  • 36 M. Ortolani, entrée « Droit de bandite [pays niçois], dans M. Cornu, F. Orsi et J. Rochfeld (dirs.), Dictionnaire des biens communs, PUF, 2e éd., 2021.
  • 37 La clôture l’emporte après la Révolution, les intérêts des propriétaires supplantant les droits d’usage, voir J.-J. Clère, « La vaine pâture au XIXe siècle : un anachronisme ? », Annales historiques de la Révolution française, n°247, 1982 : « Problèmes agraires de la Révolution Française », p. 113-128. DOI : https://doi.org/10.3406/ahrf.1982.3649.
  • 38 A. Conchon et alii, entrée « Vaine pâture » dans Dictionnaire de l'Ancien Régime, Armand Colin, 2004. p.292-298, CAIRN.INFO, shs.cairn.info/dictionnaire-de-l-ancien-regime--9782200263119-page-292?lang=fr.
  • 39 A. Rey, op. cit., entrée « divaguer », p. 1108.
  • 40 Code de l’Animal, section 3. Le déplacement, §.2 La circulation, II. L’utilisation des voies de circulation publiques, p. 495, Code de la Route, art. R.412-44 : « Tout animal isolé ou en groupe doit avoir un conducteur ».
  • 41 Romy Sutra, « Les chats vagabonds. Quelques considérations sur la divagation féline et ses conséquences juridiques de 1865 à nos jours », RSDA 2024/1, §1. https://www.revue-rsda.fr/articles-rsda/7610-les-chats-maraudeurs-quelques-considerations-sur-la-divagation-feline-et-ses-consequences-juridiques-de-1865-a-nos-jours
  • 42 Ibid., §22, Code rural et de la pêche maritime, art. L211-23.
  • 43 Ninon Maillard, « Assurer la (dé)mesure de l’emprise des hommes sur les bêtes : la contribution du droit », Diogène, 2023/2, PUF, n° 283-284, à paraître.
  • 44 Romy Sutra, art. précité, §14-15 : « Parmi les solutions envisagées, des propositions radicales – comme la destruction du félin vagabond sans pitié et par tous les moyens, l’amputation des phalangettes, ou la suppression systématique des portées (la stérilisation n’étant pas encore suffisamment démocratisée) – mais aussi des propositions plus conciliantes comme le confinement nocturne absolu à l’intérieur des foyers, le port d’un collier à grelot… » et plus loin « l’abattage des chats errants n’est donc pas totalement exclu : dans les années 1920 comme en 1865, il ne semble pas scandaleux de préconiser cette solution ».
  • 45 Code de l’Animal, p. 37, Règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil n°2016/429 du 9 mars 2016, relatif aux maladies animales transmissibles…, partie I, chap. Ier, art. 3.
  • 46 Code de l’Animal, p. 110 et suiv. , chapitre V du Règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil n° 576/2013 : documents d’identification relatifs aux mouvements non commerciaux des animaux de compagnie…
  • 47 Code de l’Animal, p. 39, Code Rural et de la pêche maritime, art. L.201-5.
  • 48 Je reprends le titre d’un chapitre de l’ouvrage de F. Keck, Politique des zoonoses. Vivre avec les animaux au temps des virus pandémiques, La Découverte, « L’horizon des possibles », 2024.
  • 49 Code de l’Animal, p. 496, Code de la route, R. 412-50.
  • 50 Revue de droit rural, n°1, janvier 2024, p. 7.
  • 51 CAA, Marseille, 5e chambre, 3 décembre 2018, n°16MA04634, rejet.
  • 52 M. Ferrand, “Gilles Aillaud. Du monde clos à l’univers infini », dans D. Ottinger (dir.), Gilles Aillaud. Animal politique, Centre Pompidou, Paris, 2023, p. 30.
  • 53 J.-C. Bailly, « Les animaux sont des maîtres silencieux », Le parti pris des animaux, Christian Bourgeois éditeur, 2013, p. 87 :  Bailly reprend Rilke pour tenter d’exprimer le vol des oiseaux : « voler, c’est faire l’expérience de l’espacement et habiter à même l’intervalle, dans la plénitude vide de l’intervalle, et […] cette expérience, visiblement, contient une joie… »
  • 54 Nous empruntons le terme à A. Maral et N. Milovanovic dans l’introduction qu’ils proposent au catalogue d’exposition qu’ils dirigent, Les animaux du roi, Château de Versailles, Lienart éditions, 2021, p. 13.
  • 55 M. Ferrand, “Gilles Aillaud. Du monde clos à l’univers infini », dans le catalogue d’exposition : D. Ottinger (dir.), Gilles Aillaud. Animal politique, Centre Pompidou, Paris, 2023, p. 31.
  • 56 C. Envir., art. R. 371-16
  • 57 S. Clavel, « Le commerce international et les animaux », dans C. Le Roux-Bouglé, N. Reboul-Maupin (dirs.), op.cit., LexisNexis, 2024, p. 268.
  • 58 J.-Ph. Pierron, « Pieta asphalta », Études, 2024, Juin(6), p. 65-66. https://shs-cairn-info.faraway.parisnanterre.fr/revue-etudes-2024-6-page-65?lang=fr.
  • 59 S. Nadaud, « Les transferts visant à sauvegarder certaines espèces face à l’évolution du climat : quel cadre international pour les migrations animales assistées ? », dans N. Maillard, X. Perrot (dirs.), Ad bestias… regards sur le droit animalier, NetaVania, Pulim, 2022, p. 297-303 ;  RSDA 2015/2. 
  • 60 Ibid., p. 302.
  • 61 A. Berthier et alii, « De la belle exotique à la belle invasive : perceptions et appréciations de la Perruche à collier (Psittacula krameri) dans la métropole parisienne », Annales de géographie, n° 716(4), 2017, p. 424. https://doi.org/10.3917/ag.716.0408.
  • 62 Ibid., p. 428.
  • 63 Voir V. Pouillard, Histoire des zoos par les animaux. Impérialisme, contrôle, conservation, Champ Vallon, 2019.
  • 64 N. Maillard, « Collectionner l’exotisme : analyse juridique du parc zoologique occidental », RSDA 2015/2, p. 330.
  • 65 X. Perrot, « Le naturaliste, les bœufs grognants et le consul. Premier essai d’acclimatation du yack domestique en France (1854) », RSDA 2019/1, p. 282 et suiv.
  • 66 https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n21/205/06/pdf/n2120506.pdf
  • 67 Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault et Jerôme Michalon, « Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale », Carnets de géographes, 5-2013, cité par Laurent Zimmermann dans sa contribution à ce dossier.
  • 68 Pour terminer sur l’élan et l’impulsion intellectuelle (mais pas que…) du philosophe Batiste Morizot à partir de son ouvrage pionnier Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une nouvelle carte du vivant, Wildproject, 2016.
 

RSDA 2-2024

Histoire moderne et contemporaine
Dossier thématique : Points de vue croisés

L'odyssée des captifs : les animaux rapportés de l'expédition Baudin (1800-1804)

  • Clotilde Maurau Boitard
    Docteure en Histoire moderne
    Université de Rouen, Membre associé du Groupe de Recherche en HIstoire

 

  1. Une ambitieuse expédition scientifique se prépare à l’aube du XIXe siècle. L’exploration des lointaines terres australes est en effet mise en place sous l’égide du ministère de la Marine française, du Consul et de l’Institut de France remplaçant les académies de l’Ancien régime. Ce projet éclot au cœur de la France post-révolutionnaire. Les sciences naturelles sont alors en pleine recomposition1. Pourtant, ce voyage est le fruit d’une longue tradition, la Monarchie puis l’Etat révolutionnaire ayant aussi organisé de lointaines expéditions scientifiques2. Par ailleurs, depuis quelques années, l’aire Pacifique est l’objet d’enjeux politiques entre les puissances européennes. Dans ce contexte, les navires Le Naturaliste et le Géographe larguent les amarres le 19 octobre 1800, sous le commandement du capitaine Baudin. Ce dernier prenant la tête du Géographe, le capitaine de frégate Hamelin pilote le Naturaliste. Ils sont accompagnés de 19 savants, en particulier René Maugé, aide naturaliste, ou François Péron, zoologiste. Les bateaux ne sont de retour que 3 ans plus tard, les cales chargées et l’équipage renouvelé en grande partie3.
  2. L’objet de cet article n’est pas de retracer ce voyage sourcé par plusieurs récits et de nombreux dessins et déjà étudié4. Des historiens ont en effet analysé les péripéties de ce parcours semé d’embûches, de déconvenues. D’autres se sont concentrés sur les relations parfois déplorables entre les membres de l’équipage : le Commandant Baudin est considéré comme autocratique et ces conditions provoquant de nombreuses désertions5. D’autres ont retracé les avancées en matière de cartographie, astronomie, géologie, minéralogie, botanique... Les conceptions de l’anthropologie naissante ont fait l’objet d’attentions particulières6. Il est question présentement de la vie d’animaux au destin bouleversé par cette exploration. Alors que le mot Voyage provient du mot latin viaticum, c’est-à-dire « ressources et provisions »7, nous nous questionnerons sur le sort de ces provisions si particulières en prolongeant les études déjà établies à ce sujet8. Nous axerons donc notre étude sur le vécu et le point de vue9 de ces passagers à poils ou à plumes rapportés en France, sans oublier les nombreux animaux embarqués morts et pour qui la rencontre avec les explorateurs constitue la fin du voyage.
  3. Nous nous interrogerons sur les motivations des scientifiques à rapporter le vivant sous différentes formes. Nous étudierons notamment les raisons qui poussent les savants à embarquer des animaux vivants alors que leur présence nécessite un fort investissement. Nous nous questionnerons également sur les modus operandi de leur capture. Enfin, nous terminerons sur les conditions de leur interminable périple vers l’Europe. Ces êtres vivants embarqués de force se retrouvent dans une situation paradoxale. Étant par définition acteurs de leur vie, ils sont transformés en simples objets d’étude, sans être maîtres de leurs mouvements.
  4. Les principales sources de cet article sont les récits de participants à l’expédition, notamment celui de François Péron10, de Nicolas Baudin11 et Pierre-Bernard Milius, officier de marine12. J’ai également consulté les journaux de bord de différents marins et savants, numérisés par l’université de Sydney13.

    I. Ramener le vivant mort ou vif ?

    A. Collectionner la vie

    a. Précieuses et fragiles cargaisons

  5. Le 25 mars 1804, le navire, le Géographe, s’approche de Lorient (la corvette baptisée le Naturaliste a jeté l’ancre en France quelques mois plus tôt, en juin 1803). Plus de cent mille échantillons, Naturalia ou artefacts, sont débarqués. François Péron écrit : « Le débarquement de tant d'objets précieux nous occupa près de quinze jours […] »14. Cette cargaison comporte une quantité impressionnante de graines, d’herbiers, d’animaux empaillés ou conservés dans des flacons d’eau de vie, de simples peaux ou squelettes d’animaux appartenant, entre autres, à 2500 espèces inconnues des Européens. Sur le Naturaliste, les objets naturalistes sont contenus dans 54 caisses15. Une partie des pièces de cette collection sont encore conservées16, bien que de nombreux éléments fragiles aient été détruits avant même d’arriver en France. Par ailleurs, au milieu de cet empilement de caisses ordonnées17, des cris sortent des cages, des ombres y bougent. François Péron déclare : « Indépendamment d'une foule de caisses […] nous avions […] une centaine d'animaux vivans, d’espèces rares ou tout-à-fait nouvelles »18. Ces animaux appartiennent à 46 espèces différentes19. Il a, avec son ami dessinateur Alexandre Lesueur, établi un tableau listant ces animaux20. Pourtant, il n’existe pas de recensement exhaustif, beaucoup d’animaux ayant péri durant le voyage ou très vite après leur arrivée.
  6. Aussi diverse que soit cette cargaison, elle possède toutefois une unité. Depuis le début de l’expédition, les membres de l’expédition ont constamment été en quête de trésors, souhaitant les rapporter, coûte que coûte. François Péron rapporte ainsi : « Tout ce qu'il étoit physiquement possible de conserver, ils l'ont rapporté, soit dans l’alcohol, soit empaillé avec soin, soit desséché, soit dans l'eau surchargée de muriate de soude. [...]. L'acquisition des animaux vivans ne leur a coûté ni moins de sacrifices ni moins de peines »21. Les savants sont ainsi des collectionneurs compulsifs aspirant à s’approprier le plus d’objets possible. En découvrant un animal marin, Nicolas Baudin exprime sa joie : « Le plaisir que nous procura la vue de ce zoophyte fit naître le désir de s’en procurer d’autres »22. Ce bonheur s’explique par la beauté de certains de ces animaux. « […] nos collections se sont enrichies de la magnifique Volute onduleuse », se réjouit Francois Péron23.
  7. De surcroît, les savants rêvent d’être les premiers à rapporter des espèces inconnues, rares ou insolites, même si certains êtres sont repoussants, tels des mollusques, inspirant une « espèce de dégoût […] » liée à « des formes bizarres, inconstantes, également difficiles à décrire, à dessiner, à conserver ; des couleurs le plus souvent ternes, obscures et désagréables ; une substance mollasse, visqueuse et dégoûtante au toucher […] »24. Les dirigeants du muséum, en particulier Cuvier et Lamark, ont d’ailleurs expressément demandé d’axer les recherches vers « […] l'observation des organismes inférieurs du plancton que l'on désignait, alors, sous le nom de Mollusques et Zoophytes pélagiens »25.
  8. De ce fait, on assiste à une véritable « course pour la connaissance naturelle »26 et le Graal de ces scientifiques est d’abord le vivant sous toutes ses formes. « La collection naturaliste devient encyclopédique et relève d’une volonté de miniaturiser le monde. « Au travers de son abrégé du monde, le collectionneur rend visible la "totalité" de la Nature »27.

    b. Saisir la diversité des formes du vivant

  9. Ces découvertes servent ainsi à comprendre la complexité de la vie. S’interrogeant sur le climat de la Nouvelle-Hollande, François Péron constate la dimension exceptionnelle de ce continent « comme si l’atmosphère, ainsi que tous les animaux et les végétaux de ce singulier continent, devoit avoir ses lois propres, et se soustraire à tous les principes de nos sciences, à toutes les règles de nos systèmes, à toute l’analogie de nos idées ! »28. Par exemple, le savant relève que les animaux sont davantage blancs à mesure que l’on s’approche de l’Antarctique29. Ces différences méritent d’être étudiées, notamment « […] quelques-uns de ces animaux, trop long-temps négligés par les naturalistes, et qui, par la bizarrerie de leurs formes, la singularité de leur organisation, l'élégance de leurs couleurs et la variété de leurs habitudes, méritent si bien de fixer l'intérêt de tous les hommes éclairés »30. Le savant ne doit pas seulement rapporter le plus d’animaux possible, mais comprendre le fonctionnement de la nature. François Péron constate : « Ainsi tout est lié dans le grand système de la nature […] souvent ces liens merveilleux échappent à nos sens ; mais lorsque nous pouvons arriver à les saisir, ils nous étonnent également et par l'importance de leurs résultats et par leur simplicité »31.
  10. François Péron cherche aussi à saisir les animaux dans leur milieu naturel. Il tente d’ailleurs, au retour de l’expédition, de réaliser une véritable zoographie et n’omet pas de classer les spécimens selon leur lieu de découverte. Il déclare à propos d’animaux marins : « […] lorsqu'il s'agit d'animaux aussi singuliers, aussi peu connus, l'observateur impartial ne doit omettre aucun fait important, alors même qu'il ne sauroit ni le concevoir ni l'expliquer »32. Pourtant, le muséum n’a pas poursuivi cette démarche novatrice33.
  11. Tâchons maintenant d’étudier sous quelles formes les savants rapportent leurs découvertes.

