Dossier thématique : Points de vue croisés

Le chat et le culte de la déesse égyptienne Bastet

  • Emanuele Casella
    Docteur en Egyptologie, Laboratoire AOROC, UMR 8546
    CNRS-Université Paris Sciences Lettres

La déesse égyptienne Bastet a toujours intrigué les savants et les profanes, notamment en raison de son apparence féline, entrant dans l'imaginaire collectif comme symbole de la religion égyptienne. Cependant, l'évolution iconographique de cette divinité et de son culte va de pair avec la domestication du chat et l'introduction de ce félin dans la société égyptienne.

Cet article vise à décrire les principaux aspects du culte de la déesse Bastet en Égypte et son lien étroit avec le chat (et les félins en général) d'un point de vue rituel et social. Nous analyserons également comment les Grecs et les Romains sont entrés en contact avec cette déesse et ont diffusé son culte dans la Méditerranée.

Les premiers témoignages de la déesse Bastet remontent au III millénaire av. J.-C. et montrent la divinité sur un trône avec la tête léonine tenant un sceptre en forme de papyrus dans la main ; cette image léonine est étroitement liée à celle de Sekhmet puisque les deux divinités sont considérées par les Égyptiens comme les deux faces d'une même médaille: d'un côté Bastet, divinité bienveillante et protectrice, et de l'autre Sekhmet, dangereuse et destructrice1.

Cette dualité est à la base de la théologie égyptienne, comme en témoigne le célèbre mythe de la « Déesse Lointaine » où Sekhmet, fille de Râ, est chargée de punir l'humanité par son père qui empêchera plus tard l'extermination de la population par la lionne vorace grâce à la tromperie de la bière teintée en rouge - qui ressemblait au repas préféré de Sekhmet, le sang - et ainsi Sekhmet mutera en la paisible Bastet2.

Le mythe est lié au culte de Bastet car des rituels propitiatoires étaient pratiqués en début d'année pour apaiser Sekhmet impliquant l'offrande de bière par les prêtres, la population égyptienne et le pharaon3.

En fait, nous trouvons les preuves archéologiques d'offrandes des pharaons à Bastet dans ses principaux centres de culte dans le Delta dès la fin de l'Ancien Empire (2300-2200 av. J.-C.), par exemple les inscriptions dans le « temple Ka » de Pepi I à Tell Basta ou le relief du temple de Ny-wsr-Ra à Saqqara4.

I.Les sanctuaires de Bastet

Les deux principaux centres de culte de Bastet se trouvent dans le Delta (fig. 1), sur les sites actuels de Tell Basta et de Saqqarah: les sanctuaires étaient désignés en hiéroglyphes comme « la maison de Bastet », d'où le terme en grec « Boubasteion » a dérivé plus tard.

Le toponyme égyptien de Tell Basta est « Per-Baset », mais les historiens classiques ont changé le nom en grec « Bubastis », qui est également devenu le nom de Bastet à l'époque gréco-romaine confondant le teonime avec l'ancien toponyme.

Le sanctuaire de Tell Basta est désigné aujourd'hui comme le « Grand Temple de Bastet » ; les structures du temple, que l'on peut voir in situ, sont principalement datés du I millénaire av. J.-C. et consistaient en des grandes salles5 de 30x50 m. avec des piliers et des colonnades, construites par deux pharaons (Osorkon I et II) dont la dynastie est appelée « Bubastite », car ils ont fait de la ville sacrée de la déesse Bastet leur capitale et ils ont élevé cette divinité au rang principal dans le panthéon égyptien6.

La partie principale du sanctuaire (et aussi la plus célèbre en termes de sources) est celle construite sur une surface de 60x70 m., par le pharaon Nectanébo II (358-341 av. J.-C.), qui était particulièrement dévoué à la déesse comme l’indique le titre royal « le fils de Rê, Nectanébo, fils de Bastet, bien-aimé de Bastet, dame de Baset »7.

Sur les décorations des « naoi » ( les petits temples de pierre qui abritaient la statue des divinités) on peut voir des scènes rituelles où le pharaon fait des offrandes à la déesse Bastet, toujours représentée sous la forme d'une lionne8.

Hérodote donne une description qui exprime la magnificence de ce lieu sacré : « Dans cette ville est un temple de Boubastis qui mérite qu'on en parle. On voit d'autres temples plus grands et plus magnifiques; mais il n'y en a point de plus agréable à la vue. Boubastis est la même qu’Artemis parmi les Grecs. Son temple fait une presqu'île, où il n'y a de libre que l'endroit par où l'on entre; deux canaux venant du Nil avancent en effet, sans se mêler l’un à l’autre, jusqu’à l’entrée du sanctuaire, qu’ils enveloppent, celui-ci par ici et celui-là par-là, chacun d’eux large de 100 pieds et ombragé d’arbres. Les propylées ont une hauteur de dix orgyies: ils sont ornés de figures de six coudées, qui méritent qu’on en parle. Le sanctuaire est situé au milieu de la ville; on le voit de toutes parts de haut en bas quand on en fait le tour; car le sol de la ville ayant été exhaussé par des terrassements tandis que le sanctuaire demeurait sans qu’on y touchât tel qu’il avait été établi au début, la vue y plonge. Tout autour court un mur de clôture où des figures sont sculptées. À l’intérieur, un bois planté de très grands arbres environne un vaste temple où est la statue de la déesse ; sur toutes ses faces, en long et en large, le sanctuaire a un stade. En face de l’entrée, une voie dallée de pierre se développe sur une longueur de trois stades environ. Elle traverse la place du marché, allant vers le Levant; sa largeur peut être de quatre plèthres; de part et d’autre de cette voie, des arbres ont poussé qui montent jusqu’au ciel; elle conduit à un sanctuaire d’Hermès. Voilà comment est fait le sanctuaire de Boubastis »9.

