Dossier thématique : Points de vue croisés

L’animal voyageur : une espèce en voie de disparition

  • Jean-Jacques Gouguet
    Professeur émérite
    Université de Limoges
    OMIJ
    CDES

Introduction

1. Des milliards d’animaux voyagent tous les ans sur la planète en empruntant des voies aériennes, terrestres ou aquatiques. Ils parcourent parfois des milliers de kilomètres pour accomplir leur cycle complet de migration. C’est le cas par exemple du saumon atlantique1 qui va naître sur une frayère en tête de bassin. L’alevin, au bout d’un an devient tacon qui restera environ un à trois ans dans son milieu naturel pour atteindre une taille de 14 à18 centimètres lui autorisant de se métamorphoser en smolt qui va dévaler vers l’océan. Une transformation interne va lui permettre de passer de l’eau douce à l’eau de mer. Les saumoneaux y grossiront de deux à quatre ans dans des zones riches en petits poissons pélagiques et en crevettes. Devenu adulte, le poisson remontera vers sa rivière natale pour s’y reproduire.

2. Ce voyage aller-retour pouvant totaliser 6000 kilomètres est un véritable exploit quand il aboutit, tant les dangers et les obstacles que le saumon doit affronter sont nombreux et mortels : prédateurs, filets de pêche, parasites, virus, dégradation généralisée de la qualité des eaux (douces et salées), atteintes à la continuité écologique des cours d’eau (barrages). Le saumon est représentatif de toutes les difficultés que rencontrent les espèces migratrices, ce qui donne un éclairage très instructif de l’état réel de notre planète.

3. En résumé, le dernier rapport de l’ONU2 révèle une menace grandissante pour la survie des espèces migratrices qui sont confrontées à la surexploitation, à la perte d’habitat, à la chasse, à la pêche, à la pollution, au changement climatique, aux obstacles physiques à la migration. Cela permet de comprendre que 20% des espèces inscrites à la CMS3 sont menacées d’extinction et 44% subissent un déclin de population. Au-delà de cette moyenne, certaines espèces sont dans une situation quasi désespérée : 82% des espèces inscrites à l’Annexe I de la convention sont menacées d’extinction ainsi que 97% des poissons inscrits à la CMS.

4. L’animal voyageur est en grand danger du fait des pressions anthropiques qu’il subit mais surtout à cause de la difficulté de mettre en place une action internationale coordonnée. Trois points sont à examiner : quel état des lieux peut-on effectuer des facteurs menaçant la survie de l’animal voyageur ? une analyse coûts/bénéfices de la disparition de l’animal voyageur est-elle envisageable ? les recommandations faites pour une action internationale sont-elles crédibles ?

I. Facteurs menaçant la survie de l’animal voyageur

5. Selon le PNUE4, il existerait onze causes majeures à l’origine de la disparition des espèces migratrices classées ici par ordre décroissant : la surexploitation ; le changement climatique et les phénomènes météorologiques extrêmes ; l’agriculture et l’aquaculture industrielles ; la pollution ; les espèces invasives, gènes et maladies ; les modifications du système naturel ; l’intrusion humaine ; le développement commercial et résidentiel ; la production d’énergie et les mines ; les infrastructures de transport ; la déforestation. On est donc face à un enchevêtrement complexe de facteurs menaçant la survie des espèces migratrices. Pour essayer de réduire une telle complexité, le PNUE propose de retenir les quatre facteurs dominants : la surexploitation ; la perte, dégradation et fragmentation de l’habitat ; le changement climatique ; la pollution.

A. Surexploitation

6. Les espèces migratrices sont capturées ou tuées à des fins de commercialisation. Il en résulte un risque de surexploitation dépendant de la valeur marchande de l’utilisation recherchée des caractéristiques de l’animal : la consommation de viande sauvage ; la transformation artisanale (peau, dents, plumes…) ; la domestication comme animal de compagnie ; la croyance en des vertus spéciales de certains organes de l’animal (aile de requin) ; la chasse et la pêche sportives.

7. Cette surexploitation touche plus particulièrement les mammifères aquatiques, les oiseaux, les poissons et les reptiles. Il faut souligner à cet égard qu’une telle surexploitation est considérablement sous-estimée du fait des lacunes dans l’information en cas de trafics d’espèces ou de braconnage5. Les prises illégales d’espèces migratrices sont particulièrement meurtrières dans le cas des oiseaux. Faute de données, on ne sait donc pas si on dépasse ou non le taux de renouvellement des espèces et à quelle ampleur. Or il et certain que si le taux de cueillette dépasse le taux de renouvellement, le stock diminue irrémédiablement, ce qui est le cas à l’heure actuelle.

B. Perte, dégradation et fragmentation de l’habitat

8. Derrière cette appellation, le PNUE regroupe les facteurs suivants : l’agriculture et l’aquaculture ; le développement commercial et résidentiel ; les transports ; l’intrusion humaine ; les modifications du système naturel. Ces activités économiques sont à l’origine de nombreuses destructions d’habitats indispensables à la migration. Les espèces migratrices doivent pouvoir en effet circuler sans entraves pour accéder aux aires d’alimentation ou de reproduction. Du fait des activités humaines, ces mouvements sont parfois rendus impossibles en milieu terrestre (clôtures, routes, voies ferrées, pipelines, urbanisation), aquatique (barrages) ou marin (transport maritime). L’expansion de l’agriculture est un autre facteur majeur de perturbation des migrations de certaines espèces comme les insectes, ce qui se répercute sur la survie des oiseaux, chauve-souris et poissons qui s’en nourrissent. L’agriculture est également responsable de nombreuses zones humides dont certaines étaient vitales comme étapes dans la migration d’oiseaux d’eau. On se rend compte ici que cette déstructuration des habitats naturels sera très difficile à combattre. Il faudrait en effet pour cela changer les modèles d’agriculture, de transport, de tourisme, d’urbanisation…C’est la raison pour laquelle, au-delà des réalités sectorielles, il va falloir envisager une réforme globale de nos modes de production et de consommation.

C. Changement climatique

9. Le réchauffement climatique va peser de plus en plus sur les cycles de migration par des effets cumulés sur la dégradation des conditions d’habitabilité des milieux. Au-delà de l’augmentation des températures, il y aura les événements météorologiques extrêmes, l’augmentation du niveau de la mer, l’acidification des océans, qui vont bouleverser les aires de répartition des espèces. Certaines d’entre elles pourront s’adapter mais d’autres seront condamnées à disparaître. Le changement climatique peut également générer un décalage entre l’arrivée de l’espèce sur son lieu de reproduction et la disponibilité des ressources, notamment l’eau et la nourriture. Les juvéniles pourront alors en pâtir. De la même façon, le changement climatique peut entraîner des modifications dans le comportement sexuel d’où des difficultés de reproduction.

D. Pollution

10. Les effets de la pollution se font sentir par une augmentation de la mortalité directe de certaines espèces, par une réduction de la quantité de nourriture disponible, par une dégradation de la qualité de l’habitat. Certains types de pollution sont particulièrement perturbants comme la pollution lumineuse (pour les oiseaux) ou la pollution sonore (pour les mammifères aquatiques). La pollution plastique touche maintenant tous les milieux et impacte les espèces migratrices de diverses façons (ingestion, entraves…). La pollution chimique (insecticides, pesticides, hydrocarbures) et les métaux lourds comme le plomb ou le mercure font de nombreuses victimes, tant directes (oiseaux empoisonnés) qu’indirectes (pénurie alimentaire pour les oiseaux migrateurs insectivores du fait de la disparition des insectes).

11. En conclusion, au-delà de la dimension sectorielle par type de menace ou par type d’espèces menacées, la dimension territoriale est fondamentale dans la destinée de l’animal voyageur. Il existe ainsi des zones clés pour la biodiversité qui concentrent des espèces inscrites à la CMS. Ce sont des sites de reproduction, d’alimentation ou d’escale qui conditionnent le succès de la migration. Il est donc important d’évaluer les dangers qui pèsent sur ces zones vitales et de les protéger.

II. Analyse coûts/bénéfices

A. Typologies

a) Principaux coûts

12. Les espèces sauvages sont toujours accusées des pires maux à partir du moment où elles portent atteinte à des intérêts économiques6. Les espèces migratrices n’y ont pas échappé avec des dégâts occasionnés lors de la migration (atteintes aux récoltes, aux bâtiments, dissémination de plantes invasives) ou des risques divers comme des collisions avec des avions. Ces nuisances peuvent représenter un coût considérable pour les secteurs concernés.

13. L’autre accusation à l’encontre des espèces migratrices concerne les risques de pandémies dont elles pourraient être à l’origine. Les principaux réservoirs de virus sont des mammifères comme les chauves-souris ou des oiseaux comme les canards, les oies ou les cygnes. De là à dire que l’animal voyageur serait responsable des pandémies comme la grippe aviaire est certainement abusif. Il est en effet plus facile d’accuser des oies sauvages que de reconnaître les dysfonctionnements d’élevages industriels dont la trop forte concentration d’animaux et le mode d’organisation de la filière provoquent des épidémies.

14. Il n’en demeure pas moins que le coût de ces épidémies est très élevé tant du point de vue des pertes humaines que des dégâts occasionnés à l’économie7. Une solution existe par la mise en place de mesures de prévention plutôt que de se contenter de politiques de réparation plus coûteuses et moins efficaces. Le coût d’une telle politique de prévention inclut le contrôle du commerce d’animaux, la lutte contre la déforestation, la détection des virus, la réduction de leur propagation. Ce coût est dérisoire face aux pertes de PIB mondial et au montant de la perte en vies humaines occasionnées par la zoonose. Par ailleurs, ce coût de la prévention est à mettre en balance avec les bénéfices apportés par les espèces migratrices.

b) Principaux bénéfices

15. L’ensemble des services rendus par les espèces migratrices peut se répartir en trois ensembles8 : les services de régulation et de maintenance des écosystèmes (stockage de carbone, pollinisation, dispersion de graines, lutte contre les ravageurs, maintien de la fertilité des sols, lutte contre l’érosion) ; les services d’approvisionnement des populations (nourriture) ; les services culturels (valeur récréative, valeur symbolique). De nombreuses illustrations selon les espèces migratrices pourraient en être données, par exemple : les caribous, bisons, éléphants, yacks… stockent du carbone dans le sol avec leurs excréments ; les baleines contribuent à la séquestration de carbone au fond des océans avec leurs fèces et leurs carcasses ; tous les animaux brouteurs font diminuer le risque d’incendie ; les oiseaux, insectes et chauve-souris pollinisent les plantes, dispersent les graines et éliminent des parasites.

16. En résumé, toutes ces espèces facilitent le transfert de ressources et d’énergie entre écosystèmes tout au long de leur voyage. Elles participent à leur façon à la lutte contre le réchauffement climatique et au maintien de la biodiversité. En théorie économique, tout service rendu mérite rémunération. Le problème est de savoir sur quelles bases on peut effectuer une telle évaluation et la comparer aux coûts éventuellement provoqués par la migration.

B. Quelle évaluation ?

a) Les difficultés d’une évaluation monétaire

17. C’est essentiellement l’évaluation des bénéfices qui est concernée ici. Il est en effet relativement facile d’évaluer les coûts comme ceux d’une pandémie ou d’une destruction de récoltes. En revanche, les services rendus par les espèces migratrices en matière de régulation des écosystèmes ou de valeur symbolique sont beaucoup plus difficiles à appréhender. Nous avons déjà rapporté sur cette difficulté dans la RSDA(9). Face à de telles externalités, la question est toujours de savoir si l’évaluation monétaire a un sens. Nous avons déjà suggéré qu’il y a des dimensions de la vie sociale qui ne sont pas réductibles à un montant d’argent. La valeur des espèces migratrices ne peut pas être réduite à la valeur des services rendus à l’économie. Leur valeur intrinsèque est beaucoup plus élevée voire infinie puisqu’elles ne sont pas reproductibles. Une espèce disparue est éteinte à tout jamais sans substitution possible. De façon générale, l’évaluation monétaire est liée à une représentation anthropocentrée de la nature qui exclut de fait la valeur intrinsèque de cette dernière. Ne compte que la valeur marchande des services rendus au bénéfice des humains. Voilà pourquoi une évaluation non monétaire est souhaitable, et ce d’autant plus qu’elle permet de mobiliser des instruments participatifs de prise de décision comme la conférence de citoyens. Plutôt que des décisions à dire d’experts d’analyse coûts/bénéfices, il est préférable de rechercher un compromis entre toutes les parties prenantes concernées pour penser une alternative au marché et à sa seule logique du profit.

b) Quelle alternative ?

18. Il nous apparaît que l’on a besoin de nouveaux instruments d’évaluation pour arrêter la destruction de l’environnement. C’est une véritable comptabilité écologique qu’il s’agit d’élaborer. Aujourd’hui, il faut respecter les conditions de soutenabilité telles que définies en théorie économique à partir des deux lois de la thermodynamique, ce qui signifie planifier la diminution de l’impact des activités humaines, compte tenu de la limitation des ressources naturelles disponibles. Cela implique une reconsidération de nos rapports avec l’environnement pour préserver l’habitabilité de la planète pour les humains. Pour ce faire, on a besoin de nouveaux instruments statistiques et comptables.

19. Si on prend l’exemple des espèces migratrices, trois étapes sont nécessaires : établir un état des lieux des espèces à protéger ; estimer l’ampleur des pressions exercées par les activités humaines sur ces espèces ; évaluer les coûts et bénéfices de la préservation de ces espèces. Nous avons présenté les difficultés inhérentes à l’élaboration d’une telle comptabilité autour de ces trois étapes. Les économistes ont choisi la voie de l’évaluation monétaire dont nous avons dénoncé toutes les insuffisances. Il s’agit maintenant de construire de nouveaux indicateurs pour aider à la décision. On a besoin de flexibilité dans l’identification et la valorisation des coûts et bénéfices liés aux stratégies de protection des espèces migratrices. On pourrait imaginer un tableau de bord flexible avec trois types d’indicateurs : des indicateurs monétaires quand cela est possible et pertinent ; des indicateurs non monétaires qui permettent d’avoir une évaluation quantitative des services rendus ; des indicateurs qualitatifs à partir d’entretiens et d’interviews afin de mieux appréhender l’épaisseur du réel. Il nous semble qu’à partir de là, il devrait être possible de faire la preuve que les bénéfices liés aux espèces migratrices l’emportent très largement sur les coûts, ne serait-ce que par la prise en compte de leur valeur intrinsèque évaluée à partir d’indicateurs qualitatifs et non plus monétaires. Une telle comptabilité écologique devrait permettre d’éviter des préconisations trop optimistes telles que celles présentées par le PNUED.

III. Préconisations

A. L’utopie des propositions du PNUE

a) Principales recommandations

20. Le PNUE recommande de s’attaquer aux principales causes d’extinction des espèces migratrices de la façon suivante : mettre en œuvre des obligations juridiques pour la protection des espèces inscrites dans la CMS (par exemple interdire la capture d’espèces appartenant à l’Annexe I) ; réduire la surexploitation (par exemple renforcer et élargir les efforts internationaux de collaboration pour lutter contre les prises illégales et non durables) ; protéger et conserver les habitats clés des espèces migratrices (par exemple renforcer les zones protégées transfrontières) ; supprimer les obstacles à la migration ; restaurer les écosystèmes ; atténuer la pollution lumineuse. On ne peut bien sûr que souscrire à de telles mesures au niveau de leur principe. Il s’agit pourtant de savoir si cela est bien réaliste !

b) L’irréalisme des recommandations

21. A aucun moment il n’est indiqué les conditions de mise en œuvre de ces préconisations : quels moyens disponibles ? quels objectifs et quels horizons de réalisation ? quelle coordination internationale ? Cette dernière condition est particulièrement importante dans le cas des espèces migratrices qui traversent des frontières nationales et sont donc soumises à des cultures juridiques et administratives différentes. Par ailleurs, une telle coordination serait absolument indispensable dans le cas des trafics illégaux d’espèces et de braconnage. Il y a également les positions de communautés locales qui ne sont pas nécessairement convergentes le long d’un même couloir de migration en fonction de leurs intérêts respectifs. Tout cela signifie que les instruments traditionnels utilisés à l’échelle locale ou nationale auront énormément de difficultés à se mettre en place à une échelle internationale. Des instruments économiques comme des taxes ou des permis échangeables manqueront d’une autorité centrale pour en assurer le fonctionnement. Des instruments réglementaires contraignants là encore sont difficilement envisageables à un niveau international. Au final, c’est un autre regard sur les espèces migratrices qu’il faudrait porter, ce qui signifierait un changement de paradigme économique.

B. Le réalisme de la décroissance

a) Une décroissance inéluctable

22. Des pénuries vont inévitablement survenir dans un avenir plus ou moins lointain (énergie, métaux, matières, sols, eau…), ce qui impliquera une baisse de la consommation et de la production. Ces pénuries peuvent ainsi offrir une opportunité pour vivre autrement et respecter la capacité de charge des écosystèmes. Dans le même sens, il sera possible de réorienter la production vers l’utilité sociale des produits et non plus la maximation du taux de profit. Néanmoins, il restera l’obstacle d’aménager au mieux le rationnement des ressources pour respecter certaines conceptions de la justice sociale. Tous les secteurs de l’économie seront concernés avec notamment le transport, l’énergie, l’eau, le numérique, l’agro-alimentaire.