    B. Imiter la vie ?

    a. Raconter et dessiner la vie

  12. Les « dessins et les observations zoologiques sont une partie essentielle de la collection »34. Les voyageurs rapportent régulièrement les spectacles vivants qui se présentent à eux, notamment sur mer. Certains lieux sont impropres à la vie, d’autres peuplés de multiples créatures, et le navire traverse ces différents mondes. Des animaux, oiseaux ou poissons apparaissent, certains disparaissent aussitôt, d’autres suivent le navire pour glaner quelques restes tels les albatros et autres oiseaux des mers. Un jour, François Péron est ébloui par un troupeau de baleines : « […] qui s'avançoient vers nous avec toute la rapidité dont ces animaux sont capables. Jamais un pareil spectacle ne s'étoit offert à mes regards... »35. Une autre fois, marins et savants observent fascinés une mer phosphorescente et incandescente lié à la présence « d'une innombrable quantité d'animaux qui, soulevés par les vagues, entraînés par elles, nageoient à diverses profondeurs […] »36. Parallèlement, des dessinateurs sont chargés de représenter animaux, plantes et populations rencontrés. Charles-Alexandre Lesueur est notamment reconnu pour la valeur artistique de ses dessins. Recruté en tant qu’aide-canonnier, il devient officiellement dessinateur à la suite de départs divers37. François Péron loue la symbiose qui se noue entre eux : « Mon ami M. Lesueur fut toujours mon collaborateur et mon compagnon ; ce que je m'appliquois à décrire avec soin, il le dessinoit ou le peignoit lui-même avec cette exactitude et cette habileté qui lui ont mérité tant d'honorables suffrages. Tous nos travaux, toutes nos observations se faisoient sur des animaux vivans […] »38.
    Ornithorynque, Ornythorynchus - Tasmanie et Australie Charles-Alexandre Lesueur Aquarelle, gouache et crayon sur vélin 24,4 x 38,8 cm MHN Le Havre, inv. 80033
  13. Bien que ces récits publiés et dessins soient des constructions théâtralisées et artistiques39, les savants revendiquent leur exactitude. François Péron déclare ainsi retranscrire la vie des animaux de terres australes « d'après une méthode uniforme et absolue » et toujours après observations sur les animaux vivants40. Il insiste aussi sur l’importance de la représentation de ces animaux, pour certains inconnus des Européens : « D'ailleurs le doute, pour être repoussé lorsqu'il s'agit de ces êtres extraordinaires qui semblent se refuser à nos idées antérieures, a besoin d'être combattu par l'inspection immédiate de ces objets eux-mêmes. II étoit donc indispensable de les reproduire en nature »41. Pourtant, les peintres tuent souvent les modèles qu’ils immortalisent. Ainsi, des Malais baptisant les membres de l’équipage ont appelé Charles-Alexandre Lesueur « oran mati bonrou [l'homme tueur d'oiseau] »42. Car l’animal mort est omniprésent durant l’expédition.

    b. L’animal mort, base de la collection du vivant

  14. Les animaux sont également souvent tués durant l’expédition, pour être dessinés, disséqués, empaillés ou conservés dans l’alcool et parfois mangés par l’équipage. Pierre-Guillaume Gicquel, un officier, raconte ainsi qu’après avoir tué des albatros dont on a retiré de leur « estomac des mollusques, des tetes de médeuse et des seches ou Encornets, on les a ecorchés pour Les empailler et dissequer, La chair a eté servie sur la table. Cetait un Exelent plat pour nous en ce moment »43. De même, Nicolas Baudin raconte avoir tué, disséqué, empaillé et mangé un albatros44. Ainsi, les différentes utilisations de l’animal mort se complètent souvent mais, parfois, se télescopent. Un jour, un marsouin est péché. Une querelle s’en suit. Nicolas Baudin raconte : « Au lever du soleil, les pintres les naturalistes et les anatomistes ne manquerent pas de venir faire une visite au marsouin pris la véille et l’inconvénient qui en resultat fut que tous voulurent le travaillier au meme moment de sorte que les dessinateurs qui le vouloient placé sur le ventre et dans une position propre a en prendre les formes ne pouvoient saccorder avèc les anatomistes qui le vouloient sur le dos pour l’ouvrir »45.
  15. Les taxidermistes sont, pour leur part, particulièrement gourmands en vies animales alors qu’ils ont besoin de cadavres frais46. La fabrication et la conservation d’un animal mort nécessite ensuite des compétences complexes47. La difficulté est accrue, les empailleurs devant travailler sur des navires étroits et mouvants, ce qui explique l’embarquement de spécialistes à bord, tel René Maugé48). La peau est conservée « grâce au dépeçage, au tannage, au bourrage et montage »49. Les taxidrmistes mettent ensuite l’animal en scène comme étant vivant. La « visualisation des spécimens naturels est maximisée par différentes procédures, depuis la préparation des objets jusqu’à leur mise en scène pour donner l’illusion du vivant »50. Mais cette illusion n’a-t-elle pas mérité son nom ?

    c. La vie insaisissable ?

  16. Les acteurs de l’expédition témoignent constamment de la perte de ce qu’ils pourchassent, étant soumis aux aléas d’un voyage difficile. Ainsi, Nicolas Baudin rapporte que des naturalistes en expédition sur un rivage avaient été contraints d’abandonner leurs récoltes du jour51. Plus généralement, les savants ne parviennent pas toujours à saisir ce qu’ils s’accaparent. Nicolas Baudin raconte avoir emporté dans la « grande chambre » un animal marin phosphorescent capturé vivant. L’équipage admire « la lueur brillante » qui luit avant de s’éteindre avec la vie de l’animal52. Les savants détruisent ce qu’ils cherchent à s’approprier et ce par le simple fait de vouloir se l’accaparer. François Péron fait un constat assez similaire : « Cette phosphorescence active des animaux […] est tellement dépendante de l'organisation et de la vie, qu'elle s'exalte, s'affoiblit et s'éteint avec elle, pour ne plus se reproduire après la mort »53.
  17. La transformation de l’animal mort en spécimen naturaliste permet néanmoins de prouver l’existence de formes animales inédites. Nicolas Baudin se félicite ainsi de la capture d’un petit poisson « de l’espece des cofres de la plus grande beaute et de la forme la plus extraordinaire ». Il précise : « Je pense meme que si la plus part des origineaux que nous avons mis dans leaudevie pour les concerver vienent a se décomposer qu’on aura peine a croire quil puisse exister des animaux vivants dune forme semblable a ceux que nous avons rencontre et dont les dessins colories ont êté pris avec la plus grande exactitude »54. Pour faire face aux contestations quant à la véracité de leurs observations, « […] les naturalistes essayent de rapporter de ces voyages des animaux vivants ou conservés dans de l’alcool ou dans l’eau surchargée de muriate de soude, empaillés ou desséchés »55.
  18. Pourtant, la conservation des animaux morts est délicate. L’alcool, notamment, ternit les couleurs vivantes et éclatantes des animaux56. Le dessinateur a la possibilité, pour sa part, de reproduire au mieux ces couleurs vivantes. François Péron explique que Charles-Alexandre Lesueur représente les animaux marins, non sous formes de dépouilles, mais quand ils sont « beaux », c’est-à-dire vivants57. Néanmoins, le dessin reconstitue difficilement le mouvement et les modifications. À propos d’un petit animal marin péché, Nicolas Baudin explique : « Le dessin que jen donne nest pas parfait parce que cet animal change si subitement de forme quil est impossible den saisir une […]»58. Quand cela est possible, les naturalistes tentent donc de ramener des animaux et des plantes vivants, l’objectif n’étant pas seulement leur étude, mais aussi leur utilisation.

    C. Exploiter la vie

  19. L’expédition est constamment marquée par une volonté d’exploiter les terres, les hommes et les animaux découverts et observés, non sans rivalité avec l’Angleterre59. Par exemple, Milius évoque la possibilité d’étendre le commerce et l’esclavage dans les régions australes60.

    a. Exporter le mode d’exploitation de la nature

  20. Alors qu’ils observent les mœurs et les formes d’échanges commerciaux des peuples autochtones, les explorateurs s’intéressent aussi aux relations entre habitants de ces régions et les animaux. François Péron a ainsi pour ambition d’étudier les « mœurs des animaux », mais aussi « les noms qu'ils reçoivent des naturels, les usages divers auxquels ceux-ci les font servir, les méthodes de chasse ou de pêche qu'ils emploient pour se les procurer […] »61. De surcroît, il souhaite améliorer la productivité de ces sociétés en y appliquant un mode économique européen. En effet, bien qu’en recherche de l’inconnu, les explorateurs conservent leur relation utilitaire au vivant. François Péron, encore, utilise ainsi la notion d’« incommodes ou nuisibles »62. Il vante également les bienfaits de la "civilisation", de la vie sédentaire et la domestication : « Déjà ne croit-on pas voir les diverses espèces de Kanguroos, devenues domestiques, pulluler autour de sa cabane ! Le Casoar, qui, plus facilement encore, se prête aux soins de l'homme, va lui présenter journellement sa chair abondante et délicate, ses œufs volumineux et de très-bon goût »63. D’ailleurs, les explorateurs admirent la colonie anglaise de Sydney64.
  21. Au-delà de la volonté d’étendre l’emprise européenne au bout du monde, les explorateurs ont pour mission de ramener en France plantes et animaux à exploiter, bien que les « instructions officielles » aient été assez vagues à ce sujet65.

    b. Importer des formes de vie à exploiter

  22. Durant l’expédition, plantes et animaux sont perçus à l’aune de leur utilité, non pas seulement à court terme, les voyageurs devant renouveler leurs vivres durant l’expédition, mais à long terme. Dans un rapport, François Péron s’exclame : « Eh ! plusieurs de ces végétaux étrangers ne doivent-ils pas nous intéresser pour les produits utiles qu’ils peuvent nous fournir»66. Les végétaux peuvent en effet procurer remèdes et matières premières pour des meubles luxueux67. Cette volonté suppose non pas l’importation de quelques spécimens, mais des projets d’acclimatation et de domestication. Pour ce faire, il est nécessaire de transporter vers la France les êtres vivants68. Ce dessein est constamment présent à l’esprit des savants tentant de ramener les animaux par paire. Ainsi, quand un jeune kangourou meurt accidentellement à bord du navire, François Péron se console rapidement en se rappelant que la perte n’est pas si conséquente du fait qu’ils n’avaient capturé qu’un seul individu. Par conséquent, ils n’auraient pu le « naturaliser », ni perpétuer sa descendance69. Les explorateurs parviennent, à plusieurs reprises, à capturer des animaux en groupe tel le wombat que François Péron souhaite domestiquer70. Ces opossums sont en effet « cinq sur Le Naturaliste et au moins deux sur Le Géographe. Seuls trois des cinq individus du Naturaliste sont arrivés en France71. Ces derniers ont peu vécu par la suite et ne se sont pas, a priori, reproduits72. Ces deux exemples révèlent la difficulté de rapporter ces êtres vivants. Tâchons de comprendre quels moyens mobilisent les explorateurs pour parvenir à leurs fins.