Une autre centre de culte important de Bastet est situé dans la partie nord de la nécropole de Saqqara, à la frontière avec le désert, près du temple d'Ounas. Il s'agit d'un temple sui generis par son caractère funéraire et son lien avec les autres nécropoles d'animaux sacrés dans le site de Saqqara (ibis, faucons, vaches, taureau, babouins, etc.).

Aujourd'hui il reste peu de témoignages archéologiques des structures qui formaient ce grand temple en raison de la construction de bâtiments modernes, mais on sait qu'il couvrait une superficie de 9,3 hectares, circonscrite par un « temenos » (une enceinte sacrée) renfermant les lieux de prière, les maisons des prêtres et, bien sûr, une grande nécropole de chats10.

Cette nécropole féline est devenue très connue de la seconde moitié du Ier millénaire jusqu'à l'époque gréco-romaine, quand le culte des « animaux sacrés » a atteint son apogée , en fait, aujourd'hui encore, le nom moderne en arabe du site est Abwab al-Qutat, « La Porte des Chats »11.

II.Bastet, la déesse chatte

L'iconographie de Bastet a connu une évolution importante au cours du Ier millénaire avant notre ère, passant de la lionne à la chatte.

Il faut préciser que le chat n'est pas toujours lié à Bastet (comme on le croit généralement), mais qu'il existe diverses images félines (amulettes, figurine en terre cuite, bijoux12) liées à d'autres divinités comme Hathor13.

Il est également difficile, dans certains cas, de relier l'image du chat à une déesse spécifique, et l'interprétation ne doit jamais être univoque si aucune preuve archéologique ou épigraphique ne confirme le lien avec un culte spécifique.

Cela dit, les célèbres bronzes de chat, que l'on trouve dans les collections des musées du monde entier, commencent à être produits et dédiés en Égypte en tant qu'offrandes votives à Bastet à partir de la Basse Epoque (VII sec. av. J.-C.)14.

Le changement iconographique le plus évident de la déesse est cependant visible dans un autre type d'objet votif, les statuettes en bronze de Bastet (fig. 2), où elle a un corps de femme avec une tête de chat et porte dans ses mains le sistre (un instrument de musique en forme de hochet), l'égide de lion (un large collier de perles surmonté d'une tête de lion avec un disque solaire symbole de protection) et le panier; ces attributs sont liés à d'autres divinités féminines comme Hathor ou Isis15.

Cette nouvelle représentation de Bastet coïncide avec sa nouvelle fonction de protectrice des femmes enceintes et des jeunes enfants, qui s'ajoute à tous les autres aspects théologiques plus anciens ; en effet, Bastet continuera à être représentée sous forme de lion cette représentation « prédominera dans l’iconographie officielle sur les Bastet à tête de chatte »16.

Ainsi, dès la Basse Epoque puis tout au long de l'époque gréco-romaine, de nombreuses statuettes de chat portant une inscription de dédicace à la déesse sont produites dans des ateliers proches des centres de culte de Bastet. Les fidèles se rendent dans les temples pour acheter ces objets votifs et les offrir à la déesse afin de demander sa protection pour les femmes et les enfants dans des moments délicats de la vie17.

Les ex-voto font directement référence à la fonction protectrice de Bastet, représentant souvent la déesse ou une chatte générique dans des attitudes maternelles, par exemple allaitant ses petits ou entourée de chatons18.

À partir du IVe s. av. J.-C., Bastet est devenue l'une des divinités les plus importantes pour la famille royale ptolémaïque19; en effet, un Bubasteion20 a été construit dans la capitale Alexandrie par la reine Bérénice II et son époux Ptolémée III, où de nombreuses offrandes votives ont été dédiées à la déesse : par exemple, des statuettes de chat (plus de 500 retrouvées en pierre et en terre cuite) avec une inscription dédicatoire en grec et des statues d'enfants, un catégorie d’objets votifs dédiés à la protection des enfants dans les temples grecs mais qui étaient tout à fait étrangers à la culture égyptienne21.

Ces offrandes témoignent du fait que la population des Grecs d'Égypte se tournait souvent vers la déesse Bubastis, et que les ateliers grecs en Égypte créaient de nouveaux ex-voto ou réinterprétaient l'image du chat égyptien - la rendant plus dynamique - pour répondre aux goûts des Grecs d'Égypte qui étaient dévoués à un nouveau culte étranger.

Bastet jouissait donc d'une grande popularité dans toute l'Égypte, la fête principale de la déesse est inscrite sur les calendriers égyptiens comme l'une des fêtes nationales les plus importantes et de nombreuses personnes se rendaient à Tell Basta pour cette célébration23.