23. Le capitalisme détruit la planète et menace son habitabilité pour l’espèce humaine qui risque ainsi la disparition. Il faudrait donc sortir du capitalisme et de sa logique de profit, ce que revendique le courant de la décroissance. Revendiquer la décroissance signifie ainsi reconnaître que l’on ne pourra pas satisfaire des besoins en expansion du fait de la croissance démographique, avec des ressources de plus en plus rares (eau, sols, métaux…). Plutôt que parier sur des innovations techniques plus ou moins illusoires pour essayer d’augmenter l’offre, il vaudrait mieux jouer sur la décroissance de la demande. Tous les secteurs de l’économie sont concernés (énergie, transport, agro-alimentaire, BTP, biens de consommation…). Les solutions existent pour consommer moins, produire moins mais mieux et pour créer des millions d’emplois (agriculture, réparation, remise en état, recyclage, services à la personne…). La solution n’est pas tant à rechercher dans la high-tech que dans les low-tech. Il est bien évident qu’un tel projet n’est pas réalisable dans le cadre d’un système capitaliste. Trois révisions radicales sont demandées : dans le régime de propriété, notamment pour une gestion collective des biens communs ; dans la répartition de l’énergie pour assurer la justice sociale ; dans l’élaboration d’une science sociale qui bannisse une bonne fois pour toutes l’illusion d’un découplage entre croissance économique et ressources et qui permette de prendre en considération la contrainte de seuils d’irréversibilité. Le capitalisme n’en est pas capable, un changement de système est nécessaire et le sort de l’animal voyageur en serait complètement bouleversé.

b) La réhabilitation de l’animal voyageur

24. On a vu que l’animal voyageur pouvait jouer un rôle positif dans la crise écologique actuelle. Les espèces migratrices ont le pouvoir d’améliorer la résilience des écosystèmes, d’aider à lutter contre le réchauffement climatique, d’améliorer l’adaptation aux aléas climatiques. Ces espèces ne doivent donc pas être vues comme des victimes du réchauffement climatique mais également comme faisant partie de la solution pour s’adapter à ses conséquences. Dans un monde de décroissance, les espèces migratrices retrouveraient toute leur légitimité. La plupart des pressions en provenance des activités humaines ayant diminué ou disparu, la migration pourra retrouver son cours normal.

Conclusion

25. Les espèces migratrices fournissent des services écosystémiques vitaux qui permettent notamment d’atténuer les effets du changement climatique. Mais ces espèces sont gravement menacées d’extinction par les conséquences de ce dérèglement provoquées pour l’essentiel par les activités humaines. Il serait urgent d’agir pour permettre aux espèces migratrices vulnérables de s’adapter. Il apparaît ainsi qu’une action mondiale coordonnée serait nécessaire mais qu’elle est très peu probable compte tenu de la guerre économique que se mènent l’ensemble des nations. La solution ne peut alors venir que d’un changement de modèle économique qui permette de réduire les pressions sur l’environnement. Le système capitaliste n’est pas capable, par essence, d’atteindre un tel objectif. Il faudra à terme se résoudre à admettre que la décroissance est inévitable pour la survie de l’humanité. Il ne s’agit plus de proposer des remèdes qui s’apparentent à du greenwashing, mais de mettre en place un modèle de sobriété qui soit soutenable à long terme. Dans un tel monde, l’animal voyageur retrouverait toute sa beauté à nous fournir des services écosystémiques vitaux. L’utopie n’est pas dans la décroissance qui est notre condition de survie mais dans la croissance économique sans limites qui n’est pas physiquement possible et qui nous conduit irrémédiablement vers l’abîme.

Mots clés : espèces migratoires ; services écosystémiques ; analyse coûts/bénéfices ; valeur économique ; externalités ; évaluation monétaire.

 

 

 

  • 1 J.J. Gouguet, La disparition du saumon atlantique. De l’épopée du poisson sauvage à l’aquaculture industrielle, RSDA 2017/1.
  • 2 PNUE : Etat des espèces migratrices dans le monde. PNUE-WCMC 2024 : www.unep-wcmc.org
  • 3 PNUE (2024) op.cit.
  • 4 J.J. Gouguet, « Le braconnage des animaux sauvages en Afrique. Quelle régulation du marché ? » RSDA 2017/2.
  • 5 J.J.Gouguet , « l’animal nuisible utile : les leçons d’un paradoxe ». RSDA 2012/1
  • 6 J.J.Gouguet, « Zoonoses : l’impératif économique d’une politique de prévention ». RSDA 2021/1
  • 7 Pour une présentation approfondie, voir : Climate change and migratory species : a review of impacts, conservation actions, indicators and ecosystem services.
  • 8 Part 1 : impacts of climate change on migratory species Part 2 : conserving migratory species in the face of climate change Part 3 : migratory species and their role in ecosystems. Joint Nature Conservation Committee (JNCC) https://hub.jncc.gov.uk. Voir J.J.Gouguet, « la valeur, l’abeille et le système », RSDA 2011/2 ; « L’animal nuisible utile, les leçons d’un paradoxe », op.cit. ; « Zoonoses : l’impératif économique d’une politique de prévention », op.cit. ; « De l’évaluation des services écosystémiques rendus par les oiseaux », RSDA 2020/2.
 

RSDA 2-2024

Dossier thématique : Points de vue croisés

Agir contre le trafic de la faune sauvage au Pérou : le projet de conservation Ikamaperu

  • Hélène Collongues
    Fondatrice d'Ikamaperu
    Autrice de "Uyaïnim. Mémoires d'une femme jivaro" (Actes Sud, 2022)
  1. L’histoire du projet de conservation Ikamaperu débutait il y a trente ans dans le Nord-Est de l’Amazonie péruvienne. Partout nous étions témoins du grand massacre de la biodiversité dans l’impunité la plus totale. Animaux vivants, viande de brousse, carapaces, dents, crânes, crocs, peaux, plumes, becs, tout se trouvait étalé sur les marchés : à chacun son ragoût, son petit jouet vivant, son ornement, son aphrodisiaque ou son médicament miracle dans la joyeuse insouciance des lois jamais appliquées.
  2. Dans les communautés Awajun de l’Alto Mayo avec lesquelles je travaillais, je découvrais les répercussions dramatiques de l’invasion de leurs territoires, de la monoculture imposée et de la destruction de la faune sur la vie, la culture et l’âme même de ces sociétés de la forêt.
  3. Avec l’aide des communautés Awajun, puis des Kukama Kukamiria, nous avons créé deux sanctuaires pour les grands primates amazoniens issus du trafic et menacés de disparition. Située au milieu des populations de chasseurs et sur la route du trafic fluvial, le centre de la Media Luna devait devenir le lieu idéal pour la réhabilitation des animaux issus du trafic. Il fallait prendre le mal à la source : la chasse commerciale et le trafic de faune sauvage.


  4. Avec la déforestation massive s’ouvraient, dans des écosystèmes encore préservés, des voies d’accès pour les forestiers illégaux, mises à profit ensuite par les braconniers professionnels. Jusqu’à maintenant, la demande internationale mais aussi locale, provenant des villes d’Amazonie et de la côte péruvienne, alimente un commerce lucratif ; le quatrième, on le sait, après celui de la drogue, des armes et du trafic de personnes.
  5. Les populations amazoniennes, abandonnées par l’Etat, sont sollicitées par les trafiquants pour dénicher les jeunes aras, les bébés toucans, prendre des multitudes de perroquets au filet et se procurer le plus possible de jeunes primates, c’est-à-dire en tuant les mères. Ces communautés sont passées d’une chasse traditionnelle de survie familiale à une chasse commerciale.
  6. Le voyage est la première épreuve subie par les bêtes. Pour ne pas être repérés, les trafiquants entassent les animaux dans des espaces minuscules sous une bâche ; le voyage se passera à bord d’embarcations au moteur assourdissant, sans eau, sans nourriture, dans l’obscurité. Parfois on les informe d’un contrôle et le bateau déviera sa trajectoire vers une berge discrète ou ils passeront la nuit en attendant de repartir. D’Iquitos à Yurimaguas, il y a 14 heures de bateau et le voyage ne s’arrête pas là, il se poursuit par la route ; les trafiquants redoubler alors de prudence. Certes, les contrôles sont rares et certains policiers sont arrangeants, mais on prend malgré tout des précautions. Les bébés aras sont mis au milieu des poules dans des casiers et on s’assure que les oiseaux ne pousseront pas de cris en les plongeant dans l’eau : les aras trempés seront silencieux mais ils deviennent sensibles aux pneumonies, en passant des trente degrés de l’Amazonie à l’humidité et la pollution de Lima. Tous les perroquets auront les ailes coupées, ils seront souvent éjointés.
  7. Au cours de ces longs voyages et longues détentions, 80% des animaux périssent. Au vu de ces pertes et de l’état dans lequel nous recevons les animaux confisqués, on peut s’interroger sur la rationalité des trafiquants. Mais le mythe d’une Amazonie inépuisable est tenace d’autant qu’il sert les intérêts de ceux qui la pillent. Alors que ceux qui auront survécu seront enfin arrivés à Chiclayo ou à Lima, d’autres prendront déjà le relais, toujours dans des recoins obscurs, à l’abri des regards, car une partie a été « commandée » par des amateurs ou des revendeurs. Le trafic n’est jamais interrompu.
  8. Au cours des confiscations auxquelles j’ai assisté, on est stupéfait des conditions d’hygiène invraisemblables dans lesquelles ces animaux sont transportés ou détenus. Ils croupissent dans leurs excréments, mêlés à des débris de nourriture. Toutes sortes d’espèces différentes se retrouvent entassées les unes sur les autres, les prédateurs face à leurs proies, les animaux malades ou mourants avec les animaux sains, eux-mêmes en état de choc et refusant de se nourrir pour la plupart. Parmi les jeunes singes laineux ou atèles confisqués dans ces lieux, et que nous recevons à la Media Luna, la plupart meurent peu de temps après leur transfert. Ils sont dans une telle condition de dénutrition, de stress et de dépression qu’ils ne résistent pas à un autre voyage. On découvre, à la nécropsie, leurs petits poumons noircis par la pollution.


  9. Et puis il y a ceux qui seront achetés par une famille pour servir de jouets aux enfants… jusqu’à ce que l’on se fatigue d’un animal qui ne veut plus se laisser habiller comme une poupée ou qui devient agressif et qui casse tout dans la maison lorsqu’il grandit. Ceux-là sont perdus pour leur espèce. Méconnaissant totalement les besoins nutritionnels et psychologiques d’un primate, ils sont gavés de sucre et de sodas, parfois d’alcool, et nous arrivent diabétiques, le cœur enrobé de graisse, effrayés par leur propre espèce, incapables de s’adapter à nouveau à la vie sauvage.
  10. Certains ne feront pas de voyage et resteront à Iquitos ou Pucallpa, vendus sous le manteau à des zoos plus ou moins légaux, dont le but est d’attirer les touristes. La forêt amazonienne est faite pour cacher les animaux, ils sont difficiles à voir pour des gens pressés… une frustration pour beaucoup de ceux qui veulent emporter des images, des sensations et des selfies, pour mettre en valeur leur esprit d’aventure avec un perroquet sur la tête ou un singe dans les bras.
  11. Une autre destination pour les tortues, les pacas, ou les lézards : les restaurants typiques et, pour les locaux, de la viande de singe au même prix que le poulet.
  12. Enfin, ce sont encore d’autres circuits (souvent les mêmes que ceux du crime organisé) qui s’appuient sur des réseaux de fonctionnaires corrompus pour pourvoir les collectionneurs en espèces rares. Dans ce domaine, les réseaux sociaux et les plateformes ont étendu de façon exponentielle le trafic, en permettant des achats en direct d’espèces protégées et créant des modes : posséder un animal domestique original dit NAC (ou nouveaux animaux de compagnie) , posséder des félins ou de grands primates qui n’ont d’autre fonction que de nourrir le narcissisme d’inconscients et le crime organisé.
  13. Dans le domaine des lois, on a pu observer ces dernières années une amélioration dans la collaboration des autorités concernant les confiscations et les arrestations de trafiquants, mais les changements de politique et la puissance des lobbies qui font pression sur les parlementaires pour modifier les lois au profit de l’agrobusiness, des compagnies forestières et minières et au détriment des populations indigènes, créent une instabilité et un danger permanent pour la faune. Nous sommes abrutis de chiffres depuis des décennies, et ils sont chaque fois plus terribles : c’est 70% de la biodiversité qui a disparu irrémédiablement ces quarante dernières années et pourtant rien ne change, le trafic se porte admirablement. Le réel est devenu le quantifiable et les chiffres ne nous disent plus rien tandis que le découragement et le sentiment d’impuissance dominent.
  14. Il reste toutefois l’action, la diffusion des connaissances nouvelles en éthologie qui fait déjà changer nos comportements envers les animaux, le soutien et l’alliance avec diverses associations pour la protection de la faune sauvage ou encore le renforcement de réseaux d’informateurs qui permettent la confiscation d’animaux et l’arrestation de trafiquants. Nous voyons depuis des années l’impact de notre travail sur les populations locales : notre cinéma itinérant et le théâtre de marionnettes trouvent leur public et nous observons le lien affectif que les enfants tissent avec le vivant qui les entoure et qu’ils transmettent à leurs parents.
  15. Nous sommes nombreux, en Amazonie et ailleurs, à lutter sans nous décourager comme Sisyphe… Nous savons que les peuples autochtones, qui représentent 6% de la population mondiale, protègent 80% de la biodiversité de notre planète. Il nous revient, à nous tous, de les soutenir dans les nombreux projets de réparation du monde dans lesquels ils sont engagés.
     

    RSDA 2-2024

    Dossier thématique : Points de vue croisés

    Le désenchantement du chat : deux romans fantastiques au seuil de la modernité féline

    • Tomohiro Kaibara
      Docteur en histoire et civilisations
      EHESS
      Chercheur postdoctoral, La société japonaise pour la promotion des sciences (JSPS)

    1. On a longtemps cru que « le meilleur ami de l’homme » était le chien. Mais aujourd’hui, celui-ci est menacé par son vieux rival, le chat, qui s’impose depuis quelques années comme le roi des animaux de compagnie; selon les chiffres les foyers français comptaient quinze millions de chats contre sept millions de chiens en 2021. Nous autres, les modernes, sommes devenus tellement « fous de chats » qu’on peut se demander comment nos petits tigres « ont pris le pouvoir » 1.

    2. Mais historiquement, le chat domestique n’a atteint son statut privilégié que récemment. Si cet animal, domestiqué en tant que destructeur d’animaux nuisibles, surtout des petits rongeurs, est jadis entré dans le panthéon des dieux égyptiens, il souffrit ensuite, pendant des siècles en Occident, d’une mauvaise réputation, accusé de paresse, de luxure et de perfidie. On sait qu’il était associé au diable au Moyen Âge tardif, même si, en réalité, une telle association ne se limitait guère au seul chat, car le peuple, les inquisiteurs et les démonologues se méfiaient aussi de beaucoup d’autres animaux. Objet d’« adoration » tombé en « abomination », le chat accomplit depuis la Renaissance une « ascension fulgurante », pour s’assurer le statut d’animal de compagnie 2.

    3. Les historiens ont identifié deux étapes dans ce processus de réhabilitation : aux temps modernes, auteurs et artistes entreprennent de premières tentatives, les premiers en composant des poèmes à la gloire du chat et les seconds en dissociant celui-ci de la souris afin de l’opposer au chien dans certaines scènes domestiques 3. Puis, à l’époque contemporaine, les milieux culturels revendiquent ouvertement « l’amitié » de cette « bête philosophique » (Théophile Gautier), contribuant à la formation d’une culture bourgeoise caractérisée par la possession d’animaux de compagnie oisifs : le chien en premier lieu certes, mais aussi le chat. Émergent aussi l’industrie animalière et la clinique vétérinaire, servant non seulement les cynophiles, mais aussi les « félinophiles » – naissance, en somme, du monde tel que nous le connaissons 4.

    4. Ce grand récit laisse plusieurs questions ouvertes, dont celle-ci : comment a-t-on exorcisé le chat dit diabolique ? Il est bien vrai qu’on a conjuré avec force la légende noire d’un Moyen Âge ignorant et brutal, perpétuée notamment par le critique Champfleury 5. La culture médiévale était beaucoup plus complexe, et de nombreuses sources suggèrent que les chats entraient souvent dans la proximité des hommes (et des femmes) médiévaux 6. Mais il est aussi vrai que le chat occupait une place importante dans l’imaginaire magique, populaire et savant, qui a après tout connu un important essor au XVIe siècle, période, rappelons-le, d’une intense chasse aux sorcières 7. Comment, alors, en est-il sorti ?

    5. Le présent article se propose de remettre en question le rapport, souvent présumé, entre le déclin de la magie et l’émergence du chat de compagnie. Il s’agit d’une vieille thèse. Citons le grand historien Robert Delort, qui a écrit en 1984 : « L’époque des Lumières, en effet, en dédramatisant les débats sur la sorcellerie, “dédiabolise” le chat, raréfie son meurtre rituel et rend sa fréquentation moins suspecte. Ses qualités d’animal domestique, de compagnon doux [...] et tendre sont enfin reconnues de tous » 8. La culture félinophile découlerait alors du « désenchantement du monde », cette grande mutation de la vision du monde amorcé au XVIIe siècle et accéléré au siècle suivant chez les élites, sinon dans la population générale 9. Nous proposons de réexaminer cette idée, souvent reprise comme une évidence, à partir des premiers romans de chat situé en amont et en aval du siècle des Lumières 10. L’un est connu, l’autre beaucoup moins, mais tous les deux offrent un point d’observation particulièrement intéressant pour penser comment, concrètement, s’est produit le « désenchantement » du chat, et comment ce processus a contribué à la création du chat de compagnie qui « mérite d’être choyé » 11.