    II. Comment rapporter le vivant ?

    A. Capturer (mort ou vif) la vie

  23. Tout en collectant animaux et plantes directement dans leurs milieux naturels, les explorateurs acquièrent souvent des animaux et autres objets auprès des habitants.

    a. Commerces

  24. Nombre d’animaux vivants débarqués en France ont en réalité été achetés ou offerts. Ainsi, le Lemur catta rapporté dans le Géographe et appartenant à une espèce endémique de Madagascar, a été acheté à l’île Maurice73. On n’en sait guère davantage à propos de ce petit primate, mais on peut supposer qu’il était déjà familiarisé avec les humains, ayant nécessairement voyagé (soit à près de 1 135 km de son lieu d’origine, Madagascar).
  25. Les récits témoignent régulièrement de ces échanges avec la population locale. Par exemple, François Péron rapporte d’un petit mammifère, le Dasyure : « […] j'en reçus un individu vivant, en échange de quelques bagatelles que j'offris à un sauvage qui se disposoit à le tuer pour le manger »74. Le négoce s’établit aussi régulièrement avec des Européens installés sur ces terres. Un général fournit des « spécimens »75. Un pigeon a été « Donné par un officier hollandais »76. Les relations avec les autorités locales sont souvent déterminantes. Durant le retour en 1803, au cap de Bonne-Espérance, Pierre-Bernard Milius demande au gouverneur général Janssens « […] de faire prévenir les habitants des campagnes que j’achèterais tous les animaux qui me seraient présentés. J’espérai par ce moyen faire une récolte précieuse pour la ménagerie de Paris »77.

    c. Parties de chasse

  26. Les scientifiques font preuve d’une avidité insatiable à la vue de tout animal et plus généralement de tout objet curieux. Cette ardeur est renforcée par les jours monotones sur le voilier où rien de particulier ne se passe78. La vie quotidienne de l’équipe est ainsi une quête continuelle, sur mer ou sur terre, lors d’incursions régulières sur la rive. Pourtant, ils observent également les conséquences d’une guerre continuelle contre les animaux, en particulier les phoques chassés pour « les fourrures et l’huile […] ; cette destruction continuelle aura bientôt réduit considérablement le nombre de ces animaux »79.
  27. Les voyageurs chassent aussi pour se nourrir. François Péron décrit ainsi l’arrivée d’une troupe de dauphins qui s’approchent du navire. Fasciné par le spectacle de ces gracieux animaux marins, il déclare néanmoins « […] nous ne songeâmes plus qu'à leur faire une guerre meurtrière »80. Il considère cette pêche comme miraculeuse, permettant, selon lui, de soigner le scorbut qui sévit à bord. Oiseaux, kangourous et phoques sont également mangés régulièrement, leurs peaux étant aussi préparées comme écrit plus haut. Parfois, la violence ne s’explique pas réellement. Leschenault déclare à propos des pingouins : « les matelots souvent cruels sans raison et sans utilité abusèrent de la confiance de ces animaux, en en détruisant un grand nombre »81.
  28. Il arrive que ces chasses soient improvisées à la suite d’opportunités. Certains animaux près des hommes sont ainsi saisis à la main, comme Levillain le raconte à propos d’oiseaux s’approchant du navire « Dans le fort du mauvais temps, un oiseau […] est venu se faire prendre à la main »82. A contrario, des battues sont véritablement planifiées et organisées, telle la chasse au crocodile menée par Charles-Alexandre Lesueur et François Péron83. À l’aide d’instruments multiples embarqués sur les navires84, les chasses sont multiformes. Elles peuvent s’apparenter à une cueillette pour certains animaux, notamment des animaux marins85. D’autres fois, un véritable combat se forme entre hommes et animaux et l’expédition se transforme en massacre. Évoquant les kangourous, Leschenault écrit ainsi « […] nous vinmes troubler leur retraite, et jetter au milieu deux la terreur, on en tua beaucoup »86. Fusils et chiens sont de la partie. Pleurant la perte de son canidé, Levillain s’exclame « […] Cette perte est considérable sous beaucoup de rapports, particulièrement pour la zoologie, car comment avoir des quadrupèdes sans chien, comt se procurer une pièce de gibier des marais, comt […] se procurer un des oiseaux tombés à l’eau […] »87.
  29. Face aux hommes, beaucoup d’animaux sauvages se défendent ou fuient. Nicolas Baudin écrit ainsi à propos d’un oiseau planant autour du navire ; « Nous contions qu’il venoit se faire prendre mais apres setre bien fait voir il disparut »88. Des pélicans chassés dans une anse sont particulièrement méfiants et les explorateurs rentrent bredouilles. Francois Péron suppose alors « […] une telle défiance nous parut être le résultat de la chasse continuelle que leur font les habitans[…] »89. La réaction des animaux devient ainsi un objet d’étude naturaliste. D’ailleurs, tout en étant combattue, il arrive que cette résistance fasse l’objet de l’admiration des explorateurs.

    B. Résistances animales

    a. Des héros sacrifiés

  30. Lorsque les savants pourchassent les animaux, ils observent leur comportement. Les kangourous, proies faciles, tentent coûte que coûte de s’échapper. François Péron raconte ainsi une battue. Les marsupiaux sont particulièrement habiles pour fuir les mains et les balles : « Dans les buissons impénétrables […], ces animaux pouvoient braver impunément l’adresse de nos chasseurs […] ». Ces derniers comprennent alors que ces animaux empruntent un dédale invisible, couvert par la végétation. « Dès cet instant, leur ruine fût assurée […] ». François Péron relève le « courage véritablement admirable » des femelles, blessées, mais défendant leurs petits. Elles ne renonçaient qu’en cas d’épuisement total : « […]elles s'arrêtoient, en s'accroupissant sur leurs pattes de derrière, l'aidoient avec leurs pieds de devant à sortir du sac maternel, et cherchoient en quelque sorte à lui désigner les lieux de retraite où, plus aisément, il pouvoit espérer de se sauver […] ». Dès qu’elles le pouvaient, elles appelaient leur nourrisson « par une espèce de grognement qui leur est propre ; elles le caressoient affectueusement […] ». Le savant admire ces animaux bien qu’il persiste à les pourchasser : « Les mêmes preuves d'intelligence et d'affection se reproduisoient d'une manière plus touchante encore, de la part de ces pauvres mères, lorsqu'elles se sentoient mortellement atteintes : tous leurs soins se dirigeoient vers le salut de leur nourrisson ; bien loin de chercher à se sauver, elles s'arrêtoient sous les coups du chasseur, et leurs derniers efforts étoient donnés à la conservation de leurs petits... »90. Le registre du texte appartient à l’émotion. Il reconnaît des sentiments aux kangourous et semble ému par leur bravoure et leur souffrance, qualifiant les femelles kangourous, non sans une pointe d’anthropomorphisme, de « pauvres mères ». Dans une certaine ambivalence, il devient le témoin des derniers actes de ces êtres tout en étant à l’origine de leur destruction. La chasse est ainsi un moyen d’obtenir des corps, vivants ou morts, mais aussi d’observer les animaux dans leurs derniers instants de liberté et souvent de vie.
    Kangourou Macropus Fuliginosus (Demarest, 1817), Charles-Alexandre Lesueur Entre 1804 et 1809 Aquarelle, gouache et crayon sur vélin 25,7 x 40,3 cm Le kangourou fuligineux appartient au groupe des grands kangourous gris. Il vit dans le sud de l’Australie. L’expédition en rapporta des Terres Australes. MHN Le Havre, inv. 80057
  31. De même, Nicolas Baudin considère la « sensibilité » des albatros : « Comment dépeindre ici les marques de la douleur, de son désespoir à la vue des efforts impuissants de son malheureux frère que l’homme impitoyable vient de saisir à l’hameçon ? Comment ne pas admirer ses transports et son dévouement généreux pour secourir celui qui l’implore… Trompé par son indiscrète sensibilité, il devient audacieux, il voltige, il court autour du malheureux que le fatal appât a trompé. Il se presse contre lui, il s’efforce, il veut l’arracher à la mort... il l’a reçoit lui-même […] »91. S’il considère ce sort injuste, les hommes ne renoncent pas à leurs proies qu’ils observent sous toutes les coutures.

    b. Les survivants

  32. Lors de ces battues et pêches, des proies agonisantes sont en effet souvent attrapées. Leurs réactions sont alors analysées. Le Villain déclare après avoir péché des animaux luminescents : « Alors nous nous emparons du filet et, peu de moments après, nous avons le plaisir d’avoir à bord plusieurs de ces animaux qui, lorsque nous les laissions un moment tranquilles, la lumière diminuait et, de suite, reprenait la première vigueur lorsque nous les touchions de nouveau »92. Les comportements et réflexes de l’animal sont ainsi considérés comme un sujet d’étude naturaliste. Les mouvements d’un squale étêté sont ainsi décrits précisément par François Péron : « Le 25 novembre, on prit un squale [...] qui nous fournit un nouvel exemple de l'irritabilité prodigieuse de ces poissons. En effet, depuis plus de dix minutes, on lui avoit coupé la tête, arraché le cœur et tous les viscères, lorsque, pour le laver à la pompe, on voulut le traîner sur l'avant du vaisseau. L'animal, qu'on tiroit alors par la queue, se mit à faire des efforts si violens, il soulevoit son tronc avec tant de foi ce et de vivacité, que plusieurs personnes faillirent en être renversées »93.
  33. Par ailleurs, des animaux viables sont aussi capturés. François Peron raconte ainsi qu’un manchot est saisi vivant par un matelot « avec la main, sans que l'animal parût s'en effrayer »94. De même, Pierre-Bernard Milius rapporte que débarquant sur l’île Rottenest en juin 1801, il découvre une colonie de « loup marin », autrement dit des phoques. Ils tirent à bout portant et laissent « des traces sanglantes de leur arrivée sur les bords tranquilles de cette île […] ». La chair de ces animaux constitue alors le repas de l’équipage durant plusieurs jours. L’officier précise néanmoins en avoir pris « un jeune vivant que nous portâmes à bord »95. Que devient ce jeune ? D’autres officiers rapportent cet épisode. Jacques Saint Cricq narrant cette expédition tait tout simplement cet épisode96. Quant à Victor Couture, il rapporte succinctement que les marins descendus sur l’île « ont rapporté 5 ours marins dont un vivant »97. En revanche, Stanislas Levillain évoque plus précisément la vie d’un phoque à bord : Cet animal « paroit assez courage[ux] car celuy qui étoit vivant à bord, lorsqu’on l’agacoit trop il cherchoit a se lencer sur les jambes de ceux qui l’inquietoient & reelement chacun fuyoit devant luy – on a usé du moyen indiqué par Mr Fleurieu dans son Vge de Le Md pour tuer cet amphibie, en leurs donnant de gd coups sur le bout du nez […] »98. L’animal a ainsi fini probablement mangé et la peau empaillée. Les explorateurs ont néanmoins l’ambition de rapporter le plus possible d’animaux vivants. Le marin Joseph Breton, de retour en France à bord du Naturaliste, comptabilise les précieux trophées à bord : « Nous embarquâmes, des caisses de botanique minéralogie, zoologie, &c ; 67 bailles de plantes 4 casoars ; 2 hombacs ; 2 signes noirs ; 1 oie du détroit de Basse ; 2 kangourou ; 2 chiens des naturels du pays ; & beaucoup de perroquets & autres oiseaux pour la ménagerie »99.
    Embarquons avec ces animaux et hommes à bord des corvettes.

    III. Se faire mener en bateau

    A. Le voyage sans fin

    a. Conditions de survie humaines et animales

  34. Cette longue expédition est difficile pour tous les êtres vivants qui en sont. Les humains subissent ainsi de nombreuses épreuves100. De nombreuses tensions éclatent à bord, en partie à cause de la rudesse de l’environnement101 et beaucoup de membres de l’équipage meurent ou désertent. L’expédition prend parfois les allures d’un « Voyage en enfer »102. Le trajet et les escales font alterner épisodes dangereux et périodes ennuyeuses alors que beaucoup de savants ne sont pas habitués aux rudes conditions de ce type de voyage au long cours. Ils se distraient alors avec l’étude des marins. La compagnie d’animaux réconforte aussi les voyageurs. Levillain regrette ainsi la disparition accidentelle de son chien : « Hélas, je ne puis retenir mes larmes. […] Il faut avoir vu un animal pareil pour éprouver ce qu’on sent de douleur lorsqu’on est séparé de celui auquel on était attaché […] »103. Certains marins possèdent aussi d’autres types d’animaux, tel un dénommé Lefevbre, propriétaire d’un singe malade du scorbut104. Cette pathologie grave sévit en effet régulièrement à bord des navires ne pouvant stocker suffisamment de provisions fraîches105. François Péron se plaint régulièrement de l’apparition de ce mal « […] le terrible scorbut avoit commencé ses ravages, et les salaisons pourries et rongées de vers auxquelles nous étions réduits depuis plusieurs mois, précipitoient chaque jour l'affreux développement de ce fléau »106. Les animaux subissent tout autant ces carences, d’autant plus que beaucoup ont des besoins spécifiques. Si le jeune phoque évoqué supra n’avait pas été tué, sa survie aurait été, dans tous les cas, compromise : les blanchons ont de très forts besoins énergétiques. Alors que les animaux sauvages ont des alimentations liées à l’écosystème dans lequel ils vivent, on leur offre, une fois à bord, un régime alimentaire peu varié, reposant en grande partie sur des céréales, souvent cuites et sous forme de pain, à l’exception des carnivores, nourris de viande. Voici le récapitulatif des nourritures fournies à certains des animaux à bord107 :
  35. En revanche, nous ignorons quel type de viande mangent les lionnes et les chats sauvages ou si on leur fournit de la viande salée ou fraîche. Quant aux lémuriens, on leur distribue des fruits (sans autre détail) mais ils ne sont probablement plus frais au bout de quelques jours sans escale. De ce fait, les animaux voient leur régime alimentaire transformé. Néanmoins, quand cela est possible, on leur fournit une alimentation appropriée. Henry Freycinet rapporte qu’en mai 1803, une chaloupe rapporte du « bois de chauffage qui nous est necessaire et des branches de Casuarina pour nos Kangouroux108. De même que pour les plantes109, un personnel est dédié aux soins des animaux. Les instructions sont claires : « Notre collection d’animaux vivans / est nombreuse et sans doute assez intéressante pour mériter quelqu’attention de votre part. Il me parait semblerait nécessaire pour assurer / d’avantage leur conservation pendant le / long voïage qu’ils ont a faire d’envoyer un / des garçons de la ménagerie qui, plus à ce genre de travail […] »110
  36. Pourtant, hommes et animaux cohabitent dans un lieu sans échappatoire. Les navires offrent en effet un espace limité. Le Géographe a, par exemple, une longueur de 124 pieds soit 37 m, alors que 133 personnes embarquent en octobre 1800111. Hommes, animaux, plantes, caisses, cordes occupent le pont. Des animaux destinés à être mangés sont embarqués, tels des cochons achetés à Sydney112. Des rats déambulent et attaquent des bourgeons de plants113. Cette promiscuité induit des problèmes hygiéniques et sanitaires. Bougainville se désole : « Tout le dessus du gaillard depuis la gde chambre jusqu’au gd mât étoit obstrué par les objets, et les animaux repandoient une odeur insupportable »114. L’atmosphère est rance, comme dans l’ensemble de la flotte du début du XIXe siècle. La nuit règne une forte humidité, l’eau de mer étant difficile à sécher. Alternent des périodes de sécheresses et de pluie, de froid et de chaleur excessive. Examinons maintenant la localisation des animaux à bord.