La description d'Hérodote est encore une fois très évocatrice: « Lorsque les Égyptiens vont aux fêtes de Boubastis, voici comment ils se conduisent: ils s’y rendent par le fleuve, hommes et femmes entassés pêle-mêle et nombreux dans chaque barque. Quelques-unes des femmes ont des crotales qu’elles font résonner, quelques hommes jouent de la flûte pendant tout le trajet; les autres, femmes et hommes, chantent et battent des mains. Arrivés à la hauteur d’une ville, ils poussent la barque au rivage: alors, certaines des femmes continuent à faire ce que j’ai dit, d’autres crient des railleries à l’adresse des femmes de la ville, d’autres dansent, d’autres encore, debout, retroussent leur robe. Voilà ce qu’elles font dans toutes les cités riveraines du fleuve qu’elles traversent. Parvenus à Boubastis, ils fêtent la déesse avec de grands sacrifices, et l’on boit plus de vin de raisin pendant cette solennité que pendant tout le reste de l’année. Il s’y rend, tant hommes que femmes (sans compter les petits enfants), quelque sept cent mille personnes selon les gens du pays »24.

Ces fêtes, appelées « Boubastia »25, étaient centrées sur des rituels de fertilité et se déroulaient avec une procession à Bubastis, le principal centre de culte de la déesse. Elles réunissaient principalement des femmes au comportement lascif, avec une consommation immodérée d'alcool et une grande promiscuité (ce qui était assez courants dans les fêtes égyptiennes).

À l'époque romaine, sont attestées les mêmes fêtes de Bastet desquelles se déroulaient des rituels orgiaques que les auteurs romains décrivent comme des événements très licencieux dans le but de définir les Égyptiens comme des barbares qui ne pensaient qu'à boire, danser, chanter et manger26.

Lors de ces fêtes nationales, de nombreuses offrandes étaient faites à la déesse Bastet avec les ex-voto produites et achetées directement dans le sanctuaire; elles pouvaient également être emportées à la maison pour la protection du foyer dans la vie de tous les jours27. Il s’agit par exemple de figurines en terre cuite représentant des chats assis ou de statuettes en bronze de la chatte couchée allaitant ses chatons (fig. 3), symbolisant la fonction maternelle de Bastet.

On trouve aussi des statuettes en terre cuite ou en bronze de femmes, très souvent nues, offrant des figurines de chat ou tenant sur leurs épaules des images de Bastet, qui pourraient représenter des participantes à ces fêtes ou des prêtresses de la déesse28.

Parmi les différentes offrandes qui pouvaient être faites à Bastet dans le temple, il y avait aussi des momies de chats. Il faut cependant bien faire la distinction entre les momies d'animaux votifs et les animaux dits « sacrés »29, qui ont un rôle spécifique dans la religion égyptienne. Dans les sanctuaires, il y avait des prêtres dont le rôle était d'élever et de soigner les animaux sacrés qui avaient été préalablement sélectionnés dans la nature pour leurs particularités physiques ou élus par la divinité elle-même au cours de rituels oraculaires spéciaux. Des rituels, semblables au couronnement du pharaon, étaient alors accomplis pour élever l'animal au rang de représentation vivante du dieu.

Les animaux vivaient toute leur vie dans le temple, dans un lieu qui leur était dédié, participant aux processions et recevant les offrandes des dévots; enfin, lorsqu'ils mouraient, ils étaient momifiés et déposés dans la nécropole, dans l'enceinte sacrée, au cours d'une cérémonie30.

Par ailleurs, à la Basse Epoque, lorsque le culte de Bastet était à son apogée, les prêtres ont commencé à fabriquer des momies de chat que les fidèles pouvaient acheter et enterrer dans le territoire sacré pour demander une protection maximale de la divinité31.

Des études ont montré que la plupart des momies de chat étaient produites pour les grandes fêtes de Bastet, les prêtres faisaient en sorte de multiplier les naissances de chatons pour ces périodes et tuaient un grand nombre de chats souvent jeunes en leur brisant le cou. Les corps étaient ensuite momifiés sous la forme tubulaire « classique » avec, souvent, des décorations dans l'emballage32.

Il existait donc un véritable commerce de ces momies de chats, en contradiction avec le caractère rituellement sacré de l'animal; les chats utilisés pour ces momies n'étaient pas ceux sélectionnés ou choisis dans les temples, mais probablement d'autres spécimens moins « précieux ».

III.La domestication du chat en Égypte

Le changement dans l'iconographie de Bastet (de lionne à chatte) pourrait coïncider avec la domestication effective du chat dans la société égyptienne.

Les fidèles se reconnaissaient dans un animal, désormais présent dans les foyers égyptiens, au comportement protecteur de la maison, plus que dans une lionne féroce, symbole d'une prérogative théologique « élitaire » des prêtres.

Comme nous l'avons déjà expliqué, Bastet était la manifestation apaisée de Sekhmet et continuera à être représentée sous la forme d'une lionne à l'intérieur des temples en raison de son lien avec les « rituels du Nouvel An »33, mais l'idée d'une déesse chatte était probablement plus facilement comprise par la population égyptienne; de plus, le chat avait biologiquement un lien étroit avec les fonctions de Bastet (protectrice des femmes enceintes, de la fertilité, des enfants) : les chattes ont en effet souvent un grand nombre de chatons et les défendent avec acharnement.