     

    1. La métamorphose d’un chevalier musulman

     

    6. Peu de monde connaît Le Chat d’Espagne, publié en 1669 et attribué à Jacques Alluis, avocat au Parlement de Grenoble. Il s’agit pourtant d’un des premiers romans à choisir un chat comme héros, peut-être même le premier, inspiré, selon la préface, du Chien de Boulogne ou l’Amant fidèle (1668) d’Antoine Torche 12. Dédié à la marquise de Virieu, c’est-à-dire à une femme aristocrate, Le Chat d’Espagne participe de la culture « galante », alors en pleine floraison dans la cour et les salons, caractérisée notamment par la promotion des femmes 13.

    7. L’histoire se situe dans une Séville médiévale islamisée, mais clairement modelée d’après la France mondaine du XVIIe siècle, car le narrateur déclare dès le début que « les Maures » y ont « apporté d’Afrique » non seulement « la Guerre et la désolation », mais aussi la « Galanterie » (p. 1). Le lecteur est invité à suivre les aventures d’Almanzor, chevalier hautement maniéré et capricieux. Le galant héros séduit à la fois la princesse Xerise et son amie Darache, faisant la cour à chacune à l’insu de l’autre, avant de se trouver dévoilé lorsque la mère de Darache, éveillée par son petit chien aboyant, repère Almanzor dans la chambre de sa fille. Le chevalier refuse d’épouser Darache, décevant celle-ci et indignant sa mère. Dans un crescendo d’émotions, tous les trois prient le Prophète : elles pour que le traître soit puni, et lui pour pouvoir sortir de cette chambre devenue sa prison. Alors, comme « Mahomet était trop juste pour différer le châtiment que méritait la méchanceté de ce Chevalier », il le transforme en chat (p. 71). Commence ainsi les errances d’Almanzor le chat, qui profite de son nouveau corps pour sortir de la chambre, divaguer dans la ville et découvrir les secrets des gens de la cour. Le héros s’attache la dame Hache, puis la tendre Zoroïde, mais s’attire enfin la colère de la sœur de cette dernière. Pourchassé, Almanzor finit ses jours « dans ces lieux qu’on ne sait point ». Le narrateur prétend à la fin que tout l’ouvrage est une traduction d’un mémoire authentique du chat, « écrit le moins mal qu’il lui fut possible », prétention assez étonnante, puisqu’une telle paternité du texte n’est jamais suggérée avant ces dernières lignes (p. 257-258).

    8. Le Chat d’Espagne est un texte disparate où se succèdent des récits sans liens, mais les parties des aventures du chat ont un motif commun : chaque épisode est motivé par un proverbe, français ou espagnol, dans le sillage des jeux littéraires des salons 14. Almanzor est donc un chat littéralement proverbial : il déteste les chiens (« ils s’accordent comme chiens et chats », p. 127) ; il est un bon chasseur, mais rencontre parfois un rat capable de le contester, car, « à bon chat bon rat » (p. 219) ; il fréquente la cuisine et vole le fromage quand la cuisinière, qui, séduite par son amant, « a laissé aller le chat au fromage » (p. 254). Dans ces scènes, il ne s’agit pas d’un animal apprivoisé et choyé par son maître, mais d’un prédateur des rongeurs, d’un voleur de nourriture, d’un animal presque sauvage. Almanzor lui-même se dit qu’il est « sans Maître et sans Seigneur, sans lois et sans contrainte, obligé de n’obéir qu’à ce que sa volonté lui commanderait » (p. 78). On y voit l’héritage du chat stéréotypé des proverbes médiévaux 15.

    9. Cependant, Jacques Alluis profite d’autres proverbes pour donner au chat un autre rôle, celui d’animal de compagnie. Un jour, Almanzor est attrapé par une femme domestique. Il est offert à la maîtresse de celle-ci, qui vient de perdre son chat favori, de couleur grise. La dame réalise immédiatement que ce n’est pas le sien, car Almanzor est tout noir. Elle gronde sa servante, et celle-ci s’excuse en disant : « la nuit tous les chats sont gris » (p. 128-130). Ce proverbe sert ici à faire du chat un objet d’investissement affectif, dont la mort représente une perte irréparable. En effet, il permet de différencier deux attitudes, celle de la maîtresse, qui individualise et affectionne son chat, et celle de la domestique, pour qui tous les chats sont interchangeables.

    10. Trois proverbes espagnols occasionnent une réflexion sur la vie du chat favori de sa maîtresse, qui varie ses comportements face à d’autres personnes. Almanzor gagne le cœur de la tendre Zoroïde en lui procurant une lettre d’amour qu’elle pense avoir perdue. La femme, charmée par cet acte de gentillesse, conçoit « une amitié extraordinaire pour cet animal » et ordonne à ses gens « d’avoir un soin particulier de ce Chat ». Les domestiques aussi le trouvent charmant et veulent le « caresser, et faire amitié », mais le héros « ne la faisait pas avec chacun, il ne prenait pas sa patte de velours pour tout le monde, et quelquefois il égratignait sans y penser, ceux qui le flattaient sans qu’il s’en souciât ». Ainsi dit-on : « le Chat laissait toujours son Ami marqué » et « le Chat était bon ami, hormis qu’il égratignait » 16. Puis, Zoroïde porte Almanzor dans la cour, où « elle le flattait et le mignardait », alors que « le Chat se divertissait de son côté avec elle sans lui faire aucun mal ». La voyant, « tous les Chevaliers » de « la Compagnie admiraient la bonté et la belle humeur de son Chat, chacun lui donna une louange, et lui passa la main sur le dos, ou lui maniait la patte ». Leurs « petites caresses » ne plaisent au chat qu’au début, car :

    11. quand il vit que ces jeunes Seigneurs abusaient de sa douceur, à mesure qu’ils l’admiraient il résolut de s’en défaire en leur jouant un tour de son métier. Il y en eut un qui lui reprit pour la troisième fois sa patte, et qui la lui serrait fort en signe d’amitié, s’imaginant peut-être qu’il n’avait point d’ongles, qu’on les lui avait coupées, qu’il ne s’en saurait point servir, ou qu’il ne l’oserait pas. Notre Chat résolut de le désabuser, et tirant sa patte de velours de la main de cet homme, il lui attacha sur le bras une griffe de Chat qui y laissa ses caractères vermeils et des marques vraiment sanglantes. Ce Chevalier fut plus étonné de ce que le Chat avec sa mine douce avait été capable de cette cruauté, que du coup même qu’il en reçut (p. 196-197).

    12. On en rit. Le jeune homme malchanceux ne peut que conseiller à la compagnie de se méfier de la bonté apparente de cet animal, comme on doit se méfier des dévots hypocrites : « Ongles de chat, et habit de Béat » 17.

    13. Cette séquence motivée par des proverbes espagnols offre une rare explication du motif d’un chat qui égratigne ceux qui les caressent : il est à l’aise sous la main d’une personne aimée, mais il supporte mal la sollicitation des étrangers insensibles aux signes de ses embarras. À d’autres moments du texte, le narrateur décrit comment le chat exprime ses « joie » et « satisfaction » avec des détails également rares (p. 87-88, 192-193). L’auteur semble avoir prêté une véritable attention aux comportements des chats familiers, observés sans doute chez Mme de Virieu la dédicataire, qui avait un chat selon la préface, ou même chez lui-même. Il n’est peut-être pas anodin que le conte enchâssé occupant plus de trente pages, intitulé « Le langage des mains », concerne aussi l’expression corporelle des sentiments (p. 145-181). En tout cas, Alluis soutient une idée, assez audacieuse et paradoxale à son époque, selon laquelle le chat connaît l’affection et sait l’exprimer, tout comme le chien.

    14. Ainsi, Le Chat d’Espagne annonce l’avènement de la modernité féline, dans la mesure où il redouble le statut du chat vivant au sein de la société humaine. Almanzor est un animal presque sauvage, libre et indépendant, guettant les rats et les souris et volant les nourritures de l’homme. Il est aux yeux de certains une franche peste, mais à d’autres moments, il gagne le cœur des femmes de condition et jouit de leur affection publiquement. Il apparaît comme un être charmant et aimable, capable de susciter un désir de « faire amitié » avec lui. Le Chat d’Espagne redouble « la situation humano-féline » 18 : il dépeint d’une part un rapport distant et méfiant entre le chat peu apprivoisé et l’homme qui le tolère mal ; et d’autre part un rapport proche et affectif entre le chat familiarisé, capable de contrôler sa férocité – car Almanzor n’égratigne jamais Zoroïde – et l’homme qui le cajole. Pour être plus précis, il diversifie les rapports entre le chat, ci-devant chevalier et adepte en galanterie, et les femmes, car, dans ce roman, ce sont toujours elles qui le protègent ou le persécutent.

    15. Cette diversité des rapports humano-félins est cependant conditionnée par une importante absence : dans la Séville imaginaire d’Alluis, personne ne témoigne d’une croyance en la capacité surnaturelle des chats, chose d’autant plus remarquable qu’Almanzor est transformé en chat « noir par tout le corps » (p. 75), malgré le titre qui annonce un chat tricolore 19. Quand on menace le héros, c’est toujours en raison d’une faute qu’il a commise : il crève « les yeux à un petit Chien de Boulogne qu’il rencontra dans la maison d’une Dame » et celle-ci le « fait chercher par tous ses domestiques pour le tuer » (p. 127) ; ou, dans un violent combat contre un rat gigantesque, Almanzor casse les vases de la sœur de Zoroïde, qui entre « dans une furieuse colère » et se plaint « aux Domestiques, à son Mari, à ses Amis », voulant « absolument faire tuer le Chat » (p. 256). On le déteste non pas pour être un chat noir funeste, mais pour ses actes impardonnables.

    16.À l’exception de ces moments, Almanzor rencontre un accueil favorable. Quand il entre chez Hache, sa première maîtresse : « Dès qu’il eut paru dans le logis, sa beauté attira l’admiration d’un chacun, qui fut bientôt suivie du dessein de le dérober ». On l’attrape et le donne à Hache, qui, ayant « une grande inclination pour ces sortes d’animaux », « l’accepta avec mille témoignages de joie, elle le mit sur ses genoux, elle le caressa ». Almanzor, par ses « adresse », « gentillesse » et « esprit », gagne « dans peu de jours l’amitié de tous les domestiques », et « la Maîtresse augmentait tellement la sienne pour lui, qu’elle l’avait toujours sur ses genoux tant qu’elle était dans le logis » (p. 85-89). Chez elle, personne, même parmi les ouvriers, ne craint l’entrée d’un chat noir inconnu.

    17. Il est intéressant ici de comparer Le Chat d’Espagne avec les contes merveilleux d’origine orientale, qui n’étaient pas encore connus au temps d’Alluis, mais qui triompheront un demi-siècle plus tard dans toute l’Europe : les Mille et une nuits (1704-1717) d’Antoine Galland. Dans ce recueil, composé de traductions libres de manuscrits authentiques arabes, persans ou turcs, le chat n’intervient dans le récit qu’avec une capacité magique. Dans l’Histoire de Nourreddin Ali et de Bereddin Hassan, le palefrenier bossu du sultan d’Égypte rencontre un génie transformé en « gros chat noir », qui « se mit à miauler d’une manière épouvantable », « se raidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés », et grandit « de manière qu’il parut bientôt gros comme un ânon », effrayant l’homme prodigieusement 20. Dans l’Histoire de l’Envieux et de l’Envié, le héros, chef des derviches, « a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue ». Il lui arrache « sept brins de poil de cette tache blanche », les brûle pour créer une fumée afin d’exorciser la princesse possédée d’un mauvais génie. Dans les deux cas, le chat, de couleur noire, est associé à une puissance merveilleuse. Le conte du derviche suggère certes un rapport familier, car le chat vient « lui faire des caresses à son ordinaire », mais ce détail n’invite aucun commentaire et peut donc bien passer inaperçu 21. Chez Galland, le chat est un animal fortement associé à la magie. Alluis imagine un autre monde, où le Prophète seul détient une capacité merveilleuse – celle de transformer le chevalier en chat – alors que le chat lui-même ne possède pas une telle propriété. Personne ne pense à la puissance surnaturelle, bénéfique ou maléfique, du chat noir.

    18. Jacques Alluis vivait dans une France où la sorcellerie constituait encore, du moins en théorie, un crime punissable par la peine de mort. La mise à mort des sorciers était déjà devenue rare sous le règne de Louis XIV, mais en 1682 encore, le roi devait préciser par ordonnance que les sorciers ne sont que des « séducteurs » qui exploitent l’ignorance des autres, et c’est au XVIIIe siècle que la sorcellerie fut clairement redéfinie comme escroquerie 22. Le Parlement de Grenoble était relativement peu actif dans la lutte contre la sorcellerie, mais il s’y était néanmoins engagé dans certaines périodes, condamnant, par exemple, treize accusés de 1637 à 1653. Encore en 1672, c’est-à-dire trois ans après la parution du Chat d’Espagne, le Parlement du Dauphiné a condamné un curé pour ce motif, même si, dans ce cas-ci, le « sortilège » ne faisait qu’un élément des mœurs douteuses du prêtre condamné. En bref, la sorcellerie pouvait encore être un sujet sérieux au temps du Chat d’Espagne, même si, selon l’historien Bernard Romain, qui a étudié les dossiers du Parlement, les accusés provenaient pour la plupart des campagnes 23. Le refus d’Alluis d’associer le chat à la magie tenait peut-être à une volonté de marquer sa distance mentale vis-à-vis de la croyance du peuple agricole.

    19. L’intention d’Alluis reste finalement insaisissable, mais on peut dire avec certitude que son roman contribuait à la création du chat moderne, dissocié de la magie et accepté en tant qu’animal de compagnie. En choisissant un chat noir pour son héros, mais lui dérobant toute capacité surnaturelle, l’auteur l’a transformé en simple animal, ennuyeux pour certains et aimable pour d’autres, capable de susciter l’amour et la colère, mais jamais la peur. Le Chat d’Espagne décrit, en somme, la diversité des rapports que les humains établissent avec les chats dans un monde désenchanté.

     

    2. Le chat favori d’un maître cynique

     

    20. Après Alluis viennent Perrault et Mme d’Aulnoy, qui ont lancé la vogue du genre merveilleux avec leurs recueils des années 1690. Selon le spécialiste du conte de fées Jean-Paul Sermain, il n’y a pas de coïncidence ni contradiction dans le fait que le genre merveilleux a triomphé au siècle des Lumières : alors que les premiers philosophes éclairés, comme Bayle, Fontenelle ou Malebranche, ont entamé une critique des superstitions, les contes de fées les ont secondés dans le combat, en faisant de la magie un sujet enfantin, source d’amusement, dissocié de la réalité 24.

    21. Cette perspective permet d’élaborer une nouvelle interprétation d’un titre important du canon de la littérature féline : Le Chat Murr du polymathe prussien E. T. A. Hoffmann, publié de 1819 à 1821 et traduit en français en 1830 25. Dans le sillage de la tradition métafictionnelle du XVIIIe siècle, l’auteur a conçu un double roman, alternant entre l’autobiographie présumée du matou Murr et le récit du musicien mélancolique Johannes Kreisler. La partie féline parodie à la fois le roman de formation comme Wilhelm Meister de Goethe et l’autobiographie, genre en vogue depuis les Confessions de Rousseau. Chaton abandonné sauvé et nourri par Maître Abraham, Murr raconte comment il a découvert le monde extérieur dans sa jeunesse. Il rencontre d’abord sa mère Mina dans une maison voisine avant de développer une amitié avec Punto, chien du professeur Lothario, ami d’Abraham. Adolescent, Murr s’aventure dans la rue et découvre la cruauté des « barbares », battu par un garçon et poursuivi par des chiens. Il connaît l’amour, s’unissant avec la chatte Mimine, avant de quitter son « épouse », lorsqu’elle est éprise d’un autre matou. Dans ses « mois d’apprentissage », Murr se joint à une association des chats étudiants, jusqu’à ce qu’elle soit détruite par l’assaut des chiens. Murr retrouve dans son âge mûr Punto, qui sert maintenant un baron et introduit le matou à la très noble société des chiens. Une fois charmée par cette société, surtout de la chienne Minona, admiratrice de ses œuvres, Murr se guérit enfin de l’amour et abandonne le monde pour se consacrer aux sciences. À la fin du texte, on ajoute une note annonçant la mort du héros : « La mort a enlevé au milieu de sa belle carrière Murr, ce matou intelligent, cultivé, philosophe et poète. Il s’est éteint dans la nuit du 29 au 30 novembre [1821], après de brèves, mais pénibles souffrances, supportées avec le calme et la vaillance d’un sage » (p. 413).