    b. Prison flottante

  37. Une grande partie des animaux sauvages sont encagés, gardés comme de précieux objets. Certains bénéficient toutefois d’une liberté relative. Les cervidés, cervus axis, sont ainsi installés simplement sur le « gaillard d’arrière »115. Par ailleurs, les chats sauvages, les deux dingos peuvent se mouvoir dans l’ensemble du bateau mais, aux dires de Frédéric Cuvier qui récupère la femelle canidé, seule survivante (le mâle ayant succombé sous les coups), elle finit le voyage enfermée une grande partie de la journée. L’animal a en effet multiplié les larcins à bord et a également développé un comportement agressif116.
  38. Une majorité des animaux sont en réalité confinés en cage et exposés aux intempéries sur le gaillard d’arrière. Francois Breton rapporte : « Tout le gaillard d'arriere, n'était que parcs ou cages pour ces animaux117. De même, François Péron précise dans un recensement la place de certains animaux. On apprend ainsi que les lémuriens sont au « gaillard d’arrière vis-à-vis l’écoutille du poste des aspirants ». Un kangourou y est enfermé « du côté de bas-bord ». On retrouve aussi sur le gaillard arrière deux larus (« oiseau, groupe des goélands ») et un colombidé « Columba coronata Lin». Quelques mètres plus loin, la panthère est enfermée sur le gaillard d’avant118. Ces informations soulèvent beaucoup de questions quant au ressenti de ces animaux enfermés. Comment les lémuriens cohabitent dans une cage ? Comment ces animaux arboricoles peuvent-ils se mouvoir dans cette prison étroite ? Comment les kangourous se déplaçant par bond sont-ils enfermés dans une cage ? Comment vivent-ils, seuls dans une cage (le kangourou vit au sein de petits groupes) ? Quel effet produisent les odeurs des uns et des autres ? Comment réagissent-ils au bruit de la panthère enfermée à proximité, au chat sauvage passant devant la cage, aux cris des marins ?
    « Voilier sur le Géographe » Charles-Alexandre Lesueur 1800 ou 1801 Crayon graphite sur papier 15 x 9,5 cm Ce matelot coud des voiles sans doute endommagées. Il est assis sur une caisse contenant des volailles, réserve de nourriture MHN Le Havre, inv. 13025
  39. Il arrive que certains hommes se soucient de la place attribuée aux animaux. Ainsi, lorsque Pierre-Bernard Milius prend le commandement du Géographe, à la suite de la disparition de Nicolas Baudin, il note : « M. Baudin avait logé des kangourous et les plantes sous le gaillard d’arrière […] J’ai cru devoir changer ces dispositions parce qu’elles pouvaient nuire à la conservation de ces divers objets ». Il démonte les cages et les installe sous les passavants qui « élevés de quatre pouces au-dessus du pont, permettaient d’entretenir la propreté et facilitaient en même tems la circulation de l’air »119. Les kangourous, animaux de taille conséquente, prennent une place significative, d’autant que les explorateurs parviennent à les capturer en nombre 120. Ces arrivages nécessitent des aménagements. Des chambres d’officiers sont démolies et des parcs sont construits pour les marsupiaux121. Ces agencements n’empêchent pas la mort fréquente de ces passagers.
    « Lesueur sur le Géographe » Charles-Alexandre Lesueur 1800 ou 1801 Crayon graphite sur papier 9,4 x 15 cm MHN Le Havre, inv. 13032

    B. Le voyage sans retour

    a. La faucheuse en embuscade

  40. « The livestock had a very difficult time on board: of the 50+ live birds on Le Géographe noted when she arrived in Timor for the second time […], only 14 survived the journey to France […] »122. Ces conditions de voyage rendent en effet la vie de ces animaux précaire et la mort rode constamment. Les marins et savants ont conscience de la fragilité des vies animales et végétales. Henri Freycinet déclare ainsi : « Le Comd.t a fait mettre aux environs de notre aiguade un Verra, une truie, deux poules et un Coq vivants : je doute fort que Ces animaux puissent s’y conserver long-temps »123. Et le décompte est souvent macabre. François Breton constate que « Depuis le pt Jackson, il était mort un hombac les deux kangourous & des oiseaux : un des chiens était blessé »124. Le cheptel est renouvelé lors des escales, par exemple : « En arrivant à l'île de France[…] On y prit 2 biches du Bengale ; 2 pintades, & 1 mouton à 4 cornes »125.
  41. Étudions le kangourou, animal emblématique. Comme indiqué supra, ils sont nombreux à bord. Dans une lettre à Jussieu, Nicolas Baudin est assez optimiste à propos de leur sort. Il écrit « Les quadrupèdes, comme kangourous, émious et umbats sont en très bon état et je crois que je les conserverai étant bien accoutumés à bord […] »126. Pourtant, le taux de survie ne semble pas si important et beaucoup de ces animaux périssent rapidement après leur capture. François Péron déclare : « Pendant notre séjour sur l'île Bernier, nous saisîmes plusieurs de ces jeunes kanguroos; mais la plupart; trop foibles sans doute, ne survécurent pas long-temps à leur captivité. Un seul y résista et s'apprivoisa […] ». On apprend par ailleurs que ce dernier périt d’un accident127. Ce type d’événement est supposément courant pour ces animaux, tant les navires sont inadaptés pour eux. Ces lieux encombrés sont en effet une succession de pièges. Jean-Marie Maurouard raconte le triste sort de deux de ces marsupiaux : « Pendant la nuit beaucoup de pluie les deux kangourous étaient sur le pont le plus petit voulant se cacher a tombé dans la barre du gouvernail et est mort peu de tems après »128. Le kangourou est en effet un animal qui se dissimule volontiers(129). Le second meurt peu de jours après : « Le kangourou qui restait abord est mort à 18h, il avait été mis dans la batterie il a été jeté par le roulis d’un bord et de l’autre, et avait hier soir, lors qu’on l’a apporté sur le gaillard, la tête […] toute abimée des coups quil sétoit donnés pendant la nuit il a été mis sous le gaillard, et a tombé dans l’entrepont où il est mort. Lors qu’on lui a dépouillé on lui a trouvé la tête et le corps tout en sang preuve certaine que c’est au peu de soin qu’on a eu que sa mort doit être attribuée »130.
  42. Toutefois, rien ne se perd et les corps des animaux décédés sont souvent traités pour être sauvegardés. « Pour éviter toute perte, le squelette des animaux morts pendant la traversée sont conservés. Ces éléments sont souvent empaillés »131, tels les chats sauvages et les écureuils volants, morts durant la traversée132. Ceux qui survivent deviennent des trophées scientifiques à haute valeur ajoutée.

    b. Objets de sciences et de spectacle en Europe

  43. Les animaux sont un objet d’attraction dès leur embarcation sur les navires. Bougainville raconte son escale sur l’Île-de-France (Île Maurice, aujourd’hui) : « Pendant tout nôtre séjour à Port N.O. il y eut une gde affluence de curieux qui venoient voir les animaux singuliers que nous rapportions, et que le capitaine hamelin avoit beaucoup vantés à terre […]»(133). Si les animaux sont fraîchement capturés, on peut s’interroger sur ce que provoquent à ces animaux les allées et venues devant leurs cages, les regards prolongés sur eux, les mains qui tentent de les saisir, etc.
  44. Une fois arrivée en France, le voyage des animaux est loin d’être terminé. Ils ont à affronter un climat différent et de nouveaux déplacements vers la Capitale ou Malmaison. Un maki meurt dès son arrivée à Lorient, tout comme probablement le mouton à quatre cornes134. Quant à une hyène, il semble qu’elle prenne la clé des champs quelques heures avant d’être retrouvée et recapturée facilement135. François Péron se charge personnellement du transfert des collections du Géographe136. De surcroît, du personnel expérimenté est présent pour soigner des animaux : « Geoffroy Saint-Hilaire rapporte qu’à bord et pendant le voyage de Lorient à la Malmaison, le gnou et le zèbre furent soignés par un chasseur à cheval de l’armée des Indes, aux ordres de Decaen, renvoyé en France pour cause de maladie. Et d’ajouter que ledit chasseur faisait ce qu’il voulait de ces deux animaux »137.
  45. En réalité, les animaux et les collections font l’objet d’une forte rivalité entre l’institution du Muséum et Joséphine de Beauharnais, férue de compagnie animale et d’histoire naturelle138. L’affaire prend même une dimension politique, le ministre de l’Intérieur interférant en faveur de l’impératrice fraîchement couronnée en mai 1804139. De ce fait, la collection se divise : « Some of the livestock which were part of the instructions were transported to Empress Joséphine’s estate. The others ended up in the Jardin des Plantes in the grounds of the MNHN »140. En tous les cas, les animaux se retrouvent institutionnalisés et marchandisés. L’expédition Baudin préfigure ainsi le trafic et l’essor des zoos du XIXe siècle141.

Conclusion

  1. Tout en appartenant à un monde de circulation, le destin des animaux capturés par les explorateurs de l’expédition Baudin est d’abord un voyage sans retour, voyage vers la mort, voyage vers un continent inconnu, voyage vers une vie derrière les barreaux quand ils survivent et qu’ils deviennent de pièces précieuses de collections. Cette exploitation est à mettre en parallèle avec la volonté des Européens de dominer les populations dites "Indigènes". En suivant la vie (et la mort) de ces animaux capturés, nous avons ainsi exploré l’envers du décor de la découverte scientifique. Durant ce voyage aux conditions difficiles, les savants recherchent coûte que coûte des formes inédites du vivant. Ils tentent de les observer, de les comprendre et percer leur mystère, de les dessiner, de les raconter, de les rapporter. Pourtant, l’objet de leur quête disparaît souvent dans leurs mains souvent destructrices, le vivant s’échappant par sa capture. Les réactions constantes des animaux nous invitent ainsi à réfléchir sur le statut des êtres animés dans les sociétés humaines, étant objets de science, objets de domestications, mais avant tout des créatures vivant pour elles-mêmes.

 

Mots-clés : voyage scientifique ; capture ; taxidermie ; ménagerie ; histoire des animaux ; histoire naturelle ; histoire maritime

Keywords : scientific travel ; capture; taxidermy ; menagerie ; animal history ; natural history ;Keywords : scientific travel; capture; taxidermy; menagerie; animal history; natural history

