Doctrine et débats : Colloque

Animal et Santé – Propos conclusifs complémentaires : les animaux malades des mots

  • Jean-Pierre Marguénaud
    Agrégé de Droit privé et de Sciences criminelles
    Université de Montpellier
    Membre de l'Institut de Droit Européen des Droits de l'Homme (IDEDH)

1. Il en va parfois des thèmes de recherche comme de certaines maladies : ils sont contagieux. C'est ainsi que, après le colloque Animal & Santé organisé à Brest les 23 et 24 septembre 2021 dont les actes ont été illico publiés aux éditions Mare & Martin, l'intrépide Docteur François-Xavier Roux-Demare a inoculé à trois nouveaux auteurs le vif désir de le prolonger par de nouvelles communications. Leurs travaux plus longuement incubés sont donc aujourd'hui rassemblés dans la partie Doctrine et Débats de la sémillante RSDA. Or, sans doute pour mieux montrer qu'ils sont aussi dignes que les communications déjà publiées depuis 3 ans, il a été décidé de les enchâsser eux-aussi entre des propos introductifs et des propos conclusifs.
2. Quant à ceux-ci, ils ne semblaient pas devoir soulever de grandes difficultés. On aurait pu croire, a priori, qu'il suffirait d'indiquer à quelle place viendraient les nouveaux textes dans le plan opposant la santé par l'animal et la santé pour l'animal adopté pour les propos conclusifs du colloque de 2021. Il a pourtant fallu déchanter car après avoir pris connaissances des travaux complémentaires, il a fallu se résoudre à constater qu'aucun des trois ne trouverait place dans le plan et même, plus troublant, que deux d'entre eux n'avait qu'un rapport très lointain avec le thème Animal & Santé.
3. Celui qui est au cœur du sujet a été réalisé par la professeure en droit privé Dorothée Guérin sous l'intitulé « A la recherche d'un statut de l'animal à travers le prisme de la santé ». Partant du constat que, depuis la réforme du Code civil par la loi du 16 février 2015, l'animal n'appartient ni à la catégorie des biens ni à celles des personnes, l'auteure, dénonçant l'incohérence calculée du droit français, nous entraîne dans une audacieuse et passionnante chevauchée au cœur du droit de la santé et du droit de la consommation qui, à travers leur particularisme, permettraient d'apercevoir un véritable statut pour l'animal dans les fissures qu'ils introduisent dans le régime des biens auquel ledit animal est encore soumis par défaut. Au bout de cette quête, on trouve une résistance à la tentation d’utiliser l’arme du statut pour améliorer la condition et assurer la protection des animaux et à celle d’établir une catégorie inutilisable et inutile. On découvre surtout la proposition d'une voie intermédiaire moins lourde et plus souple qui consisterait à bâtir un socle ou seuil minimum et impératif de protection applicable en s'orientant vers la reconnaissance de droits fondamentaux. L'idée qui pourrait se recommander du récent exemple de la reconnaissance par le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté de droits fondamentaux, ainsi nommés et très précisément énumérés, aux requins et aux tortues marines, est particulièrement séduisante. Mais alors pourquoi taire que les animaux seraient alors des sujets de droits autrement dit des personnes juridiques puisque selon Marie-Angèle Hermitte , dont l'expertise en la matière est incontestable : « à un premier niveau logique ''être une personne juridique'', ''être un sujet de droit'', ''avoir la personnalité juridique '' sont des termes équivalents qui renvoient a minima à l'existence d'un point d'imputation des droits et de la capacité d'ester en justice qui en découle » (« Quel type de personnalité juridique pour les entités naturelles ? » in Droits des êtres humains et droits des autres entités : une nouvelle frontière ? sous la direction de Jean-Pierre Marguénaud et Claire Vial, Mare & Martin, 2021, p. 83). Si Dorothée Guérin s'est abstenue de le dire, c'est sans doute parce qu'elle a eu peur d'être piégée par le mot personne. Parler de la personnalité juridique des personnes morales ne provoque plus la moindre vague, le moindre clapotis, mais la tempête se déchaîne dès que l'on associe un animal au mot personne. Il nous ressemble tellement à tant d'égards que dire qu'il pourrait être revêtue d'une personnalité juridique purement technique faisant pendant à celle dont bénéficient les personnes morales suffit à déclencher des réactions passionnelles d'humiliation anthropomorphique. Ainsi, paraphrasant l'abbé de Lattaignant, on pourrait dire que parce que l'on a peur du mot personne on prive l'animal, ou plus exactement certains animaux, de la chose, c'est-à-dire d'une amélioration de sa protection par un moyen technique dont la pertinence a été démontrée à l'envi depuis plus d'un siècle par René Demogue dans son article consacré à « La notion de sujet de droit » publié en 1909 dans la Revue trimestrielle de droit civil.
4. Pour une simple question de mot derrière lequel on ne veut pas voir la souplesse d'un outil de pure technique juridique, l'animal stagne dans une condition juridique défavorable et malsaine. Il est vrai que les mots contribuent largement à l'y enfoncer. L'idée est au cœur de l'article de Marie-Claude Marsolier sur « La sémantique des animaux non-humains » et n'est pas tout à fait étrangère à la « Cartographie des études animales et de quelques champs connexes » établies par Émilie Dardenne. Pour avoir été rattachés de manière un peu acrobatique au thème Animal & Santé, ces deux textes n'en sont pas moins essentiels. Ils montrent en effet à quel point le droit animalier, déjà dépendant de la biologie et de la zoologie, a impérativement besoin des sciences humaines et sociales pour comprendre les réalités qu'il prétend faire évoluer.
5. Le texte de Marie-Claude Marsolier est donc celui qui montre le mieux que les animaux sont malades des mots. Partant du point de vue selon lequel la sémantique des animaux non-humains est caractérisée d’une part par sa négativité et d’autre part par une différentiation largement arbitraire par rapport au lexique relatif aux humains, l'auteure affirme en effet que « l’opposition axiologique entre les concepts d’humanité et d’animalité ou de bestialité permet d’apprécier le degré de nos violences symboliques envers les autres animaux, violences symboliques qui cautionnent idéologiquement les violences physiques que nous leur infligeons ». Malgré quelques réserves, on ne peut qu'approuver cette identification du mal. Il y a quelques observations à faire sur les remèdes proposés pour le guérir.
6. Quant au diagnostic, on se réjouira notamment de la forte dénonciation du caractère fallacieux de l'expression « bien-être animal ». On se permettra de douter cependant que le langage et les représentations soient systématiquement misothères, haineux et méprisants envers les bêtes. Un petit détour par la science héraldique montrerait vite des exemples de valorisation de l'animal si éloquents et si connus qu'il n'est point besoin d'y insister. C'est surtout sur le terme « bête » qu'il y aura un désaccord au moins lorsqu'il est utilisé comme substantif. Le soussigné, qui a appris à lire et à écrire à l'école de Bêthe nichée au cœur de la campagne limousine, se voit en effet contraint de présenter ses excuses pour avoir relevé de nombreuses expressions tels que « bête à bon Dieu » ou « bête à chagrin » dans lesquelles il n'y a pas la moindre trace de dédain, et d'avoir entendu souvent des paysans exprimer beaucoup d'altruisme, de bienveillance, de compassion, de douceur, de générosité et de sensibilité en parlant d'une « pauvre bête » ou en exprimant le regret de ne pas pouvoir rester plus longtemps parce qu'il lui fallait « rentrer soigner les bêtes ». Ces nuances n'enlèvent rien, encore une fois, à l'approbation globale de l'éblouissant diagnostic. Quant aux remèdes, il faut constater que Marie-Claude Marsolier n'a pas peur, elle, du mot personne, puisqu'elle en préconise l’extension aux individus non-humains dont les caractéristiques cognitives et émotionnelles sont proches de celles des humains (vertébrés et céphalopodes notamment). On relèvera aussi avec le plus grand intérêt qu'elle recommande, idéalement, de remplacer chaque fois que possible les expressions négatives incluant non-humain par les termes positifs que constituent les noms des espèces concernées. Identifier les animaux par la négative peut en effet passer pour une ultime rouerie inventée pour continuer à les rendre malades par les mots. S'il n'y avait le mot « animot » subtilement inventé par Derrida, le juriste resterait d'ailleurs confondu devant le manque d'imagination des linguistes pour trouver les mots qui détourneraient de la violence envers les animaux cautionnée par le langage.
7. Présentation synthétique et de haute volée des études animales qui, dans l'orbite des travaux de l'anthropologue Margo DeMello et du psychologue Ken Shapiro, ont permis de prendre un « tournant animal » en posant un regard humain sur les animaux non-humains, au prisme des sciences humaines et sociales, l'article d'Émilie Dardenne touche aussi par conséquent aux questions des limites du langage, de l’épistémologie, de la représentation, de l’altérité, de l’éthique. S'agissant du langage, l'auteure, se référant aux travaux historiques d'Éric Baratay, s'intéresse à une approche par le versant animal qui permettrait de « désanthropiser » le regard sur les non-humains. Il semble toutefois que cette perspective de décentrement ouvre des interrogations infinies plutôt qu'elle n'apporte des réponses car « notre vocabulaire peut se révéler fort pauvre pour restituer le point de vue d’autres espèces, par exemple pour décrire les expériences olfactives, les capacités à la navigation aérienne ou la vie au fond des eaux ».
8. C'est ainsi que, pour revenir au cœur du thème Animal & Santé, les vétérinaires attesteraient sûrement de l'extrême difficulté de traduire avec des mots le point de vue de l'animal sur les symptômes et les manifestations des maux qui le minent.

     

    RSDA 1-2024

    Doctrine et débats : Colloque

    Cartographie des Études animales et de quelques champs connexes

    • Emilie Dardenne
      Maîtresse de conférences HDR en anglais et études animales
      Université Rennes 2

    1. Ce travail propose d’établir un panorama des travaux en études animales et des champs connexes : études animales mainstream et critiques, posthumanisme, approche par le point de vue animal.
    2. Commençons par évoquer le tournant animal (animal turn), ce changement de paradigme qui ébranle la place à part, incontestable, de l’être humain dans les travaux universitaires. On trouve des marqueurs de ce tournant depuis les années 1970. Les approches engendrées par le tournant animal visent à interroger la césure qui sépare l’être humain du reste du monde animal, tout en cherchant à rendre visibles les manifestations de l’anthropocentrisme et de l’exceptionnalisme humain. La germaniste Catherine Repussard souligne que cette dynamique rappelle fortement celle qui a précédé à l’avènement des études postcoloniales1. L’ancrage épistémologique des studies (animal studies, cultural studies, gender studies, postcolonial studies, etc.) vise à mettre en lumière les multiples façons dont sont « subalternisés », parfois violemment, certains groupes humains ou non humains. L’article de Gayatri Spivak « Can the Subaltern Speak ? » (1988) fait figure de texte séminal dans ce paysage et rappelle que le tournant culturel auquel se rattachent les studies entend revaloriser le rôle central joué par la culture, saisie comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société. Ce changement de paradigme a permis un véritable décentrement disciplinaire.

    I. Études animales conventionnelles : faire apparaître les animaux non humains et les relations entretenues avec eux

    3. Ce tournant animal, cette révolution épistémologique, a fourni le terreau conceptuel qui a permis la germination des études animales (animal studies) dont on peut dire qu’elles sont un regard humain posé sur les animaux non humains, au prisme des sciences humaines et sociales2. Ce vaste champ de recherche et d’enseignement cherche à développer de nouvelles façons de penser et d’étudier les autres animaux et les rapports établis avec eux par notre espèce. Il est parfois nommé anthrozoologie, études humanimales ou études humaines-animales. Pour ce champ, on peut dire que le point de référence est le groupe fondé par l’anthropologue Margo DeMello et le psychologue Ken Shapiro, groupe qui a donné naissance au Animals and Society Institute états-unien.
    4. Ce champ couvre aussi bien l’analyse de la représentation culturelle, linguistique, artistique des autres animaux que l’étude des interactions anthropozoologiques dans la famille, le droit, les religions, les systèmes politiques. Il développe en outre une réflexion sur le statut moral et politique des autres animaux.
    5. Les études animales s’intéressent aux utilisations des animaux comme symboles, aux catégorisations qui les organisent en différents groupes en fonction des rôles qu’on leur attribue. Elles examinent les rôles qu’ils jouent dans les productions alimentaires, le tourisme, les soins médicaux, les loisirs, les spectacles.
    6. Les études animales analysent par ailleurs les représentations des animaux dans la culture, la littérature, les arts, au cinéma. Elles documentent l’histoire des relations anthropozoologiques, leurs évolutions et les processus qui les caractérisent (prédation, domestication). Elles développent aussi de nouveaux outils notionnels et proposent de nouveaux paradigmes afin de renouveler la façon de penser les animaux et les relations entretenues avec eux.
    7. Ce nouveau paradigme rend la question animale plus visible dans les disciplines universitaires, il permet d’analyser l’exceptionnalisme humain, d’en montrer les ramifications (idéologiques, culturelles, symboliques et pratiques).
    8. Les études animales touchent (comme d’autres studies) aux questions des limites du langage, de l’épistémologie, de la représentation, de l’altérité, de l’éthique. Selon la chercheuse états-unienne Kari Weil :
    « La question animale est devenue une extension des débats sur l'identité et la différence, débats sur lesquels ont porté tant de travaux théoriques depuis une vingtaine d’années. Si l’université est prête pour les études animales, c'est peut-être parce que les animaux non humains sont devenus un cas limite pour les théories de la différence, de l'altérité et du pouvoir »3.
    9. Depuis la fin du XXe siècle, les études animales se sont donc développées au point de constituer un domaine de recherche et de formation universitaire à part entière. Elles incluent les sciences humaines et sociales, les lettres, la philosophie, les arts et le droit. Elles ne comprennent généralement pas les sciences du vivant (sciences vétérinaires, éthologie, biologie), toutefois ces disciplines sont souvent convoquées, puisque les études animales sont résolument, et de par leur nature, hybrides, pluridisciplinaires, transdisciplinaires.
    10. Le travail du systématicien et zoologiste Guillaume Lecointre peut par exemple éclairer l’histoire des relations anthropozoologiques lorsqu’il met en garde les étudiantes et étudiants contre une tendance de l’espèce humaine à se considérer en termes de coupure. Se comparant systématiquement aux autres animaux, nous finissions par définir ces derniers en creux, par exclusion, ce qui aboutit à des absurdités scientifiques. Il donne l’exemple de la dénomination « invertébrés » : en constituant ce groupe, la séparation entre les vertébrés et les invertébrés a été confondue avec le regroupement sur la base d’une propriété. Le problème, selon le chercheur, c’est que nous ne disons véritablement rien d’un escargot lorsque nous disons qu’il est invertébré. Nous parlons en réalité de nous-mêmes, les êtres humains, qui sommes le point de référence systématique, extérieur4.
    11. Une chose que soulignent la plupart des travaux en études animales est que les vies animales dans les sociétés humaines sont bien davantage régies par les configurations culturelles (organisations sociales, langages, religions, etc.) que par la biologie. On voit là l’influence de l’anthropologie, discipline qui a, parmi les premières en sciences humaines et sociales, mis les autres animaux au centre de ses attentions. Une part importante des travaux en études animales porte donc sur les systèmes, les attitudes qui fondent les relations anthropozoologiques, ainsi que les opinions, les croyances qui y sont associées.
    12. On peut donner un exemple pour illustrer l’approche des études animales : celui de l’étude des documentaires et films animaliers. Les représentations animales foisonnent au cinéma, notamment dans les dessins animés et dans les documentaires. Dans son ouvrage sur l’utilisation des animaux dans la culture visuelle, le professeur Randy Malamud analyse certaines de ces productions où l’on a l’impression de voir les animaux évoluer dans un environnement naturel. Toutefois, l’acte d’observer permet à celle ou celui qui regarde d’exercer un pouvoir sur l’autre, faussant l’apparente harmonie qui transparaît dans ces images :
    « Inévitablement, ce sont les êtres humains qui possèdent et contrôlent ces images d’animaux. Il va sans dire que c’est nous qui faisons ces films, et que c’est nous qui gagnons de l’argent en faisant ces films. C’est encore nous qui regardons ces films. Dans cette entreprise, quelle est la place de l’animal ? Les animaux profitent‑ils d’une quelconque manière de cette interaction, du regard humain ? Le peuvent‑ils ? Le devraient‑ils ? »5.
    13. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien montrer, rien filmer. Mais il faut avoir conscience des rapports du cinéma au pouvoir et des politiques de la représentation animale à l’écran, par exemple dans la différence fondamentale qui existe entre les représentations de personnages humains et celles des non-humains, et dans la façon dont sont véhiculés des clichés sur ces derniers, sans même qu’on s’en rende compte.
    14. Une autre interprétation du rôle des documentaires et films animaliers contemporains fait à l’inverse valoir leur évolution : de la représentation d’une sauvagerie impitoyable, ils sont passés, pour certains, à la mise en scène d’une nature menacée, introduisant de nouveaux usages à l’égard des animaux, permettant des découvertes sur les sensibilités et les intelligences animales, influençant également les méthodes scientifiques. Les animaux autres qu’humains y deviennent de réels personnages. Leur regard est valorisé. Il ne faut pas se méprendre, toutefois, sur l’authenticité des images. Souvent, dans le cinéma animalier, ces sont des animaux imprégnés qui sont mis en scène, c’est-à-dire des animaux qui vivent à proximité des êtres humains et qui sont dressés dans un contexte ayant l’apparence du sauvage, mais en réalité factice. Ils sont entraînés à avoir certains comportements recherchés par les réalisateurs et réalisatrices qui peuvent ainsi monter des scénarii plus facilement qu’elles et ils ne le feraient avec des animaux libres.