    22. On sait que cette autobiographie burlesque fait des animaux des « moyens de la critique sociale » : Murr est une caricature de l’écrivain romantique, se vantant de son aspiration aux valeurs sublimes de la poésie, mais toujours ramené au besoin du corps, à l’appétit et à la concupiscence. La société des chats représente la bourgeoisie instruite et sa dissolution évoque la répression des associations étudiantes par le roi de Prusse 26.

    23. Mais il ne s’agit pas d’une simple satire de la société humaine. Car on sait, grâce à Hitzig, ami et biographe d’Hoffmann, qu’il a élevé chez lui un chat nommé Murr de 1818 à 1821, et qu’il s’est tellement attaché à cet animal qu’il s’est beaucoup attristé lors de sa mort, confessant que sa disparition a rendu « la maison vide pour moi et pour ma femme » 27. Le roman a donc été une manière de commémorer un chat de compagnie en le transformant en personnage littéraire. Hoffmann ne fait pas du chat un simple signifiant renvoyant à la société humaine, car il s’intéresse aussi à la description narrative du rapport qu’un chat de compagnie établit avec son maître et les autres humains. Quelle est alors la « situation humano-féline » que dépeint Le Chat Murr ?

    24. Examinons d’abord la figure de Maître Abraham, qui se caractérise par sa grande générosité. Il affectionne son chat, lui donne libéralement du lait, du poisson, des rôtis de poulet. Murr est tellement bien nourri que, lorsqu’il tombe dans l’indolence après être quitté par la belle Mimine, Abraham s’étonne de son « extrême bien-être physique ». Le maître lui dit : « chat, tu n’es plus du tout le même, tu deviens de jour en jour plus paresseux. Je crois que tu manges et que tu dors trop » (p. 220-221) ; mais, ce constat ne change aucunement la bonne contenance du maître. Car, dès le début, Abraham n’attend aucun service de la part de Murr. Il se flatte même pour ses « pur désintéressement » et « sentiment humain » par lesquels il a sauvé le chaton, totalement inutile à la différence, selon lui, d’un chien (p. 36). Image de l’écrivain bourgeois, Murr est un véritable parasite, qui dédaigne le « vulgaire chat ratier » (p. 265).

    25. Murr s’attire l’affection non seulement de son maître, mais, apparemment, des autres membres de la maison, notamment de la cuisinière, qui « paraissait aimer beaucoup mon espèce, et moi en particulier ». Cette « aimable personne » le salue amicalement, lui parle, et l’aide volontiers lorsqu’il vient demander de la nourriture pour un autre chat, son ami Puff (p. 316-317). Une telle bonté, partagée dans la maison de Maître Abraham, n’est pourtant pas universelle, car le héros rencontre des humains hostiles dans la rue. D’ailleurs, d’autres chats vivent dans la misère. Mina, mère et voisine de Murr, est très mal nourrie et traitée avec peu de ménagement. Elle dit :

    26. Enfants et adultes ne cessent de passer leurs mains sur mon dos pour produire ce feu d’artifice, et lorsque, agacée par ce tourment continuel, je m’enfuis ou montre mes griffes, on m’appelle bête sauvage, ou on me bat ! (p. 55)

    27. Mina est une ratière laissée affamée dans le grenier, obligée de chasser les souris. On la caresse, mais sans se soucier de ses peines, et sa moindre opposition rencontre une réaction scandalisée. Ainsi s’est-elle vu dérober la chattée, dont Murr, par « une vieille femme », pour la « jeter à l’eau » (p. 54).

    28. Maître Abraham incarne une tout autre attitude, toujours sûr de la bonté de son chat. Quand un Murr couvert de cendres saute sur lui et gâte sa robe de chambre, l’homme rejette son matou « violemment ». « Louée soit pourtant la bonté de mon maître » :

    29. Voyons, voyons, Murr, mon chat, me dit-il gentiment, tu ne pensais pas à mal. Je sais que ton intention était bonne, tu as voulu me prouver ta tendresse ; mais tu t’y es pris maladroitement et dans ce cas-là, on se soucie bien de l’intention !... mais viens, mon petit cendrillon, je vais faire ta toilette, afin que tu reprennes l’air d’un honnête matou (p. 294).

    30. Maître Abraham croit en la bonté de son chat parce qu’il a lui-même discipliné ce dernier dès son enfance, à la différence de Mina, délaissée dans le grenier. Murr aussi était « farouche » comme sa mère au début : quand le maître l’a sauvé, « il [l’]en récompensa en [l’]égratignant si bien que [s]es cinq doigts en saignèrent ». Abraham fut alors « sur le point de le jeter par la fenêtre », mais se repent vite de sa « sotte mesquinerie », son « instinct de vengeance ». Il a plutôt élevé « ce chat avec toute la peine et le soin qui convenaient », le laissant se former lui-même suivant le principe rousseauiste de l’éducation négative et intervenant seulement pour corriger ses fautes (p. 36, 39-40). Abraham a réussi à faire de Murr « l’animal le plus gentil, le plus intelligent », « le plus drôle du monde », « bien élevé, ni insistant ni immodeste ». Le matou ne blesse personne, car, chez lui, grâce à l’éducation, « les idées d’“égratigner” et d’“être frappé” s’associaient étroitement » (p. 24, 36-38). C’est par le biais de l’éducation que le maître a acquis sa confiance en la bonté et l’affection de son chat, confiance qui fait éviter d’accuser celui-ci par ses erreurs occasionnelles indélibérées.

    31. Cette idée de conditionner l’affection sur le dressage (ou l’« éducation » selon l’expression du temps) relève de la nouveauté des Lumières. Car, en Occident, depuis le haut Moyen Âge, le chat se caractérisait par son attachement à la nature, c’est-à-dire à ses qualités innées, qu’on ne saurait enlever par l’intervention artificielle : chez le chat, « nature passe nourriture » 28. Ce n’est pas par hasard que La Fontaine a choisi une chatte (en occurrence métamorphosée en femme) pour illustrer la force de la nature chassée qui revient au galop. Si Jacques Alluis a accordé une pleine capacité affective au chat, soulignant qu’il n’égratigne pas par malice, il s’est néanmoins attaché à la conception traditionnelle de la félinité lorsqu’il a fait d’Almanzor un chat « sans Maître », divaguant dans la ville selon ses grés, chassant les rats et les souris suivant son instinct, et ennuyant les gens par le vol des denrées ou par la destruction de meubles.

    32. Les philosophes du XVIIIe siècle, s’appuyant sur le sensualisme de Locke, insistaient plutôt sur la variabilité des caractères acquis et développaient l’idée de former les « mœurs » par la force de « l’éducation », non seulement chez l’enfant, mais aussi chez les animaux, y compris les espèces dites farouches comme le chat. Hoffmann est contemporain du naturaliste français Frédéric Cuvier, qui a théorisé la « sociabilité des animaux », c’est-à-dire leur capacité d’abandonner la férocité naturelle sous la direction d’un maître humain, acquérant la confiance et la douceur propres à l’état domestique. La traduction française du Chat Murr est précédée par quelques années d’un Traité raisonné de l’éducation du chat domestique, le premier manuel sérieux, en France et peut-être en Europe plus généralement, à expliquer les moyens de changer les comportements et les caractères du chat en le soumettant à un dressage systématique. Maître Abraham, n’était donc pas seul à croire en la possibilité de « corriger » son chat ; il incarnait plutôt la nouvelle conception de la félinité (et de l’animalité) répandue au début du XIXe siècle 29.

    33. Or, le chat a cette particularité d’être apprécié pour son instinct. Car, si l’homme doit dresser et apprivoiser le cheval ou le chien pour le rendre obéissant et utile, il peut laisser le chat dans le grenier chasser les petits animaux nuisibles, sans lui apprendre les moyens. En effet, chez le chat, l’« éducation » pourrait même nuire à son utilité, comme le disaient certains agronomes de l’époque : pour éviter de rendre cet animal paresseux et inutile, il faut le tenir à distance et le laisser dans son « état primitif » 30. Hoffmann reprend parfaitement cette dichotomie dans Le Chat Murr : Mina, la mère de Murr persécutée, vit exactement cette situation, alors que Murr jouit de l’affection de son maître sans occuper aucune fonction utile.

    34. Un épisode illustre bien la particularité du chat de compagnie. Mina recommande à son fils : « Si jamais Maître Abraham s’aperçoit que tu sais écrire, mon cher Murr, il fera de toi son secrétaire et on t’imposera comme un devoir ce que tu fais maintenant de toi-même et pour ton plaisir... » (p. 55). Le matou saura qu’elle a raison. Plus tard, le professeur Lothario, averti par son chien Punto, découvre les poèmes manuscrits de Murr et se convainc que celui-ci possède des capacités mentales extraordinaires. Lothario s’en inquiète extrêmement pour son professorat, menacé par ce rival épouvantable. Il essaie même de tuer Murr à l’insu d’Abraham.

    35. Lothario a presque réussi à transmettre sa peur à son ami Abraham. Ce dernier, averti par le premier, constate l’absence de quelques volumes de sa bibliothèque et décide de barrer l’entrée à Murr. Il observe les gestes de son chat attentivement, méditant sur la possibilité de le mettre à profit, en l’employant comme secrétaire et en l’exhibant en public. Murr doit alors dissimuler son intelligence et n’écrit dorénavant que dans la nuit, sur les toits, sous la lumière de la lune. Le matou réussit enfin à dissiper le soupçon, qui a contaminé pendant quelque temps l’amour désintéressé de son maître. Ce petit épisode burlesque établit l’incompatibilité de l’affection et l’exploitation utilitaire.

    36. On apprend dans les fragments sur la vie de Kreisler qu’Abraham Lostow est un charlatan, un « magicien ironique », infiltré dans la cour ducale de Sieghartsweiler (p. 48). Il possède des ouvrages magiques, que Murr lit par-dessus son épaule : un livre sur l’astrologie, un autre sur les talismans et Le Monde enchanté (1691) du théologien hollandais Baltazar Becker, grand critique de la chasse aux sorcières (p. 346). Comme le suggère ce dernier titre, Abraham est un mécanicien charlatan cynique, ne croyant pas en la magie mais capable de faire croire les autres. Il s’est enfin dévoilé en échouant d’empêcher la pluie de gâter une grande fête ducale, et fuit le palais, et se cache dans son petit appartement. Il se prépare en effet à quitter la ville en confiant Murr à Kreisler.

    37. Le charlatan peut aimer son chat parce qu’il sait que l’animal est incapable de lui faire du mal. Il le sait non seulement parce qu’il croit avoir réussi à le dresser, mais parce qu’il ne croit pas aux phénomènes surnaturels. Le paradoxe du Chat Murr fait que le professeur Lothario a raison de voir en Murr un auteur, car on est censé lire l’autobiographie écrite par le matou lui-même. Avec une grande astuce, Hoffmann présente la position de Maître Abraham comme raisonnable selon le critère ordinaire de notre monde, mais erroné dans la logique interne de l’œuvre. C’est cette structure narrative paradoxale qui permet d’établir le nouveau rapport de l’homme et son chat, le premier cajolant le second en le considérant comme un être inoffensif, incapable de contester sa suprématie. Le Chat Murr décrit ainsi la condition moderne des animaux de compagnie, considérés comme impuissants et donc aimables. Le chat moderne qu’incarne Murr peut encore sortir de la maison librement, comme le faisait Almanzor, mais dans sa naïveté et son ignorance du monde extérieur, le matou ne peut enfin vivre que chez son « bienfaiteur », « Maître Abraham » (p. 25).

    ♦♦♦

    38. Si la modernité occidentale s’est ouverte par un désenchantement du monde, ou par le recul du merveilleux chez les élites sociales appréciant le tangible et le palpable, ce processus s’est produit non seulement dans le discours « scientifique » des philosophes naturels, mais aussi dans les productions littéraires servant à l’amusement des lecteurs et lectrices profanes. Car la littérature merveilleuse, qui fait de la sorcellerie un élément de divertissement, les invitait à cultiver une attitude critique vis-à-vis de ce qu’on dénonçait comme des « superstitions » : dans un temps où la chasse aux sorcières se pratiquait encore dans certaines régions de l’Europe, Alluis, osant traiter de Mahomet comme un mage, a refusé de faire de son chat noir un animal magique ; un siècle et demi plus tard, Hoffmann choisi d’introduire un personnage qui craint le chat pour ses capacités surnaturelles, mais le confronte à la rationalité de Maître Abraham qui cajole son chat tout en refusant de lui attribuer des pouvoirs merveilleux. Cette lecture de leurs romans fantastiques suggère donc que la fiction constituait, du début du siècle des Lumières à l’aube de l’âge romantique, un important moyen d’apprivoiser la sorcellerie et, partant, de désenchanter le chat pour le rendre aimable.

    • 1 Abigail Tucker, Un Lion sur le canapé. Comment les chats ont pris le pouvoir, Paris, Albin Michel, 2019 ; Philippe Villemus, Fous de chats ! Enquête sur une passion française, Caen, Éditions EMS, 2021.
    • 2 Éric Baratay, Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 343-351.
    • 3 Laurence Bobis, Le Chat. Histoire et légendes, Paris, Fayard, 2000 (réédité comme Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, 2006), ch. 26, 28 ; Stefano Zuffi, Les Chats dans l’art, traduit par Denis-Armand Canal, Paris, La Martinière, 2007.
    • 4 Théophile Gautier, Ménagerie intime, Paris, Alphonse Lemerre, 1869, p. 22 ; Kathleen Kete, The Beast in the Boudoir : Petkeeping in Nineteenth-Century Paris, Berkeley, University of California Press, 1994 ; Ronald Hubscher, Les Maîtres des bêtes. Les vétérinaires dans la société française, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Odile Jacob, 1999, ch. 11; Jane Hamlett et Julie-Marie Strange, Pet Revolution : Animals and the Making of Modern British Life, Londres, Reaktion Books, 2023. Le mot « félinophile » s’employait à la fin du XIXe siècle pour désigner l’amateur des chats, avant d’être concurrencé par son équivalent davantage pédant, « ailurophile », tiré du mot grec ailuros (chat). Les deux mots se retrouvent dans Carl Van Vechten, The Tiger in the House, New York, Alfred A. Knopf, 1920.
    • 5 Champfleury, Les Chats. Histoire, mœurs, observations, anecdotes, Paris, J. Rothschild, 1869, p. 53 : « Le moyen âge qui brûlait les sorcières et quelquefois les savants, devait brûler les chats ».
    • 6 Bobis, Le Chat, op. cit., ch. 5-7 ; Kathleen Walker-Meikle, Medieval Pets, Woodbridge, Boydell Press, 2012.
    • 7 Sur le chat diabolique, voir Bobis, Le Chat, op. cit., ch. 20-23. Sur la magie et la démonologie de la Renaissance, voir par exemple Julian Goodare, The European Witch-Hunt, Londres, Routledge, 2016.
    • 8 Robert Delort, Les Animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984, p. 348.
    • 9 Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1994. Sur la question du « déclin de la magie », posée par Keith Thomas en 1971, voir par exemple Michael R. Lynn (éd.), Magic, Witchcraft, and Ghosts in the Enlightenment, Londres, Routledge, 2022.
    • 10 Cet article est tiré de notre thèse : Tomohiro Kaibara, « Le grand sacre des chats. L’invention d’un animal de compagnie en France (1670-1830) », thèse de l’EHESS, dirigée par Antoine Lilti et soutenue le 17 mars 2023.
    • 11 Delort, Les Animaux ont une histoire, op. cit., p. 348.
    • 12 [Jacques Alluis], Le Chat d’Espagne, nouvelle, Cologne, Pierre du Marteau, 1669. Nous employons cette édition pirate, publiée sans doute à Paris et plus accessible que l’édition originale rarissime (Grenoble, Jean Nicolas, 1669). Pour le citer, nous indiquerons le nombre de pages entre parenthèses dans le corps du texte. L’orthographe des citations est modernisée.
    • 13 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008.
    • 14 Cf. Constance Cagnat-Debœuf, « Du jeu des proverbes dans les Histoires ou Contes du temps passé : “Cendrillon ou la petite pantoufle de verre” », Dix-Septième Siècle, no 277, 2017, p. 631‑644.
    • 15 Emmanuelle Rassart-Eeckhout, « Le chat, animal de compagnie à la fin du Moyen Âge ? L’éclairage de la langue imagée » dans Liliane Bodson (éd.), L’Animal de compagnie. Ses rôles et leurs motivations au regard de l’histoire, Liège, Université de Liège, 1997, p. 95‑118.
    • 16 Alluis traduit ici les proverbes espagnols qu’il présente aussi dans la langue originale : « A su Amigo, el Gato siempre le dexa señalado » ; « Buen amigo es el Gato, sino que rascuña » (p. 194).
    • 17 « Uñas de gato, y habitos de beato » (p. 198).
    • 18 Nous empruntons cette expression à Éric Baratay, Cultures félines (XVIIe-XXIe siècle). Les chats créent leur histoire, Paris, Seuil, 2021.
    • 19 Au Moyen Âge et à l’époque moderne, « le chat d’Espagne » désignait le chat « calico » ou « isabelle », c’est-à-dire tricolore (blanc, orange et noir).
    • 20 Antoine Galland, Les Mille et une nuits, éd. Manuel Couvreur, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des génies et des fées », 2016, tome 1, p. 497-498.
    • 21 Ibid., tome 1, p. 323. Nous soulignons.
    • 22 Alfred Soman, « La décriminalisation de la sorcellerie en France », Histoire, économie et société, 1985, vol. 4, no 2, p. 179‑203 ; Ulrike Krampl, Les Secrets des faux sorciers. Police, magie et escroquerie à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
    • 23 Bernard Romain, « Le Parlement de Grenoble face à la sorcellerie aux XVIe et XVIIe siècle », dans Olivier Cogne (dir.), Rendre la justice en Dauphiné, Presses universitaires de Grenoble, 2013, p. 191-196.
    • 24 Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées, du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, 2005, p. 45-52. Voir aussi Goodare, The European Witch-Hunt, op. cit., p. 345-347. Nous avons analysé La Chatte blanche (1698) de Mme d’Aulnoy en poursuivant cette piste dans Kaibara, « Le grand sacre des chats », thèse citée, p. 287-290.
    • 25 La première traduction de Loève-Veimars parue en 1830 étant moins précise, nous employons Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Le Chat Murr, trad. Albert Béguin, Paris, Gallimard, 1943. Pour le citer, nous indiquerons le nombre de page entre parenthèses dans le corps du texte.
    • 26 Christa-Maria Beardsley, E.T.A. Hoffmanns Tierfiguren im Kontext der Romantik: die poetisch-ästhetische und die gesellschaftliche Funktion der Tiere bei Hoffmann und in der Romantik, Bonn, Bouvier, 1985, partie D, « Das Tier als Medium der Gesellschaftskritik ».
    • 27 Voir le commentaire de Hartmut Steinecke dans E. T. A. Hoffmann, Lebens-Ansichten des Katers Murr. Werke 1820-1821, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1992, p. 932-938 (citation p. 937).
    • 28 Bobis, Le Chat, op. cit., p. 130.
    • 29  [Jean-M.-M. Rédarès], Traité raisonné sur l’éducation du chat domestique, Paris, Raynal 1828. La question de l’éducation occupe une place centrale dans l’histoire culturelle du chat au XVIIIe siècle, discutée dans la 3e partie de notre thèse (Kaibara, « Le grand sacre des chats », ch. 6-8). Pour un précis, voir Tomohiro Kaibara, « Le Chat : l’invention du chat moderne », dans Pierre Serna, Véronique Le Ru, Malik Mellah et Benedetta Piazzesi (éds.), Dictionnaire historique et critique des animaux, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2024, p. 160-164.
    • 30 Alexandre-Henri Tessier, « Chat », dans Alexandre-Henri Tessier et André Thouin, Encyclopédie méthodique. Agriculture, tome 3, Paris, Panckoucke, 1793, p. 78.
    •  
     