La race de chat la plus répandue en Égypte est le « felis silvestris lybica » (fig. 4), une forme domestiquée du chat sauvage du désert occidental, souvent représenté avec un pelage tigré clair et un caractère docile34. Cette espèce de chat, répandue au Proche-Orient et en Afrique du Nord, est apparentée à d'autres sous-espèces félines telles que le « felis silvestris silvestris », répandu en Europe et plus difficile à approcher35.

La domestication du chat s'est faite progressivement lorsque l'homme a commencé à cultiver des champs et à stocker des céréales : les félins vivaient à l'intérieur des entrepôts et ils se nourrissent des rongeurs. L'analyse des ossements de félins dans les contextes archéologiques nous a permis de comprendre que le processus de domestication passait alors par la capture de chats, qui étaient ensuite isolés des chats sauvages et élevés en captivité afin de conserver les caractéristiques souhaitées par l'homme36.

En 2008, la fouille d'une nécropole pré-dynastique à Hierakonpolis (3800-3600 av. J.-C.), dans le Sud de l'Égypte à 65 km de l'actuelle Luxor, a permis de mettre au jour une série de tombes exceptionnelles appartenant à l'élite de cette ville, considérée comme l'un des plus grands centres urbains de l'époque: la nécropole se compose de tombes de grande taille avec un riche mobilier funéraire, où l'on trouve des animaux et des humains, ensemble ou séparés37.

Les restes de faune trouvés appartiennent à 110 animaux domestiques et 38 animaux sauvages répartis en 10 espèces différentes, parmi eux se trouvaient des chats de l'espèce « felis chaus » - également connue sous le nom de « chat des marais »38 - qui présentaient des signes de « fractures  guéries liés à des coups violents et dans une moindre mesure au fait que les animaux on été immobilisés par des liens »39. Il s'agit peut-être d'une première tentative de domestication du félin dans la sphère domestique. En plus, six squelettes complets de « felis silvestris lybica » ont été trouvés dans une tombe, soigneusement placés dans des fosses profondes; dans ce cas, il s'agissait presque certainement de chats domestiques40.

Dès le Moyen Empire (1980-1700 av. J.-C.) et puis tout au long du Nouvel Empire (1550-1069 av. J.-C.), on trouve dans les tombes des images du chat dans un contexte domestique, souvent représenté sous la table ou sur les jambes de ses propriétaires41 (fig. 6).

Ces scènes témoignent de l'affection de la population égyptienne pour le chat, qui est devenu l'animal domestique par excellence, y compris dans la famille royale : preuve en est, le sarcophage en calcaire que le prince Touthmosis (fils d’Amenhotep III) a fait construire pour son chat Tamit, dont le nom se traduit par « Petit Chat »42.

Le chat fait également l'objet d'une catégorie d'amulettes43 qui sont utilisées en Égypte tout au long de l'époque pharaonique, mais qui sont plus répandues à partir du Nouvel Empire, lorsque le félin devient un animal domestique.

Le félin, probablement de la race « felix silvestris lybica », est représenté le plus souvent dans une posture accroupie ou parfois avec un ventre arrondi, et c'est précisément pour cette raison que l'on suppose que les amulettes étaient utilisées pour la protection des enfants et des femmes enceintes, ou comme amulettes de fécondité44.

Ces deux fonctions étaient liées au rôle divin de Bastet, mais aussi à celui d'autres divinités « nourricières » telles que Hathor et Isis45.

Il est cependant difficile de comprendre si, au Nouvel Empire, les amulettes avaient un caractère religieux (ce qu'elles ont certainement assumé à partir de la Basse Époque, lorsque Bastet est devenue une divinité importante du panthéon égyptien) ou s'il s'agissait simplement de l'image d'un félin domestique répandu dans les foyers égyptiens et auquel la population avait donné une valeur protectrice symbolique.

Le chat est ainsi devenu l'un des principaux animaux domestiques du Nouvel Empire et a souvent remplacé (ou accompagné) les premiers animaux domestiques égyptiens, le singe et le chien, dans les représentations46.

Le chat est également mentionné dans les sources littéraires égyptiennes: le mot hiéroglyphique onomatopéique « miout » (chatte) est utilisé dans des métaphores égyptiennes pour illustrer le caractère inconstant des femmes (fragile et vindicative), précisément car ces caractéristiques renvoient supposément au comportement naturel du félin. Un exemple est le dicton égyptien : « face à un homme qui respire la richesse, sa femme est une chatte. (Mais) face à un homme en difficulté. Sa femme est une panthère »47 .

La « banalisation » des comportements paradoxal des femmes égyptiennes (agressifs et maternels, pacifiques et vindicatifs) s'inscrit dans la dualité mythique de Bastet/Sekhmet: un exemple est la recommandation « Ne te moque pas d’un chat »48.

La fragilité du corps des chats est utilisée pour plaisanter sur l'apparence physique des hommes : par exemple, dans une lettre satirique le scribe Hori se moque d'un collègue en disant « aussi petit qu’un chat et aussi grand qu’un cercopithèque ».

Il n'y a donc pas de lien direct entre la diffusion du culte de la déesse Bastet en Égypte et la domestication du chat, qui a probablement eu lieu dans des temps plus anciens pour des fins fonctionnelles, mais le chat reste l'un des animaux domestiques les plus représentés dans les productions égyptiennes et, dans certains cas, il est associé à diverses divinités de la sphère maternelle.