    II. Études animales critiques : faire apparaître et dénoncer les causes des violences commises contre les autres animaux

    15. En parallèle des études animales mainstream s’est développé le courant critique (critical animal studies)6, résolument engagé. Ce courant ne s’intéresse pas uniquement à la question animale, il étudie les circonstances qui déterminent l’état, les situations de vie, le statut des animaux non humains, et aspire à leur libération, ou à la coexistence anthropozoologique pacifique. Voici ce qu’écrit Dawne McCance sur la démarche qui sous-tend les travaux de ce champ :
    « Les auteurs et autrices en études animales critiques, en majorité ou même en totalité, s’accorderaient sur le fait que, depuis le XVIIe siècle particulièrement, les façons de connaître les animaux non humains dans la pensée occidentale moderne sont inséparables des techniques violentes pratiquées sur eux, techniques qui les ont changés en pierre, en objets inertes, en choses utiles et remplaçables […] »7.
    16. Les études animales critiques partent du constat qu’il est devenu difficile de rendre compte des relations entre humains et non humains de manière simplement descriptive. Une connaissance même modeste de ces rapports oriente d’emblée le regard sur l’absence des animaux de rente dans les paysages, sur le foisonnement de l’imagerie animale dans la culture, sur la violence qui sous-tend de nombreux rapports entretenus avec les autres animaux, sur l’effondrement de la biodiversité, sur le fait que très peu d’espaces échappent entièrement à l’anthropisation. Les études animales critiques présupposent que l’anthropocentrisme s’abat sur les animaux autres qu’humains avec une force ravageuse, qu’il déborde les individus, humains ou non humains, qu’il imprègne les institutions, façonne les structures mentales. Il serait donc impossible de saisir la condition animale, d’appréhender justement les relations anthropozoologiques si on ne tient pas compte de ce phénomène.
    17. Voici les principaux ressorts théoriques des études animales critiques :
    • La prise en compte de l’agentivité animale et de la notion de pouvoir, telle qu’elle a été développée par les cultural studies.
    • Les paradigmes de la domination (démarche non-hiérarchique, visant à dépasser les dualismes nature/culture, humain/non-humain, féminin/masculin, corps/esprit, etc. Elles favorisent par ailleurs le dialogue avec le tiers secteur associatif et militant).
    • L’éthique animale, dans ses différentes formes et selon les différentes valeurs qui la régissent : libération animale, droits fondamentaux, zoopolitique, éthique du care, phénoménologie, etc.
    • Les notions d’intersectionnalité et de justice sociale ou interspécifique associées à une forte interdisciplinarité et à la notion de solidarité entre les luttes : animale, humaine, environnementale.
    • La notion de point de vue situé et de subjectivité (c’est l’idée que la recherche est nécessairement subjective et adossée à des valeurs normatives).
    • La mise en visibilité et la dénonciation de l’anthropocentrisme sous toutes ses formes : politique, linguistique, culturel, etc.
    18. Les études animales critiques entretiennent des liens étroits avec d’autres mouvements de justice sociale, tels que l’écoféminisme et la pensée décoloniale. Les études animales critiques font d’autre part le lien entre la situation des animaux non humains et les persécutions subies par des peuples ou groupes humains. Un éternel Treblinka, de Charles Patterson, est un ouvrage qui s’inscrit dans cette tradition. L’historien spécialiste de la Shoah y défend la thèse selon laquelle l’animalisation de l’opprimé serait une étape obligée vers son anéantissement. Les usages du vocabulaire animalier pour rabaisser le peuple juif (« insectes », « rats », « porcs », « parasites », « chiens enragés », « bêtes de proie ») dans l’Allemagne nazie avilissaient et déshumanisaient les victimes. Ils autorisaient aussi les SS à considérer leurs victimes comme des animaux puisqu’elles paraissaient en avoir l’odeur, l’aspect inférieur et indigne. Charles Patterson soutient que : « En qualifiant constamment les Juifs de “vermine” et de “cochons”, le régime nazi avait convaincu les Allemands qu’il était nécessaire de les détruire »8. Il montre comment la domestication animale fut le modèle et l’inspiration de l’asservissement humain, comment la reproduction des animaux domestiqués a mené à l’eugénisme (stérilisation forcée, meurtres, génocide) et comment l’industrialisation de l’abattage des animaux de rente a ouvert la voie à la solution finale9.
    19. Un autre travail pionnier ici est celui de Marjorie Spiegel, The Dreaded Comparison. Human and Animal Slavery (1988), qui établit un parallèle entre l’esclavage issu de la traite transatlantique et l’exploitation animale. Reconnaissant les différences évidentes qui existent entre ces phénomènes, par exemple l’impossibilité pour les animaux d’organiser une révolte collective, l’autrice souligne les similitudes entre les deux processus, notamment autour de la relation entre oppresseur et opprimé : l’esclave et l’animal de rente subissent tous deux la marchandisation, le transport dans des conditions indignes, la désocialisation. La vie de l’un et de l’autre est une forme de « mort-dans-la-vie », selon les termes du politologue et historien Achille Mbembe10.
    20. Dinesh Wadiwel, théoricien de premier plan en études animales critiques, signale toutefois que, bien qu’il existe des ressemblances entre des violences interhumaines (camps de concentration, esclavage) et la violence à grande échelle exercée sur les autres animaux, ces comparaisons sont limitées. Accorder trop de poids à ces comparaisons nous fait effectivement passer à côté des modalités propres de la violence exercée sur les animaux non humains dans le cadre des productions carnées industrielles. Les animaux y sont élevés, tués et conditionnés pour être mangés. Cela n’est le cas d’aucune forme de violence exercée à l’encontre de congénères humains11.
    21. L’aile la plus activiste des études animales critiques est le courant radical (radical animal studies), qui appelle de ses vœux la libération totale des êtres humains, des animaux, de la planète et met l’accent sur les stratégies d’action : action directe et sabotage économique notamment.

     

     

    Carte mentale « études animales critiques » (réalisée sur https://mymarkmap.netlify.app)

    III. Le posthumanisme : remettre en cause l’humanisme

    22. Si cet autre courant ne peut être rattaché directement aux études animales, il présente cependant des orientations communes avec elles. Le posthumanisme constitue une critique de l’humanisme des Lumières, de son caractère anthropocentrique.
    23. L’humanisme attribue aux êtres humains, et à eux essentiellement, la subjectivité, la conscience et l’intentionnalité. Ils sont perçus comme des animaux exceptionnels. Ces présupposés humanistes (et anthropocentrés) sous-tendent la philosophie occidentale. Le posthumanisme, lui, rejette cette dichotomie et voit les êtres humains comme des êtres totalement dépendants de leur environnement, liés à lui. L’approche posthumaniste vise donc à développer des cadres théoriques qui ne mettent pas l’humain au centre. Elle est favorable aux autres animaux en ce qu’elle leur permet de s’épanouir selon leurs propres termes et non en référence aux catégories liées à l’épanouissement humain. Le posthumanisme entend déconstruire les frontières établies entre les êtres humains et le monde biologique, d’une part (animaux, plantes, champignons, bactéries, virus) et entre le monde humain et le monde technologique, d’autre part.
    24. Il nous faut, avec le théoricien Cary Wolfe, établir une distinction importante ici. Il ne faut en effet pas confondre posthumain et posthumanisme12. Si le posthumain décrit un individu transformé par la technologie en autre chose qu’un être humain, le posthumanisme renvoie lui à ce qui vient après l’humanisme (ce n’est donc pas le « posthumain » développé en -isme), autrement dit, le posthumanisme constitue une remise en cause de l’humanisme.
    25. Vasile Stanescu et Richard Twine transposent l’approche posthumaniste dans le cadre des études animales critiques en développant les concepts de « postanimal » (l’animal génétiquement modifié pour ne plus ressentir de douleur, par exemple) ainsi que des « postanimalités » qui rejettent non seulement le dualisme qui oppose nature et culture, mais aussi celui qui oppose le soi-disant « humain » et le soi-disant « animal »13. Cette réflexion renouvelle l’approche conceptuelle des relations qu’on pourrait alors qualifier (que l’on nous pardonne la superposition des préfixes) de « postanthropozoologiques », hybrides et innovantes, en posant la question : que seraient les études animales critiques si elles pensaient au-delà de l’animal ? :
    « Comment pouvons-nous commencer à penser à des études animales critiques qui remettent en question la partition entre l'humain (en tant qu’animal) et le non-humain (en tant qu’animal), partition qui, selon nous, sous-tend d’emblée le privilège anthropocentrique ? À quoi ressemblerait un monde qui dépasserait les termes “animal” et “humain” pour comprendre la vie et le deuil dans une vie partagée, et fragile ? »14.

    IV. L’approche par le versant animal : désanthropiser le regard sur les non-humains

    26. Mentionnons un dernier champ, voisin des études animales : l’approche par le versant animal. Elle a été développée, en France, par l’historien français Éric Baratay15 notamment. Ici la discipline mère serait plutôt l’éthologie, puisqu’on cherche à penser du côté des animaux, tandis que les études animales prennent les êtres humains comme point de départ. L’approche par le versant animal n’a pas pour ambition d’analyser les relations anthropozoologiques mais la lecture des témoignages animaux. Ce qui est privilégié est le croisement systématique des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales, afin de s’intéresser aux objets (les autres animaux) plutôt qu’à celles et ceux qui les observent (les êtres humains) :
    « Il s’agit d’abord de connaître davantage ces êtres acteurs vivants qui méritent d’être étudiés pour eux-mêmes notamment leur vécu (c’est-à-dire leur manière physiologiques, psychologiques, comportementales de vivre et de ressentir des conditions, des circonstances, des événements), en postulant que ce sont, au moins pour les espèces étudiées, des acteurs complets et complexes, agissant même comme des individus singuliers »16.
    27. Une notion importante pour la démarche par le versant animal est celle de point de vue animal. L’adoption de ce point de vue relève d’une volonté de décentrement. C’est une tentative de s’ouvrir à leur perspective.
    28. Il semble possible, aujourd’hui, de s’approcher de la perspective non humaine. La littérature le fait depuis le XVIIIe siècle, époque du développement des autobiographies animales avec, par exemple Anna Sewell et son Black Beauty (1877), un récit narré à la première personne, du point de vue interne du cheval qui raconte ses souvenirs d’individu soumis à la tutelle humaine. En littérature contemporaine, de plus en plus de textes adoptent le point de vue animal. Il s’agit de faire de la vie intérieure animale un objet littéraire. Cela n’est pas sans poser des questions sémantiques, car notre vocabulaire peut se révéler fort pauvre pour restituer le point de vue d’autres espèces, par exemple pour décrire les expériences olfactives, les capacités à la navigation aérienne ou la vie au fond des eaux.
    29. La question du point de vue animal a ouvert des interrogations infinies sur les expériences, les perceptions, les capacités, l’agentivité des autres animaux, des perspectives qui ne sont que partiellement explorées aujourd’hui. Prendre en compte le point de vue des animaux, c’est donc essayer de comprendre ce qu’ils vivent, subissent, comment ils agissent, réagissent. Cela nécessite des connaissances scientifiques sur leurs comportements. D’ailleurs, l’approche par le point de vue animal s’étend aussi à l’écologie comportementale. Dans leur ouvrage Sangliers, géographies d’un animal politique, paru en 2022, les écologues Raphaël Mathevet et Roméo Bondon ouvrent par exemple chaque chapitre sur un texte écrit à hauteur d’animal : on retrouve le sanglier dans son milieu, cherchant de la nourriture, poursuivi par les chasseurs. Ils ont adopté la méthode du « perspectivisme animal ». Pour Raphaël Mathevet, elle permet de tenter de penser comme celui qu’on observe et qu’on cherche à comprendre. C’est une porte ouverte pour anticiper la façon dont il va réagir, dont il va se déplacer. Plutôt que de considérer les sangliers comme une masse indistincte, cette méthode permet, de se décentrer :
    « Aujourd’hui, on entend principalement le discours cynégétique, celui des chasseurs donc, celui des agriculteurs victimes des dégâts, et le discours vétérinaire préoccupé exclusivement des maladies que peut transmettre le sanglier, comme la peste porcine par exemple. C’est pourquoi nous avons voulu, en plus de faire une analyse objective des faits, subjectiver le discours et nous mettre à hauteur d’animal : qu’est-ce que ça lui fait, à lui, de buter sur les humains et leurs infrastructures dans tous les espaces qu’il fréquente, d’être traqué quasiment partout et en tout temps par les chasseurs ? »17.