    RSDA 1-2024

    Histoire du droit
    Dossier thématique : Points de vue croisés

    Les chats vagabonds. Quelques considérations sur la divagation féline et ses conséquences juridiques de 1865 à nos jours

    • Romy Sutra
      Maîtresse de conférences en Histoire du droit et des institutions
      Université Toulouse Capitole
      Centre Toulousain d'Histoire du Droit et des Idées Politiques (CTHDIP, EA 789)

    1. Le célèbre Champfleury l’affirmait : « De tous les animaux, (le chat) est celui qui occupe le plus les tribunaux civils et correctionnels »1. Dans son œuvre Les chats - ayant bénéficié, pour les illustrations, de la collaboration d’artistes prestigieux, comme Manet, Delacroix ou Viollet-le-Duc -, l’écrivain évoque des questions testamentaires et d’incapacités civiles en lien avec des conduites jugées déviantes2 : ainsi, ces héritiers contestant le testament du de cujus qui avait souhaité laisser biens de famille ou coquettes sommes d’argents à ses chats… ; ainsi, ce frère demandant l’interdiction contre sa sœur parce que celle-ci avait « fait monter en bague la dent de son chat mort » ce qui, selon le demandeur, constituait un véritable acte de démence. La société actuelle serait donc peuplée de fous si l’on appliquait le même raisonnement ; Karl Lagerfeld, le premier, qui avant son décès, avait annoncé léguer sa fortune à Choupette, sa Sacré de Birmanie. En 2024, toutefois, pas plus qu’au XIXe siècle, cette pratique est impossible en droit français puisque l’animal n’ayant pas la capacité juridique, il ne peut être légataire3.

    2. En dehors des affaires civiles, les chats ont laissé leurs empreintes sur quelques jugements rendus par les justices de paix ou les tribunaux correctionnels, à raison de leur nature de vagabond et des conséquences, parfois mortelles, qui en découlaient.

    3. En témoigne, « L’Affaire des chats »4, une affaire portée devant le tribunal de simple police de Fontainebleau en mai 1865. Les époux Escalonne mécontents de voir leur maison et leur jardin visités par les chats du voisinage, venant s’ébattre et causant au passage quelques dégâts, décident de poser plusieurs pièges afin de régler le problème. Les habitants des alentours, voyant disparaitre les chats du quartier les uns après les autres, s’en inquiètent. Comprenant vite la cause, plusieurs voisins entreprennent alors de porter plainte. Une enquête est menée et plusieurs personnes (les époux Escalonne, leur domestique et le garde forestier) comparaissent devant le juge de paix Richard. L’affaire est assez notable pour figurer parmi plusieurs ouvrages de la fin du XIXe siècle traitant des animaux5 et parmi la jurisprudence du journal Le Droit. Cette relative notoriété s’explique par la sentence longuement et savamment motivée rendue par le juge Richard dans laquelle, précisa Champfleury, « la nature et les habitudes des chats, les principes du droit, les textes législatifs étaient exposés avec une gravité dont on se moqua, bien à tort, à mon sens »6. L’avocat de la défense, maître Georges Lechevalier, souligna lui-même, bien qu’avec une certaine ironie, l’érudition du juge de paix : « jamais la situation juridique et l’importance sociale de ces intéressants animaux n’ont été aussi complètement compendieusement exposées »7. Au-delà des spécificités liées aux chats que l’on va aborder, cette motivation permit au juge de s’exprimer sur différents principes du droit, à savoir la mission du juge, le cumul des peines, l’analogie en droit pénal, la légitime défense ou encore l’obéissance aux ordres hiérarchiques.

    4. L’enquête et les interrogatoires ont démontré que les époux avaient agi avec la complicité du garde-forestier, lequel a aidé à disposer les pièges dans le jardin familial, et celle de la domestique qui se chargeait, quant à elle, de tuer à coups de marteau les chats pris au piège. Les dépouilles de ces derniers étaient ensuite mutilées pour une raison pécuniaire. Le garde-forestier avoua, en effet, avoir coupé les pattes et le museau des chats dans le but d’obtenir le paiement de la prime destinée à récompenser les destructions de chats forestiers. Ainsi mutilé, il était en effet impossible de distinguer s’il s’agissait d’un chat domestique ou d’un chat sauvage. Eu égard à la gravité des faits et aux aveux consentis, et repoussant l’argument de la légitime défense, le juge de paix a estimé que « ne point réprimer les meurtres et mutilations de chats, dans les circonstances où ils se sont produits, pourrait entraîner des conséquences fâcheuses sous plus d’un rapport »8. Sur les 15 chats disparus – et donc les 15 contraventions encourues – 7 ont été retenues, en raison de la difficulté à prouver les autres meurtres. Les inculpés ont ainsi été condamnés respectivement aux frais de l’instance et à 1 franc d’amende pour chaque contravention, retenue au nombre de six pour le garde-forestier, au nombre de sept pour la domestique et au nombre de sept également pour les époux Escalonne. La sentence, qui a fait l’objet d’un appel devant le tribunal correctionnel, a été infirmée le 25 août 18659.

    5. Cette affaire de 1865 soulève des problèmes que le droit a longtemps peiné à résoudre et qui, aujourd’hui encore, ressurgissent sur fond de tensions entre traditions et préoccupations nouvelles. La question de l’errance féline n’est, en effet, pas inédite. À plusieurs époques, les problèmes de divagation et, partant, de prolifération et de prédation féline, ont été soulevés. Bien sûr, historiquement, les fondements idéologiques attribués aux nuisances n’étaient pas nécessairement les mêmes qu’aujourd’hui. La logique utilitariste qui dominait au XIXe siècle et pendant une partie du XXe siècle a, depuis, cédé le pas à une réflexion plus large dans laquelle entre désormais en ligne de compte à la fois le bien-être animal et la préservation des écosystèmes, objectifs qui, d’ailleurs, peuvent être antinomiques. Ces questions révèlent donc des tensions entre plusieurs impératifs comme le droit de propriété, les traditions cynégétiques, le respect de l’individualité animale ou encore la protection de la biodiversité. Les incidents dans lesquels des chats domestiques sont abattus sous différents prétextes soulèvent ainsi des questions éthiques importantes sur la cohabitation harmonieuse entre humains et animaux et sur la responsabilité des premiers envers les seconds.

    6. L’analyse de « l’Affaire des Chats » de 1865 permet de s’attarder sur les arguments du juge de paix qui témoignent d’une réelle interrogation sur la nature particulière du chat (I) et sur le positionnement du droit à l’égard de la question de la divagation féline et de celle, plus délicate de la destruction des chats errants (II).

    I. Ni tout à fait sauvage, ni tout à fait domestique : la nature mixte du chat

    7. Dans ses motifs, le juge de paix commence par rappeler que « la science et la jurisprudence reconnaissent plusieurs espèces de chats, notamment le chat sauvage, animal nuisible, pour la destruction duquel une prime est accordée, et le chat domestique, hôte de la maison comme le chien, et au même titre à peu près, aux yeux du législateur »10. Différent sur le plan biologique, les chats sauvages (forestiers) et les chats domestiques font l’objet d’un traitement, a priori, distinct par le droit.

    8. En effet, au XIXe siècle et jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le chat sauvage, dit chat forestier (felis silvestris) est considéré, par le droit, comme une espèce dite « nuisible »11 pouvant, dès lors, faire légalement l’objet de « destruction ». Ce n’est que par suite de la diminution inquiétante de sa population qu’il a acquis le statut d’espèce protégée depuis 1976 sur l’ensemble du territoire français12. Aujourd’hui, le fait de tuer un felis silvestris constitue un délit passible de trois ans d’emprisonnement et de 150 000€ d’amende13. Pendant longtemps, en tant que res nullius et nuisible, le chat forestier n’a donc bénéficié d’aucune protection. Certains traités sur « l’art » de la destruction des animaux nuisibles14 de la fin du XIXe siècle sont clairs à son sujet. Qualifié d’animal « encore plus dangereux que le renard »15 pour le gibier à cause de sa faculté de grimper aux arbres, il fait l’objet d’un réquisitoire systématique : « tout chasseur qui tient à la conservation du gibier ne doit jamais négliger une occasion de le tuer »16.

    9. Tout autre, a priori, était le statut du chat domestique (felis catus) placé sous les auspices salutaires du droit. Pourtant, l’espèce « chat domestique » regroupe une variété de félins aux comportements et aux modes de vie pouvant sensiblement différer. Si le chat de propriétaires est lié à un foyer, la situation peut varier d’un foyer à un autre : tandis que certains maitres vont prendre soin de leur animal et le nourrir correctement, d’autres vont s’en désintéresser et le laisser livré à lui-même. Ce deuxième cas de figure était d’ailleurs majoritaire, notamment en milieu rural où le chat fait, avant tout, office d’auxiliaire pour la chasse aux rongeurs. Les maîtres ingrats ne lui offraient que rarement pitance : « Où se nourrit le chat de village, où il s’abreuve, personne ne s’en inquiète »17, déplorait Champfleury. Ces chats délaissés peuvent être soit simplement errants, dans le sens où, bien que mal nourris, ils vont néanmoins rester à proximité des humains ; soit devenir harets lorsqu’ils retournent complètement à l’état sauvage, retrouvent leur indépendance et fuient tout contact humain, se nourrissant par eux-mêmes de la chasse18. Quoi qu’il en soit, ce sont ces chats domestiques s’éloignant des habitations - parce que non surveillés et mal nourris - qui entrent dans le cadre de la divagation et des ennuis afférents. Ces chats vagabonds peuvent, en effet, commettre des dégâts, comme en l’espèce, où ils auraient, selon les dires des époux Escalonne, dérobé une cuisse de chevreuil, abîmé un « arbre de luxe », retourné les parterres de fleurs et occasionné durant plusieurs nuits « un vacarme infernal » du fait de leurs ébats19.

    10. Théoriquement protégés par la loi, du fait de leur domesticité, les chats divagants ne sont toutefois pas aussi à l’abri que cela des coups de fusils et autres pièges tendus pour les détruire. Les traités de destruction, rédigés par des chasseurs, sont, à cet égard, éloquents : le chat domestique, surpris en train de vagabonder, est considéré comme un « malfaiteur de la pire espèce »20. Son sort est scellé : ne « pas les ménager et fusiller sans miséricorde tous ceux que l’on trouvera à plus de 400 ou 500 pas d’une habitation »21 ; voilà la recommandation – pourtant illégale au regard de la législation – que l’on peut trouver, accompagnée de croquis de pièges et appâts en tous genres. Ces propos sont dans la continuité de ceux, sinistres, tenus par Alphonse Toussenel, ennemi juré des félins fréquemment cité en exemple par les chasseurs désireux de trouver une référence : « Je ne rencontre jamais un chat en maraude, au bois ou dans la plaine, sans lui faire l’honneur de mon coup de feu »22. La logique utilitariste est portée à son paroxysme lorsqu’on lit encore : « leurs maitres les regretteront peu, car ces chats ne s’occupent plus de la chasse aux souris, et c’est la seule utilité qu’on pouvait en attendre »23.

    11. La chasse aux rongeurs évidemment ; voilà l’activité qui est à l’origine du rapprochement entre l’humain et le chat24. L’utilité était réciproque : l’un avait trouvé un animal capable d’éloigner les rongeurs causant des ravages dans les réserves de blé, l’autre avait trouvé un animal capable – avec ses stocks de nourriture – d’attirer les rongeurs. Une sorte de pacte était scellé. Mais l’humain est inconstant, infidèle, ingrat – des défauts qu’il reporte pourtant sur le chat. Aussi, ce dernier a-t-il été perçu, selon les époques et les cultures, tantôt comme un demi-dieu, tantôt comme un suppôt de l’enfer, et son aptitude à la chasse tantôt recherchée, tantôt décriée. N’est-ce pas aussi parce que le chat échappe finalement à toute catégorisation, qu’il apparait si intriguant, menaçant, singulier. Être sauvage ? Être domestique ? Il peut, à la fois, être l’un et l’autre, selon ce qu’il décide. L’insoumission est son crédo et la nature son terrain de jeu, de vie. En définitive, il représente ce que l’homme, animal social, a toujours cherché à fuir : la solitude, l’indépendance, la liberté (la vraie). Tout maître qu’on se dise, chacun sait pertinemment, en plongeant dans les yeux de nos chats, qu’ils ne nous appartiendront jamais totalement (mais le souhaite-t-on vraiment ?). Ainsi que l’écrivait très justement Oscar Comettant, le chat « résiste à nos caprices, se révolte à tout commandement, et préférait la mort à la perte de son indépendance. Quoi qu’on fasse, il reste absolument dans sa nature et c’est là sa dignité »25.

    12. C’est en substance ce que vient rappeler le jugement de 1865 qui précise que « le chat, même domestique, est en quelque sorte d’une nature mixte, c’est-à-dire un animal toujours un peu sauvage et devant demeurer tel à raison de sa destination, si on veut qu’il puisse rendre les services qu’on attend »26. Ainsi que l’explique le juge de paix, du fait de sa nature et ses instincts, le chat échappe à une surveillance constante : « il est impossible, sous ce rapport, de l’assimiler aux autres animaux domestiques, dociles au frein et au joug, ou faciles à priver de la liberté d’aller ou de venir », il ne peut être tenu « sous la main, sub custodia », ni mis « sous le verrou »27. Dès lors, appliquer par analogie, au chat des règles relatives aux chiens ou aux volailles, ne semble pas la bonne solution selon le juge de paix raisonnant comme si le droit devait s’adapter aux chats et non l’inverse. En effet, les défendeurs invoquent l’application du décret concernant les biens et usages ruraux et la police rurale de 1791 (titre II, article 12)28 qui permet de tuer immédiatement les volailles qui causeraient des dégâts sur un terrain. Le juge repousse l’application de ce texte en l’espèce pour deux raisons : la nature du chat qui ne peut être tenu sous surveillance et, argument singulier, le fait que les volailles sont « destinées à être tuées tôt ou tard » ce qui n’est pas le cas du chat. Il rejette également l’analogie avec le « le chien, animal dangereux et prompt à l’attaque ». Pour le juge, le « prétendu droit de tuer » le chien n’implique nullement « le droit de tuer le chat, animal prompt à fuir et qui n’est point assurément de nature à beaucoup effrayer »29. En tant qu’ « animal toléré par la loi et utile à tous »30, le chat domestique doit donc être protégé et les atteintes portées contre lui réprimées. La position du juge de paix se fonde sur une série d’arguments de bon sens mais que la jurisprudence s’est montrée inconstante et un peu embarrassée à soutenir lorsque se posait la question de la destruction volontaire des chats divagants.