IV.La vénération du chat en Egypte selon les auteurs classiques

Plusieurs auteurs classiques (grecs et romains) ont écrit sur les pratiques sociales et religieuses égyptiennes, les comparant à leur propre culture, et ont donc souvent donné un avis négatif de cette ancienne civilisation.

Les informations recueillies par les historiographes provenaient principalement de sources indirectes ou de récits oraux d'Égyptiens de la même époque que les auteurs, qui n'étaient pas vraiment au courant des événements anciens.

Hérodote consacre le livre II de « Histoires » à l'Égypte et il y a deux passages en particulier où l'auteur aborde le sujet du chat en tant qu'animal sacré de la déesse Bubastis50, expliquant qu'il a été choisi par les Égyptiens pour son comportement protecteur envers sa progéniture.

Pour décrire la haute considération des Égyptiens pour le chat, il raconte que la population s'afflige quand des chats se jettent sans crainte dans le feu lors des incendies et que, lorsque les chats domestiques meurent de mort naturelle, toute la famille se rase les sourcils en signe de deuil et enterre ensuite l'animal momifié dans le temple de Bubastis.

Il n'y a pas d'explication associée à la religion égyptienne qui pourrait expliquer l’attrait des chats pour les flammes si ce n’est l'idée suivant laquelle Bastet est la manifestation de l'œil de Râ ou de son homologue Sekhmet qui, dans les textes égyptiens, pouvait cracher des flammes51 ; nous ne savons donc pas d'où vient cette affirmation d'Hérodote.

Par contre, seuls les animaux sélectionnés par les prêtres ou choisis par la divinité étaient considérés comme sacrés et donc enterrés avec tous les honneurs dans les temples de Bastet, alors que les chats domestiques étaient de simples animaux qui pouvaient, dans de rares cas, accompagner le défunt dans l'au-delà. Hérodote a donc probablement voulu souligner ici le caractère « primitif » de la religion égyptienne par rapport à la Grèce « civilisée ».

Les auteurs romains tentent également de donner une explication au caractère sacré du chat égyptien, en partant des mêmes prémisses erronées qu'Hérodote: Diodore de Sicile explique que la nature divine du chat égyptien dérive de la correspondance symbolique entre la chasse des animaux dangereux (comme le serpent) par le félin et le combat du dieu Râ dans le royaume des morts contre le serpent Apophi52.

Plutarque associe plutôt le chat à la lune et à la fertilité, car les yeux du félin s'adaptent à la lumière de la lune, il s'accouple la nuit en suivant les cycles lunaires et donne naissance à 27 chatons53.

Ces simples caractéristiques biologiques de la chatte ont conduit à l'assimilation de Bubastis à la déesse égyptienne Isis par les Romains54, dont le culte - lié à la protection de la maternité - était enraciné parmi les « liberti » (esclaves libérés) qui construisaient de nombreux temples dans tout l'Empire et officiaient souvent les rituels en tant que prêtres55.

Les auteurs classiques étaient convaincus que les Égyptiens considéraient tous les chats comme des êtres divins, émanation directe de la déesse Bubastis, et qu'ils se comportaient donc de manière excessive s'il leur arrivait malheur; au contraire - comme nous l'avons décrit plus haut - les chats étaient tués à l'âge de quelques mois pour créer des momies votives qui étaient ensuite achetées par les pèlerins qui venaient au temple lors des fêtes.

L'une des histoires les plus connues est celle de Diodorus Siculus qui raconte qu'un Romain a été mis à mort par la population égyptienne parce qu'il avait tué un chat56. Ou encore Anaxandrides - humoriste du IVe siècle avant J.-C. - plaisante sur l'incompatibilité des Grecs et des Égyptiens dans une conversation hypothétique: « […] Si tu vois un chat souffrir quelque mal, tu pleures, mais moi, c’est avec becaucoup de plaisir que je le tue et l’écorche »57.

Cicéron honore les croyances égyptiennes en disant que:  « […] Eux dont l’esprit est plein d’égarement pervers iraient plutôt au supplice que de porter une main sacrilège sur un ibis, un aspic, un chat… »58.

Conclusions

Dans cet article, nous avons tenté de résumer les principales caractéristiques du culte de la déesse Bastet, tant d'un point de vue théologique et rituel, que plus matériel et votif.

Cependant, de nombreuses questions restent encore en suspens quant à la relation entre le chat et la déesse: quels sont les processus théologiques et politiques qui ont conduit à la transformation de Bastet de déesse lionne en chatte? Pourquoi ce changement n'est-il visible qu'au niveau votif? Comment se fait-il que nous n'ayons de témoignages de ce phénomène religieux que de la Basse Epoque ?

Une analyse attentive des scènes des temples, représentant la déesse Bastet dans des actions rituelles ainsi que des décorations du mobilier sacré, permettrait de mieux comprendre les occasions où la divinité a été représentée sous forme de lion. En outre, les textes accompagnant ces scènes pourraient nous aider à comprendre s'il existe un lien entre les épithètes ou les épiclèses de la déesse et des rituels spécifiques.