    Conclusion

    30. À mesure que la question animale s’installe dans le paysage universitaire, que les travaux de ce champ se développent, la gamme de points de vue et d’approches épistémologiques s’élargit. Des communautés académiques distinctes voient le jour : celles qui portent sur la question animale et revendiquent une neutralité distanciée, celles des études animales, celles des études animales critiques, voire radicales. Dans cette cartographie complexe, on trouve d’autres approches, plus ou moins critiques, celle du versant animal (non engagée) et celle du posthumanisme (intrinsèquement critique).
    31. Pour les chercheurs et les chercheuses de ces champs, les questions soulevées sont multiples : comment étudier les relations entre les êtres humains et les autres animaux d’une façon qui soit inclusive pour eux ? Comment comprendre leurs expériences, alors qu’elles paraissent inintelligibles ? Comment désanthropiser les notions d’individualité, d’agentivité, de culture ?
    32. Les études animales et les champs connexes explorés, au-delà de leurs épistémologies particulières, aident en tout cas à mettre en évidence le fait que nos rapports avec les animaux non humains se focalisent pour beaucoup sur une infime minorité d’espèces, parmi toutes celles qui nous entourent. Ils soulignent aussi que les animaux sont « bons à penser » dans tant de domaines de nos existences humaines : le langage, les arts, la littérature, le cinéma. Une tendance se fait jour dans ces travaux universitaires récents, autour de l’élevage industriel intensif. Les questionnements qu’il induit sont nombreux et traversent presque toutes les disciplines des études animales, de la littérature contemporaine à l’éthique, en passant par la science politique, le droit, la géographie, l’économie et la sociologie.

    • 1 Catherine REPUSSARD, « Can Animals Speak? Théories postcoloniales et Animal Studies ou de l’indiscipline scientifique à la ménagerie queer », dans Aurélie CHONE, Isabel IRIBARREN, Marie PELE, Catherine REPUSSARD, Cédric SUEUR, Les études animales sont-elles bonnes à penser ? Repenser les sciences, reconfigurer les disciplines, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 114.
    • 2 Voir Émilie DARDENNE, Introduction aux études animales, Paris, PUF, 2022 [2020] ; Margo DEMELLO, Animals and Society. An Introduction to Human-Animal Studies, New York, Columbia University Press, 2012 ; Paul WALDAU, Animal Studies. An Introduction, New York, Oxford University Press, 2013.
    • 3 Kari WEIL, Thinking Animals. Why Animal Studies Now?, New York, Columbia University Press, 2012, p. 5 (ma traduction).
    • 4 Guillaume LECOINTRE, « L’humain est‑il un animal ? », vidéo mise en ligne dans le cadre du MOOC « Vivre avec les autres animaux », réalisé par l’Université Virtuelle Environnement et Développement durable. En ligne : www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:uved+34010+session01/about [consulté le 13 mai 2022].
    • 5 Randy MALAMUD, An Introduction to Animals in Visual Culture, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 78.
    • 6 Voir Steven BEST, « The Rise of Critical Animal Studies: Putting Theory into Action and Animal Liberation into Higher Education », Journal for Critical Animal Studies, vol. 7, n° 1, 2009, p. 9-52 ; Anthony J. NOCELLA II, John SORENSEN, Kim SOCHA, Atsuko MATSUOKA (dir.), Defining Critical Animal Studies. An Intersectional Social Justice Approach for Liberation, New York, Peter Lang, 2014.
    • 7 Dawn MCCANCE, Critical Animal Studies. An Introduction, New York, State University of New York Press, 2013, p. 2 (ma traduction).
    • 8 Charles PATTERSON, Un éternel Treblinka, trad. Dominique LETELLIER, Paris, Calmann-Lévy, 2008 (2002), p. 86.
    • 9 Ibid., p. 163.
    • 10 Achille MBEMBE, « Nécropolitique », trad. Émilie COUSIN, Sandrine LEFRANC, Eleni VARIKAS, Raisons politiques, 2006, vol. 1, n° 21, p. 37.
    • 11 Dinesh Joseph WADIWEL, The War against Animals, avant-propos Matthew CALARCO, Leiden, Boston, Brill/Rodopi, 2015, p. 82-86.
    • 12 Cary WOLFE, Animal Rites. American Culture, the Discourse of Species and Posthumanist Theory, préface W. J. T. MITCHELL, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2004.
    • 13 Vasile STANESCU et Richard TWINE « Post-Animal Studies: The Future(s) of Critical Animal Studies », Journal for Critical Animal Studies, vol. 10, n° 4, 2012, p. 18.
    • 14 Ibid., p. 14 (ma traduction).
    • 15 Voir Éric BARATAY, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012 ; Éric BARATAY, (dir.), Croiser les sciences pour lire les animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
    • 16 Éric BARATAY (dir.), Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 9.
    • 17 Interview de Raphaël MATHEVET dans Laure CAILLOCE, « L’humain a créé les conditions de la surpopulation de sangliers », CNRS le journal, 8 décembre 2022. En ligne : https://lejournal.cnrs.fr/articles/lhumain-a-cree-les-conditions-de-la-surpopulation-de-sangliers [consulté le 9 décembre 2022] ; voir également Raphaël MATHEVET et Roméo BONDON, Sangliers, géographies d’un animal politique, Paris, Actes Sud, 2022.
     

    RSDA 1-2024

    Doctrine et débats : Colloque

    À la recherche d’un statut de l’animal à travers le prisme de la santé

    • Dorothée Guérin-Seysen
      Professeure en droit privé
      Université de Bretagne Occidentale
      Lab-LEX UR7480

    1. Le droit français, à l’image de nombreux droits, est organisé par un ordonnancement binaire appelé summa-divisio, qui pose une distinction entre la catégorie des personnes et celle des biens. Cette organisation juridique conduit à classer l’animal dans l’une des deux. Or, l’animal au regard des textes aujourd’hui applicables, n’appartient à aucune des deux classifications.
    2. Affirmer sans nuance que l’animal est un bien parmi les biens n’est plus possible. Il y eut un temps où cette affirmation était exacte. L’ancien article 528 du Code civil disposait que « sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, soit qu’ils ne peuvent changer de place que par l’effet d’une force étrangère ». Ils étaient aussi parfois classés dans la catégorie des immeubles par destination à l’ancien article 524 du Code civil : « les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination ».
    3. Dès la loi du 10 juillet 19761, le législateur français reconnait à travers l’article L. 214-1 du Code rural et de la pêche maritime, que l’animal, alors bien meuble ou immeuble par destination, est un « être sensible » qui « doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». L’article L. 214-3 du même code précise, en outre, qu’« il est interdit d'exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu'envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité ». Le Code pénal, également, à travers son article 521-1, punit le fait « d'exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité » par une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende2. Cette infraction est, par ailleurs, située dans le livre consacré aux « autres crimes et délits » et non dans le livre consacré aux « crimes et délits contre les biens ».
    4. Existaient des contradictions entre ces textes posant des limites au droit de propriété sur l’animal et les articles du Code civil en vertu desquels les biens corporels étaient aliénables et modifiables par leur propriétaire. La loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures3 a créé l’article 515-14 en vertu duquel « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » et a procédé à un toilettage des anciens articles 524 et 528 du Code civil. L’article 524 dédié aux immeubles par destination ne fait plus référence aux animaux que pour les soumettre à leur régime et, de même, l’article 528 dédié à la définition des biens meubles n’y fait plus du tout allusion.
    5. Cependant, si l’animal n’est plus un bien mais un être doué de sensibilité, pour autant, sa position au cœur des dispositifs juridiques n’est pas cohérente et n’est pas réglée. La place que l’animal occupe dans le plan du Code civil témoigne de toute l’ambiguïté de la position des juristes français à son sujet. Il a été intégré dans le livre II du Code civil intitulé « Des biens et des différentes modifications de la propriété » mais avant le titre I relatif à « la distinction des biens meubles ». La position de l’article 515-4 dans le Code civil place l’animal, en quelque sorte, dans une catégorie intermédiaire non définie4. Lui a été refusée la reconnaissance d’une qualification sui generis ; pour autant, il ne peut plus être qualifié de bien et en vertu du même article, sous réserve des lois qui le protègent, il demeure soumis à leur régime, le même article précisant en effet « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ».
    6. Ainsi les bêtes demeurent-elles soumises au régime des biens et se voient appliquer la distinction entre meubles et immeubles de l’article 516 du Code civil. S’applique le régime des immeubles par destination lorsque les bêtes sont affectées à l’usage d’une exploitation, sans être elles-mêmes des immeubles par destination. Quant aux animaux soumis au régime des biens meubles, la règle selon laquelle « en fait de meubles, la possession vaut titre » de l’article 2276 du Code civil continue à s’appliquer, si cette possession est de bonne foi5. La loi conserve ainsi les animaux dans la sphère patrimoniale des personnes et ce, malgré un qualificatif juridique propre. Cette appartenance au régime juridique des biens les enferme dans la catégorie des choses appropriables. Le droit français se réalise à travers pour l’instant de ces deux catégories juridiques, les personnes et les biens, entre l’animal sujet et l’animal objet du droit.
    7. Les qualifications juridiques sont néanmoins invitées à évoluer pour correspondre le plus exactement à la réalité animale. La question du statut de l’animal n’est pas nouvelle, il est ici proposé de l’examiner par le prisme du domaine de la santé. L’approche de la santé se dédouble spontanément entre, d’une part, l’animal au service de la santé de l’homme ou un danger pour celle-ci et, d’autre part, l’homme, responsable de la santé animale. L’Organisation mondiale de la santé définit depuis 1946 la santé humaine comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité »6. Alors que l’approche de la santé humaine englobe sans discussion les conditions de bien-être, le champ de la santé animal – bien que perméable inévitablement au bien-être animal – semble notamment sur le plan du droit européen, plus restrictif, maintenant ainsi une approche anthropocentrique de l’animal7. La comparaison est ainsi dès le départ tronquée, confirmant en quelque sorte le prisme juridique.
    8. En matière de santé, le régime des biens s’applique que l’animal soit objet ou sujet de droit. Instrument au service de la santé de l’homme et être dont la santé est prise en considération, les animaux n’échappent pas au régime des biens (I). Néanmoins, les lignes de démarcation se fissurent peu à peu, notamment par le prisme du droit de la consommation qui teinte inéluctablement le champ de la santé8, pour semer le doute et questionner la nécessité de l’avènement d’un statut (II).

    I. Le régime juridique des biens appliqué à l’animal

    9. Bien que le droit français ait rompu avec l’approche de Descartes pour lequel les animaux n’étaient que « des machines dont les cris et les hurlements n’expriment pas davantage la douleur que ne le fait le grincement d’une charrette mal graissée »9, son approche de l’animal est prisonnière de la dualité juridique bien/personne. Au XXIème siècle, les animaux sont assimilés juridiquement à des biens. Le droit applique à l’animal le régime d’un bien au service de la santé de l’homme (A) ou celui d’un bien dont il faut encadrer la santé et, dans une moindre mesure, le bien-être, dans une approche sanitaire dans l’intérêt de la santé du premier (B).

    A. Un bien au service de la santé de l’homme

    10. Biens exclus des saisies. Par le croisement de plusieurs articles du Code des procédures civiles d’exécution, les animaux au service de la santé de l’homme ne peuvent faire l’objet d’une saisie. L’article R. 112-2 du Code des procédures civiles d’exécution déclare insaisissables comme étant nécessaires à la vie et au travail du débiteur saisi et de sa famille, une longue série de biens tels que les objets et produits nécessaires aux soins corporels et à l'entretien des lieux, les livres et autres objets nécessaires à la poursuite des études ou à la formation professionnelle et les animaux d'appartement ou de garde. L’article L. 112-2 du Code des procédures civiles d’exécution liste également une série de biens insaisissables parmi lesquels figurent « les biens mobiliers nécessaires à la vie et au travail du saisi et de sa famille », en posant toutefois l’exception des sommes dues au vendeur du bien ou prêteur ayant permis son achat. Le même article vise plus spécifiquement « les objets indispensables aux personnes handicapées ou destinés aux soins des personnes malades » en les excluant de l’exception précitée. Ces animaux au service de la personne handicapée ou malade sont totalement exclus du champ d’application d’une saisie.
    11. Produits de santé. Les animaux, produits de santé visant à assurer la santé morale ou/et physique de l’homme, peuvent également se voir appliquer le régime des produits de santé et plus précisément le régime de responsabilité du fait des produits de santé défectueux. L’article 1245-2 du Code civil issu de l’ordonnance du 10 février 2016 précise qu’un produit est tout bien meuble y compris les produits de l’élevage, de la chasse ou de la pêche. Et l’article 1245-3 laisse à penser qu’un animal qui n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre constitue un produit défectueux. Un animal au service de la santé ou du bien-être de l’homme pourrait être qualifié de produit défectueux s’il ne présentait la sécurité attendue qui plus est dans le cadre de personnes souffrantes. Les produits de santé font d’ailleurs l’objet d’une jurisprudence abondante.
    12. Biens meubles corporels garantis. Les articles L. 213-1 à L. 213-4 du Code rural et de la pêche maritime permettent aux acquéreurs dans le cadre de ventes ou d’échanges d'animaux domestiques d’invoquer l’action en garantie au titre des vices rédhibitoires ou de maladies transmissibles, à condition de correspondre aux maladies et défauts visés à l’article R. 213-2 du même code. La liste est limitative et vise six pathologies pour les chiens et quatre pour les chats. Avant l’ordonnance du 29 septembre 2021 transposant la directive 2019/771 relative à la garantie de conformité des contrats de vente, l’article L. 213-1 du Code rural et de la pêche renvoyait aux articles du Code de la consommation et octroyait le bénéfice de la garantie légale aux acquéreurs d’animaux domestiques. Les animaux se voyaient appliquer le régime de garantie des biens meubles corporels10.
    13. Les illustrations jurisprudentielles étaient nombreuses, certaines révélant les limites de l’application du régime des biens meubles corporels11. Il faut bien évidement citer un célèbre arrêt qui limite les options offertes au consommateur en cas de non-conformité dans le cadre de l’achat d’un animal domestique. En principe, le consommateur a le choix dans un premier temps entre la réparation et le remplacement, puis dans un second temps, entre la restitution et la réduction du prix. Certains effets de la non-conformité ne sont évidemment ici pas applicables à des êtres vivants, la nature de l’animal domestique le rendant irremplaçable12. C’est d’ailleurs une des raisons citées pour justifier la possibilité laissée aux Etats par la directive européenne 2019/771 d’exclure les animaux vivants du dispositif13. La France a ainsi choisi de les écarter. Depuis le 1er janvier 2022, les ventes d’animaux domestiques ne sont plus soumises au Code de la consommation14. Cette exclusion a pu être analysée comme un outil d’efficacité et de simplicité d’accès au droit15 même si l’on pourra objecter que l’acquéreur d’animaux domestiques sera moins bien protégé qu’antérieurement avec le Code de la consommation. Faut-il l’interpréter comme la volonté d’écarter les animaux domestiques du régime des biens meubles corporels et de refuser de les assimiler à tout bien de consommation ? Le droit de la consommation serait ici, comme dans bien des domaines, précurseur.