    II. Le jeu du chat et de la souris ou les inconstances de la jurisprudence sur la divagation

    13. Lorsque le chat ne remplit plus sa mission de ratier, et commence à élargir son éventail de proies, il devient donc inutile, voire nuisible - non pas en droit, mais en fait. L’aversion pour le chat vagabond se situe donc à plusieurs niveaux. Au-delà de la question des dégâts qu’ils peuvent commettre dans les habitations ou les jardins des particuliers (jets d’urine, nuisances sonores, grattages de la terre), c’est aussi et surtout la prédation qui pose problème lorsque celle-ci ne se borne pas aux rongeurs. Au XIXe siècle et dans le premier XXe siècle, les réflexions ne portent pas encore sur les conséquences de la prédation en termes d’atteinte à la biodiversité. La logique est davantage utilitariste et le chat apparait alors comme un ennemi à deux niveaux : d’abord, comme un rival pour le chasseur (puisque le félin peut s’attaquer au menu gibier : perdrix, cailles, lapereaux ou levrauts, par exemple) ; ensuite, comme un ennemi de l’agriculteur, en ce qu’il peut s’attaquer à des oiseaux insectivores protecteurs des récoltes31. La question de la pérennité de ces oiseaux intéresse déjà la Société Protectrice des Animaux et la Société d’Acclimatation dans les années 1870-1880 et une première traduction de cette préoccupation dans le droit a lieu en 1902 avec l’adoption de la Convention internationale des oiseaux utiles à l’agriculture32. Par la suite, la Ligue pour la Protection des Oiseaux, fondée en 1912, demeurera très attentive à cette question, comme en témoigne la diffusion, en 1921, d’une affiche intitulée « Nos amis les Oiseaux », accompagnée d’un texte très explicite : « Agriculteurs, […] la protection des oiseaux est une question de vie ou de mort pour l’agriculture française ! »33.

    14. Les questions de divagation et, par suite, de prédation féline semblent donc loin d’être des préoccupations mineures. Preuve en est, la LPO choisit même, en 1922, d’en faire le sujet de son concours pour le prix annuel « Magaud d’Aubusson »34. Selon le règlement du concours, il s’agissait de : « 1° Faire connaitre un moyen d’empêcher les chats de détruire les oiseaux, sans qu’ils perdent leurs qualités de chats chasseurs de petits rongeurs ; 2° Indiquer, avec preuves à l’appui, les animaux qui pourraient remplacer le chat domestique, sans en avoir les inconvénients »35. Les travaux soumis en réponse à ce concours témoignent des sentiments, souvent curieusement extrêmes, que suscitent le chat chez l’être humain, allant de la totale répulsion à l’amour inconditionnel. Outre l’évocation des potentiels remplaçants du chat (chien fox-ratier, hérisson, chouette chevêche), c’est surtout la question des moyens pour limiter la prédation qui excita l’imagination des participants36. Parmi les solutions envisagées, des propositions radicales – comme la destruction du félin vagabond sans pitié et par tous les moyens, l’amputation des phalangettes, ou la suppression systématique des portées (la stérilisation n’étant pas encore suffisamment démocratisée)37 – mais aussi des propositions plus conciliantes comme le confinement nocturne absolu à l’inté­rieur des foyers, le port d’un collier à grelot, ou encore la création d’un impôt progressif sur les chats, idée que retiendra d’ailleurs le Congrès international de protection de la nature de 1923 en réponse à cette problématique de la prédation féline38.

    15. On le voit, l’abattage des chats errants n’est donc pas totalement exclu : dans les années 1920, comme en 1865, il ne semble pas scandaleux de préconiser cette solution. Aujourd’hui, de telles idées seraient mal reçues, comme en témoigne les réactions françaises aux médiatiques campagnes d’éradication de chats harets en Australie occidentale39, à l’organisation de chasses aux chats sauvages (auxquelles participent des enfants) en Nouvelle-Zélande40 ou encore, plus près de nous, aux propos controversés tenus en 2020 par le président de la Fédération nationale des chasseurs suggérant le piégeage des chats divagants41. Les raisons de cette évolution des mentalités en faveur des félins sont de deux ordres.

    16. D’abord, la transformation de notre rapport au chat commun. Bien qu’assez tardive, puisqu’elle débute à la fin du XIXe siècle profitant des effets des mouvements de protection animale42, elle commence à être véritablement effective au milieu du XXe siècle43. Le chat commence alors à être admis dans les foyers français non plus seulement comme animal utilitaire (chasseurs de rongeurs) mais comme animal de compagnie, voire animal-compagnon, venant concurrencer le chien44. Cet engouement pour le félin s’explique, notamment en milieu urbain, par nos nouveaux modes de vie et des motivations pratiques, et répond ainsi aux valeurs d’indépendance et d’individualisme de la société contemporaine45. On note ainsi, depuis quelques années, une courbe exponentielle de possession du chat qui s’accompagne malheureusement d’un surcroît d’abandons. Ces chats abandonnés ne sont pas tous recueillis par les refuges, déjà saturés, et bon nombre d’entre eux viennent grossir les rangs des chats errants divagants – dont le nombre, à ce jour, est difficilement quantifiable, même si un chiffre de 11 millions est avancé par l’association One Voice46, qui viendraient donc s’ajouter aux près de 15 millions de chats de propriétaires. À ce niveau, l’errance féline peut actuellement poser des problématiques d’ordre sanitaire, mais également impacter la biodiversité locale selon la densité et la vulnérabilité des territoires et des espèces.

    17. Ensuite, la seconde raison est, à notre sens, juridique. En témoigne l’affaire de 1865 et, de manière récurrente, les questions posées dans les revues de chasse ou encore dans les associations comme la LPO où l’on s’interroge en substance en ces termes : « Je suis en ce moment envahi par des chats domestiques ou devenus sauvages qui font de véritables hécatombes dans un petit bois annexe de mon jardin. Je désirerais savoir ce que je suis en droit de faire pour me débarrasser de cette invasion ? »47. Les réponses ne sont jamais claires car la jurisprudence fait preuve, en la matière, d’inconstance. Juridiquement, et c’est d’ailleurs ce que vient rappeler le jugement de 1865, le chat domestique n’étant point res nullius mais étant théoriquement propriété d’un maitre, il est protégé par la loi.

    18. Il faut d’emblée exclure l’application de la loi Grammont du 2 juillet 1850 à ces affaires, puisque son champ d’application se limite aux mauvais traitements exercés publiquement et abusivement envers les animaux domestiques. Or, la double condition de publicité et d’abus n’est pas remplie dans les cas de destructions de chats divagants, souvent opérées en privé et la nécessité étant fréquemment invoquée.

    19. En revanche, c’est du côté de l’article 479§1 du Code pénal qu’il faut se tourner. À l’époque, le chat bénéficiait, en tant que bien meuble, de la protection de cet article qui punissait « ceux qui auront volontairement causé du dommage aux propriétés mobilières d’autrui ». Ainsi, un individu qui aurait volontairement tué un chat domestique pouvait être considéré comme ayant porté atteinte à la propriété d’autrui et être donc passible de l’amende prévue par cet article (de 11 à 15 francs). Mais, l’imprécision de la loi a conduit la jurisprudence a interpréter largement cette règle. Les tribunaux appréciaient donc suivant les circonstances s’il y avait ou non nécessité de tuer. Il semble, en effet, que la destruction d’un animal domestique ayant lui-même causé des dommages (par exemple un chat qui s’aventure dans un jardin et tue des lapins domestiques) soit excusée dès lors qu’il y a des dommages appréciables et que l’on agit par nécessité et en état de légitime défense. Cette dernière semble admise lorsque la destruction est opérée au moment même où l’animal porte atteinte à la propriété d’autrui48. Ainsi, la jurisprudence a considéré qu’agit en état de légitime défense celui qui voit son jardin dévasté par des chats du voisinage et qui les attrape, sur place, avec des collets en laiton49. De même, si plusieurs fois avant la mise à mort, le propriétaire du terrain envahi avait averti le propriétaire des animaux que ceux-ci venaient constamment causer des dégâts chez lui, la jurisprudence retenait en général la légitime défense basée sur la nécessité. Dans l’affaire de 1865, les époux Escalonne affirmaient avoir prévenu « les voisins à qui l’on attribuait la propriété des animaux dévastateurs, en les priant d’avoir à retenir un peu chez eux ces rôdeurs de nuit ; mais les visites des infatigables coureurs continuèrent de plus belle »50. En première instance, le juge de paix s’est éloigné de la jurisprudence commune en la matière et a considéré que cette circonstance ne suffisait pas à justifier les meurtres suivis de mutilations et que les époux auraient dû rechercher de manière plus effective les propriétaires des chats et invoquer, contre eux, l’article 1385 du Code civil. En appel, pourtant, cette interprétation a été infirmée. En effet, le tribunal correctionnel a suivi les arguments de l’avocat des défendeurs, qui plaidait l’impossibilité de constater l’identité des chats et, par conséquent, de connaitre l’identité de leurs propriétaires pour intenter contre eux un procès sur le fondement de la responsabilité civile du fait des animaux51. En effet, l’inapplicabilité en fait de l’article 1385 dans nombre de situations a souvent été critiquée et en particulier pour les chats qui, cela a été démontré supra, sont des animaux particulièrement difficiles à confiner. Pour la mise en en œuvre de l’article 1385, il faudrait « faire constater le dommage et faire dresser procès-verbal par une personne assermentée, contre le propriétaire du chat. Une identification de l’animal exigerait probablement sa capture, chose bien difficile, sinon impossible »52. Ce recours légal étant souvent qualifié d’ « illusoire »53, nombre de personnes confrontées à des dommages causés par des félins optent ainsi pour la destruction, en comptant sur la magnanimité des tribunaux. De plus, la crainte de voir sa responsabilité engagée sur le fondement de l’article 1385 avait parfois un effet vicieux : celui d’inciter les maîtres des chats vagabonds à éliminer eux-mêmes discrètement leurs animaux pour éviter une condamnation supérieure en somme à la valeur du chat.

    20. L’existence de dommages appréciables et le fait que le voisinage ait été informé de ces nuisances a incité, en appel, le tribunal à relaxer les condamnés. De plus, il a considéré que l’article 479§1 n’était pas applicable en l’espèce parce que l’appartenance des animaux à un propriétaire était impossible à établir. En jugeant ainsi, la cour interprétait de manière dangereuse l’article 479 pour les animaux, et pour les chats en particulier, car cela signifiait que tout chat domestique n’ayant pas de propriétaire identifié échappait à toute protection juridique.

    21. En définitive, ni l’article 1385 du Code civil, ni l’article 479 du Code pénal, ni la loi du 2 juillet 1850, n’étaient suffisants à protéger l’intrépide félin. Cela d’autant plus que les griefs contre le chat se sont multipliés au XXe siècle. En dehors des nuisances sonores et olfactives, sa réputation de prédateur sanguinaire particulièrement friand de petits oiseaux, lui a valu d’être la cible à la fois des particuliers peu sensibles au charme félin, de chasseurs blessés dans leur orgueil, ou encore d’ornithologues plaçant la vie d’un oiseau au-dessus de celle d’un chat. Si la loi, sur le papier, protégeait le chat en tant que propriété, les nombreux acquittements prononcés par les tribunaux, retenant la nécessité, ont considérablement amoindri sa protection. Parfois même, le risque de condamnation par les tribunaux était si peu dissuasif que certains commentateurs ont encouragé à la destruction des félins vagabonds54. Cela démontre une nouvelle fois l’important poids de l’interprétation jurisprudentielle et témoigne du faible degré d’effectivité de certaines normes.

    Conclusion

    22. La seconde moitié du XXe siècle a vu le renforcement de la protection pénale des animaux domestiques en général ainsi qu’une précision des règles relatives à la divagation féline, longtemps ignorées. En matière pénale, le Code de 1994 reprend plusieurs infractions animalières issues de la loi Grammont de 1850 modifiée par le décret Michelet de 1959 et de la loi du 19 novembre 1963. Comme tout animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité, le chat bénéficie aujourd’hui d’une protection pénale importante : contre les mauvais traitements exercés volontairement sans nécessité (art. R654-1 CP), contre les atteintes involontaires et volontaires à leur vie exercées également sans nécessité (art. R653-1 et R655-1 CP et art. 522-1 et 2 du CP)55, contre les actes de cruauté, les sévices graves ou de natures sexuelles, l’abandon et les expériences scientifiques illégales (art. 521-1, 521-1-1, 521-1-2, 521-1-3 et 521-2 du CP). Cette notion de nécessité maintenue, pour certaines infractions, dans la législation pénale animalière permettant de justifier certaines atteintes à l’animal n’est pas sans poser question mais il s’agit là d’un autre sujet. Aujourd’hui il semblerait toutefois peu probable que les tribunaux relaxent, au motif de la nécessité, l’individu qui abat un chat domestique au prétexte que celui-ci aurait endommagé son joli parterre de fleurs. N’en déplaise à certains qui souhaiteraient pouvoir tirer sur les chats qui s’éloigneraient un peu trop des habitations, la législation française les place sous protection. Nul n’a le droit de tuer les chats domestiques, fussent-ils divagants56. Pour autant, les félins n’ont pas non plus le droit de vagabonder à leur guise. L’errance féline est devenue, depuis quelques années, quasiment un enjeu de politique publique, pour des raisons à la fois de sécurité et salubrité publiques, mais aussi de biodiversité. Pour assurer la sécurité et la salubrité publique, les chats sont visés par les règles concernant l’identification obligatoire, d’ailleurs rappelées dans le nouveau certificat d’engagement et de connaissance issu de la loi du 30 novembre 202157. Lorsqu’ils commencent à prendre quelques libertés avec la domesticité, les chats peuvent être visés par les règles concernant la divagation et la fourrière. La notion d’animal divagant/errant58 est d’ailleurs appréhendée différemment selon qu’il s’agit d’un chien59 ou d’un chat. Pour ce dernier, la définition est adaptée au comportement considéré comme plus indépendant de l'animal ; on en revient à la fameuse nature mixte... Est ainsi considéré comme en état de divagation « tout chat non identifié trouvé à plus de 200 mètres des habitations ou tout chat trouvé à plus de 1000 mètres du domicile de son maître et qui n’est pas sous la surveillance de celui-ci, ainsi que tout chat dont le propriétaire n’est pas connu et qui est saisi sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui » (article L211-23 du Code rural et de la pêche maritime). Il revient au maire, en vertu de ses pouvoirs de police, d’empêcher la divagation des chats errants, obligation qui engage la responsabilité de la commune en cas de carence. Pour tenter d’endiguer le fléau de l’errance féline, le maire peut aussi, à titre préventif, prendre des mesures pour contenir la prolifération en usant du dispositif « chats libres »60. L’encadrement des chats errants par les communes (comme cela existe en Belgique61 ou en Espagne62 où l’obligation de stérilisation est généralisée, à la fois pour les communes et pour les particuliers) a manqué de peu d’être érigée en obligation par la loi de 2021. Votée en première lecture par l’Assemblée nationale, cette mesure a été rejetée par le Sénat en raison du coût important qu’elle laissait entrevoir63. Néanmoins, le Sénat a reconnu l’urgence de mieux lutter contre la prolifération féline rappelant qu’ « en dehors de l’enjeu du bien-être animal […], le dynamisme démographique des chats en divagation comporte des risques sanitaires […] mais aussi [des risques] pour la biodiversité »64. Ces discussions témoignent d’une prise de conscience du législateur sur ce sujet. Le Sénat a d’ailleurs récemment voté, dans le cadre de l’examen du budget 2024, une dotation exceptionnelle de 3 millions d’euros en soutien à la stérilisation des chats65.

    23. En attendant des mesures plus ambitieuses pour répondre à ces problèmes d’errance, de divagation, de prolifération et de prédation, et au-delà de l’encadrement juridique, restent les mesures de bon sens. Pour cela, la LPO mène des campagnes de sensibilisation et de responsabilisation des propriétaires aux bonnes pratiques, gages d’une meilleure cohabitation des chats avec les êtres humains et la petite faune sauvage66. Bien que mu par des instincts sauvages que ni l’humain, ni son droit, ne parviennent réellement à maîtriser, le chat sait toutefois - quoi qu’en dise ses détracteurs - se montrer aimant et attaché à son foyer s’il se sait aimé. L’une des clés est peut-être là, pour que le félin ne soit pas tenté d’aller « demander à la solitude des champs et des bois un baume à ses mélancolies »67.