  • 1 Spary, Emma C. Le Jardin d’utopie. Traduit par Claude Dabbak, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2005.
  • 2 La Pérouse Jean-François de Galaup, Brossard Maurice de, Dunmore, John (Édts scientifiques), Le voyage de Lapérouse : 1785-1788 : récit et documents originaux, Paris, Imprimerie Nationale, 1985 ; Entrecasteaux Joseph-Antoine Bruni d’, Voyage de dentrecasteaux envoyé à la recherche de la Pérouse publié par ordre de sa Majesté l’Empereur et Roi sous le ministère de S. E. le Vice-Amiral Decrès, comte de l’Empire. Rédigé par M. de Rossel, ancien capitaine de vaisseau. Paris, l’imprimerie impériale, 1808 ; Laissus Yves. « Les voyageurs naturalistes du Jardin du roi et du Muséum d'histoire naturelle : essai de portrait-robot. ». In: Revue d'histoire des sciences, tome 34, n.3-4, 1981. p. 259-3 ; Pierre – Yves Beaurepaire, Les Lumières et le Monde : Voyager, explorer, collectionner, Paris, Belin, 2019.
  • 3 Australie / Le Havre, l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue de l’exposition au Muséum d’histoire naturelle du Havre du 5 juin au 7 novembre 2021,le Havre, éditions du Muséum d’histoire naturelle du Havre, p. 13 : carte représentant l’itinéraire des deux corvettes.
  • 4 The Baudin Legacy Project avec notamment une bibliographie en date de novembre en ligne à l’adresse https://baudin.sydney.edu.au/wp-content/uploads/2019/07/Baudin_Bibliography_Nov_2015.pdf
  • 5 Alain Brachon, « L’expédition Baudin », Bulletin de la Sabix, n.69, 2022, p. 17 : « Tous les témoignages concordent sur la nature entière, autoritaire et glacée, rancunière, de son caractère »
  • 6 Jean-Luc Chappey, « François Péron et la question de la civilisation aux antipodes », Annales historiques de la Révolution française, n.375, 2014, p. 139-159
  • 7 https://www.cnrtl.fr/etymologie/voyage
  • 8 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux embarqués vivants sur les vaisseaux du voyage de découvertes aux Terres australes », Michel Jangoux (dir), Portés par l’air du temps. Les voyages du capitaine Baudin, Bruxelles, édition de l’université de Bruxelles, Études sur le 18e siècle, n.38, 2010, p. 265-281
  • 9 Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Le Seuil, collection L’Univers historique, 2012
  • 10 François Péron, Voyage de découvertes aux Terres Australes, exécuté par ordre de sa Majesté, l’Empereur et Roi, sur les corvettes le Géographe, le Naturaliste et la goëlette le Casuarina, pendant les années 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804, Imprimerie Impériale, 3 vols et atlas, Paris, vol. I, 1807 et vol. II, [complété par Louis de Freycinet], 1816
  • 11 Nicolas Baudin, Mon voyage aux terres australes, Paris, Imprimerie Nationale, 2001)
  • 12 Pierre-Bernard Milius, Voyage Aux Terres Australes – Un Officier de Marine de L'expédition Baudin Découvre L'Australie Et La Tasmanie : 1800-1804, Le Havre, Société Havraise d'Etudes diverses et le Muséum d'Histoire Naturelle du Havre, 1987
  • 13 https://baudin.sydney.edu.au/journals/
  • 14 François Péron, Voyage, op. cit., vol 2, p. 313
  • 15 Léonie Boissière, La collection du vivant et les voyageurs-naturalistes au XVIIIe siècle. Récoltes, observations, découvertes et enjeux de l’expédition Baudin (1800-1804), Mémoire de Master 2 en Sciences Historiques, sous la direction de M. Pierre-Yves Beaurepaire, université de Nice Côte d’Azur, 2021, p. 371
  • 16 Stephen M. Jackson, Justin J. F. J. Jansen, Gabrielle Baglione & Cécile Callou, « Mammals collected and illustrated by the Baudin Expedition to Australia and Timor (1800-1804): A review of the current taxonomy of specimens in the Muséum national d’Histoire naturelle and the illustrations in the Muséum d’Histoire naturelle du Havre », Zoosystema, 2021-n.43
  • 17 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 53-63 - Ordonner et scénographier les règnes de la Nature
  • 18 François Péron, Voyage, op. cit., vol 2, p. 313
  • 19 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 371
  • 20 Charles Alexandre Lesueur, « Tableau général des animaux vivants qui se trouvent à bord du Géographe le 17 Pluviôse an XII », Archives du Muséum d’histoire naturelle du Havre 21006.
  • 21 François Péron, Voyage, op. cit., vol 1, p. V-VI
  • 22 Nicolas Baudin, Mon voyage, op. cit., p.133
  • 23 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 302
  • 24 Ibid., p. 485
  • 25 André Maury, « L’œuvre zoologique de Charles-Alexandre Lesueur, peintre naturaliste havrais (1778-1846), Recueil des Publications de la Société Havraise des Études diverses, 1961, p.7
  • 26 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 513
  • 27 Ibid., p. 509
  • 28 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 39
  • 29 Ibid., p. 217
  • 30 Ibid., p. 42
  • 31 Ibid., vol 2, p. 121
  • 32 Ibid., vol 1, p 106
  • 33 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 363 ; Michel Jangoux, « Les naturalistes du voyage de découvertes du capitaine Baudin : contexte, présentation et bilan scientifique », Bulletin de la Sabix, 2022, n.69, p. 93-110
  • 34 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 387
  • 35 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 108
  • 36 Ibid., p. 488
  • 37 Michel Jangoux, « Les naturalistes du voyage […] », op. cit.  p. 95
  • 38 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 486
  • 39 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 514
  • 40 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. VII
  • 41 Ibid., p. 14
  • 42 Ibid., vol 2, p. 257 ; André Maury, « L’œuvre zoologique […] », op. cit., p. 7 : « Chasseur, aussi adroit que talentueux dessinateur, Lesueur contribua dans une grande mesure à l'augmentation des collections d'Oiseaux et de Quadrupèdes, que non seulement il recueillait, mais préparait lui-même »
  • 43 Pierre-Guillaume Gicquel, Journal et autres documents, octobre 1800-février 1802, Archives nationales de France (ANF), série Marine, 5JJ55, p. 221
  • 44 Nicolas Baudin, Mon voyage, op. cit. ; p. 136
  • 45 Id., Journal de mer, volume 1, octobre 1800-février 1801, ANF, série Marine, 5JJ 36, p.84
  • 46 François Péron, voyage, op. cit., vol 2, p. 382
  • 47 Ibid., p. 373-392 : Chapitre XXXIX, Fragment d’un mémoire de MM. Péron et Lesueur sur l’Art de conserver les animaux dans les Collections zoologiques
  • 49 48=Kury Lorelaï. « Les instructions de voyage dans les expéditions scientifiques françaises (1750-1830) », Revue d'histoire des sciences, tome 51, n.1, 1998. p. 87 : « Pour ce qui est des animaux, les procédures de conservation sont beaucoup plus compliquées que pour les végétaux et exigent en général des connaissances et des "habiletés de dissection" qui demandent un apprentissage préalable » Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 208
  • 50 Dorothée Rusque, Le dialogue des objets : fabrique et circulation des savoirs naturalistes : le cas des collections de Jean Hermann (1738-1800), thèse en histoire sous la direction d’Isabelle Laboulais, université de Strasbourg, 2018, p. 28
  • 51 Nicolas Baudin, mon voyage, op. cit., p. 242
  • 52 Ibid., p. 133
  • 53 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 41
  • 54 Nicolas Baudin, Journal, op. cit., p. 214
  • 55 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 206
  • 56 Jacqueline Bonnemains, « Biographie de Nicolas-Martin Petit, un des artistes de l’expédition aux Terres Australes (1800-1804) du commandant Nicolas Baudin », Recueil des Publications de la Société Havraise des Études diverses, 1986, p. 9 ; François Péron, voyage, op. cit., vol 2, p. 384 : « Les liqueurs alcooliques[…] sont […] susceptibles d'altérer les couleurs des animaux »
  • 57 Ibid, vol 1, p. 490
  • 58 Nicolas Baudin, Journal, op. cit., p. 190
  • 59 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 457-475 : Les collections naturalistes politiquement investies : Les rivalités franco – britanniques dans le Pacifique
  • 60 Pierre-Bernard Milius, voyage, op. cit., p. 24 : « […] le commerce […] y consisteroit en esclaves, chevaux, buffles, cire, bois sandal, ris, .etc ».
  • 61 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p IV
  • 62 Ibid., p. 121).(63 =Ibid., p. 467)(64 = Pierre-Bernard Milius, voyage, op. cit., p. 42
  • 63 Ibid., p. 467
  • 64 Pierre-Bernard Milius, voyage, op. cit., p. 42
  • 65 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 265 : « De façon étonnante, ni le commandant Nicolas Baudin ni les naturalistes l’accompagnant n’avaient reçu d’instructions officielles leur demandant de ramener vivants en France des animaux des Terres australes »
  • 66 François Péron, Non daté, Fonds Muséum, AJ/15/569, f° 426 ; Paul postiau et Michel Jangoux, « Les récoltes botaniques de l’expédition Baudin aux Terres australes (1801-1803) », Portés par l’air, op. cit., p. 249
  • 67 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 391 et 402
  • 68 Kury Lorelaï. « Les instructions […] », op. cit., p. 86 : « Le texte insiste sur la primauté des plantes utiles […]. Il en est de même pour les animaux. […]s'il y a lieu, de chercher les manières de les élever et de les domestiquer »
  • 69 François Péron, Voyage , op. cit.,vol 1, p. 117
  • 70 Ibid., vol 2, p. 14
  • 71 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 272 )
  • 72 Ibid, p. 273 ; Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et Frédéric Cuvier, Histoire naturelle des mammifères, avec des figures originales enluminées, dessinées d’après des animaux vivants, Paris, Lasteyrie, 1819, pl. 57
  • 73 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 276
  • 74 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 301
  • 75 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 377
  • 76 Ibid., p. 385.
  • 77 Marie-Haude Arzur, Animaux à bord, Paris, Glenat Hommes Et Océans, 2014. p. 23
  • 78 Nicolas Baudin, Mon voyage, op. cit., p. 131-132
  • 79 Théodore Leschenault, Extrait du journal, mai 1801–avril 1802, ANF, série Marine, 5JJ56, p. 177
  • 80 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 323
  • 81 Théodore Leschenault, Extrait, op. cit., p. 178
  • 82 Stanislas Levillain, Journal, juin-septembre 1801, ANF, série Marine, 5JJ52, p. 13
  • 83 Anne Lombard-Jourdan, « François Péron et Charles Lesueur à Timor. Une chasse au crocodile en 1803 », in Archipel, 1997 n°54, p. 81-121
  • 84 Michel Jangoux, Le voyage aux terres australes du commandant Baudin. Genèses et préambules (1798-1800), Paris, PUPS, collection Histoire maritime, p. 427
  • 85 André Maury, « L’œuvre zoologique […] », op. cit., p. 10 : « Chaque dragage aussi, remontait du fond de l'océan des formes nouvelles dont Péron faisait sur le vivant, la description zoologique avant de les mettre en bocaux, alors que Lesueur les représentait avec la plus grande exactitude »
  • 86 Théodore Leschenault, Extrait, op. cit., p. 37
  • 87 Stanislas Levillain, Journal, op. cit., p. 11).
  • 88 Nicolas, Baudin, Journal, op. cit., p. 11
  • 89 François Péron, voyage, op. cit., vol 2, p. 141
  • 90 Ibid., vol 1, p. 116-117
  • 91 Nicolas Baudin, Mon voyage, op. cit., p. 218
  • 92 Stanislas Levillain   : Notes sur les divers dessins, Archives du Muséum du Havre, ref. 14040 ; Michel Jangoux, « Les naturalistes du voyage de découvertes du capitaine Baudin : contexte, présentation et bilan scientifique », Bulletin de la Sabix, 2022, n°69-1, p. 93-110
  • 93 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 210-211
  • 94 Ibid., p. 359
  • 95 Pierre-Bernard Milius, voyage, op. cit., p.11
  • 96 Jacques Saint Cricq, Journal, septembre 1800- décembre 1802, ANF, série Marine, 5JJ48, p. 26
  • 97 Victor Joseph Couture, Journal, octobre 1800–décembre 1802, ANF, Série marine, 5JJ57, p. 20
  • 98 Stanislas Levillain, Journal, op. cit., p. 17
  • 99 François–Désiré Breton, Journal, septembre 1800 – mai 1803, ANF, série Marine, 5JJ5, p. 223
  • 100 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 166-190 : Un voyage dramatique et meurtrier
  • 101 Ibid., p. 513
  • 102 Jean Bourgoin, Étienne Taillemite, « L’expédition Baudin en Australie – 1800-1804 » in XYZ, n°91, 2e semestre 2002, p. 39
  • 103 Stanislas Levillain, Journal, op. cit., p. 10-11
  • 104 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 340
  • 105 Romain Malbranque, La prévention du scorbut au cours des grandes expéditions maritimes du XVe au XVIIIe siècle, Université de Rouen, Thèse de Pharmacie, 2014
  • 106 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 324
  • 107 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit.
  • 108 Henry Freycinet, Journal, septembre 1802 - août 1803, ANF, série Marine, 5JJ34, p. 76
  • 109 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 395
  • 110 Manuscrit INV. 22052, Le Havre, Muséum d’histoire naturelle, dans collection du vivant p. 590) ; Jean Fornasiero & JohnWest-Soob, « Voyages et déplacement des savoirs. Les expéditions de Nicolas Baudin entre Révolution et Empire », Annales historiques de la Révolution française, Juillet-Septembre 2016, N.385 ; Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 59
  • 111 Michel Jangoux, Le voyage, op. cit., p. 79 et 81
  • 112 Henry Freycinet, Journal, op. cit., p. 17 ; Jacques Saint Cricq, Journal, op. cit., p. 63
  • 113 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 397
  • 114 Hyacinte Hipolyte Philippe Potentin de Bougainville, Journal et autres documents, 1795-1803, ANF, 155 AP6, p. 7
  • 115 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 274
  • 116 Ibid
  • 117 François – Désiré Breton, Journal, op. cit., p. 22
  • 118 François Péron, Liste des animaux vivants qui se trouvaient à bord du Géographe, 9 février 1805, Archives du Muséum d’histoire naturelle du Havre, 21012 ; Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 385
  • 119 Pierre-Bernard Milius, voyage, op. cit., p. 5
  • 120 François Michel Ronsard, Journal nautique (tome 2), novembre 1802-mai 1803, ANF, série Marine, 5JJ30. L’auteur note à 4 reprises la capture de kangourous entre 18 janvier et 10 février 1803, p. 94 : « […] il est venu a bord 7 kangourous vivants » ; p. 95 : « […] a 9h. le Commandant est arrivé de terre (…) Il a raporté trois kangourous vivants » ; p. 96 : « Nous avons […] trouve une prodigieuse quantité de kangourous, et quoiqu’on ait peu chassé, l’équipage en a presque toujours eu pour ainsi dire a discretion » ; p. 112 : « […]on a rapporté a bord un kangourou de la petite espece et deux opossomes vivants[…] »
  • 121 Ibid., p. 95 : «  […] et on s’est occupé a démolir deux autres chambres sous le gaillard » ; p. 97«  […]nous avons de même embarqué vingt kangourous, pour les loger on a démoli les offices et cinq chambres » ; p. 104 : « On démoli deux chambres a tribord, pour loger les kangourous qui etoient sur le pont, et que l’eau qui embarquoit faisoit perir » ; Henry Freycinet, Journal, op. cit., p. 67 : « Nos Chasseurs ont pris une grande quantité de Kangouroux vivants que le Comdt espere conserver à bord. On demolli En consequence les chambres des Naturalistes pour faire en place des parcs à ces animaux
  • 122 Justin J.F.J. Jansen, The ornithology of the Baudin expedition (1800-1804), Published by author, Grave, Netherlands, 2018, p. 47
  • 123 Henry Freycinet, Journal, p. 67
  • 124 François – Désiré Breton, Journal, op. cit., p. 23
  • 125 Ibid., p. 245
  • 126 Nicolas Baudin, Lettre à A.-L. de Jussieu, 31 mai 1803, Paris, Archives du Muséum national d’histoire naturelle, Ms 2126, f.17-18
  • 127 François Péron, voyage, op. cit., vol 1, p. 117
  • 128 Jean-Marie Maurouard, Journal historique (cahier 9 bis), novembre 1802-Janvier 1803, ANF, série Marine, 5JJ56, p. 3
  • 130 129 = Sarah Debin, Gestion et pathologie en captivité des kangourous, wallabies et wallarous du genre Macropus, thèse vétérinaire sous la direction de Jacques Ducos de Lahitte, Universite de Toulouse, 2006, p. 26 Jean-Marie Maurouard, Journal historique (cahier 9 bis), novembre 1802-janvier 1803, ANF, série Marine, 5JJ56, p. 6
  • 131 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 377
  • 132 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 271
  • 134 133 = Hyacinte Hipolyte Philippe Potentin de Bougainville, Journal, op. cit., p. 62 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 277
  • 135 Ibid., p. 274
  • 136 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 443
  • 137 Michel Jangoux M., Christian Jouanin & Bernard Métivier, « Les animaux […]», op. cit., p. 273
  • 138 L'impératrice Joséphine et les sciences naturelles : [exposition, Rueil-Malmaison], Musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau, 1997
  • 139 Léonie Boissière, La collection, op. cit., p. 425-456 : Joséphine collectionneuse privée des sciences de la nature
  • 140 Justin J.F.J. Jansen, The ornithology, op. cit., p. 47
  • 141 Eric Baratay, Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos, Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe – XXe siècles), Paris, La Découverte ; Eric Baratay, « "Ramenez-les vivants !" : de la savane au zoo », Chemins d'étoiles, Paris, Transboréal, 2006, p.82-89, Violette Pouillard, Histoire des zoos par les animaux : impérialisme, contrôle, conservation, Ceyzérieu : Champ Vallon, 2019
 

RSDA 2-2024

Actualité juridique : Jurisprudence

Droit du commerce international

I/Un animal, des animaux1

1 Chasseur blanc, cœur sec. Protéger les espèces par le contrôle de leur commerce : l’import-export des trophées de chasse en question.