    B. Un bien dont la santé et le bien-être sont protégés dans l’intérêt de l’homme

    14. La protection de la santé de l’homme. Les derniers épisodes sanitaires qu’a connu la planète attestent du lien existant en termes de santé entre les hommes et les animaux. Il n’est plus possible de nier la nécessité d’une logique de préservation mutuelle de toutes espèces vivantes. La préservation écologique de toutes les espèces prend tout son sens lorsque sont précisément évoquées les questions de santé. Le souci des équilibres justifie d’assurer une protection mutuelle et globale notamment en matière de santé. La protection de la santé des animaux contribue à l’amélioration de celle des êtres humains. Loin d’une concurrence ou d’une opposition entre la santé des hommes et de celle des animaux, sans pour autant remettre en cause les hiérarchies existantes, la protection de la santé des derniers participe à une meilleure protection de la santé des hommes contre eux-mêmes et pour eux-mêmes.
    15. La déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme adoptée par l’Unesco le 19 octobre 2005 marque une première étape importante dans l’approche internationale de la bioéthique. Bien que non contraignante, elle énonce dans son préambule à l’alinéa 10, que les hommes « font partie intégrante de la biosphère et qu’ils ont un rôle important à jouer en se protégeant les uns les autres et en protégeant les autres formes de vie, en particulier les animaux ». Et son article 17 relatif à la protection de l’environnement, de la biosphère et de la biodiversité se fondant sur « l’interaction entre les êtres humains et les autres formes de vie », rappelle « le rôle des êtres humains dans la protection de l’environnement, de la biosphère et de la biodiversité ».
    16. La déclaration sur la protection des animaux. À l’occasion de la signature du traité de Maastricht, l’Acte final de la Conférence contient une Déclaration sur la protection des animaux incitant les Etats membres à valoriser et respecter le bien-être animal16. A noter que la déclaration adopte une conception élargie en associant à la santé, le bien-être animal. Dans le cadre d’une programmation de révision de la législation européenne sur le bien-être animal, la Commission européenne a lancé en 2021 une consultation publique qui vient de s’achever. L’objectif est de garantir un niveau plus élevé de bien-être animal dans l’Union européenne, d'aligner la législation européenne sur les dernières preuves scientifiques, d'élargir son champ d'application et de rendre sa mise en œuvre plus simple. Plus précisément, il serait question d’interdire progressivement l’élevage d’animaux en cages à partir de 2027 ou encore de promouvoir, dans le cadre de la révision des normes de commercialisation, un dispositif européen volontaire d’étiquetage du bien-être animal.
    17. La Charte de l’environnement. La France s’est dotée d’un texte de portée générale et à valeur constitutionnelle. Intégrée au bloc de constitutionalité, la Charte de l’environnement pose comme postulat dans ses considérants que l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu et que la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Son premier article dispose que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », les articles suivants listant les différents devoirs de toute personne envers l’environnement. Le Conseil d’Etat s’est saisi de cet article pour répondre à une demande portée par une association défendant, dans le cadre d’un projet de constructions, les espèces protégées et leurs habitats. Si la demande a été rejetée, le Conseil d’Etat procède à la vérification du respect du droit de vivre de ces espèces dans un environnement équilibré et respectueux de la santé17.
    18. La protection légale de la santé animale. La société a pris conscience de la sensibilité de l’animal à la souffrance18 et au stress qui constitue un facteur déterminant de sa reconnaissance. Plus l’animal est doué de sensibilité, plus les mauvais traitements endurés sont intolérables. L’utilisation de l’animal notamment à des fins médicales par l’homme est envisageable dans les limites de la souffrance du premier. Le Code rural et de la pêche interdit de priver les animaux domestiques, sauvages apprivoisés ou tenus en captivité, de la nourriture ou de l'abreuvement nécessaires à la satisfaction des besoins physiologiques propres à leur espèce et à leur degré de développement, d'adaptation ou de domestication ou encore de les laisser sans soins en cas de maladie ou de blessure ou de les placer ou les maintenir dans des conditions d’habitat ou d’environnement causes de souffrances, de blessures ou d'accidents19. Et désormais quelle que soit la raison qui incite à l’acquisition ou à l’adoption d’un animal pour des raisons de santé, de lutte contre le stress ou simplement d’inclusion, la loi n° 2021-1539 du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes20 prévoit la signature d’un certificat d’engagement et de connaissance des besoins spécifiques de l’espèce. Le décret d’application du 18 juillet 2022 précise le contenu des obligations à respecter21.
    19. Dans le cadre de la consommation d’aliments d’origine animale, afin de préserver et respecter l’animal – bien que destiné à l’alimentation – ou de protéger les qualités gustatives et nutritives de l’animal, existent de nombreuses règles juridiques. Est ainsi interdit l'abattage illicite, en dehors d'un établissement d'abattage22, ou le transport d'animaux vivants dans des conditions susceptibles d'altérer leur état de santé et d'entretien, et/ou sans nettoyage et désinfection du matériel de transport après déchargement23. Les conditions dans lesquelles sont élevés, soignés, nourris les animaux ou toutes les conditions qui permettront de préserver leur santé et leur bien-être représentent désormais des éléments d’appréciation importants. Que ce soit pour préserver leur propre santé ou pour adopter une attitude respectueuse et responsable, les consommateurs sont de plus en plus sensibles à la santé et au bien-être animal.

    II. Vers un régime juridique libérant l’animal de son régime de bien meuble ?

    20. La casuistique enfermant les animaux entre les biens et les personnes se craquelle. De plus en plus d’auteurs proposent des solutions alternatives. Il a été proposé qu’ils soient intégrés dans la catégorie des « quasi-biens »24, considérés comme des « centres d’intérêts »25 ou qu’une distinction soit opérée entre les biens de la nature produit par ou à partir de celle-ci et les biens de l’homme construits par et pour l’homme26 ou encore entre les biens vivants et bien inertes (bien organiques et bien inorganiques)27. Plusieurs textes notamment consuméristes permettent déjà à l’animal de s’échapper de cette qualification de bien dans le cadre de la santé de l’homme ou dans la cadre de la préservation de sa propre santé, notamment à travers les aliments qui lui sont destinés (A). La santé serait-elle un domaine plus propice à l’avènement d’un statut de l’animal lui permettant de sortir de la dualité juridique ? (B).

    A. Assimilation et préservation de la santé humaine et animale

    21. Le même traitement que la personne assistée. Dans de nombreux lieux publics ou transports publics ou sanitaires comme les ambulances ou taxis, les chiens au service des personnes handicapées titulaires d’une carte « mobilité inclusion » portant les mentions « invalidité » ou « priorité » visées à l’article L. 241-3 du Code de l’action sociale et des familles bénéficient de certaines mêmes prérogatives que les personnes qu’ils accompagnent. En s’appuyant notamment sur l’obligation pour la compagnie de transport de prendre en charge le chien d’assistance et de le faire voyager en cabine avec son maître handicapé, issu d’un règlement européen en date du 5 juillet 200628, un auteur a pu considérer que l’animal suit le régime applicable à la personne au service de laquelle il est affecté29.
    22. Une personne par son affectation. Les animaux de compagnie tels les chiens, notamment les chiens d’aveugles ou les chiens assistants qui favorisent l’autonomie, la sécurité ou encore la rééducation30, sont soumis à des règles particulières, peu compatibles avec le régime des biens auxquels ils sont rattachés31. En droit de la responsabilité, la jurisprudence s’est ainsi appuyée sur la qualification de « personne par destination »32 pour le chien d’aveugle qui constitue le prolongement de la personne. Les magistrats ont soustrait l’animal du régime des biens pour le soumettre à celui des personnes. Pour permettre une réelle prise en compte de la perte subie suite à un accident de la circulation qui avait blessé un chien d’aveugle, les juges ont considéré l’animal comme « une prothèse vivante », soit un élément du corps humain permettant une indemnisation selon les règles applicables aux piétons et non aux biens.
    23. Pouvoirs des organes de contrôle étendus à la protection de la santé et au bien-être de l’animal. Il n’est certainement pas anodin de constater que ces organes, auxquels chaque nouvelle législation accorde un peu plus de prérogatives, sont compétents non seulement pour vérifier la sécurité, notamment en termes de santé, des produits et services consommés par l’homme mais également ceux consommés par l’animal. Depuis l’ordonnance du 14 mars 201633, l’article L. 511-16 du Code de la consommation dispose que les agents de la DGCCRF sont habilités à procéder aux contrôles des aliments pour animaux et des denrées alimentaires d’origine non animale originaires ou en provenance des pays tiers. Ils disposent à cet effet de pouvoirs d'enquête et peuvent ordonner les mesures consécutives « pour s'assurer de la conformité avec la législation sur les aliments pour animaux et les denrées alimentaires et avec les dispositions relatives à la santé animale et au bien-être des animaux » conformément au règlement (CE) n° 882/200434. Dans le cadre de sa mission de mettre en œuvre une expertise scientifique pour assurer et améliorer la sécurité sanitaire humaine dans le domaine de l’alimentation, l’agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a pour mission d’assurer la protection de la santé et du bien-être des animaux35. Cette mission a été confiée en son sein à un Comité d’experts spécialisés « Santé et bien-être des animaux ».
    24. L’obligation d’information étendue aux produits à destination des animaux, illustration des pet food. Pierre angulaire du droit de la consommation, l’obligation d’information s’applique, de manière générale comme de manière spécifique, aux produits alimentaires destinés aux hommes comme ceux à destination des animaux. L’article L. 111-1 du Code de la consommation précise que le professionnel a l’obligation de communiquer des informations sur « les caractéristiques essentielles du bien ou du service ». Existent également des dispositions spéciales relatives à l’hygiène des établissements, la mise sur le marché et l’étiquetage des aliments. Le règlement CE n° 767/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 relative à la mise sur le marché et l’utilisation des aliments pour animaux vise à améliorer la qualité de l’étiquetage et à promouvoir la constitution d’un dossier de preuve scientifique des allégations indiquées que le professionnel doit pouvoir mettre à la disposition des autorités compétentes. Son article 9 vise les aliments diététiques pour les animaux sous différentes formes – poudre, granulés, bloc à lécher, comprimé individuel – utilisés en particulier à certaines périodes données de la vie de l’animal comme la reproduction, le sevrage, le changement d’aliment ou encore en période de stress et d’efforts sportifs. Seuls certains objectifs nutritionnels sont autorisés36 comme par exemple la réduction d’un excès pondéral pour les chiens et les chats. Des mentions obligatoires sont également prévues par l’article 18 du règlement comme celle indiquant qu’il convient de demander l’avis d’un expert en alimentation ou d’un vétérinaire avant d’utiliser l’aliment pour animaux ou de prolonger son utilisation. Comme pour les denrées alimentaires destinées aux hommes, les professionnels ont la possibilité de suivre des références nationales ou internationales et d’en informer le consommateur. Elles contribuent à renforcer l’information concernant les caractéristiques techniques de fabrication et de commercialisation ainsi que la sécurité des produits dans l’intérêt des animaux37. Un produit estampillé irrégulièrement expose au délit de tromperie.
    25. L’obligation générale de sécurité des produits et services à destination des animaux. L’article 421-3 du Code de la consommation qui prévoit que « les produits et les services doivent présenter, dans des conditions normales d'utilisation ou dans d'autres conditions raisonnablement prévisibles par le professionnel, la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et ne pas porter atteinte à la santé des personnes » est également applicable à ceux destinés aux animaux. Un manquement à l’obligation de sécurité sera généralement réprimé par le biais du délit de tromperie voire celui de falsification. En particulier, l’article L. 441-1 3° vise la tromperie sur les « risques inhérents à l'utilisation du produit, les contrôles effectués, les modes d'emploi ou les précautions à prendre ». Les peines sont majorées si la tromperie rend la marchandise dangereuse pour l’homme ou l’animal et si la substance falsifiée ou corrompue est nuisible à leur santé : les peines d’emprisonnement passent de 2 à 7 ans et l’amende de 300 000 à 750 000 euros38. L’infraction de falsification s’applique notamment « aux produits servant à l’alimentation humaine ou animale »39.