     

     

    Mots-clés : chats ; divagation ; dommages ; prédation ; stérilisation ; article 1385 

    • 1 J. Champfleury, Les chats. Histoire, mœurs, observations, anecdotes, Paris, J. Rothschild, 1869, p. 75. Cet article a été rédigé sous la surveillance somnolente – mais non moins vigilante – de félines demoiselles alanguies sur des piles d’ouvrages traitant de leurs congénères à diverses époques. Toute omission dans cette étude vient uniquement du fait que les ouvrages – sans doute subversifs – ainsi confisqués à notre lecture n’ont pu être utilisés. 
    • 2 Notamment des affaires d’interdiction. Dans le code de 1804, l’interdit est l’individu privé du droit de disposer de sa personne et de gérer ses biens en raison de troubles mentaux (folie). Les faibles d’esprit et les prodigues relèvent, quant à eux, du conseil judiciaire. Champfleury ne fait qu’évoquer ces exemples, il ne fournit pas de référence ; une étude spécifique sur ces affaires, si elles existent, mériterait d’être entreprise.
    • 3 Néanmoins le legs avec charge spécifique à destination d’une personne de confiance, physique ou morale, est possible, sous condition de respect de la réserve héréditaire et de charge raisonnable. 
    • 4 A. Landrin, Le chat, Paris, G. Carré, 1894, p. 253.
    • 5 Notamment J. Champfleury, op. cit., p. 99-110 ; A. Landrin, p. 253-265 ; O. Comettant, L’homme et les bêtes, Paris, Garnier, 1895, p. 186-191 ;
    • 6 J. Champfleury, op. cit., p. 83.
    • 7 Le Droit, journal des tribunaux, de la jurisprudence, des débats judiciaires et de la législation, 9 septembre 1865, n°214.
    • 8 Tribunal de simple police de Fontainebleau, 15 mai 1865. Reproduit dans A. Landrin, op. cit., p. 255.
    • 9 Code d’instruction criminelle de 1808, Livre II, Titre I, Chapitre I, art. 174. Un grand merci à Caroline Gau-Cabée pour la résolution de cette question procédurale. Le Droit, 9 septembre 1865, n°214.
    • 10 Tribunal de simple police de Fontainebleau, 15 mai 1865. Reproduit dans A. Landrin, op. cit., p. 254.
    • 11 Cette notion de « nuisible » est notamment héritée de la loi sur la chasse du 3 mai 1844 dont le chapitre VIII est intitulé « De la destruction des animaux malfaisants et nuisibles. Des bêtes fauves » et qui confère aux propriétaires et fermiers le droit de détruire ces animaux (dont la liste est établie par les préfets) en tout temps sur leurs terres. Sur la construction historique, les fondements et les enjeux autour de cette notion, voir : R. Luglia, Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisible », une notion en débat, Presses universitaires de Rennes, 2018.
    • 12 Les textes règlementant sa protection sont de plusieurs ordres : international avec la Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe (Convention de Berne, annexe II) ; communautaire avec l’application de la Convention CITES (Convention de Washington) au sein de l'Union européenne (annexe A) et la Directive 92/43/CEE (Directive européenne dite Directive Habitats-Faune-Flore - annexe IV) ; et portée nationale avec son inscription sur la Liste des mammifères terrestres protégés sur l'ensemble du territoire français et les modalités de leur protection (article 2).
    • 13 Article L 415-3 du Code de l’environnement.
    • 14 M. Girard, Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles en France, 2 fasc., 1878 ; M. Vérardi, Nouveau manuel complet du destructeur des animaux nuisibles, ou l’art de prendre et de détruire tous les animaux nuisibles à l’agriculture, au jardinage, à l’économie domestique, à la conservation des chasses, des étangs, etc., Paris, Libr. encyclopédique de Roret, 1852 ; H. V. de Loncey, L’art de détruire les animaux malfaisants et nuisibles, Paris, Bureau de l’acclimatation, 1887 ; F. F. Villequez, Du droit des destruction des animaux malfaisants ou nuisibles et de la louveterie Paris, Larose et Forcel, 2e éd., 1884.
    • 15 F.-F. Villequez, op. cit., p. 40.
    • 16 M. Vérardi, op. cit., p. 90.
    • 17 J. Champfleury, op. cit., p. 60.
    • 18 Sur le plan biologique, les chats errants et harets sont similaires aux chats de maison ; ils appartiennent tous à la même espèce. En revanche, il existe des différences notables entre le chat forestier et le chat domestique. Il ne s’agit pas, biologiquement, de la même espèce. Le premier est plus trapu, a une fourrure plus touffue avec des marques caractéristiques.
    • 19 Le Droit, 9 septembre 1865 (compte-rendu de l’audience en appel)
    • 20 H. V. de Loncey, op. cit., p. 110.
    • 21 M. Vérardi, op. cit., p. 90.
    • 22 A. Toussenel, L’esprit des bêtes, Paris, J. Hetzel, 1868, p. 68.
    • 23 M. Vérardi, op. cit., p. 90.
    • 24 J.-D. Vigne, « D’où viennent vraiment les chats », Ethnozootechnie, n°104, 2018, p. 7-13.
    • 25 O. Comettant, op. cit., p. 159.
    • 26 Tribunal de simple police de Fontainebleau, 15 mai 1865. Reproduit dans A. Landrin, op. cit., p. 255.
    • 27 Ibid., p. 256.
    • 28 Décret des 28 septembre – 6 octobre 1791 (Recueil Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État, Paris, Guyot et Scribe, 1824, t. III, p. 430 et s.).
    • 29 Tribunal de simple police de Fontainebleau, 15 mai 1865. Reproduit dans A. Landrin, op. cit., p. 257.
    • 30 Ibid., p. 254.
    • 31 R. Luglia, « Le savant, l’oiseau et l’agriculture. La Société d’acclimatation et la protection des oiseaux (1854 1939) », Mémoires de la Société des sciences et lettres de Loir-et-Cher, vol. 68, 2013, p. 137-148.
    • 32 Il s’agit de la première convention multilatérale « conservationniste » dans le champ de la protection de la nature, à laquelle succède en 1950 la Convention internationale pour la protection des oiseaux, dont la portée est plus large puisqu’elle concerne tous les oiseaux vivant à l’état sauvage, et non les seuls oiseaux utiles à l’agriculture. La Convention de 1950 trouve un prolongement en droit européen dans les directives « Oiseaux » de 1979 et 2009.
    • 33 Bulletin de la Ligue pour la protection des oiseaux (Bull. LPO), 1921, p. 44-45.
    • 34 Bull. LPO, 1920, p. 34. Prix fondé en 1920 en l’honneur de Louis Magaud d'Aubusson, premier président de la LPO.
    • 35 Bull. LPO, 1922, p. 17 et s.
    • 36 Sur ce sujet, voir R. Sutra, « Le procès du chat. Les conséquences de la prédation féline sur la petite faune sauvage des années 1920 à nos jours », Défendre la Nature. Le premier Congrès international pour la protection de la Nature (Paris, 1923) : Continuités et renouvellements, R. Luglia (dir.), Seyssel, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire », à paraître, 2024.
    • 37 A.-C. Gagnon, « Histoire et évolution de la médecine féline ou Comment le parent pauvre de la médecine vétérinaire est en train d'être un patient à part entière », Ethnozootechnie, n°104, 2018, p. 45-50.
    • 38 R. Sutra, « Le procès du chat », op. cit.
    • 39 Avec l’autorisation, en juillet 2023, de déploiement du robot « Felixer 3 », l’objectif est l’éradication de 6 millions de chats harets en 5 ans.
    • 40 Près de 1500 personnes, dont 440 enfants, étaient présentes lors de ce rassemblement, tenu le 30 juin 2024, ayant fait 340 victimes félines. https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/25107-nouvelle-zelande-un-concours-de-chasse-aux-chats-sauvages-avec-des-enfants-suscite-lindignation/
    • 41 Accusant le félin de « détruire la biodiversité », le président de la Fédération nationale des Chasseurs, Willy Schraen, proposait en mai 2020 de « piéger » les chats se trouvant « à plus de 300 mètres de toute habitation ».
    • 42 Encore que le chat intéresse assez peu. C’est surtout le cheval et le chien qui suscitent la commisération et l’indignation des protecteurs des animaux. Les chats sont beaucoup moins mentionnés. C. Traïni, La cause animale. Essai de sociologie historique (1820-1980), PUF, 2011.
    • 43 É. Baratay, Cultures félines (XVIIIe-XXIe s.). Les chats créent leur histoire, Paris, Seuil, 2021, p. 21.  
    • 44 On note, depuis la fin du XXe siècle, une baisse du nombre de chiens mise en parallèle avec une hausse du nombre de chats. En 2022, parmi les animaux présents dans les foyers : 14.9 millions de chats ; 7.6 millions de chiens. Source : Facco.
    • 45 É. Baratay, Cultures félines, op. cit.
    • 46 Chiffre extrait du rapport de One Voice « Chats errants en France : état des lieux, problématiques et solutions », 2022. Précisons néanmoins que le taux de survie des chatons issus de chats errants est assez faible : le taux de mortalité est estimé à 75% à 6 mois pour les chatons issus de chats errants[1]. A-C. Gagnon, « Cohabitation pacifique des chats et des oiseaux : utopie ou réalité ? », Semaine vétérinaire, n°1748, 2018 
    • 47 Bull. LPO 1912, p. 62.
    • 48 A. Hesse, De la protection des animaux, thèse pour le doctorat en droit, Laval, Barnéoud, 1899, p. 143 et s.
    • 49 Tribunal de simple police de Poitiers, 24 mars 1887. Gaz. Pal., 87.1.753. En revanche, le tribunal ne retient pas la légitime défense lorsque la personne dispose des pièges le long d’un mur pour protéger une treille au mois de janvier – « le chat ne pouvant causer à la treille au mois de janvier, aucun dommage appréciable ». Cité par A. Hesse, op. cit., p. 149.
    • 50 Tribunal correctionnel de Fontainebleau, 25 août 1865. Reproduit dans A. Landrin, op. cit., p. 262.
    • 51 Ibid., p. 263.
    • 52 Bull. LPO, 1912, p. 63-64.
    • 53 Ibid.
    • 54 Ibid.
    • 55 L’article R655-1 n’a en réalité plus lieu d’être car le fait d’atteinte volontaire à la vie d’un animal (auparavant contravention de 5e classe) a été correctionnalisé par la loi du 30 novembre 2021 (art. 522-1 du CP). Le maintien de cet article R655-1 est donc un non-sens, sauf à donner au juge la possibilité de correctionnaliser ou non selon son appréciation des faits.
    • 56 La situation des chats harets (chats domestiques totalement retournés à l’état sauvage) a été éclaircie au XXe en leur défaveur puisqu’ils ont été placés sur la liste des espèces chassables. Mais par l’arrêté du 26 juin 1987, ils en ont été retirés, de même que de la liste des animaux susceptibles d’être classés nuisibles (arrêté du 30 septembre 1988). Aujourd’hui, ils sont autant protégés que les chats « de propriétaires » ou les chats errants simples.
    • 57 Loi n°2021-1539 du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes. JORF n°0279 du 1er décembre 2021.
    • 58 Il n’existe pas de définition juridique permettant de distinguer les deux notions. Le sens commun considère toutefois que la divagation concerne un animal qui appartient à un propriétaire identifié tandis que l’errance désigne plutôt la situation d’un animal livré à lui-même sans propriétaire identifié.
    • 59 Article L211-23 CRPM : « Est considéré comme en état de divagation tout chien qui, en dehors d'une action de chasse ou de la garde ou de la protection du troupeau, n'est plus sous la surveillance effective de son maître, se trouve hors de portée de voix de celui-ci ou de tout instrument sonore permettant son rappel, ou qui est éloigné de son propriétaire ou de la personne qui en est responsable d'une distance dépassant cent mètres. Tout chien abandonné, livré à son seul instinct, est en état de divagation, sauf s'il participait à une action de chasse et qu'il est démontré que son propriétaire ne s'est pas abstenu de tout entreprendre pour le retrouver et le récupérer, y compris après la fin de l'action de chasse ».
    • 60 Pour une appréhension juridique du dispositif, voir : C. Vaysse, « Le chat municipal, complexité d’une notion en équilibre entre objet de polices et statut de bien communal », 2071, JCP/La semaine juridique, Administrations et collectivités territoriales, n°7, 20 févr. 2023.
    • 61 Arrêté royal du 3 août 2012 relatif au plan pluriannuel de stérilisation des chats ; Arrêté du gouvernement wallon du 15 décembre 2016 relatif à la stérilisation des chats domestiques ; Arrêté du gouvernement flamand du 5 février 2016 relatif à l’identification, à l’enregistrement et à la stérilisation des chats. Grand merci à Angélique Debrulle pour ces informations. 
    • 62 Ley 7/2023 de 28 de marzo de protección de los derechos y el bienestar de los animales, Boletín Oficial del Estado n°75 de 29 de marzo de 2023, p. 45618-15671 (BOE-A-2023-7936).
    • 63 Néanmoins, la loi a prévu deux choses : d’abord, la remise au Parlement d’un rapport gouvernemental (encore attendu à ce jour) dressant un diagnostic chiffré sur la question des chats errants ; ensuite, une expérimentation (sur cinq ans) de dispositifs de conventions entre l’État et les collectivités volontaires.
    • 64 Commission économique du Sénat, rapport n°844 (2020-2021), p. 57-61.
    • 65 Disposition issue d’un amendement proposé par la députée Corinne Vignon au Projet de loi de finances n°1680 pour 2024.
    • 66 Des fiches, des vidéos « Être un propriétaire responsable » et « Aménager son jardin » ainsi qu’une affiche sont mises à disposition sur le site internet de la LPO.
    • 67 J. Champfleury, op. cit., p. 70.
    •  
     

    RSDA 1-2024

    Actualité juridique : Jurisprudence

    Droit civil des personnes et de la famille

    • Fabien Marchadier
      Professeur de Droit privé et sciences criminelles
      Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers (Institut Jean Carbonnier)

    La présente chronique couvre la période allant de janvier 2024 à juin 2024. Une fois de plus, les décisions confirment une tendance à minorer la portée de l’article 515-14 du Code civil. Pour le tribunal judiciaire de Lille (20 fév. 2024), il confirme, avec l’article 528 du Code civil, sa qualité de meuble par nature. Pour la Cour d’appel Bordeaux (14 mai 2024, RG n° 21/06340), la réforme de 2015 n’a pas « changé son statut juridique de bien meuble ». Sur le fond, la preuve des liens entre l’homme et l’animal, est au cœur de l’actualité. Les décisions du semestre confirment l’importance du système d’identification des carnivores domestiques (I-Cad) lorsque le propriétaire (ou celui qui se présente comme tel) ne détient pas l’animal et demande à un tiers sa restitution. Elles apportent également d’utiles précisions sur les caractéristiques de la possession à la fois en tant que preuve de la propriété et en tant que titre de propriété.

     

    I/ La relation homme/animal

     

    1/ La remise d’un chien errant à un refuge vicie la possession (TJ Lille, 20 février 2024, RG n° 23/01367, Mme X R c/ Ligue de protection des animaux du Nord)

     

    Mots-clés : article 515-14 du Code civil. – meuble par nature. – chien. – possession (vices)

     

    Le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Lille illustre une nouvelle fois les pesanteurs et les résistances au changement. Contre l’évidence, et sans développer aucune justification, les animaux constitueraient, au sens des articles 515-14 et 528 du Code civil, « des meubles par nature » (déjà en ce sens, Cour d'appel de Colmar, Chambre 3 A, 19 septembre 2022, n° 21/01304, Cette Revue 2022/2. 30 obs. F. M. ; égal. Cour d'appel, Nîmes, 1re chambre civile, 4 février 2021, n° 19/01368, Cette Revue 2021/1. 33 obs. F. M.). Dans le jugement cette proposition ne se conjugue pas au conditionnel, mais au présent de l’indicatif. Exit la sensibilité et les doutes relatifs à la qualification juridique. Sur le fond, cette approche ne s’imposait pas pour appliquer l’article 2276 du Code civil. Faute de dispositions protégeant particulièrement l’animal en matière d’appropriation, la preuve et l’établissement de la propriété relèvent du droit commun, conformément l’article 515-14 du Code civil (pour mémoire, il énonce que « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens »). Elle n’est pourtant pas sans conséquence. Elle exclut toute adaptation des règles qui ont d’abord été pensées pour une matière inerte qui ne développe aucune interaction avec l’être humain, que nul désir et nulle intention n’animent. Comme si le Tribunal judiciaire de Lille était fermé à toute volonté de comprendre la façon dont se construisent parfois les relations entre un être humain et un animal et à leur donner un habillage juridique adéquat.