« La chasse aux trophées est une pratique récréative consistant à poursuivre et abattre un animal pour obtenir tout ou partie de son corps aux fins d’exhibition. Le plus souvent pratiquée par de riches Occidentaux, cette chasse s’attaque aux spécimens les plus gros, forts, âgés ou rares, prisés pour la valeur décorative de leurs cornes, tête, peau, dépouille ou défenses ». Ainsi s’ouvre le Rapport à l’Assemblée nationale française (n°2107), déposé le 24 janvier 2024 par Madame la députée Sandra Regol, sur la proposition de loi visant à interdire l’importation et l’exportation des trophées de chasse d’espèces protégées (n°1895). Cette proposition de loi se présentant comme transpartisane, déposée le 21 novembre 2023, s’annonce comme le prolongement d’une évolution passée un peu inaperçue (en tout cas de notre chronique), issue de l’article 26 de la loi n°2023‑610 du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces modifiant l’article 67 bis-1 du code des douanes. Ce texte autorise désormais les agents des douanes à prétendre être des acheteurs pour identifier et sanctionner les personnes important illégalement des trophées de chasse2 en France. Jusqu’alors, cette pratique n’était autorisée que pour lutter contre les importations de stupéfiants et de tabac manufacturé. Une telle évolution, incontestablement positive, suppose toutefois pour porter ses fruits que l’illégalité de l’importation des trophées de chasse soit largement consacrée.

Or l’importation de trophées de chasse n’est pas en soi illégale en France. Conformément aux engagements souscrits dans le cadre de la CITES et aux obligations résultant des textes de l’Union européenne3, la France réglemente et contrôle l’importation et l’exportation de trophées de chasse d’animaux protégés par ces textes en exigeant des certificats et des autorisations4, sous peine de sanctions5. Mais elle ne les interdit pas formellement, à l’exception de celles concernant les trophées de lions faisant suite à l’engagement pris « de facto » en 2015 par Madame Ségolène Royal, alors Ministre de l’environnement, que la France ne délivrerait plus de permis pour de tels trophées. La proposition de loi française vise, dans ce contexte, à « sanctionner l’importation, l’exportation ou la réexportation de tout ou partie d’un animal d’une espèce inscrite aux annexes A, B et C du règlement CE 338/97 du Conseil du 9 décembre 1996 relatif à la protection des espèces et d’autre part, la publicité en faveur de la pratique de la chasse d’un animal de ces espèces ».

La discussion politique française semblait portée par une dynamique favorable : le 25 janvier 2024, le Parlement belge a en effet adopté à l’unanimité une loi interdisant l’importation dans le pays de trophées de chasse d’espèces en danger. Promulguée le 9 février 2024 et publiée au Moniteur belge le 3 avril 2024, la loi modifiant la loi du 28 juillet 1981 portant approbation de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, et des annexes faites à Washington le 3 mars 1973, ainsi que de l’Amendement à la Convention adopté à Bonn le 22 juin 1979 prohibe strictement l’importation de trophées issus de toutes les espèces inscrites à l’annexe A du règlement européen n°338/97, telles que les jaguars, les guépards, les léopards, certains ours bruns, les zèbres de montagne du Cap, les chimpanzés et les éléphants d’Afrique, ainsi que certaines espèces figurant à l’annexe B du même règlement et à l’annexe XIII du règlement (CE) n°865/2006, notamment les lions d’Afrique, les rhinocéros blancs du Sud, les hippopotames et les mouflons argali. La Belgique rejoint ainsi la position pionnière des Pays-Bas, dont le gouvernement a dès 2019 interdit l’importation des trophées de chasse concernant environ 200 espèces, et de la Finlande dont le Nature Conservation Act prohibe, depuis une réforme adoptée le 13 décembre 2022 et entrée en vigueur le 1er janvier 2023, les importations de trophées de chasse de certaines espèces protégées depuis les Etats tiers à l’Union européenne (v. en part. la section 88). Des discussions quant à l’adoption d’une telle prohibition sont en cours en Italie, en Espagne ou en Pologne, ainsi qu’au Royaume-Uni où une proposition de loi, le Hunting Trophies (Import Prohibition) Bill 2023-24, a été déposée et discutée par la représentation nationale en 2024.

En France comme au Royaume-Uni, le débat politique semble toutefois enlisé. Comme souvent, l’argument « scientifique » est mobilisé, tous azimuts et sans grande nuance : interdire l’importation des trophées issus de certains espèces protégées serait « contre-productif » en ce que la chasse aux trophées, parce qu’elle vise à prélever de façon très sélective des individus malades ou âgés, pourrait s’avérer favorable au renouveau des populations. Sur ce sujet, on consultera avec intérêt le très complet exposé des motifs d’une proposition de loi visant à l’arrêt de l’émission de permis d’importation de trophées de chasse de certaines espèces menacées, passée encore plus inaperçue puisque déposée devant le Sénat français le 26 mai 20236 mais jamais discutée : la sénatrice Céline Boulay-Espéronnier s’attache à faire ressortir les biais de lecture de l’étude scientifique conduite en 2007 par P.A. Lindsey, S.S. Romanach et P.A. Roulet7, régulièrement invoquée par les défenseurs de la chasse aux trophées au soutien de leur thèse ; la sénatrice confronte en outre cette étude à toute une série de papiers aux conclusions beaucoup plus modérées, voire contraires 8, démontrant les effets délétères de la chasse aux trophées sur la conservation des espèces. Ce débat politico-scientifique est sans doute loin d’être clos : comme souvent, les discussions politiques ont suscité de nouvelles études scientifiques, comme celle publiée en septembre 2024 par des chercheurs d’Oxford, intitulée Evaluating key evidence and formulating regulatory alternatives regarding the UK’s Hunting Trophies (Import Prohibition) Bill9 qui soutient et  prolonge les thèses de P.A. Lindsey. En définitive, l’incertitude scientifique favorise un déplacement sur le terrain éthique : c’est en renforçant les arguments scientifiques par le recours à l’éthique la branche française de l’UICN10 et de nombreux scientifiques français(11) comme étrangers12 se prononcent en faveur d’une interdiction.

Reste que des arguments économiques et désormais juridiques sont également appelés à la rescousse pour freiner la mise en place des interdictions d’importation. Sur le terrain économique, il est fréquemment opposé d’une part que la chasse aux trophées serait une source de revenus importants pour les pays africains où elle se pratique, et serait donc utile au développement local, d’autre part que la chasse aux trophées finance et donc favorise une partie de la conservation des espèces dans les pays appelés à la mettre en œuvre. Là encore, les contre-arguments sont puissants : si les enjeux financiers sont réels13, démentant le prétendu caractère « anecdotique » de cette pratique « récréative », des études économiques s’attachent à démontrer que les bénéfices de la chasse aux trophées pour les communautés locales sont nettement surestimés14. Sur le terrain juridique, les arguments invoqués sont d’inégale valeur. Il n’y a pas lieu de s’attarder longuement sur les « scrupules » de certains hommes politiques faisant valoir que la prohibition des importations de trophées de chasse constituerait une « ingérence » dans la gestion de la biodiversité menée par les pays africains concernés. Si ces pays africains peuvent souverainement, dans la limite de leurs obligations internationales, autoriser la chasse aux trophées sur leur territoire, les pays « destinataires » de ces trophées peuvent tout aussi souverainement, là encore dans la limite de leurs obligations internationales, en interdire l’entrée sur leur territoire, quand bien même cette interdiction aurait pour conséquence de rendre moins « attractive » la chasse aux trophées. C’est donc bien en réalité à la seule teneur de ces obligations internationales qu’il convient de réfléchir.

Comme toujours en cas de restrictions aux importations, les règles de l’OMC doivent être respectées. Le débat est récurrent : les restrictions au commerce destinées à la protection des animaux peuvent-elles être justifiées au regard de ces règles ? Une réponse positive suppose que les mesures restrictives : 1) soient justifiées par un objectif de politique publique admis par le droit de l’OMC ; 2°) qu’il existe un lien nécessaire entre l’objectif poursuivi et les mesures prises (proportionnalité) ; et 3°) sous réserve de ne pas soumettre les produits importés à un traitement moins favorable à celui réservé aux produits similaires nationaux ou émanant d’autres Etats (non-discrimination). Le point de savoir si les restrictions en matière de bien-être animal relèvent d’un « objectif de politique publique admis par le droit de l’OMC » constitue une difficulté15 qui reste à notre connaissance non tranchée à ce jour. En revanche, il nous semble que l’état du droit positif international devrait nécessairement conduire l’OMC à reconnaître que la protection de la biodiversité – dont relève la prohibition de l’importation de trophées ‑ est un objectif de politique public admissible. C’est donc plutôt sur le terrain de la proportionnalité de cette interdiction, en exploitant les ambiguïtés scientifiques déjà évoquées, que la discussion pourrait être instaurée pour la contester.

Il faut aussi compter, dans la mesure où les premières législations en la matière émanent d’Etats européens, avec le droit de l’Union : la Finlande, on l’a souligné, s’est gardée de toucher à la libre circulation des marchandises intra-Union, ne posant d’interdictions que pour les importations depuis des pays tiers. Même ainsi formulée, la prohibition pourrait se voir contester : une étude juridique publiée en 202416, commandée au cabinet GvW Graf von Westphalen par la branche allemande du CIC (International Council for Game and Wildlife Conservation) ‑ dont il importe de préciser qu’elle se définit elle-même comme une organisation « dédiée à la promotion des efforts de conservation menés par les chasseurs » ‑ fait valoir que la prohibition de l’importation des trophées de chasse depuis les Etats tiers, adoptée par certains Etats membres, serait contraire au droit de l’Union en ce qu’elle porterait atteinte à la compétence exclusive dont l’Union est titulaire en matière de « politique commerciale commune ». L’argument n’est pas sans fondement : les restrictions aux importations depuis les Etats tiers relèvent bien, en principe, de la compétence exclusive de l’Union européenne (art. 3 et 207, TFUE)17. Mais le sujet est délicat et pourrait être débattu sur de nombreux points. Tout d’abord, les prohibitions d’importation de trophées de chasse relèvent-elles du domaine environnemental, dans lequel l’Union et les Etats membres ont une compétence partagée (art. 4, TFUE), ou sont-elles des mesures purement commerciales, relevant pour cette raison de la compétence exclusive de l’Union ? La réponse est discutable : d’un côté, ces mesures constituent bien une restriction à la circulation des marchandises, et pourraient donc relever de la politique européenne commune d’importation ; de l’autre, leurs objectifs concernent au premier chef le domaine environnemental, en ce que leur unique raison d’être est la préservation de la biodiversité, ce que confirment le préambule et l’article 1er du règlement n°338/97. Ensuite, ledit règlement européen, qui pose des mesures restrictives à l’importation de certaines espèces pour assurer leur protection, ne préjuge pas « des mesures plus strictes pouvant être prises ou maintenues par les États membres, dans le respect du traité, notamment en ce qui concerne la détention de spécimens d'espèces relevant du présent règlement »18 : l’adverbe « notamment » pourrait être compris comme autorisant les Etats membres à prendre des mesures plus strictes également en matière d’importation de trophées ; les dispositions combinées du règlement ne sont toutefois pas parfaitement limpides sur ce point. Enfin, dans la mesure où les règlements européens applicables19 laissent le soin aux autorités nationales d’instruire les demandes de permis d’importation de trophées de chasse, permis dont le règlement pose l’exigence de principe pour les trophées d’espèces protégées, ne pourrait-on considérer qu’il est en tout état de cause loisible aux Etats membres de donner instruction à leurs administrations de refuser toutes ces demandes de permis pour les espèces dont la conservation est en péril ? C’est ce qu’a implicitement préconisé la Commission européenne à propos de l’importation des cornes de rhinocéros20, rappelant que « les États membres devraient suivre les recommandations suivantes lorsqu’ils traitent des demandes [de permis] d’importation de trophées de chasse de spécimens de rhinocéros :i) comme toujours, vérifier si les autorités scientifiques ont conclu que l’introduction dans l’Union européenne de ces spécimens aura un effet néfaste sur la conservation de l’espèce - aucune mesure supplémentaire n’est requise et la demande doit être rejetée s’il n’a pas été possible de parvenir à un avis de commerce non préjudiciable ». Le débat juridique, en définitive, semble étroitement lié à une prise de position éthique sur un débat scientifique : favoriser la chasse aux trophées, par l’émission de permis d’importation, est-il favorable à la conservation des espèces ? Certes le débat scientifique est, on l’a vu, loin d’être tranché. Le doute devrait cependant, à suivre la Commission qui préconise le rejet de la demande de permis « s’il n’a pas été possible de parvenir à un avis de commerce non préjudiciable », militer en faveur de l’interdiction « par précaution ».