    B. Vers un nouveau statut ?

    26. Si la catégorie de bien est évidement de plus en plus écartée, aucun des dispositifs exposés n’opère de basculement net dans celle des personnes. Les catégories de bien et de personne ne sont plus adaptées, faut-il pour autant créer une nouvelle catégorie ? Les catégories juridiques sont nombreuses mais leur nombre n’est pas limitatif, ce qui permet d’en forger le cas échéant de nouvelles si celles existantes ne sont pas adéquates.
    27. Les conditions d’un statut. La notion de statut entendu comme un corpus de règles applicables à un ensemble de personnes est très largement utilisée dans la jurisprudence civile ou administrative ou dans les articles de doctrine, notamment en droit du travail, ou en droit de la fonction publique, ou encore en droit des réfugiés. Quel que soit le domaine, les critères d’un véritable statut ne sont toutefois pas précisément déterminés. La reconnaissance statutaire renvoie à une communauté au profit de laquelle sont revendiqués des droits. La cause animale et le soutien universel de l’opinion publique ne sauraient suffire à justifier la création d’un statut. L’émergence d’un ensemble de règles statutaires n’est envisageable qu’à la condition de pouvoir identifier une communauté, de revendiquer une certaine cohérence et de justifier de la nécessité de lui octroyer un dispositif juridique particulier.
    28. L’identification d’une communauté. Un ensemble statutaire suppose tout d’abord, d’identifier les individus ou êtres concernés. En premier lieu, s’imposer une condition quantitative. Un statut ne peut être créé pour quelques individus ou êtres. Le critère quantitatif du nombre d’animaux milite en faveur de leur reconnaissance statutaire. La diversité des espèces et des situations animalières ne constitue pas ici un obstacle. Dans leur diversité, les animaux constituent une communauté à part entière, une communauté d’êtres sensibles et vivants. La diversité animalière s’exprimerait à travers la création de différenciations plus fines. La reconnaissance du statut des fonctionnaires, des salariés ou des commerçants n’exclut pas des distinctions et différences de régimes en leur sein. Le statut des animaux se déclinerait à l’image des différentes catégories énoncées dans le Code de l’animal40, le statut des animaux sauvages, celui des animaux de compagnie, des animaux d’élevage, des animaux employés, le pluriel de statuts entrainant et permettant une identification plus fine, plus identitaire.
    29. Un corpus de règles. Se pose également le dénombrement des règles statutaires, une seule disposition relative aux animaux ne saurait suffire, le statut doit pouvoir regrouper un ensemble de dispositifs. À l’image d’autres statuts41, les sources de ces dispositifs sont nombreuses et plurielles. Les animaux font l’attention de plusieurs normes, plus ou moins contraignantes comme la Déclaration universelle des droits des animaux rédigée à l’initiative de la Ligue internationale des droits de l’animal en 1977 et proclamée le 15 octobre 1978 à la Maison de l’Unesco, la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme adoptée par l’Unesco le 19 octobre 2005, le protocole d’accord sur l’amélioration de la protection et le respect du bien-être des animaux en tant que créatures douées de sensibilité du traité d’Amsterdam du 10 novembre 199742 ou l’article 13 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne issu du traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 dédié à la protection du « bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles »43. Existent aussi de nombreux directives ou règlements européens, tels que la directive du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages ou le règlement du 14 juin 2010 relatif aux animaux des espèces ovine et caprine détenus dans les zoos ou le règlement précité du 29 avril 2004 relatif aux contrôles officiels effectués pour s’assurer de la conformité avec la législation sur les aliments pour animaux et les denrées alimentaires et avec les dispositions relatives à la santé animale et au bien-être des animaux. Citons également différentes lois comme celle du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature ou celle du 16 février 2015 créant le nouvel article 514-14 du Code civil44, l’ordonnance du 5 octobre 2005 modifiant l’article 521-1 du Code pénal ou encore de nombreux décrets comme celui du 18 juillet 2022 relatif à la protection des animaux de compagnie et des équidés contre la maltraitance animale ou encore plusieurs arrêtés, ou celui du 3 avril 2014 fixant les règles sanitaires et de protection animale auxquelles doivent satisfaire les activités liées aux animaux de compagnie d’espèce domestique ou encore celui du 19 février 2018 fixant le nombre maximum de spécimens de loups dont la destruction pourra être autorisée chaque année. Si la compilation des différents textes est insuffisante et réductrice, elle met en évidence les risques d’incohérence ou de contradictions.
    30. L’amélioration du corpus. Le champ d’application d’un éventuel statut serait particulièrement transversal. Les animaux d’élevage, les animaux sauvages, de laboratoire ou encore employés appellent l’application de règles issues de plusieurs branches du droit qui répondent à des impératifs législatifs différents. Un nouveau statut ne permettrait pas une harmonisation transdisciplinaire, ni un traitement unique de l’animal. Si ce n’est pas en soi un obstacle incontournable, la multiplicité des règlementations spécifiques demeure une difficulté tant les conceptions de l’animal sont multiples reflétant des perceptions et contraintes ou encore enjeux très différents. L’inflation des textes confronte la cohérence statutaire à la diversité des objectifs. La réunion des sources sous un ensemble statutaire inciterait inévitablement à l’amélioration de l’articulation des dispositifs en identifiant les incohérences entre les différentes sources.
    31. La pertinence. Il convient enfin de questionner l’utilité et de la pertinence de la reconnaissance d’un ensemble statutaire. Les statuts ont pour objectif d’attribuer des prérogatives à des personnes physiques ou mêmes morales pour leur permettre de les utiliser dans le cadre de l’exercice d’une domiciliation pour un réfugié, de l’exercice d’une profession en conformité aux différents statuts des fonctionnaires, des salariés ou des commerçants. Ici la notion de statut renvoie à un ensemble de normes adaptées à une communauté d’individus liés par leur profession, leur compétence ou encore leur situation par rapport à leur pays. Les statuts érigent des droits, des avantages, des conditions d’exercice en faveur des êtres visés mais aussi des obligations à leurs égards.
    32. La finalité. Quel est le réel objectif de la création d’un ensemble statutaire dans ce débat favorable à la cause animale ? La finalité est l’avènement d’un statut leur assurant une meilleure protection45. Les animaux représentent indiscutablement un groupe d’êtres vivants au profit desquels sont revendiqués des droits protecteurs de leur santé et de leur bien-être – des droits fondamentaux notamment – ou, du moins, des règles de droit adaptées. Un statut serait la garantie de l’amélioration du traitement réservé aux animaux. La nécessaire protection de l’animal fait l’unanimité en doctrine et transparait à travers les différents textes précités en matière de santé. Mais alors, qu’est-ce que le droit aurait à gagner à la création d’un statut dès lors que des règles existent déjà ? Si celles-ci sont largement perfectibles, ont-elles pour autant besoin d’être réunies dans le cadre d’un statut ?
    33. En tant que juriste, la tentation est forte d’utiliser l’arme du statut pour améliorer la condition et assurer la protection des animaux. Il faut toutefois veiller à résister à la tentation d’établir une catégorie inutilisable et inutile. Il est possible de militer en faveur d’une saine limitation de ce phénomène d’inflation des règles juridiques et d’évoquer le nécessaire désengagement du droit évoqué et valorisé par Jean Carbonnier46. Cependant l’équilibre actuel est fragile, la place de l’animal au sein du dispositif français sera inéluctablement amenée à évoluer et a minima à être extraite de la catégorie des biens. Le doute est possible. Dès lors que le premier objectif – et le devoir de l’homme – est de le protéger, plutôt que d’opter pour une approche catégorielle ou statutaire, ne faut-il pas davantage nous orienter, comme nous y invitent de nombreux auteurs, vers les droits fondamentaux ? Une norme supérieure en faveur d’une logique de préservation des différentes espèces animales, tels un socle ou un seuil minimums et impératifs de protection applicable à tout dispositif juridique, représenterait une voie intermédiaire moins lourde et plus souple.

    • 1 Loi no 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature.
    • 2 Sur la question de la protection pénale des animaux, V. P.-J. DELAGE, « L’animal en droit pénal : vers une protection pénale de troisième génération ? », Droit pénal, n° 2, 2018, dossier 2 ; J. LEROY, « La sensibilité de l’animal en droit pénal : la pénalisation des atteintes à la sensibilité de l’animal », in Sensibilité animale : Perspectives juridiques (dir. R. BISMUTH et F. MARCHADIER), CNRS, 2015, p. 83 ; Q. LE PLUARD, « La protection pénale de l’animal », in L’animal et l’homme, (dir. F.-X. ROUX-DEMARE), Mare & Martin, 2019, p. 217.
    • 3 Loi n° 2015-177 du 16 févier 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures.
    • 4 J.-P. MARGUENAUD, « Une révolution théorique : l’extraction masquée des animaux de la catégorie des biens », JCP, 2015, p. 495.
    • 5 Pour une récente illustration sur les conditions de la mise en œuvre de l’article 2261 du C. civ. pour la possession d’un animal domestique : CA Montpellier, 9 mars 2022, n° 21/05577.
    • 6 Préambule à la Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé, tel qu'adopté par la Conférence internationale sur la Santé, New York, signé le 22 juillet 1946 par les représentants de 61 Etats (Actes officiels de l'Organisation mondiale de la Santé, n° 2, p. 100) et entré en vigueur le 7 avril 1948.
    • 7 M. CINTRAT, « La santé animal dans l’Union européenne : l’élaboration d’un cadre juridique global, entre continuité et innovation », Revue de droit rural, avril 2017, p. 28.
    • 8 D. BAZIN-BEUST et D. GUERIN-SEYSEN, Droit de la consommation, 5ème éd., Gualino-Lextenso, p. 26.
    • 9 J.-P. MARGUENAUD, « L’argument scientifique dans l’élaboration des normes juridiques : l’exemple du droit animalier », Revue de droit public, 2023, n° 2, p. 301.
    • 10 C. de la consommation, anc. art. L. 211-1 : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent aux contrats de vente de biens meubles corporels. Sont assimilés aux contrats de vente les contrats de fourniture de biens meubles à fabriquer ou à produire ».
    • 11 Cass. 1ère civ., 12 juin 2012, n° 11-19104 ; Cass. 1ère civ., 19 février 2014, n° 12-23519.
    • 12 Cass. 1ère civ., 9 décembre 2015, n° 14-25910, D. 2016, 360, note S. DESMOULIN-CANSELIER ; G. PAISANT, « La question des vices cachés dans les ventes des animaux domestiques aux consommateurs », JCP. G 2016, 173.
    • 13 Directive (UE) 2019/771 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2019 relative à certains aspects concernant les contrats de vente de biens, modifiant le règlement (UE) 2017/2394 et la directive 2009/22/CE et abrogeant la directive 1999/44/CE.
    • 14 C. de la consommation, art. L. 217-2.
    • 15 S. BERNHEIM-DESVAUX, « Réflexion autour de l’ordonnance n° 2021-1247 du 29 septembre 2021 relative à la garantie légale de conformité pour les biens, les contenus numériques et les services numériques », Contrats, conc. consom. 2021, comm. 174, n° 2.
    • 16 V. sur cette question, M. CINTRAT, « La santé animal dans l’Union européenne : l’élaboration d’un cadre juridique global, entre continuité et innovation », préc.
    • 17 CE, 20 septembre 2022, n° 451291.
    • 18 Douleurs animales, Rapport d’expertise réalisé par l’INRA à la demande du ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche et du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, décembre 2009 ; Pain Management in animals, FLECKNELL P., WATERMAN-PEARSON A.W.B., Saunders, 2000 ; Recognizing pain and distress in laboratory animals, CARSTENS E. and MOBERG G.P., Ilar J, 41 (2), 62-71, 2000. V. également J.-P. MARGUENAUD, « L’argument scientifique dans l’élaboration des normes juridiques : l’exemple du droit animalier », préc.
    • 19 C. rural, art. R. 214-17.
    • 20 C. rural, art. L. 211-10-1 et s.
    • 21 Décret n° 2022-1012 du 18 juillet 2022 relatif à la protection des animaux de compagnie et des équidés contre la maltraitance animale.
    • 22 C. rural, art. L. 237-2, délit, 6 mois d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende.
    • 23 C. rural, art. L. 214-12.
    • 24 L. LEVENEUR et S. MAZEAUD-LEVENEU, Droit des biens, Le droit de propriété et ses démembrements, 2021, LexisNexis, n° 36.
    • 25 G. FARGAT, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts », RTD. Civ. 2002, p. 21 et s.
    • 26 M. HAUTEREAU-BOUTONNET, Le Code civil, un code pour l’environnement, 2021, Dalloz, Essai, Le sens du droit, p. 67 et s.
    • 27 N. REBOUL-MAUPIN, « Droit des animaux : opérer une distinction fondamentale entre biens vivants et biens inertes (biens organiques et biens inorganiques) », LPA, janv. 2023, p. 4.
    • 28 Règlement (CE) n° 1107/2006 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006.
    • 29 I. SERANDOUR, « L’animal et le handicap de l’homme », L’animal et l’homme, préc., p. 135.
    • 30 Instruction DGCS du 25 mars 2015 relative à la labellisation des centres d’éducation de chiens guides d’aveugles ou d’assistance, à la création d’un certificat national et à l’amélioration de la prise en compte de l’animal pour faciliter l’insertion sociale des personnes handicapées accompagnées d’un chien guide d’aveugle ou d’assistance.
    • 31 Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
    • 32 X. LABBEE, note ss TGI Lille, 23 mars 1999, D. 1999. 350.
    • 33 Ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2014 relative à la partie législative du Code de la consommation.
    • 34 Règlement (CE) n° 882/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif aux contrôles officiels effectués pour s’assurer de la conformité avec la législation sur les aliments pour animaux et les denrées alimentaires et avec les dispositions relatives à la santé animale et au bien-être des animaux.
    • 35 C. de la santé publique, art. L. 1313-1.
    • 36 « Les aliments pour animaux visant des objectifs nutritionnels particuliers ne peuvent être commercialisés en tant que tels que si leur destination est incluse sur la liste établie conformément à l’article 10 et s’ils répondent aux caractéristiques nutritionnelles essentielles correspondant à l’objectif nutritionnel particulier qui figure sur cette liste », art. 9 Regl. CE n° 767/2009.
    • 37 Décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 relatif à la normalisation.
    • 38 C. de la consommation, art. L. 451-2 et L. 454-3.
    • 39 C. de la consommation, art. L. 413-1.
    • 40 Dir. J.-P. MARGENAUD et J. LEROY, préc.
    • 41 Convention du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, dite Convention de Genève qui a défini les contours du statut, décret du 6 juin 1984 fixant le statut des professeurs des universités et des maîtres de conférences, loi 28 novembre 2015 sur le statut des sportifs de haut niveau.
    • 42 Extrait du Protocole n° 33, annexé au traité instituant la Communauté européenne.
    • 43 L'article 13 établit qu’« en formulant et appliquant les politiques de l'Union dans les domaines de l'agriculture, la pêche, les transports, le marché interne, la recherche, le développement technique et l'Espace, l'Union et les Etats membres devront, considérant que les animaux sont des "êtres sensibles", porté toute leur attention sur les besoins des animaux pour leur bien-être, tout en respectant les cadres administratifs et législatifs et les coutumes des Etats membres concernant en particulier les rites religieux, les traditions culturelles et les héritages régionaux ».
    • 44 Loi n° 2015-177 du 16 février 2015.
    • 45 V. notamment sur les fondements de la protection de l’animal, l’auteur, « La notion de vulnérabilité appliquée à l’animal ? », in L’animal et l’homme, préc., p. 47 et spéc. p. 57 et s.
    • 46 J. CARBONNIER, Flexible droit - pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1969 ; Effectivité et ineffectivité de la règle de droit, L’année sociologique 1958, p. 3 et s.
     

    RSDA 1-2024

    Doctrine et débats : Colloque

    La sémantique des animaux non-humains (ou La sémantique de l’« animal »)

    • Marie-Claude Marsolier
      Directrice de recherche, génétique
      UMR 9198, CEA Saclay, Gif-sur-Yvette
      UMR 7206, Éco-anthropologie
      Muséum national d’Histoire naturelle, Paris

    Résumé
    Notre langage à la fois reflète et conditionne nos représentations. Les termes désignant des êtres vivants et les expressions qui leur sont associées à la fois révèlent la valeur que nous leur accordons et déterminent notre comportement envers eux. Or la sémantique des animaux non-humains est caractérisée d’une part par sa négativité et d’autre part par une différentiation largement arbitraire par rapport au lexique relatif aux humains. L’opposition axiologique entre les concepts d’humanité et d’animalité ou de bestialité permet d’apprécier le degré de nos violences symboliques envers les autres animaux, violences symboliques qui cautionnent idéologiquement les violences physiques que nous leur infligeons. La diminution de ces violences misothères ne peut se produire sans des changements de nos habitudes langagières, dont quelques-uns sont ici suggérés, en particulier la restriction de l’emploi d’animal à son acception scientifique qui inclut les humains, et l’extension du terme personne aux individus non-humains dont les caractéristiques cognitives et émotionnelles sont proches de celles des humains (vertébrés et céphalopodes notamment).

    Abstract
    Our language reflects and conditions our representations. The terms used to designate living beings and the expressions associated with them reveal the value we place on them and determine our behavior towards them. However, the semantics of non-human animals is characterized on the one hand by its negativity, and on the other by a largely arbitrary differentiation from the lexicon relating to humans. The axiological opposition between the concepts of humanity and animality or bestiality enables us to assess the degree of our symbolic violence towards other animals, a symbolic violence that ideologically supports the physical violence we inflict on them. The reduction of this misotheristic violence cannot be achieved without changes in our linguistic habits, some of which are suggested here, notably the restriction of the use of the term animal to its scientific meaning, which includes humans, and the extension of the term person to non-human individuals whose cognitive and emotional characteristics are close to those of humans (vertebrates and cephalopods in particular).