    En l’espèce, la demanderesse avait recueilli un chien errant à son domicile. Quelques jours plus tard, elle a conduit l’animal dans les locaux la ligue protectrice des animaux du Nord (ci-après LPA-NF) afin de connaître plus précisément la situation de l’animal. Était-il identifié ? Nécessitait-il des soins particuliers ? La démarche est logique, saine et responsable. Si elle souhaite conserver l’animal, encore faut-il qu’il n’ait pas déjà un maître et qu’elle connaisse, le cas échéant, ses besoins spécifiques. Ces élémentaires précautions se retourneront pourtant contre elle au moment où elle réclamera la restitution de l’animal à la LPA-NF. Du point de vue du Tribunal judiciaire, elles disqualifient la possession de nature à établir sa propriété sur l’animal. Il estime en effet qu’une « possession de quelques jours ne peut être considérée comme continue et non interrompue, non équivoque et à titre de propriétaire, étant précisé qu’un véritable propriétaire ne remet pas à la LPA un chien aux fins de soins et d’identification, dès lors qu’il n’entre dans les missions de la défenderesse, que de gérer les chiens abandonnés et non pas de soigner les animaux appartenant à un propriétaire ». La référence à la durée de la possession étonne. La principale caractéristique de l’article 2276 du Code civil est d’opérer immédiatement, sans condition de durée, à l’instant même où le possesseur se comporte en véritable propriétaire. Elle n’affecte aucun des caractères de la possession. Le motif a priori le plus convaincant concerne l’élément psychologique de la possession. L’animus domini ferait défaut. La motivation manque cependant de force. La réaction de la demanderesse est celle de toute personne qui établit des contacts avec un animal errant et qui souhaite s’attacher sa compagnie. Vouloir dissiper un doute sur la propriété de l’animal n’exclut pas la volonté de s’affirmer comme le maître de l’animal. C’est un titre conditionnel. La réalisation de la condition aurait dégradé la possession en simple détention. Sa non réalisation aurait simplement conforté le titre préexistant (la Cour d’appel de Bordeaux – cf. infra n° 2 – érige même cette précaution en devoir, la présence d’une puce rendant peu vraisemblable l’abandon de l’animal et frappant d’équivocité la possession). En l’occurrence, le chien n’était pas pucé et il était dépourvu de propriétaire. L’article 2276 du Code civil n’était donc pas le fondement le plus adéquat pour analyser la nature juridique des relations qui s’étaient nouées entre la demanderesse et l’animal. Celui-ci présentait toutes les caractéristiques de la chose abandonnée. Une res nullius, une chose sans maître dont le caractère appropriable n’était pas discutable (du moins en l’état des textes et tant que les relations homme/animal seront modelées par la propriété et le droit des biens – pour une autre conception, v. en particulier, L. Boisseau-Sowinski, La désappropriation de l’animal, Pulim, 2013) s’agissant d’une espèce domestique. L’accueil de l’animal établissait la propriété par occupation. Contrairement à ce que suppose le Tribunal judiciaire de Lille, les intentions de la demanderesse au moment de la remise de l’animal à la LPA-NF étaient cruciales. Elle pouvait traduire la volonté de transférer la charge de l’animal à autrui, l’association servant alors de relais pour trouver une famille d’accueil. Elle pouvait tout aussi bien avoir pour objet de consolider l’appropriation de l’animal en confirmant sa condition de res nullius. Un rendez-vous chez un vétérinaire aurait permis d’atteindre le même résultat, aux frais exclusifs de la demanderesse. Le souhait de diminuer la charge financière de l’appropriation est négligé par le juge. Ses remarques sur les missions de LPA expriment, au mieux, une profonde méconnaissance du processus d’adoption d’un animal de compagnie. Ce que sollicitait la demanderesse correspondait aux prestations qui accompagnent, ou devraient accompagner, tout processus d’adoption : identification, stérilisation, vaccination (et, le cas échéant, dépistage).

    Les raisons pour lesquelles elle n’a pu obtenir la restitution de l’animal restent mystérieuses. La décision de confier l’animal aux soins d’autres accueillants était peut-être motivée par l’intérêt propre de l’animal, l’appelante n’ayant pas la capacité de s’occuper de l’animal et n’étant pas susceptible de lui offrir des conditions d’existence supérieure à celles qui lui offertes par ses détenteurs actuels. Une telle motivation, soucieuse de prendre au sérieux l’article 515-14 du Code civil qui invite à s’ouvrir à la sensibilité de l’animal, tout comme l’article L214-1 du Code rural et de la pêche maritime invite à considérer ses besoins éthologiques, aurait pu produire une grande décision. Tel n’était manifestement pas la préoccupation du Tribunal judiciaire de Lille.

     

    2/ Preuve de la propriété, devoirs incombant au détenteur d’un animal errant et imputation des frais d’entretien de l’animal (CA Bordeaux, 14 mai 2024, RG n° 21/06340, Épx N. c/ D. S. veuve X)

     

    Mots-clés : article 515-14 du Code civile. – meuble. – chien (Husky). – revendication. – possesseur. – bonne foi. – propriété (preuve). – frais d’entretien (imputation)

     

    L’affaire soumise à la Cour d’appel de Bordeaux concerne un chien retrouvé plusieurs années après sa disparition grâce à la vigilance d’un vétérinaire. Examinant l’animal, il a constaté, via sa puce d’identification, que les données indiquaient un propriétaire autre que le couple qui lui avait amené le chien en consultation. Une fois alertée, la personne mentionnée sur la fiche I-cad du chien a réclamé sa restitution. L’affaire ne soulève aucune question inédite, mais la décision contient des précisions intéressantes relativement à la preuve de la propriété de l’animal, aux caractères de la possession et à l’imputation des frais d’entretien d’un animal.

    Alors même qu’il n’était applicable ratione temporis, la Cour d’appel exprime sa doctrine sur l’article 515-14 du Code civil. De son point de vue, la reconnaissance de la sensibilité de l’animal conduit à un accroissement de sa protection. En revanche, elle ne modifie pas son statut juridique. Il était un bien meuble en application de l’article 528 du Code civil ancien et il le demeure sous l’empire de l’article 515-14 du Code civil nouveau. Ces deux affirmations ne sont nullement étayées. La « protection accrue » est indéterminée tant dans son contenu (par exemple, à quoi pouvait-elle correspondre en l’espèce ?) que dans sa source (est-ce le rôle du législateur, du juge ou des deux conjointement que d’accroître la protection de l’animal ?). En l’espèce, la solution n’aurait sans doute pas été différente sur le fondement de l’actuel article 515-14 du Code civil. Cet obiter dictum que la solution du litige n’imposait nullement révèle une mentalité conservatrice (v. égal. supra n° 1). Il encore difficile de savoir si ancrer l’animal dans le monde des choses constituera un frein à sa protection ou si, purement technique (l’animal ne pouvant être une personne juridique, il est donc un bien par nécessité), cette qualification n’entravera pas l’adaptation du droit des biens toutes les fois où la nature singulière de l’animal, être vivant et sensible, l’appellera.

    Aujourd’hui comme hier, il n’existe aucun régime particulier à la preuve de la propriété de l’animal. Comme en matière de meuble, soulignent les magistrats bordelais, la preuve de la propriété se prouve par tout moyen. En l’occurrence, les mentions de l’I-Cad corroboré par un témoignage ont suffi pour emporter leur conviction. D’une manière générale, les magistrats sont très sensibles aux mentions de l’I-cad et aux démarches entreprises par celui qui se prévaut de la qualité de propriétaire de l’animal pour qu’il y apparaisse comme détenteur (déjà en ce sens, Grenoble ch. civ. 3 décembre 2012 n° 12/00760 A. Drault c/ V. Cagnin , RSDA 2012/2 obs. F. M. ; Nîmes, ch. civ. 2A, 27 octobre 2011, n° 10/03389 et Poitiers, ch. civ. 4, 26 octobre 2011, n° 10/03536, RSDA 2011/2. 40 et s. obs. F. M. – comp. Cour d'appel de Caen, 3ème ch. civ., 13 avril 2023, n° 22/00819 ou encore Paris, Pôle 4 chambre 10, 22 juin 2023, n° 21/00923, Cette Revue 2023/2 obs. H. Kassoul). À défaut, et malgré l’application d’un principe de liberté des preuves, l’établissement de la propriété sera beaucoup plus difficile (pour un exemple de refus de reconnaissance de la propriété à la lumière de plusieurs témoignages – dont la cour a cependant souligné l’imprécision, v. Poitiers, 4 juin 2024, RG n° 22/02219, S. Z. c/ S.P.A.).

    Les appelants, condamnés en première instance à restituer le chien, se prévalaient d’un droit de propriété assis sur la possession de l’animal et opposaient à l’ancienne propriétaire la prescription de son action en revendication. Encore fallait-il cependant que leur possession soit utile et exempte de vices. Or, à notre connaissance de manière inédite, la Cour d’appel de Bordeaux précise l’attitude que doit adopter toute personne qui décide de recueillir un animal errant. Le premier devoir consiste à rechercher si l’animal est approprié et s’il est possible d’identifier ce propriétaire. Si l’animal est porteur d’une puce, son abandon, précise la Cour, est peu probable. Il appartient alors à celui qui l’a trouvé de l’emmener auprès d’une institution possédant un lecteur de puce d’identification. Sont concernés les vétérinaires, les services de police, les fourrières, mais encore les refuges pour animaux. Quand bien même la puce ne serait pas lisible, l’existence d’un propriétaire est hautement probable. À cette première diligence s’ajoute une seconde qui consiste à rechercher si la perte de l’animal n’a pas été signalée. La cour d’appel mentionne à titre d’exemple les services de police ou de gendarmerie. À l’heure d’internet et des réseaux sociaux, il existe de nombreux relais permettant de consulter les annonces relatives à la perte d’un animal et de déposer des annonces relatives à l’accueil d’un animal errant. À défaut d’entreprendre ces différentes démarches, la possession est frappée d’équivoque et ne peut faire échec à l’action en revendication même intentée au-delà des trois années évoquées par l’article 2276 du Code civil.

    Cette solution renforce l’utilité de l’I-cad et protège incontestablement les droits du propriétaire initial contre le détenteur actuel de l’animal. Le lien d’affection, qui aurait pu exprimer la singularité de la relation entre l’homme et l’animal, ne rivalise pas avec la technique du droit des biens (déjà en ce sens, Paris, pôle 4, ch. 9, 20 janvier 2011, n° 09/12668, Épx Voigt-Glover c/ Mme Malecki, Cette Revue 2011/1. 43 obs. F. M.). Il ne compense pas les vices dont la possession pourrait être affectée. En l’occurrence, l’attachement des appelants au chien n’efface pas l’équivocité de la possession. Une analyse un peu moins centrée sur l’homme et plus soucieuse de l’animal concrétiserait la protection accrue de l’animal qu’induirait l’article 515-14 du Code civil. Lorsque deux personnes formulent des prétentions concurrentes sur l’animal, la solution devrait avoir pour seul guide l’intérêt de l’animal. Sur le fond, la solution aurait vraisemblablement été identique. Après 8 années en compagnie des actuels détenteurs, une restitution aurait menacé équilibre psychologique et affectif de l’animal (ce qui aurait pu être discuté devant la cour). De telles considérations ne sont pas fantaisistes. Elles ont déjà animé des magistrats désireux de donner une consistance à la sensibilité de l’animal (v. dans le contexte des restitutions consécutives à la nullité, Paris, pôle 4, ch. 9, 24 novembre 2011, n° 10/03426, Cette Revue 2011/2 obs. F. M.). Si elles s’imposaient, elles confirmeraient, indépendamment du statut juridique de l’animal, la « révolution théorique » (J.-P. Marguénaud, « Une révolution théorique : l’extraction masquée des animaux de la catégorie des biens », JCP 2015 doctr. 305) dont l’article 515-14 du Code civil est porteur.

    La Cour d’appel était enfin confrontée à la question de l’imputation des frais d’entretien de l’animal. Selon une logique réificatrice, ils incombent normalement au propriétaire. Dans la mesure où les magistrats ont refusé ce titre aux appelants, ils ont donc réclamé une indemnité à l’intimé. Ils sont déboutés de leur demande sur le fondement de l’enrichissement injustifié. Le motif avancé par les magistrats bordelais est remarquable car il rompt, dans une certaine mesure, avec le droit des biens. L’appauvrissement des appelants n’était pas dépourvu de cause. Il était la conséquence de la détention de l’animal, « la contrepartie de la jouissance d’un animal de compagnie ». Les magistrats n’ont pas toujours été si clairs ni si inspirés (Rouen, 5 janvier 2012, Cette Revue 2012/1. 50 et s. obs. F. M. ; Dijon 5 juillet 2012 n° 11/00955 J. Laurençon c/ Mme M. Kempf ; Chambéry 28 août 2012 n° 11/01673 SARL Equipassion c/ G. Pichenot ; Montpellier ch. 1 sect. A 01 22 novembre 2012 épx Orange c/ M. Chavernac, Cette Revue 2012/2 obs. F. M.).

     

    3/ La cession temporaire de l’animal par le majeur protégé (CA Bordeaux, 20 juin 2024, RG n° 21/01429, L. W. dit X c/ Société protectrice des animaux)

     

    Mots-clés : Curatelle renforcée. – cession de l’animal. – acte d’administration. – assistance du curateur (non). – restitution de l’animal (non). - chien

     

    La décision du 20 juin 2024 sera rapidement évoquée. Son principal intérêt réside dans les rappels concernant la capacité de la personne protégée à l’égard de son animal de compagnie. L’ouverture d’une mesure de protection n’entame pas le droit de toute personne de détenir un animal ce compagnie. La seule réserve concerne les chiens susceptibles d’être dangereux, du moins identifiés comme tels dans la loi (v. Code rural et de la pêche maritime, art. L 211-12). Cependant, contrairement à ce qu’énonce la cour d’appel, elle ne s’applique pas à l’ensemble des « majeurs protégés », ni même à tous ceux qui ont besoin d’une représentation dans la vie courante, mais uniquement aux personnes placées sous tutelle (v. Code rural et de la pêche maritime, art. L 211-13, 2°, qui précise en outre que, même dans ce cas, le juge peut autoriser le majeur à détenir un tel animal).

    En l’espèce, des membres de la SPA sont intervenus au domicile du propriétaire de l’animal après un signalement de mauvais traitements. Ils ont emporté l’animal puis ont refusé sa restitution à son propriétaire. Ils se fondaient sur un acte de cession de l’animal auquel le propriétaire aurait consenti. Sans entrer dans les détails de cet acte abandon (quelle est sa nature juridique – contrat de donation ou acte juridique unilatéral abdicatif de droits ? – et quel est son régime juridique – en particulier est-il définitif ou révocable, et dans ce dernier cas, à quelles conditions et comment le distinguer d’un contrat de dépôt – pour une illustration, dans la période récente, de cette difficulté de qualification, v. Limoges, 10 janvier 2024, RG n° 22/00759, Mme H. C. c/ Association Sanctuaire d’Aiseirigh ?) qui relèvent davantage de la rubrique contrats spéciaux de nos collègues Christine Hugon et Kiteri Garcia, l’affaire soulevait deux principales questions. Un majeur sous curatelle renforcée pouvait-il accomplir seul un tel acte ? La vulnérabilité du majeur est-elle de nature à faciliter la preuve d’un vice du consentement ?

    La première question appelait évidemment une réponse positive. La loi est, à cet égard, limpide. Comme le rappelle la Cour d’appel, l’annexe 1 du décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008 relatif aux actes de gestion du patrimoine des personnes placées en curatelle ou en tutelle, et pris en application des articles 452, 496 et 502 du code civil classe parmi les actes d’administration « tout acte relatif à l'animal domestique de la personne protégée ». Le majeur sous curatelle, même renforcée (qui implique une représentation uniquement pour la perception des revenus et le règlement des dépenses), pouvait donc agir seul. L’acte est a priori valable. Sa signature a posteriori par la curatrice est sans incidence et, en particulier, contrairement aux allégations de l’appelant, elle ne l’entache pas d’irrégularité. L’espace de liberté accordé au majeur n’est peut-être pas toujours opportun. D’une part, tous les majeurs protégés n’en bénéficient pas. Un régime de représentation autorisera ainsi la personne chargée de la protection (tuteur ou titulaire d’une habilitation familiale aux fins de représentation) à fixer le sort de l’animal, sans que son initiative ne soit soumise au contrôle du juge via l’autorisation. D’autre part et surtout, le majeur est privé de tout accompagnement pour prendre une décision qui, au-delà des intérêts du majeur lui-même et de la relation affective avec l’animal de compagnie, met en cause les intérêts de l’animal. Rattacher les actes relatifs aux animaux à la catégorie des actes personnels permettrait sans doute de répondre à ces deux difficultés. Le majeur sous tutelle ne sera pas privé de la compagnie de son animal parce que son tuteur l’aura décidé. Avant toute décision, le majeur bénéficiera d’informations sur l’utilité et la portée de l’acte envisagé (Code civil, art. 457-1).

    L’acte de cession n’était donc pas nul pour défaut de capacité et ne l’était pas davantage pour vice du consentement. Les magistrats ne décèlent aucun abus de vulnérabilité, aucune manœuvre caractéristique d’un dol ou d’une violence. L’examen de l’acte révèle au contraire la pleine lucidité de son auteur. Le propriétaire de l’animal avait parfaitement conscience qu’il se séparait de son animal et des conditions dans lesquelles cette séparation se présentait. Il n’a pas hésité, en conséquence, à en modifier les termes. Sur le document, observent les magistrats, il avait rayé « les mentions l'engageant à “ne pas chercher à le reprendre” et où il est prévenu “qu'on ne le rendra pas“ ».

    En conséquence, l’acte de cession est valable, mais son effet est temporaire (si donner et reprendre ne vaut, cet acte n’est sans doute pas une donation, ou alors une donation d’un genre très particulier). La demande de restitution de l’animal sous astreinte est néanmoins rejetée car la SPA a engagé un processus d’adoption de l’animal. Les dommages et intérêts octroyés au propriétaire de l’animal n’est qu’un équivalent très imparfait. Il lui reste alors à agir en revendication directement contre le nouveau propriétaire de l’animal. La bonne foi de ce dernier est normalement un moyen de défense efficace. La nature de l’objet revendiqué est néanmoins de nature à altérer l’application classique du droit des biens en faisant prévaloir les droits du propriétaire sur ceux du possesseur, même de bonne foi (sur les termes du débat et les différentes issues possibles selon que la dépossession initiale est volontaire ou involontaire, v. Paris, Pôle 4, ch. 9, 5 mai 2011, n° 09/14710, Mme Anne G. c/ association société protectrice des animaux et Mme Florence S., Cette Revue 2011/1. 52 obs. F. M.).

     

    II/ L’animal dans la famille

     

    (…)

       

      RSDA 1-2024

      Dernières revues

      Titre / Dossier thématique
      Le cochon
      L'animal voyageur
      Le chat
      Une seule violence
      Le soin