Les ateliers égyptiens situés à l'intérieur ou en proximité des temples ont produit des images de Bastet sous la forme d'une chatte qui ne correspondaient pas à la théologie officielle. Les prêtres eux-mêmes ont donc probablement commandé ces objets votifs en fonction de la vision religieuse de la déesse qu'ils voulaient transmettre au peuple: Bastet, la chatte pacifique, qui protège les femmes et les enfants au moment le plus fragile de leur vie.

Ce sont le pharaon et les prêtres qui s'occupaient des grands rituels de protection du monde permettant la perpétuation du prodige divin, car les textes théologiques (aujourd'hui encore considérés comme complexes) inscrits sur les murs des salles les plus intérieures du sanctuaire n'étaient pas connus de la population.

Un Égyptien lambda ne comprenait que partiellement la dualité Sekhmet/Bastet et orientait donc ses offrandes vers un seul « aspect » de la déesse, facile, compréhensible et quotidien, comme une simple chatte protégeant ses chatons.

L’insuffisance de documentation matérielle sur le culte de Bastet pour les périodes les plus anciennes limite considérablement les recherches sur ce sujet. En effet Nous n’avons aucune connaissances des structures plus anciennes des sanctuaires, notamment des grands centres de culte qui pourraient témoigner de développement du culte de la déesse dès le début de l'époque pharaonique.

Autant d’élément qui nous permettraient de comprendre, chronologiquement, le changement iconographique de la déesse et peut-être le relier à la domestication du chat.

Il est certain qu'au cours de la Basse Époque, Bastet a une grande popularité car les dynasties royales de l'époque ont élevé la déesse à un rôle principal dans le panthéon égyptien et ont restauré ses sanctuaires, promouvant ainsi le culte dans toute l'Égypte.

Le chat est devenu en Occident le symbole de la religion égyptienne car le caractère sacré des animaux étant considéré comme l'aspect principal des croyances anciennes.

Les historiographes classiques véhiculent cette vision très erronée qui alimente le stéréotype du « retard » de la culture égyptienne, cependant à l'époque, ils étaient incapables de lire les témoignages directes égyptienne en hiéroglyphe.

La déesse Bastet est exportée dans toute la Méditerranée grâce à la capitale hellénistique Alexandrie, qui diffuse les ex-voto (notamment les bronzes de chat) via les routes commerciales jusqu'à l'Occident romain, où elle devient la patronne de la maternité; une déesse « populaire » qui est vénérée dans les « Iseia » (temple d’Isis) de tout l'Empire.

La chatte sacrée reste l'aspect le plus fascinant du culte de Bastet et, en fait, à partir du milieu du XIXe siècle, lorsque le commerce des antiquités égyptiennes a commencé en Europe, les momies de chat ont été les objets les plus recherchés par des collectionneurs privés59. Même dans l'art de l'époque, des scènes de pseudo-prêtresses égyptiennes faisant des offrandes à des chats (ou à leurs momies) à l'intérieur de temples anciens sont souvent représentées (fig. 7).

Le commerce des momie de chat est raconté, par exemple, par le voyageur britannique W. M. Conway qui a assisté aux fouilles de la nécropole de Beni Hasan: « So men went systematically to work, peeled cat after cat of its wrappings, stripped off the brittle fur, and piled up the bones in black heaps a yard or more high […] The rags and other refuse, it appears, make excellent manure, and donkey loads of them were carried off to the fields to serve that useful, if unromantic, purpose »60.

Les momies de chat n'étaient pas répertoriées par les égyptologues comme des objets archéologiques, mais les meilleures étaient vendues par les Égyptiens aux touristes et les autres étaient exportées vers l'Angleterre61.

Des articles de journaux de l'époque rapportent que 20 tonnes de momies de chat provenant de Beni Hasan sont arrivées à Liverpool en 1890, où la fabrique d'engrais Leventon & Co. avait organisé une première vente aux enchères pour les vendre à des collectionneurs privés ; avec les os de momie de chat restants, ils avaient créé un engrais (le soi-disant « mummy mulch »62) qui avait été vendu lors d'une deuxième vente aux enchères ayant suscité la réprobation du public.

En bref, dans l'Égypte ancienne, les chats étaient des animaux choisis et sélectionnés pour être l'image vivante de la déesse égyptienne Bastet, puis ils ont été profanés par le commerce moderne, et enfin, aujourd'hui, ils font partie de chaque famille et, dans certains cas, sont à nouveau élevés au rang de divinités par le public des réseaux sociaux.