    1. Nous examinerons d’abord le terme animal lui-même et son synonyme bête, puis nous élargirons notre perspective à la différentiation entre les termes se rapportant aux humains et aux non-humains. L’importance politique du langage sera rappelée dans une deuxième partie, puis nous finirons notre exposé par quelques suggestions pour faire évoluer nos pratiques langagières. Dans ce texte, les expressions les animaux non-humains, les non-humains ou les autres animaux sont synonymes, et les humains remplace les êtres humains par ellipse. Sauf mention spéciale, les définitions et les citations proviennent du Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), mis à disposition en ligne par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales du CNRS1.

    I. Les « animaux » et les « bêtes »

    A. La catégorie sociale des « non-ayants droit »

    2. Le terme français animal est un emprunt du latin animal, qui désigne un « être animé », c’est-à-dire pourvu d’une anima, « souffle, principe de vie, âme » (âme dérive directement du latin anima). Animal pouvait désigner un humain en latin (l’expression animal rationale, « animal raisonnable », a longtemps été citée pour caractériser les humains), mais possédait déjà le sens spécialisé d’« animal non-humain » et était déjà en ce sens un terme injurieux2. Le français animal a conservé cette ambigüité. En effet, dans son acception scientifique, animal est synonyme de métazoaire, qui désigne un organisme multicellulaire eucaryote (dont les cellules possèdent un noyau), hétérotrophe (se nourrissant de molécules produites par d’autres organismes vivants), organisé en tissus et mobile, au moins à certaines phases de son cycle de vie3. En ce sens, les humains sont à l’évidence des animaux, appartenant à l’ordre des primates, et dont les espèces les plus proches phylogénétiquement sont les chimpanzés et les bonobos. Cette définition pour animal répond aux critères d’une catégorisation logique en ce qu’elle regroupe sans exclusion arbitraire des éléments sur la base de caractères partagés, ici une ascendance commune : tous les animaux actuels descendent de la même espèce ancestrale.
    3. Cependant, dans son acception la plus courante, animal désigne un animal non-humain, spécifiquement par opposition aux humains. Le TLFi par exemple propose pour ce sens restreint la définition « être animé privé de raison » et mentionne explicitement l’opposition avec les humains. Cette acception courante d’animal est aussi celle qui est utilisée dans le langage juridique, ce qui la cautionne et la renforce considérablement. Un synonyme d’animal dans cette dernière acception est le substantif bête. Bête est un emprunt du latin bestia qui avait déjà le sens d’« animal non-humain » et qui désignait plus particulièrement les non-humains forcés à combattre des gladiateurs ou des condamnés dans les arènes4. Le français a retenu ces deux acceptions avec les connotations de férocité pour le nom bête, mais l’adjectif bête qui en est dérivé est pour sa part synonyme de stupide, autre caractéristique attribuée par défaut à tous les non-humains.
    4. Les désignations animal (dans son sens courant) et bête pourraient être considérées comme anodines, mais elles sont des éléments importants des discours sur les animaux non-humains et leur sont en réalité fortement préjudiciables. On peut d’abord noter qu’animal (au sens d’« animal non-humain ») et bête sont des termes simples (et non des périphrases), utilisés pour englober tous les animaux non-humains en bloc. La simplicité de leur forme (un seul mot, court) leur donne l’apparence de désigner des catégories fondamentales, logiques, par opposition à l’expression animal non-humain qui fait clairement apparaître une construction intellectuelle. Cette simplicité soutient implicitement la pertinence de leur signifié, c’est-à-dire la pertinence de regrouper en un seul ensemble des organismes aussi hétérogènes que des mollusques, des vertébrés et des annélides. Or la catégorie des animaux non-humains n’est pas construite de façon scientifique. Les ensembles construits scientifiquement sont définis par le partage de propriétés spécifiques entre leurs membres, et ces ensembles rationnels ne peuvent être construits négativement, sur la base de différences (non-humain) ou d’absence d’attributs (absence de langage articulé ou absence de « raison »). Comme il n’existe aucun caractère positif qui soit partagé par tous les non-humains et qui leur soit spécifique, c’est-à-dire qui soit absent chez les humains, les termes bête et animal au sens d’ « animal non-humain » ne désignent pas des catégories scientifiquement légitimes. Bête et animal au sens courant constituent des catégories non scientifiques et négatives. Ce dernier trait peut être difficile à percevoir car ces mots ne comportent pas d’éléments privatifs comme a-, in- ou non-, mais il s’agit réellement de catégories d’exclusion5 dans la mesure où leurs éléments sont définis non pas par leurs propres caractéristiques, mais par référence à des éléments externes, en l’occurrence les humains. Les « bêtes » et les « animaux » dans le sens courant sont définis en premier lieu par ce qu’ils ne sont pas : des humains ; ce qu’ils sont, leurs caractéristiques, n’a pas d’intérêt. D’où l’usage dans ce texte de l’expression animaux non-humains qui explicite la négativité de cette catégorisation (que nous ne reprenons que pour la dénoncer). Ce regroupement dévalorisant d’individus aussi hétérogènes opéré par les termes bête et animal remplit en fait une fonction non pas scientifique, mais stratégique en établissant une relation d’opposition et de pseudo-symétrie entre les humains d’un côté et tous les autres animaux de l’autre6. Comme l’ont parfaitement exprimé Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure7, bête et animal désignent la catégorie sociale des « non-ayants droit », des êtres sensibles privés de droits fondamentaux – le droit à ne pas être asservi ni exploité, à ne pas être torturé ni tué, en un mot la catégorie des êtres « tuables », qu’on peut tuer soit légalement avec le soutien de l’État (chasse, boucherie, pêche), soit même illégalement mais dans l’immense majorité des cas sans encourir de sanction significative.
    5. De façon cohérente avec leur interprétation sociale ainsi exposée, bête et animal sont des injures, et la comparaison, voire l’assimilation de groupes humains à des animaux non-humains (par exemple les rats pour les Juifs, des singes non-humains pour les Japonais pendant la deuxième guerre mondiale) sont en général le sinistre prélude, puis l’accompagnement idéologique fréquent de violences physiques extrêmes.

    B. Les singuliers génériques l’animal et la bête

    6. Animaux et bêtes désignent des individus de la catégorie sociale la plus défavorisée, mais encore s’agit-il d’individus, et dont la diversité est évoquée par la forme des mots au pluriel. Les singuliers génériques l’animal et la bête font basculer les représentations dans un niveau d’abstraction encore plus dévalorisant. Comme le rappelle Marie-Louise Mallet dans la préface à L’animal que donc je suis de Jacques Derrida :
    « La violence faite à l’animal [envers les animaux non humains] commence d’ailleurs, dit [Derrida], avec ce pseudo-concept, “l’animal”, ce mot employé au singulier, comme si tous les animaux, du ver de terre au chimpanzé, constituaient un ensemble homogène auquel s’opposerait, radicalement, “l’homme”. Et comme une réponse à cette première violence, [Derrida] invente cet autre mot, “l’animot” qui, prononcé, fait entendre le pluriel, “animaux”, dans le singulier, et rappelle l’extrême diversité des animaux que “l’animal” efface ; “animot” qui, écrit, fait voir que ce mot, “l’animal”, n’est précisément qu’un “mot” »8.
    7. L’animal et la bête employés de façon générale, sans référence à une situation particulière, renvoient aux mêmes abstractions purement négatives que leurs correspondants animalité et bestialité. Armés des connaissances que procurent aujourd’hui les progrès de l’éthologie (outre les expériences personnelles de relations directes avec des non-humains), on ne peut que constater avec fascination à quel point les non-humains continuent à servir de points de référence absolument négatifs pour faire valoir les humains, toujours associés à des concepts absolument positifs. Pour rappel, animalité est synonyme d’abrutissement, de bassesse et de brutalité, et bestialité est synonyme de concupiscence, cruauté, dépravation, férocité, gloutonnerie, grossièreté et lubricité9. Par ailleurs, en écho à cette dévalorisation générale, des expressions courantes associent des espèces particulières à des caractéristiques aussi fantasmées que négatives : porc ou loup dénotent des prédateurs sexuels, âne, buse ou dinde, des personnes stupides, pigeon, des individus faciles à duper, etc. L’opposition est criante avec humanité, synonyme d’altruisme, bienfaisance, bienveillance, bonté, compassion, délicatesse, douceur, générosité, pitié et sensibilité. Les connotations d’animalité comme d’humanité semblent aussi peu justifiées les unes que les autres, en particulier quand on considère les traitements que les humains infligent à pratiquement tous les non-humains à leur merci (à l’exception d’une minorité d’entre eux, dits « de compagnie »).
    8. L’utilisation de singuliers génériques est un procédé fréquemment mobilisé pour dévaloriser des groupes d’individus dont on méprise sciemment la diversité et sur lesquels on énonce n’importe quelle proposition péjorative. « L’animal est privé de raison » s’apparente en ce sens aux dictons sexistes du genre « Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie »10. De façon connexe, l’utilisation du singulier générique l’homme de façon symétrique par rapport à l’animal apparaît aussi comme problématique. L’opposition stylistique animal versus homme est fréquemment rencontrée, par exemple : « Qu'est-ce qui différencie l'homme de l'animal ? » ou « l'homme est supérieur à l'animal ». L’expression combinée l’animal et l’homme est courante11, y compris dans des textes en faveur des non-humains. Or cette opposition rhétorique ne fait que renforcer l’antagonisme sémantique entre les humains et les autres animaux. Par ailleurs l’expression l’homme est ambigüe en français puisqu’elle peut désigner soit un membre de l’espèce humaine, un humain, indépendamment de son sexe, soit un humain mâle adulte. De nombreuses autrices et auteurs ont dénoncé cette ambigüité ainsi que l’invisibilisation des humaines qu’elle induit, et promeuvent l’utilisation de l’expression plurielle « les humains ». Bref, il apparaît plus rationnel et plus respectueux d’éviter les singuliers génériques, tant pour les humains que pour les non-humains.

    C. Syntagmes comprenant animal ou bête

    9. De nombreux syntagmes sont composés avec animal et bête. On peut citer les expressions bête à lait, bête à viande, bête de somme, animal de compagnie, animal de rente, animal de laboratoire, animal sauvage, etc., voire il y a quelques années encore animal nuisible devenu maintenant animal susceptible d’occasionner des dégâts. Toutes ces expressions catégorisent et essentialisent des animaux indépendamment de leur espèce ou de leurs caractéristiques physiques ou psychiques, exclusivement en fonction de l’usage ou du non-usage qu’en font les humains. Les intérêts propres de ces individus non seulement ne sont pas pris en compte, mais l’existence réelle de ces intérêts n’est même jamais envisagée. Ces syntagmes marquent la réduction d’individus non-humains à de simples moyens ou obstacles relativement aux actions des humains, en ne les désignant qu’en tant qu’êtres destinés à un usage ou traitement particulier (fournir de la viande, offrir des services psychologiques, être tué par balle ou dans des pièges si « nuisibles », etc.).

    D. Différentiation des champs lexicaux des humains et des autres animaux

    10. L’opposition entre humains et non-humains, dont nous avons évoqué l’aspect axiologique (humanité n’a que des connotations positives, animalité que des connotations négatives), est aussi marquée par une forte différentiation des champs lexicaux qui leur sont associés.
    11. Comme noté par Florence Burgat, Arthur Schopenhauer discute déjà dans Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique de « la particularité de certaines langues, notamment de l’allemand qui, s’agissant des animaux, réservent des mots spécifiques à l’acte de manger et de boire, à la grossesse, à l’accouchement, à la mort, au cadavre, pour ne pas devoir employer ceux qui désignent les mêmes actes chez les hommes, dissimulant ainsi sous la diversité des mots la parfaite identité des choses »12. Cette remarque perspicace est également pertinente pour le français.
    12. Concernant les parties du corps et les processus biologiques, qui peuvent être comparés de façon objective, de nombreux termes s’appliquent à la fois aux humains et à d’autres animaux : tête, œil, oreille… Mais il existe aussi beaucoup d’exemples de différentiation pour désigner des éléments similaires et homologues. Ainsi le TLFi considère que le mot bouche ne peut s’appliquer qu’à la « cavité buccale des animaux montés ou attelés, des grenouilles et de certains poissons ». On ne peut pas parler de la bouche d’un cochon ni d’une souris, par exemple, alors qu’on peut parler de la bouche d’un volcan ou d’une bouche de métro… On peut parler de la jambe d’un cheval, mais pas de la jambe d’une vache. Le cas le plus significatif est certainement celui de visage, terme strictement réservé aux humains, puisque défini comme « la partie antérieure de la tête d’un humain ». De même les mammifères non-humaines peuvent être dites gravides ou pleines, et mettre bas des petits, tandis que les humaines seules peuvent être dites enceintes et accoucher de bébés au terme de leur grossesse. Et lorsque des termes désignant en premier lieu des parties du corps ou des actions des autres animaux sont employés en faisant référence à des humains, ils sont pratiquement toujours chargés d’une connotation négative : Bas les pattes !, Tu as vu sa gueule ?, Quel mufle !, Il a aboyé des ordres puis reculé en glapissant des injures.
    13. Une caractéristique primordiale du lexique français est l’exclusion des non-humains du concept de personne, défini comme « individu de l’espèce humaine, sans distinction de sexe ». Ce trait a des conséquences considérables puisque le champ lexical de personne est très étendu, tant dans le domaine des compétences cognitives ou émotionnelles que dans celui du droit. En effet, tout ou partie des acceptions de termes tels que pensée, raison, intention, sentiment ou amour13, par exemple, sont définies en faisant intervenir personne ou son synonyme quelqu’un (qui ne peut non plus dénoter un non-humain). Par ailleurs le fait que les non-humains ne soient pas des personnes les exclut d’un grand nombre de concepts du droit. Ainsi les non-humains, à l’exception de ceux sacrifiés à des divinités, ne peuvent être dits victimes (« personne qui souffre du fait de quelqu’un »), ils ne peuvent subir de préjudices (« acte ou événement [...] nuisible aux intérêts de quelqu’un »), on ne peut parler à leur sujet d’assassinat (« homicide volontaire commis avec préméditation ou guet-apens ») ou de torture (« souffrance physique intense infligée à quelqu'un »), et ce, même à la chasse, dans les abattoirs ou sur les ponts des bateaux de pêche.