S.C.

 

II/ Activités des organisations internationales

2 OMC. En 2024, l’OMC a poursuivi le sixième examen de l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (l’« Accord SPS ») du 1er janvier 1995, qui pose un socle commun de règles et normes sanitaires relatives aux animaux et végétaux, afin de garantir l’innocuité des produits alimentaires. L’article 12 §7 de cet Accord impose aux membres de revoir périodiquement son fonctionnement et sa mise en œuvre par des ‘examens’ donnant lieu à des rapports soumis pour adoption aux Etats-membres. Plusieurs sessions de travail, sous forme de ‘séances thématiques’ ou de ‘réunions formelles’, se sont tenues durant l’année, afin de parvenir à l’adoption d’un « rapport sur le sixième examen » horizon mars 2025. Dans l’intervalle, ces réunions ont mené à l’adoption d’un programme de travail sous la forme d’un rapport identifiant les difficultés et possibilités liées à la mise en œuvre de l’Accord SPS21. Cette étape intermédiaire, qui fixe donc cadre et objectifs pour le sixième examen, permet également d’acter l’accord des membres de l’OMC sur certains points précis, dont l’importance des normes, directives et recommandations internationales élaborées par l’OMSA pour promouvoir la sécurité alimentaire internationale22 ainsi que la nécessité d’adapter les mesures SPS aux spécificités régionales afin notamment de mieux « protéger la santé et la vie des animaux »23. La suite en 2025.

M.G.T.

3 OMSA. Pour son 100ème anniversaire, l’OMSA (Organisation Mondiale pour la Santé Animale) a tenu sa session générale en mai 2024 à Paris, à laquelle ont participé près de 1.100 personnes originaires de 166 pays. A cette occasion, l’OMSA a renouvelé les Protocoles d’entente conclus avec plusieurs entités de l’Union Africaine afin en particulier d’apporter son soutien pour la mise en œuvre des normes sanitaires et phytosanitaires (tirées de l’Accord SPS et transposées en annexe de l’Accord de libre-échange continental africain), qui posent des problèmes particuliers en Afrique (coût, complexité, et conséquences de ces mesures sur le commerce et la santé public)24. Toujours en mai, l’OMSA a également publié ses Lignes directrices pour la gestion des risques de maladies dans le commerce de la faune sauvage. Destinées principalement aux autorités publiques concernées par le commerce d’espèce sauvages, les Lignes directrices couvrent toutes les facettes de la gestion du risque, de la cartographie des systèmes commerciaux à l’évaluation des risques, en passant par la surveillance et l’évaluation des mesures mises en place. On remarquera qu’elles mettent l’accent à plusieurs reprises sur l’importance d’une approche globale prenant en compte « la préservation de la biodiversité, le bien-être animal, et [l’impact des] réglementations nationales et internationales sur les espèces menacées et en voie de disparition ».

M.G.T.

4 OMI, UE et Commerce maritime international. L’impact négatif du commerce maritime international sur la faune marine connaît plusieurs manifestations : aux collisions, contre lesquelles certains opérateurs internationaux cherchent spontanément à lutter dans le cadre de leurs politiques RSE25, s’ajoutent des pollutions diverses, dont la pollution sonore, particulièrement néfaste notamment pour les cétacés. Les normes internationales en la matière existent, mais elles sont, faute de consensus suffisant, essentiellement incitatives : l’Organisation Maritime Internationale (OMI) a ainsi adopté le 7 avr. 2014 des Directives visant à réduire le bruit sous-marin produit par les navires de commerce pour atténuer leurs incidences néfastes sur la faune marine (MEPC.1/Circ.833), qui ont été actualisées et renforcées en 2023 (version révisée disponible en anglais seulement). Il est donc remarquable que la Commission ait adopté en 2024 un seuil contraignant en matière de pollution sonore sous-marine26, que les Etats membres sont tenus de mettre en œuvre en application de la directive-cadre « Stratégie pour le milieu marin » à partir du mois d’octobre 2024. Cette mesure pourrait avoir des conséquences économiques non négligeables pour les opérateurs du transport maritime international. Sa portée reste toutefois limitée pour l’heure, car si le respect du seuil est bien désormais « obligatoire », aucune sanction n’est prévue en cas de violation.

S.C.

5 UE. 2024, année de la contemplation ? Il y a tout juste un an, nous partagions dans cette chronique notre déception quant à la tournure prise par l’année 2023 en matière de politique commerciale de l’Union Européenne en lien avec le bien-être animal : des quatre règlements annoncés dans le cadre de la stratégie « de la ferme à la table » (Farm to Fork) de 202027, la Commission Européenne avait revu ses ambitions à la baisse en ne proposant finalement que deux textes (sur lesquels v. infra), le 7 décembre 2023. Turbulences révélatrices de quelques hésitations passagères ou d’un véritable changement de cap ? A défaut d’avancée concrète, c’est sans doute à cette question que l’année 2024 aura permis de répondre. Au moment d’écrire ces lignes, le site internet du Parlement européen indique que « le calendrier concernant le reste des propositions n’est toujours pas défini », un aveu d’impuissance à l’image de ces douze mois de quasi-stagnation.

Alors que 2023 finissait sur un « renoncement » de taille28, c’est sur une note enthousiaste qu’a débuté l’année 2024. Le 24 janvier, la Présidente de la Commission Ursula von der Leyden a réaffirmé son attachement au Pacte Vert (qui inclut en son sein la stratégie Farm to Work) en lançant dès janvier un « Dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’Union », décrit comme un nouveau forum réunissant les différents acteurs de la chaîne agroalimentaire afin de définir une « vision commune de l’agriculture dans l’UE ». Peut-être s’agissait-il de la seule issue à l’impasse qui semblait guetter les travaux sur les projets de règlement avortés, et peut-être cela ouvrira-t-il la voie à un consensus dans un domaine où les positions sont bien souvent polarisées, entre considérations éthiques, scientifiques, et intérêts commerciaux. Cette initiative, arrivée opportunément au moment où Madame von der Leyden était candidate à sa propre réélection (finalement prononcée en juillet) et où le Pacte Vert avait du plomb dans l’aile29, laisse malgré tout dubitatif. Et cela n’était sans doute pas suffisant pour la Présidence belge du Conseil de l’UE qui, frustrée par les déconvenues rencontrées par la Commission dans la préparation du paquet législatif européen en matière de bien-être animal, a tenu dans la foulée (le 29 janvier) un colloque dont le nom parle de lui-même : « Call to Care for Animal Welfare »30. Cette journée qui visait à replacer le bien-être animal « au cœur de l'agenda européen » a réuni décideurs politiques, experts, défenseurs du bien-être animal et différentes parties prenantes de plusieurs États membres européens pour discuter des nouvelles propositions législatives de la Commission européenne sur le bien-être des animaux lors du transport, ainsi que sur le bien-être et la traçabilité des chiens et des chats. Attendue de pied ferme, la Commissaire Stella Kyriakides s’est voulue rassurante dans son discours sur l’engagement de la Commission en faveur du bien-être animal. Sur le sujet délicat de l’initiative citoyenne européenne relative à la « fin de l’ère des cages » (précédemment acceptée par la Commission), elle a d’abord apaisé (« La Commission n’a pas renoncé à son engagement ») avant d’annoncer des travaux supplémentaires nécessaires pour atteindre une « proposition équilibrée qui tienne compte des coûts, des périodes de transition nécessaires et de l'impact sur [les] partenaires commerciaux [de l’UE] ». La Commissaire Kyriakides a enfin souligné l’importance de parvenir à un consensus, ce qui – annonçait-elle – serait l’objet du dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture dans l’UE, que la présidente von der Leyen avait lancé quatre jours plus tôt.

Présidé par Peter Strohschneider (ancien président du Conseil allemand des sciences et sciences humaines puis de la Fondation allemande pour la recherche) et comprenant des représentants de l'industrie agroalimentaire, des organisations environnementales, des syndicats agricoles, des associations de consommateurs, des institutions académiques, des coopératives agricoles et des institutions financières, le dialogue stratégique s’est réuni en plénière à sept reprises entre janvier et août 2024, avant de remettre son rapport à la Commission en septembre 202431. Face à l’impérative transition vers des pratiques agricoles durables, notamment en termes de bien-être animal (car oui, ces deux notions ne sont pas mutuellement exclusives32), le rapport recommande notamment (i) une révision du cadre législatif actuel en faveur de normes plus strictes basées sur les dernières données scientifiques, tout en prévoyant une application progressive pour ne pas mettre en péril la viabilité économique des agriculteurs ; (ii) l’introduction d’un nouveau système d’étiquetage basé sur le bien-être animal (Animal Welfare Labelling) afin d’assurer une meilleure information du consommateur, d’accroître la transparence, mais également de récompenser les agriculteurs qui adoptent des meilleures pratiques de bien-être animal et en supportent les coûts (ce qui ne sera pas sans rappeler le rapport de la Cour des comptes européenne, déjà évoquée dans une chronique antérieure33), et (iii) le financement de la transition par des subventions, investissements privés et la création d’un fonds commun, l’Agri-food Just Transition Fund (AJTF). Quant aux prochaines étapes, le rapport propose également la création d’un Conseil européen de l’agroalimentaire (EBAF, pour European Board on Agriculture and Food) chargé notamment d’examiner les initiatives politiques de l’UE et de leur impact socio-économique et de proposer des ajustements au cadre réglementaire existant34. L’appel à candidatures a déjà été lancé pour trouver les futurs membres de cet EBAF35.

2024 aura donc permis de réaffirmer des objectifs que 2023 semblait avoir perdu de vue, bien que les progrès concrets semblent en réalité maigres. Le rapport invite en effet la Commission à proposer la révision de la législation sur le bien-être animal, en ce compris la législation relative à l’interdiction des cages, « d’ici 2026 » (ce qui acte d’ores et déjà trois ans de retard sur les objectifs initiaux du programme « Farm to Fork », lequel annonçait ces changements règlementaires pour le dernier trimestre 202336). Visiblement peu convaincus37, plusieurs députés européens ont interrogé en novembre 2024 la Commission sur le point de savoir si elle entend « inclure la révision des autres actes législatifs sur le bien-être animal (sur les animaux détenus, l’abattage et l’étiquetage) dans son programme de travail pour 2025, afin de garantir que les propositions en suspens sur le bien-être animal puissent être présentées d’ici 2026 ? »38. Réponse attendue pour février 2025.

M.G.T.

6 UE. Mercosur. L’aboutissement des négociations entre l’Union européenne et le Mercosur ‑ dont les prémices remontent à 1999 ‑ par l’annonce d’un accord politique de libre-échange le 6 décembre 2024, pourra à certains égards être qualifié de succès pour le « gouvernement » de Madame von der Leyen. Il constitue pourtant un ferment de discorde interne, plusieurs pays dont la France ayant officiellement affirmé leur opposition à l’accord « en l’état ». Il faut dire que, scellé en pleine crise agricole, l’accord « viande contre voitures » ‑ sobriquet dont il se voit affublé en ce qu’il permettrait aux entreprises européennes d'exporter davantage de produits industriels et de services alors que les pays du Mercosur pourraient exporter davantage de produits agricoles vers l'Union européenne – met en difficulté, au moins politiquement, ceux des pays européens dont l’économie repose en partie sur l’agriculture. Economiquement, il est à ce stade difficile d’évaluer l’impact que l’accord de libre-échange aura dans ces pays : l’administration européenne déploie depuis la fin de l’année 2024 une communication lénifiante, destinée à rassurer entreprises et citoyens européens, invoquant les garanties de qualité imposées par l’Accord concernant les exportations vers le marché européen et les opportunités économiques résultant d’une plus grande ouverture du marché du Mercosur aux producteurs agricoles européens. La réduction drastique de la taxation par le Mercosur de certains produits européens, notamment les vins et spiritueux ou encore les produits laitiers, mais aussi la simplification des processus d’approbation des exportations et la meilleure protection intellectuelle des appellations et indications  d’origine, sont mises en avant.

Il n’empêche, l’accord de libre-échange avec le Mercosur aura réussi l’exploit d’allier temporairement le monde politique39, le monde agricole au sens large – incluant l’interprofession de la viande ‑ et les défenseurs de la cause animale, autour de l’insuffisance des garanties offertes, notamment en matière de bien-être animal. Dans le discours des producteurs de viande, c’est l’absence de « clauses miroirs » qui se trouve une nouvelle fois mise en cause. Ces mesures, qui consistent à imposer une réciprocité entre les normes de production des deux contractants et donc à s’aligner sur la législation la plus stricte, sont considérées comme essentielles pour éviter des distorsions de concurrence : comment les producteurs européens pourraient-ils être compétitifs sur le marché européen s’ils sont astreints au respect de normes de production, dont celles relatives à bien-être animal, que leurs concurrents outre-Atlantique au ne sont pas tenus de mettre en œuvre pour accéder à ce même marché ? Du côté des défenseurs de la cause animale40, sont dénoncées tout à la fois l’insuffisance des garanties instituées pour assurer le bien-être animal dans les exploitations du Mercosur, et les effets pervers globaux de la libéralisation des échanges de produits carnés sur le bien-être animal, notamment en raison de leur incidence sur l’intensification de la production et du transport international d’animaux.