  • 1 Emanuele Casella, « The study of Greco-Roman Period ex-votos: new perspectives on the cult of Bastet/Bubastis in Egypt and in the Mediterranean », A. Bouhafs et al., Proceedings of the Twenty-Second Annual Symposium, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 26-30 September 2022, Montpellier, 2023, p. 75‑76.
  • 2 Danielle Inconnu-Bocquillon, Le mythe de la déesse lointaine à Philae , BdE 132, Le Caire, 2001.
  • 3 Jean-Claude Goyon, Le rituel du sḥtp Sḫmt au changement de cycle annuel: d’après les architraves du temple d’Edfou et textes parallèles, du Nouvel Empire à l’époque ptolémaïque et romaine,  BdE 141, Le Caire, 2006.
  • 4 Nora E. Scott, « The Cat of Bastet », BMMA 17 / 1, 1958, p. 3 ; Eva Lange-Athinodorou et Ashraf el-Senussi, « A royal ka-temple and the rise of Old Kingdom Bubastis », EA 53, 2018, p. 22.
  • 5 Je cite une statue colossale de 9 m. de haut de reine Nefertari dédiée à la déesse trouvée dans cette partie du temple qu’il témoigne de l'importance du sanctuaire dès le Nouvel Empire (1300 av. J.-C.). François Leclère, « Les villes de Basse Égypte au Ier millénaire av. J.-C.: analyse archéologique et historique de la topographie urbaine », BdE 144, Le Caire, 2008, p. 369‑371.
  • 6 Daniela Rosenow, « The great temple of Bastet at Bubastis », EA 32, 2008, p. 11‑13.
  • 7 Daniela Rosenow, Das Tempelhaus des Großen Bastet-Tempels in Bubastis, Humboldt-Universität zu Berlin, 2014 ; Neal Spencer et Daniela Rosenow, A Naos of Nekhthorheb from Bubastis: religious iconography and temple building in the 30th dynasty, British Museum Research Publications 156, Londre, 2006, p. 44‑46.
  • 8 Ibid. ; Daniela Rosenow, « The Naos of “Bastet, Lady of the Shrine” from Bubastis », JEA 94, 2008, p. 247‑266.
  • 9 Hérodote, Hist. II, 138 (trad. A. Barguet).
  • 10 Dorothy J. Thompson, Memphis under the Ptolemies, Princeton, 2012, p. 33 ; Sue Davies, Harry Sidney Smith, Kenneth J. Frazer, et al., The sacred animal necropolis at North Saqqara: the archaeological report. The main temple complex, Excavation memoir 75, Londre, 2006, p. 112.
  • 11 Alain-Pierre Zivie et Roger Lichtenberg, « The Cats of the Goddess Bastet », in Salima Ikram, (éd.). Divine creatures: animal mummies in Ancient Egypt, Le Caire, 2005, p. 106‑110.
  • 12 Hedvig Győry, « On the history of feline amulets: a preliminary study of the so-called cat amulets. », in Nadine Guilhou, Antigoni Maniati, (éds.), Liber amicorum - speculum siderum: Nūt Astrophoros. Papers presented to Alicia Maravelia, Oxford, 2016, p. 245‑266.
  • 13 Geraldine Pinch, Votive offerings to Hathor, Oxford, 1993, p. 184‑197.
  • 14 Emanuele Casella, op. cit., 2024, p. 134-135.
  • 15 Emanuele Casella, « The study of Greco-Roman Period ex-votos: new perspectives on the cult of Bastet/Bubastis in Egypt and in the Mediterranean », A. Bouhafs et al., Proceedings of the Twenty-Second Annual Symposium, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 26-30 September 2022, Montpellier, 2023, p. 76-78.
  • 16 Pascal Vernus et Jean Yoyotte, Bestiaire des pharaons, Paris, 2005, p. 526.
  • 17 Emanuele Casella, « Les ex-voto à Bastet/Bubastis en période ptolémaïque et romaine », in Ola El-Aguizy et Burt Kasparian (éds.), Proceedings of the Twelfth International Congress of Egyptologists, 3rd - 8th November 2019 Cairo, vol. 71, BiGen 71, Cairo, 2023.
  • 18 Pascal Vernus et Jean Yoyotte, Bestiaire des pharaons, Paris, 2005, p. 530.
  • 19 Emanuele Casella, op. cit., 2024 p. 137.
  • 20 Mot grec désignant un temple de Bastet; il dérive de la grécisation du nom de la déesse de Bastet en Bubastis, comme nous l'avons expliqué dans le chapitre précédent. 
  • 21 Ibid., p. 138‑140
  • 22=Emanuele Casella, op. cit., 2023, p.79-81.
  • 23 Ian Rutherford, « Down-Stream to the Cat-Goddess: Herodotus on Egyptian Pilgrimage », in Jaś Elsner, Ian Rutherford, (éds.), Pilgrimage in graeco-roman and early Christian antiquity: seeing the gods, Oxford, 2007, p. 131‑150.
  • 24 Hérodote, Hist. II, 60 (trad. A. Barguet).
  • 25 En hiéroglyphes, elle portait un nom pluriel car elle avait lieu deux fois par an.
  • 26 Ross Thomas, « Naukratis: Egyptian Late Period figures in terracotta and limestone », in Alexandra Villing, Marianne Bergeron, Giorgos Bourogiannis, Alan Johnston, François Leclère, Aurelia Masson-Berghoff, Ross Thomas, (éds.), Villing, A., Bergeron, M., Bourogiannia, G., Johnston, A., Leclère, F.,Masson, A., Thomas, Naukratis: Greeks in Egypt, British Museum Online Research Catalogue, Londre, 2015, p. 63, note 676.