    E . Le « bien-être » animal

    14. L’expression bien-être animal appartient à une vaste catégorie de termes occultant la violence de l’oppression humaine à l’égard des autres animaux. Font aussi partie de cette catégorie des termes aseptisés par leur généralité et leur polysémie, tels qu’abattage, majoritairement dans les abattoirs (anciennement appelés tueries ou écorcheries, mots dont l’aspect explicite apparaitrait aujourd’hui choquant), prélèvement pour des individus massacrés en milieu naturel, gestion des collections pour la mise à mort de prisonniers des parcs zoologiques, et euthanasie pour l’exécution d’individus dits « de compagnie », généralement en pleine santé mais que leurs « propriétaires » ne souhaitent pas conserver. Parler de « bien-être » pour les conditions de vie et de mort de la grande majorité des non-humains soumis directement au contrôle des humains (ceux qui sont élevés pour leur alimentation) correspond à un degré de déni supérieur à celui des euphémismes et appartient plutôt au domaine de l’antiphrase.
    15. Or le « bien-être animal » est un concept omniprésent dans les discours des humains qui exploitent directement les autres animaux14. Le « bien-être des animaux » est toujours au cœur de leurs préoccupations, ce qu’ils justifient par l’allégation qu’« un animal stressé ne donne pas une viande de qualité »15, comme s’il était concevable que même l’abattage (le « traitement » minimal pour obtenir de la viande) ne puisse constituer un stress. Le concept de bien-être animal apparaît d’abord au Royaume-Uni16 avec l’expression animal welfare, welfare signifiant dans son acception générale un « état physique et mental », qu’il soit bon ou mauvais, et renvoyant aussi à des aides sociales en faveur des plus démunis. De façon importante, l’anglais distingue le welfare du well-being, qui désigne le « bien-être » au sens premier de « sentiment général d’épanouissement ». Cependant l’animal welfare anglais a été traduit en français par « bien-être animal », un terme qui renvoie de façon trompeuse les francophones à des notions foncièrement positives (« mauvais bien-être » est une antithèse) et hédoniques (crème hydratante…), sans rapport avec une mesure welfariste telle que le défonçage du crâne exigé avant égorgement. Bien sûr, des textes officiels17 différencient le « bien-être animal » d’un « sentiment général d’épanouissement » et le définissent comme un état positif garanti par la satisfaction de cinq besoins, qualifiés de « libertés ». Néanmoins, même ainsi restreinte, l’expression « bien-être animal » reste fallacieuse, parce que son emploi systématique semble impliquer que le respect des « cinq libertés » est garanti à la majorité des individus. Or il est évident que la « liberté d’expression d’un comportement normal de son espèce » (cinquième liberté) n’est pas respectée pour les animaux vivant dans des élevages intensifs (estimés à 80 % des animaux égorgés en France). Et le fait que l’« absence de douleur » constitue la quatrième liberté n’empêche pas qu’aujourd’hui encore, la mutilation de la queue et la castration à vif des cochons soient légales ou tolérées par l’État (sans parler des conditions très dures de transport et d’« abattage »).

    II. Le langage, « programme de perception »18 de la réalité

    16. Les exemples que nous venons d’examiner illustrent les principaux aspects misothères19, c’est-à-dire « exprimant mépris et hostilité envers les animaux non-humains », du lexique français. Or plusieurs auteurs ont depuis l’antiquité dénoncé le pouvoir du langage sur l’entendement humain. Francis Bacon par exemple affirmait il y a quatre siècles :
    « Les hommes croient que leur raison commande aux mots ; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute-puissante sur l’intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques et oiseuses. Le sens des mots est déterminé selon la portée de l’intelligence vulgaire, et le langage coupe la nature par les lignes que cette intelligence aperçoit le plus facilement. Lorsqu’un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le langage y fait obstacle »20.
    17. Le pouvoir du langage est considérable : choisir une dénomination pour un objet, une action, un être vivant à la fois reflète et conditionne la valeur que nous leur accordons et le comportement que nous adoptons envers eux. En effet, attribuer un nom à un référent revient souvent à sélectionner parmi tous ses traits celui qui est jugé le plus pertinent. Pour donner un exemple concret, désigner une masse de muscles comestibles par le terme morceau de viande revient à sélectionner son aspect nutritif et lui confère un aspect positif, appétissant ; désigner le même objet sous le terme morceau de cadavre expose le fait que ces chairs faisaient partie d’un corps qui a été tué et lui confère un aspect répugnant.
    18. Parmi les nombreuses expériences qui démontrent l’influence irrationnelle des mots, capable de surmonter les processus cognitifs les plus fondamentaux, nous citerons une étude classique de l’équipe de Paul Rozin à propos de la pensée magique dans le domaine de l’alimentation. Dans cette expérience21 sur un groupe d’élèves à l’université, chaque participant voit un chercheur verser du sucre dans deux bouteilles propres. On donne ensuite au participant une étiquette indiquant « Saccharose (sucre de table) » et une étiquette indiquant « Cyanure de sodium » (poison violent), et on lui demande de coller une seule étiquette sur chaque bouteille. Deux tasses sont ensuite remplies d’eau et on ajoute à chaque tasse une cuillérée du contenu d’une seule des deux bouteilles. Le participant doit ensuite évaluer à quel point il a envie de boire le contenu de chaque tasse, puis il doit finalement choisir une tasse et avaler une gorgée de son contenu. L’étude a montré que les participants avaient une préférence significative pour la bouteille avec l’étiquette « Saccharose (sucre de table) » alors qu’ils savaient que le contenu des bouteilles était identique et qu’ils avaient eux-mêmes choisi l’étiquetage des bouteilles. Cette expérience illustre le concept de réalisme nominal, c’est-à-dire la tendance à confondre un nom avec sa référence et donc à considérer qu’une désignation correspond à ou influence directement la réalité des choses. L’étude montre que cette tendance irrationnelle influence le comportement d’adultes à l’université, une population marquée a priori par sa rationalité, en dépit de leur bagage cognitif et du témoignage de leurs sens. Autant dire que la façon de nommer les choses est un enjeu crucial. Tant que la chair animale sera dénommée par un terme positif comme viande, de la même famille que vivre et convivialité, beaucoup de francophones ne parviendront simplement pas à la concevoir négativement comme un morceau de cadavre.
    19. Notre langage est un instrument politique qui organise notre réalité. Comme l’a écrit Michel Foucault : « Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer »22. Les filières économiques qui exploitent directement les non-humains en sont hautement conscientes, et, comme nous l’avons vu, accumulent euphémismes, antiphrases et détournements de sens pour dissimuler la violence de leurs pratiques. Les personnes qui luttent pour faire cesser ces violences ne peuvent pas ignorer l’enjeu du langage.

    III. Propositions pour une évolution de notre langage

    A. Évolutions langagières et sociétales

    20. L’usage acritique du français tel que les dictionnaires actuels le recommandent conduit dans les faits à des violences symboliques quotidiennes envers les autres animaux. Ces violences, souvent largement inconscientes, ne peuvent que conforter implicitement les humains à exploiter les autres animaux, représentés comme des êtres vivants très différents des humains (puisque des termes spécifiques, négativement connotés, leur sont souvent arbitrairement associés), des êtres sans personnalité ni valeur intrinsèque (ils ne sont pas des personnes et sont fréquemment désignés en masse par des expressions renseignant leur usage pour les humains : bêtes à viande ou à lait…), des êtres stupides (ce sont des « bêtes »…) et méchants (beaucoup sont des « nuisibles »), et finalement pas si maltraités que cela, surtout quand le terme « soins » inclut le limage des dents et la castration à vif pour les porcelets et qu’« étourdissement » avant égorgement désigne le défonçage plus ou moins réussi du crâne par une tige perforante.
    21. Comme nous l’avons déjà souligné, le langage est un instrument d’action politique essentiel : modifier un lexique permet de modifier des valeurs, abstraites, mais aussi des comportements concrets. Certaines personnes s’émeuvent qu’on puisse proposer des changements linguistiques qui, disent-elles, dénatureraient « le » français. Cependant, d’une part il n’existe pas « une » langue française, mais un ensemble de variétés du français, et d’autre part les fréquences d’usage de ces variétés changent constamment. Les langues sont des systèmes qui évoluent (le latin actuel s’appelle l’italien) et l’évolution du lexique en particulier peut être relativement rapide. Par exemple l’usage des expressions être juif au sens de « chercher à gagner de l’argent par des moyens injustes et sordides », de judas pour signifier « traître », ou de travailler comme un nègre pour « travailler comme un esclave » est devenu très rare alors que ces expressions sont bien attestées (et souvent présentées sans avertissement ni précautions particulières) dans des dictionnaires du 20e siècle comme le TLFi. Autre exemple : en 1984, au moment où l’État français commence à mettre en œuvre une politique de féminisation des noms de métiers et de fonctions, en 1984 donc, on pouvait parler d’une coiffeuse ou d’une ouvrière, mais pas d’une ministre ou d’une députée. On pouvait parler d’une directrice d’école mais pas d’une directrice de cabinet ministériel. Les postes de pouvoir ou de prestige n’admettaient pas de forme au féminin : l’ambassadrice, la générale ne pouvaient désigner que les épouses de l’ambassadeur ou du général. Les politiques volontaristes menées par les États francophones, entre autres pour introduire ou réintroduire des substantifs féminins afin de désigner des postes occupés ou des professions exercées par des femmes, ont été et sont encore essentielles à leur progression dans les sphères politique, économique et culturelle23. Pour les cas évoqués, l’évolution du lexique français a ainsi accompagné l’évolution de nos sociétés vers moins de racisme et de sexisme. On peut donc légitimement s’attendre à ce que des changements lexicaux en faveur des non-humains à la fois marquent et facilitent l’amélioration de leurs conditions de vie.

    B. Propositions concrètes

    22. Adopter une façon de s’exprimer adaptée à ce que la biologie de l’évolution, l’éthologie ou les images des lanceurs d’alerte nous révèlent des autres animaux rendrait nos discours et nos raisonnements plus rigoureux, et permettrait de limiter la misothérie de notre langage, caution des violences physiques qu’on leur inflige. Dans cette perspective, on peut avancer les quelques suggestions qui suivent.

    a) Éviter les expressions aberrantes et dévalorisantes

    23. La première et la plus simple des recommandations est d’éviter ces expressions et métaphores à la fois dépréciatives et absurdes : #BalanceTonPorc, langue de vipère, avoir d’autres chats à fouetter, vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué… Il serait aussi souhaitable d’éviter le terme bête et les mots apparentés bêtise, bêtifier, bêtisier, bestial, bestialité, etc., qui amalgament les notions d’animal non-humain, de stupidité et de violence.

    b) Limiter l’usage d’animal à son acception scientifique

    24. La réduction de l’utilisation du terme animal à son acception scientifique de métazoaire, qui inclut donc les humains, marquerait un tournant important. Cela permettrait en effet de nous ramener à la réalité de notre parenté avec les autres animaux et réduirait automatiquement les connotations péjoratives de violence ou de dépravation attachées au terme animal et à ses dérivés. Pour remplacer les expressions « les bêtes » ou « les animaux » lorsqu’il s’agit de désigner des animaux d’une autre espèce que celles du genre Homo, nous suggérons (comme nous l’avons fait dans ce texte) d’employer systématiquement les expressions les autres animaux, les animaux non-humains ou plus simplement les non-humains. Ces expressions peuvent sembler incommodes et inutilement compliquées. Cependant, plusieurs arguments plaident en leur faveur : d’abord, comme déjà mentionné, elles font ressortir le caractère construit de la catégorie d’exclusion qu’elles désignent. Ensuite, la littérature anglo-saxonne comme la littérature québécoise sur le spécisme emploient déjà largement ces expressions (non-humans, non-human animals), même si cette rigueur est encore rare dans les ouvrages des auteures et auteurs français. À noter que ce type de syntagme est aussi régulièrement utilisé par les primatologues, qui désignent leur objet d’étude par le terme primates non-humains. Finalement, ces expressions soulignent le lien entre non-humains et humains : « les autres animaux » sont les animaux autres que… les humains, tandis que « les animaux non-humains » rappelle sans ambages que les humains aussi sont des animaux. L’expression classique l’homme et l’animal, à la fois spéciste et sexiste, avec homme comme masculin générique, pourrait ainsi être avantageusement remplacée par les humains et les autres animaux ou par les humains et les non-humains. Idéalement les expressions négatives incluant non-humain seraient à remplacer chaque fois que possible par les termes positifs que constituent les noms des espèces concernées.

    c) Éviter les expressions qui occultent les souffrances

    25. Il serait aussi souhaitable d’éviter les euphémismes et les contre-sens qui, comme décrit précédemment, contribuent au déni des souffrances infligées par les humains aux autres animaux. Par exemple, le terme meurtre est clairement plus adapté qu’abattage pour dénoter la mise à mort délibérée et violente des trois millions d’individus égorgés quotidiennement dans les abattoirs français. Or ce terme peut, d’après le TLFi, être utilisé « par analogie » pour désigner l’« action de tuer un animal [non-humain] » et est employé dans la formule meurtre alimentaire par des chercheurs comme Jean-Pierre Poulain24 spécialistes de l’alimentation. On peut donc s’en servir sous le couvert de multiples cautions.
    26. Nous avons vu aussi que l’expression bien-être animal induit deux représentations erronées : qu’elle se rapporte à des problèmes accessoires de « confort », et que les besoins primaires des individus (d’élevage en particulier) pour lesquels elle est sans cesse évoquée sont systématiquement comblés. Nous avons proposé de la remplacer par le terme mal-être animal (au sens de « souffrance physique et mentale ») pour faire référence aux problématiques de la protection animale, qui correspondent beaucoup plus à des souffrances qu’à de l’agrément25. L’usage de bien-être pour les animaux non-humains pourrait être conservé, mais en étant restreint à son sens intuitif de « sentiment d’agrément et d’épanouissement », pour désigner des mesures « positives » comme des jeux ou des friandises, clairement distinctes de mesures « négatives » telles que l’anesthésie avant opération chirurgicale, qui limitent la détresse physique et psychologique.

    d) Limiter la différentiation lexicale entre humains et non-humains


    27. Enfin, on pourrait suggérer de cesser de différencier, lorsque c’est légitime, les termes s’appliquant aux humains et aux non-humains. Pour des traits homologues et des états mentaux qui correspondent à des comportements semblables à ceux des humains, on peut recommander pour certains animaux non-humains l’usage de termes aujourd’hui largement réservés aux humains tels que bouche, visage, accoucher, ou encore amour, tristesse, peur, intention, etc. Visage et figure sont particulièrement importants parce que directement liés à l’idée de personnalité et d’individu sentient. Par ailleurs, de multiples études en éthologie26 ont mis en évidence chez de nombreuses espèces les caractéristiques psychiques que nous associons à la notion de personne. Il s’agit notamment de processus cognitifs et émotionnels complexes, et de traits de caractère stables constituant des individualités singulières. On peut donc légitimement encourager l’usage des termes personne et personnalité à propos de nombre d’animaux non-humains, en particulier les vertébrés et les céphalopodes. De ces considérations suit logiquement la recommandation d’utiliser le pronom interrogatif qui et non que et le pronom quelqu’un plutôt que quelque chose pour se référer à des non-humains. Le message est en effet sensiblement différent lorsqu’on demande à des chasseurs ou des pêcheurs : Qu’est-ce que vous avez tué ? Vous avez tué quelque chose ? ou Qui avez-vous tué ? Vous avez tué quelqu’un ?