Il est vrai que le texte de l’accord issu du dernier round des négociations, dont il faut rappeler qu’il est encore provisoire puisqu’il doit désormais être approuvé par les Etats membres de l’Union, ne répond pas à toutes ces inquiétudes. Comme souvent en matière de commerce international41, la question animale y transparaît – plus qu’elle n’est directement appréhendée – au travers de deux types de considérations : celles liées à la protection de la biodiversité, et celles liées aux normes et barrières techniques. En attendant le texte définitif de l’Accord, qui sera analysé dans cette chronique une fois adopté, on renverra aux analyses précitées42, en soulignant seulement que sur des questions importantes comme le soutien aux producteurs engagés dans une démarche « durable » ou le bien-être animal, l’Accord procède principalement par renvoi à des discussions et coopérations ultérieures entre les parties, ce qui n’est guère de nature à rassurer.

S.C.

 

III/ Commerce licite

7 Monde. Transports d’animaux vivants. Les conditions souvent abominables dans lesquelles s’effectue cette activité-clé du commerce international d’animaux qu’est le transport international d’animaux vivants ont été à plusieurs reprises dénoncées dans cette chronique43. L’année 2024 démontre que ces souffrances ne sont pas une fatalité : le 20 mai 2024, le Royaume-Uni a définitivement adopté son Animal Welfare (Livestock Exports) Act, interdisant sous peine de sanctions l’exportation d’animaux vivants aux fins d'abattage (ou d’engraissement avant abattage) en dehors des îles britanniques, depuis ou à travers la Grande-Bretagne. L'interdiction vise différentes catégories de mammifères (bovins, chevaux, moutons, chèvres, porcs et sangliers) ; elle ne concerne pas les volailles. Les exportations d'animaux vivants restent possibles dans certaines circonstances, notamment pour les exportations destinées à la reproduction et à l’élevage. Les importations vers les îles britanniques ne sont pas visées, mais celles réalisées aux fins d’abattage seraient, selon le dossier législatif, statistiquement marginales. L’entrée en vigueur de certaines dispositions (les sections 1 et 5) est reportée à une date définie par décrets ministériels. La Grande-Bretagne rejoint ainsi la Nouvelle-Zélande et l’Australie au nombre des pays ayant adopté une interdiction de ce type.

En Nouvelle-Zélande, le Animal Welfare Amendment Act 2022, entré en vigueur en avril 2023, amende le Animal Welfare Act 1999 pour interdire l’exportation de certains mammifères vivants par mer. Si la portée de l’interdiction est plus limitée que celle du droit anglais en ce qu’elle ne vise que le transport par mer et un nombre plus limité d’espèces, elle est en revanche plus large en ce qu’elle ne distingue pas en fonction de l’objectif poursuivi – élevage ou abattage – dans le cadre de l’exportation. Or ces éléments ont une grande importance pratique, et leurs conséquences doivent être comprises tant du monde politique de la société civile. Ainsi, en Nouvelle-Zélande, l’application de l’interdiction sans considération de l’objectif de l’exportation pourrait être prochainement remise en cause. Le gouvernement de coalition actuellement au pouvoir a annoncé en novembre 2024 travailler à une réinstauration partielle du droit d’exporter les animaux vivants aux fins d’élevage, en imposant cependant de nouvelles exigences pour les exportateurs en matière d'identification des risques et de gestion du bien-être des animaux tout au long du voyage.

En Australie, le Export Control Amendment (Ending Live Sheep Exports by Sea) Bill 2024, amendant le Export Control Act 2020 et entré en vigueur le 10 juillet 2024, mettra fin aux exportations de moutons vivants par mer depuis l’Australie à compter du 1er mai 2028, des mesures de transition étant mises en œuvre dans l’intervalle. Là encore, la portée de la législation reste réduite, puisqu’elle concerne le seul transport par mer, d’une seule espèce, pesant il est vrai lourd dans le commerce international australien.

Les évolutions des droits néo-zélandais et australiens seront suivies avec d’autant plus d’attention en 2025 que l’Union européenne devrait avancer en parallèle sur sa proposition de règlement en matière de transport d’animaux, qui a reçu un certain nombre de critiques en raison de son caractère insuffisamment protecteur pour les animaux (v. infra). Le gouvernement conservateur britannique, à l’origine de l’interdiction d’exportation susvisée, n’a d’ailleurs pas manqué de communiquer très largement sur le fait que cette avancée n’avait été rendue possible que grâce au Brexit

S.C.

8 UE. Transports d’animaux vivants. Dans le prolongement de l’adoption d’un nouveau projet de règlement sur la protection des animaux durant le transport, le 7 décembre 202344, la Commission européenne a soumis son texte à une consultation publique et obtenu pas moins de 5.482 avis, particulièrement hétérogènes, revus et synthétisés dans un rapport. Si l’objectif du nouveau règlement, à savoir l’amélioration des conditions de transport animal, fait l’unanimité45, de nombreux citoyens et ONG ont exprimé des préoccupations quant aux souffrances infligées aux animaux durant les longs trajets, plaidant pour des interdictions strictes du transport de longue distance des animaux destinés à l’abattage (solution qui avait été écartée par la Commission46) et appelant à durcir la règlementation sur le temps, la température, et le confort du transport ainsi que pour les animaux vulnérables47. En face, associations et syndicats industriels et agricoles craignent que ces nouvelles règles ne présentent un défi de conformité susceptible d’impacter négativement la compétitivité du marché européen, notamment pour les régions du sud de l’Europe. Ils appellent à une meilleure appréciation des réalités géographiques et économiques, ainsi qu’à une plus grande flexibilité48. Réactions en demi-teinte donc, sans surprise puisque plusieurs des objectifs de cette révision (définis par la Cour des comptes européenne comme la promotion du transport de viande plutôt que d’animaux vivants, la limitation des trajets à 8 heures maximum, ou encore l’attribution d’une valeur monétaire à la souffrance animale afin de l’ajouter au coût de la viande49) ne sont pas au rendez-vous. Un brin frustrant, pour ce qui sera finalement la seule avancée notable de l’année sur cette proposition de règlement, dont le sort était vraisemblablement dépendant de l’issue du dialogue stratégique évoqué plus haut50.

M.G.T.

9 UE. Commerce des chiens et des chats. On partait de plus loin s’agissant de la seconde proposition rescapée du paquet législatif de quatre règlements (voir supra), puisque le bien-être des chiens et des chats n’avait jusqu’alors jamais fait l’objet d’une normalisation à l’échelle européenne. Le 7 décembre 2023, la Commission européenne a adopté pour la première fois une proposition de législation sur le bien-être des chiens et des chats ainsi que sur leur traçabilité, une avancée historique qui ravira les 70 millions d’amis canins et 83 millions d’amis félins qui peuplent l’Union européenne (soit un animal de compagnie dans près d’un foyer sur deux)51. C’est précisément leur nombre croissant, et l’augmentation concomitante du commerce (et des ventes en ligne) de ces animaux, qui ont imposé l’adoption de normes communes afin de garantir une protection minimale sur le territoire de l’Union et de lutter efficacement contre le commerce illégal.

Les principaux acteurs visés sont donc les opérateurs du commerce des chiens et chats, de la boutique d’animaux de compagnie à l’établissement d’élevage, en passant par les refuges et les transporteurs (les importations en provenance de pays tiers étant également visées par la proposition). Pour la première fois, des normes minimales s’appliqueront au logement, aux soins et au traitement de ces animaux à travers l’UE, notamment durant le transport. Des exigences strictes en matière de traçabilité, avec la possibilité de contrôles automatisés, faciliteront le contrôle des autorités sur l’élevage et le commerce de ces animaux et permettront aux futurs propriétaires de vérifier l'origine de leur animal52. Les chats et chiens importés pour être mis sur le marché de l'UE devront notamment être enregistrés dans une base de données dans les cinq jours ouvrables suivant leur entrée, tandis qu’une base de données sera spécifiquement créée pour le suivi des animaux de compagnie en déplacement53.

A l’instar de la proposition de règlement sur le transport des animaux, cette proposition de législation a également fait l’objet d’une consultation publique, dont les résultats ont ici aussi été présentés dans un rapport54. Les 532 contributions obtenues (en provenance de citoyens européens et non-européens, d’ONG, d’entreprises, d’associations et syndicats professionnels, d’autorités publiques, d’institutions académiques, etc.) saluent une proposition longuement attendue. Parmi les principales propositions de modifications, on retrouve (i) l’extension de l’exigence d'identification à tous les chiens et chats de l'UE, (ii) l’inclusion d’une définition claire de l’élevage extrême55, et (iii) l’application des règles prévues à tous les éleveurs, quelle que soit la taille de l’établissement concerné. Certains retours, plus isolés, appelaient à interdire la vente de chiens et de chats dans les animaleries et en ligne, ainsi qu’à améliorer les visites vétérinaires et les conditions d’alimentation et d’abreuvement des animaux56.

Le 26 juin 2024, le Conseil de l'Union européenne a approuvé le mandat de négociation pour cette législation. Reste donc au Parlement à arrêter sa position (sur la base du document de travail de la Commission) pour que les négociations avec la Commission puissent débuter et aboutir, à terme (horizon 2026 vraisemblablement57), à un texte définitif.

M.G.T.

IV/ Commerce illicite

10 ICCWC. Deux avancées majeures pour le Consortium international de lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages (ICCWC – une organisation résultant d’un partenariat pour le moins unique entre la CITES, INTERPOL, l’ONUDC, le Groupe de la Banque Mondiale (GBM), et l’Organisation Mondiale des Douanes (OMD)) en 2024. Premièrement, la tenue de la première conférence mondiale sur le commerce illégal d’espèces sauvages, qui a réuni 20 pays du 22 au 24 avril à Bruxelles, sur un thème particulièrement concret : Constituer des dossiers solides grâce à l’Opération Thunder. De la saisie aux poursuites. Différentes séances et ateliers impliquant tour à tour les services douaniers, les services d’enquête et de poursuite, ainsi que certaines organisations de la société civiles se sont succédé, dont le résultat sera incorporé lors de la mise en application de la Vision 2030, feuille de route de l’ICCWC58.

Deuxièmement, publié en août 2024, le rapport annuel 2023 de l’ICCWC fait le point sur les efforts transnationaux en faveur de la lutte contre le trafic illicite d'animaux59. En matière de règlementation d’abord, l’ICCWC avait mis à disposition des Etats plusieurs outils permettant d’élaborer des stratégies adaptées de lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages (un Toolkit – ou en bon français, la Compilation d’outils pour l’analyse de la criminalité liée aux espèces sauvages et aux forêts – et un Indicator Framework – le Cadre d’indicateurs pour la lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages et aux forêts). En 2023, l’ICCWC a accompagné 17 pays dans la mise en œuvre de recommandations issues d’évaluations réalisées à l’aide de ces outils. Concernant la formation ensuite, l’ICCWC a annoncé avoir enseigné à plus de 400 professionnels (grâce à des ateliers organisés en Côte d’Ivoire, en République démocratique du Congo et au Mozambique notamment) des secteurs juridique, financier et commercial sur la lutte contre le blanchiment d’argent et les crimes financiers liés au commerce illicite d’animaux. Enfin, s’agissant des résultats de la lutte contre la criminalité, le rapport souligne les succès obtenus grâce aux collaborations internationales, comme le soutien à la plus grande saisie de cornes de rhinocéros de l’histoire de Singapour. Interpellé lors d’une escale à l’aéroport, le suspect se rendait au Laos depuis l’Afrique du Sud, emportant avec lui 20 morceaux de corne de rhinocéros totalisant près de 35 kilos d’ivoire. Un paquetage qui lui a valu une condamnation à la plus lourde amende jamais prononcée en matière de trafic d’animaux sauvages et deux ans d’incarcération. Par ailleurs, l’ICCWC a souligné le succès des opérations multilatérales (opérations Thunder et Mekong Dragon), pour lesquelles 2023 a été l’année la plus prolifique à ce jour (plus de 2.000 saisies pour l’opération Thunder, décrite dans la chronique précédente60, et 216 saisies pour l’opération Mekong Dragon)61. Le rapport souligne enfin que les coopérations internationales ont, plus largement, permis de renforcer les compétences des autorités nationales à travers plusieurs formations (enquête, scènes de crime, preuves numériques, etc.).

M.G.T.

11 ONUDC. Le rapport 2024 de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) sur la criminalité liée aux espèces sauvages (troisième édition après les rapports de 2016 et 2020) propose une évaluation transversale des connaissances actuelles sur les causes et les implications de ces crimes tout en proposant, comme pour les précédentes éditions, une appréciation quantitative du trafic mondial d’espèces sauvages et une série d’études de cas. Le rapport concède sans détour que, en dépit de deux décennies d’efforts concertés aux niveaux international et national, le trafic d’espèces sauvages persiste à l’échelle mondiale et (malgré des progrès sur certaines espèces emblématiques telles que les éléphants et les rhinocéros grâce à des efforts combinés sur la demande et l’offre) ne présente aucun signe de réduction substantielle. La criminalité reste foisonnante : les saisies, entre 2015 et 2021, ont impliqué 162 pays et territoires, pour environ 4 000 espèces végétales et animales. Au-delà de la menace immédiate pour la conservation des espèces ciblées, les réductions de population causées par le trafic d'espèces sauvages peuvent avoir une incidence à l’échelle des écosystèmes, en affectant les interdépendances entre espèces et en compromettant leurs chances de survivre au changement climatique. Enfin, le rapport remarque qu’outre le monde animal, cette criminalité impacte à la fois l’économie en menaçant les bénéfices procurés par la nature aux populations locales, et l’état de droit du fait de la corruption, du blanchiment d’argent et des flux financiers illicites qu’elle suscite.

M.G.T.

 

RSDA 2-2024

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