    • 1 Par exemple https://www.cnrtl.fr/definition/animal.
    • 2 GAFFIOT, F. (1934) Dictionnaire Latin Français. Paris : Hachette. Disponible sur https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php.
    • 3 BERTHET, J. (2006) Dictionnaire de biologie. Bruxelles : De Boeck Supérieur.
    • 4 GAFFIOT, F., Dictionnaire Latin Français, op. cit.
    • 5 Les catégories d’exclusion sont plus fréquentes qu’on ne pourrait le penser. Si invertébré est facile à identifier comme tel, la province (aujourd’hui les régions) ou la banlieue par exemple en sont aussi car ces mots désignent des lieux divers regroupés sur la seule base de leur différence avec Paris. Voir à ce sujet l’article de LECOINTRE, G. et HUNEMAN, P. (2020) « Que signifie “se ressembler” en biologie ? », Philosophia Scientiæ, 24–2(2), pp. 75-98. Disponible sur : https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.2304.
    • 6 On observe en particulier cette relation pseudo-symétrique dans l’expression l’homme et l’animal, sur laquelle nous reviendrons.
    • 7 BONNARDEL, Y. et PLAYOUST-BRAURE, A. (2020) Solidarité animale : défaire la société spéciste. Paris : La Découverte.
    • 8 DERRIDA, J. et MALLET, M.-L. (2006) L’animal que donc je suis. Paris : Galilée, cité dans MARSOLIER, M.-C. (2020) Le mépris des « bêtes » : un lexique de la ségrégation animale. Paris : PUF.
    • 9 Voir par exemple le Dictionnaire Électronique des Synonymes du Centre de Recherches inter-langues sur la Signification en contexte, disponible en ligne sur https://crisco4.unicaen.fr/des/.
    • 10 HUGO, V. (1832) Le roi s'amuse. Paris : Librairie d'Eugène Renduel.
    • 11 Voir par exemple l’ouvrage récent de HOSSAERT-MCKEY, M., KECK, F. et MORAND, S. (2021) L’homme et l’animal. L’invention de nouveaux liens. Paris :‎ Le Cherche Midi.
    • 12 SCHOPENHAUER, A. (2009) [1841] « Mémoire sur le fondement de la morale », in Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, traduit de l’allemand et annoté par Christian SOMMER, Paris : Gallimard, cité par Florence BURGAT dans la préface à MARSOLIER, M.-C. (2020) Le mépris des « bêtes » : un lexique de la ségrégation animale, op. cit.
    • 13 Ainsi, pensée est défini dans le TLFi comme « manière de penser et d'exprimer ce qu'on pense ; attitude, détermination de l'esprit propre à une personne ou à un groupe de personnes » ; intention, comme « disposition d'esprit, mouvement intérieur par lequel une personne se propose etc. » ; amour, comme « lien affectif entre des personnes : l'amour entre les membres d'une même famille naturelle ou entre conjoints », etc.
    • 14 Ce paragraphe reprend l’argumentation d’un article récent : MARSOLIER, M.-C. et MESGUICH, F. (2022) « Parlons-nous trop du “bien-être animal” ? », The Conversation. Disponible sur : https://theconversation.com/parlons-nous-trop-du-bien-etre-animal-180166.
    • 15 Voir par exemple le site de l’interprofession nationale porcine (INAPORC) https://www.leporc.com/bien-etre-animal.html.
    • 16 DARDENNE, É. (2020) Introduction aux études animales. Paris : PUF, pp. 170-179.
    • 17 Voir https://agriculture.gouv.fr/le-bien-etre-animal-quest-ce-que-cest.
    • 18 BOURDIEU, P. (2001) Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil, p. 155.
    • 19 Misothère est composé sur le modèle de misanthrope des mots grecs miséô (« détester, haïr »), et thêrion (« animal sauvage »).
    • 20 BACON, F. (1857) [1620] Novum organum, traduit du latin et annoté par A. LORQUET, Paris : Hachette, livre I, LIX.
    • 21 ROZIN, P., MILLMAN, L. et NEMEROFF, C. (1986) “Operation of the laws of sympathetic magic in disgust and other domains”, Journal of personality and social psychology, 50(4), p. 703.
    • 22 FOUCAULT, M. (1971) L’ordre du discours. Paris : Gallimard, p. 12.
    • 23 Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (2022), Pour une communication publique sans stéréotypes de sexe. Disponible sur le site https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/zoom-sur/article/guide-pour-une-communication-publique-sans-stereotypes-de-sexe.
    • 24 CORBEAU, J.-P. et POULAIN, J.-P. (2002) Penser l’alimentation : entre imaginaire et rationalité. Toulouse : Privat.
    • 25 MARSOLIER, M.-C. et MESGUICH, F. (2022) « Parlons-nous trop du “bien-être animal” ? », op. cit.
    • 26 Voir par exemple CHRISTEN, Y. (2011) L’animal est-il une personne ? Paris : Flammarion ; les ouvrages de Frans DE WAAL, dont DE WAAL, F. (2016) Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, traduit de l’anglais par L. CHEMLA et P. CHEMLA, Paris : Les Liens qui libèrent ; et ceux de Marc BEKOFF, tels que BEKOFF, M. (2018) Les émotions des animaux, traduit de l’anglais par N. WAQUET, Paris : Rivages.
     

    RSDA 1-2024

    Doctrine et débats : Colloque

    Animal et Santé – Propos introductifs

    • François-Xavier Roux-Demare
      Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles
      Université de Brest
      Doyen de la Faculté de Droit, Economie, Gestion et AES
      Responsable du Diplôme universitaire de Droit animalier et du Diplôme universitaire Ethique et condition animale

    1. S’il y a quelques années encore il était possible d’entendre que « le droit animalier n’existe pas », une telle affirmation se trouve désormais contestable et contestée. Si l’on recense quelques rares études au début du XXe siècle, la recherche doctrinale se renforce à partir des années 801 et s’accélère fortement au fur et à mesure des réformes législatives récentes. Dès lors, les ouvrages se sont multipliés, dont un Code de l’animal2 et des manuels à destination des étudiants3, ainsi que la diffusion dans les revues juridiques et la création de la présente revue en 2009. Une partie de cette littérature formalise les réflexions et les échanges ayant eu lieu lors de colloques. Ainsi, le colloque « Animal & Santé », qui s’est déroulé à la Faculté de droit de l’Université de Brest, les 23 et 24 septembre 2021, a souligné l’imbrication des intérêts de la santé de l’animal sur la santé de l’homme, et inversement :
    - L’animal et la protection de la santé de l’homme : l’homme recourt depuis toujours à l’animal pour favoriser l’amélioration de ses conditions de vie, ce qui inclut sa santé. Dès lors, l’amélioration de la santé physique comme mentale de l’homme s’appuie sur une utilisation des animaux et ce malgré certaines contestations grandissantes.
    - Aux frontières de la santé de l’animal et l’homme : plusieurs situations (euthanasie, zoophilie, enfermement, etc.) mettent en exergue la porosité de la frontière entre la santé de l’animal et la santé de l’homme. Cette confrontation est alors une source d’ambiguïtés comme de proximités.
    - L’animal et la protection de sa santé : il appartient à l’homme d’assurer la protection de la santé de l’animal dans la perspective de son bien-être. Cette action s’illustre avec acuité dans les rapports entre les hommes et les animaux de compagnie. Néanmoins, diverses illustrations – à l’image de la santé mentale – démontrent les lacunes de cette protection.
    2. Toutes les contributions ont été compilées dans un ouvrage paru également en septembre 20214. En effet, la construction de l’ouvrage, comme sa publication, ont été réalisées dans la perspective de la tenue du colloque. L’objectif était de proposer des échanges, sous la forme de tables-rondes, à l’appui de réflexions approfondies et publiées. Sans intervention magistrale formelle, il s’agissait de laisser la place aux échanges et aux débats, après une courte présentation de leur sujet par les auteurs. Car finalement, la doctrine se définit par la pensée des auteurs et celle-ci – cette pensée – se nourrit des discussions, des expériences ou des oppositions révélées. Dans cette perspective renforcée, il a été proposé à plusieurs universitaires, qui n’avaient pas contribué à l’ouvrage, d’introduire les journées de travail. Ce dossier de la RSDA offre l’opportunité à ces auteurs de transmettre leur contribution, en complément de l’ouvrage. Par ces quelques mots, il s’agira d’indiquer la démarche dans laquelle s’est inscrite leur sollicitation.
    3. La première contribution a été rédigé par la professeure en droit privé Dorothée Guérin et porte le titre « A la recherche d’un statut de l’animal à travers le prisme de la santé ». Le renforcement de la protection animale est particulièrement pensé à travers la nécessaire adoption d’un statut juridique adapté. Depuis la loi n° 2015-177 du 16 février 20155, l’animal n’appartient plus à la catégorie des biens mais n’a pas pour autant rejoint la catégorie des personnes. Pire, le législateur a maintenu une évidente chosification de l’animal en prévoyant, dans l’article 515-14 du Code civil, que « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». La récurrence des débats quant à la nécessaire évolution du statut de l’animal, illustrée par la proposition d’une « personnification technique »6, nous a alors invité à l’envisager par le prisme de la santé. Dorothée Guérin propose donc une réflexion, à la lumière du droit de la santé – ancrant l’animal dans le régime des biens –, mais également du droit de la consommation – offrant la lueur d’une évolution juridique pour l’adoption d’un tel statut.
    4. La seconde contribution est proposée par la directrice de recherche Marie-Claude Marsolier et intitulée « La sémantique des animaux non-humains (ou La sémantique de l’“animal”) ». Cette contribution rappelle l’importance des mots mais, plus encore, souligne le langage variable d’une discipline à l’autre. Lors d’une discussion avec Marie-Claude Marsolier, nous avons évoqué le recours au singulier de l’« animal », y compris pour le titre du colloque et de l’ouvrage « Animal & Santé »7. En effet, les juristes recourent régulièrement et souvent au singulier dans une perspective inclusive, loin d’une volonté dévalorisante du sujet visé. Pourtant, remarque était faite, dont les propos sont repris dans la contribution à suivre, que « l’utilisation de singuliers génériques est un procédé fréquemment mobilisé pour dévaloriser des groupes d’individus dont on méprise sciemment la diversité ». Il est alors apparu l’intérêt fondamental de comprendre les différences, voire les oppositions, d’appréhension du langage en fonction de nos disciplines. Cette contribution éclaire sur la sémantique de l’animal, ou plutôt des animaux et des bêtes, ou peut-être des animaux non-humains… D’ailleurs, au-delà des expressions, une autre difficulté apparait avec la définition des termes visés. Ceci est particulièrement vrai pour « l’animal » ou « les animaux », que l’on recherche une définition générique ou juridique. Nous pouvons nous borner ici à reprendre la définition du Code civil, proposée dans l’article 515-14 depuis l’adoption de la loi précitée de février 2015 : « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ». Cette définition devrait trouver à s’appliquer à tous les animaux, en provoquant la nécessaire limitation de l’actuelle et critiquable approche catégorielle8.
    5. La troisième contribution, rédigée par la maîtresse de conférences en anglais et études animales Emilie Dardenne offre un panorama des études animales, en retraçant « le tournant animal » ou cette « révolution épistémologique ». C’est ainsi tout le champ des sciences humaines et sociales qui est concerné, favorisant le développement à partir de la fin du XXe siècle de nombreuses études animales dans les diverses disciplines existantes et selon des approches variées (neutres, critiques, voire radicales). L’auteure expose l’évolution des études – et de fait des rapports – entre humains et non-humains, relation ancrée dans une complexité et une ambiguïté que l’on retrouve dans le cadre de leur santé. Cette diversité et cette richesse des approches disciplinaires – et l’importance de la confrontation des regards – nous ont été rappelées lors de la création de l’Observatoire de la recherche sur la condition animale (ORCA)9. Ce réseau prospectif du CNRS, créé en mai 2023, vise à structurer la recherche sur la condition animale par une approche décloisonnée des savoirs, en faisant dialoguer les sciences humaines et sociales avec les sciences du vivant10. Cette réflexion pluridisciplinaire s’avère fondamentale à la compréhension et à l’évolution de la protection animale.
    6. Ce dossier s’achève par les propos conclusifs complémentaires du professeur agrégé de droit privé Jean-Pierre Marguénaud qui permettent d’offrir un regard incisif sur ces contributions inédites, additionnelles à l’ouvrage. Comme à son habitude, le professeur Marguénaud se joue des mots pour piquer notre curiosité et nous inviter à lire, étudier, rechercher, débattre sur le droit animalier. Les premiers mots de ces propos conclusifs sont qu’« il en va parfois des thèmes de recherche comme de certaines maladies : ils sont contagieux ». S’il nous attribue le rôle principal dans l’inoculation du thème de recherche aux auteurs participants à ce dossier, il nous faut souligner son statut de « porteur sain » assurant la contamination de ses proches et de ses relations d’un engouement pour le droit animalier. Dans la poursuite de ces métaphores, il est alors souhaitable d’observer que « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent »11.

    • 1 S. ANTOINE, « Le droit de l’animal : évolution et perspectives », D. 1996 p. 126. Parmi les travaux importants, J.-P. MARGUENAUD, L’animal en droit privé, Thèse de doctorat sous la direction de C. LOMBOIS, Université de Limoges, 1987.
    • 2 J.-P. MARGUENAUD et J. LEROY (dir.), Code de l’animal, LexisNexis, 3e éd., 2024.
    • 3 Par ex., M. FALAISE, Droit animalier, Bréal, coll. « Lexifac Droit », 2023.
    • 4 F.-X. Roux-Demare (dir.), Animal & Santé, Paris, Mare & Martin, coll. « Droit privé et science politique », 2021.
    • 5 Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, JORF n° 40, 17 février 2015.
    • 6 V. par ex. : J.-P. MARGUENAUD, F. BURGAT, J. LEROY (dir.), Le droit animalier, PUF, 2016, pp. 250-254 ; J.-P. Marguénaud, « Avant-propos », in S. M. WISE, Tant qu’il y aura des cages. Vers les droits fondamentaux des animaux, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 15.
    • 7 F.-X. ROUX-DEMARE, « Prolégomènes », in F.-X. ROUX-DEMARE (dir.), Animal & Santé, op. cit., p. 19.
    • 8 F.-X. ROUX-DEMARE (dir.), La protection animale ou l’approche catégorielle, Institut francophone pour la justice et la démocratie – LGDJ-Lextenso éditions, Coll. « Colloques & Essais », 2022.
    • 9 Le site de l’Observatoire est accessible à l’adresse suivante : https://orcanimale.fr/, page consultée le 18 juin 2024.
    • 10 E. DARDENNE et R. ESPINOSA, « Lancement d’un réseau prospectif CNRS – L’Observatoire de Recherche sur la Condition Animale (ORCA) », Savoir Animal, n° 13, 16 octobre 2023, [En ligne], https://savoir-animal.fr/lancement-reseau-prospectif-cnrs-observatoire-recherche-condition-animale-orca/, page consultée le 18 juin 2024.
    • 11 J. ROMAINS, Knock, ou le Triomphe de la médecine, Gallimard, 1924, acte I, scène I.
     

    RSDA 1-2024

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