  • 27 Céline Boutantin, Terres cuites et culte domestique: Bestiaire de l’Égypte gréco-romaine, Religions in the Graeco-Roman world 179, Leida, p. 91‑95, 132‑143.
  • 28 Ibid., p. 406; Katja Weiß, Ägyptische Tier- und Götterbronzen aus Unterägypten: Untersuchungen zu Typus, Ikonographie und Funktion sowie der Bedeutung innerhalb der Kulturkontakte zu Griechenland, ÄAT 81, Wiesbaden, Harrassowitz, 2012, p. 329‑330 ; Jeanne Bulté et Jean Yoyotte, Talismans égyptiens d’heureuse maternité: « Faïence » bleu vert à pois foncés, Paris, 1991, p. 84‑85, 117‑118.
  • 29 Salima Ikram, Divine creatures: animal mummies in Ancient Egypt, Le Caire, 2005 ; Alain Charron, « Les bronzes «reliquaires» d’animaux à la Basse Époque », in Christiane Zivie-Coche, Ivan Guermeur, (éds.) « Parcourir l’éternité ». Hommages à Jean Yoyotte, vol. 1, (éds.), Christiane Zivie-Coche et Ivan Guermeur, Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences Religieuses  156, Turnhout, 2012, p. 281‑304.
  • 30 Romain Ferreres, « The One She-Cat of Pakhet: Towards a New Type of Animal Cult? », A. Bouhafs et al.,  Proceedings of the Twenty-Second Annual Symposium, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 26-30 September 2022, CENiM 36, Montpellier, 2023, p. 190-192.
  • 31 Salima Ikram, « Belief Incarnate: Sacred Animals and Votive Offerings in the Temple Context », in Paola Giovetti, Daniela Picchi, (éds.), Egypt: Millenary splendour : the Leiden collection in Bologna, Milan, 2016, p. 405‑411 ; Salima Ikram, op. cit., 2005, p. 106‑117.
  • 32 A. Charron, « Massacres d’animaux à la Basse Époque », Revue d’Égyptologie vol. 41, 1990, p. 209‑213 ; Alain Charron et Léonard Ginsburg, « Les momies de chats », in Luc Delvaux, Eugène Warmenbol, (éds.), Les Divins chats d’Egypte: un air subtil : un dangereux parfum, Leuven, 1991, p. 135‑144.
  • 33 Jean-Claude Goyon, op. cit., 2006.
  • 34 Isabelle Régen, « Le chat égyptien, sauvage et domestique », Égypte, Afrique & Orient 76, 2014, p. 9.
  • 35 Wim Van Neer, « La domesicaion du chat », in Claire Bellier, Laureline Cattelain, Pierre Cattelain, (éds.), Chiens et Chats dans la Préhistoire et l’Aniquité, Guides archéologiques du Malgré-Tout, Treignes, 2015, p. 27.
  • 36 Ibid., p. 28.
  • 37 Ibid. p. 29-30.
  • 38 Isabelle Régen, op. cit., 2014, p. 10-11.
  • 39 Wim Van Neer, op. cit., 2015, p. 30.
  • 40 Ibid., p. 31-32.
  • 41 Isabelle Régen, op.cit., 2014, p. 16.
  • 42 Isabelle Régen, op. cit., 2014, p. 17.
  • 43 Hedvig Győry, « On the history of feline amulets: a preliminary study of the so-called cat amulets. », in Nadine Guilhou, Antigoni Maniati, (éds.), Liber amicorum - speculum siderum: Nūt Astrophoros. Papers presented to Alicia Maravelia, Oxford, 2016, p. 245‑266.
  • 44 Ibid., p. 246-250.
  • 45 Ibid., p. 262-264.
  • 46 Eugène Warmenbol, « Pet Sematary Le chien et le chat en Égypte pharaonique : à la vie, à la mort », in Claire Bellier, Laureline Cattelain, Pierre Cattelain, (éds.)., Chiens et chats dans la Préhistoire et l’Antiquité, 2015, p. 34‑36.
  • 47 Isabelle Régen, op. cit., 2023, p. 18.
  • 48 Ibid.
  • 50 49=Ibid. Hérodote, Hist. II, 66-67 (trad. A. Barguet).
  • 51 Eva Lange-Athinodorou, op. cit., 2016, p. 303‑308.
  • 52 Jan Quaegebeur, « Le culte de Boubastis-Bastet en Egypte gréco-romaine », in Luc Delvaux, Eugène Warmenbol, (éds.), Les Divins chats d’Egypte: un air subtil : un dangereux parfum, éds. Leuven, 1991, p. 119.
  • 53 Ibid., p. 120.
  • 54 Diana Delia, « Isis, or the Moon », in Willy Clarysse, Antoon Schoors, Harco Willems, (éds.), Egyptian Religion : the last thousand years : studies dedicated to the memory of Jan Quaegebeur, vol. 1, OLA  84, Leuven, 1998, p. 539‑550 ; Jean Leclant, « Diana Nemorensis, Isis et Bubastis. », in Alan B. Lloyd, (éd.), Studies in pharaonic religion and society in honour of J. Gwyn Griffiths, Londre, 1992, p. 251‑257.
  • 55 Laurent Bricault, « Les prêtres isiaques du monde romain. », in Robert Turcan, Richard Veymiers, Valentino Gasparini, Vinciane Pirenne-Delforge, (éds.), Individuals and materials in the Greco-Roman cults of Isis: agents, images, and practices. Proceedings of the VIth International Conference of Isis Studies (Erfurt, May 6-8, 2013 - Liège, September 23-24, 2013), vol. 1, Leida, Boston, 2018. p. 155‑197.
  • 56 Jan Quaegebeur, op. cit., 1991, p.119. le même épisode a été repris plus tard par Cicéron.
  • 57 Anaxandride, apud Athénée, VII, 55.
  • 58 Cicéron, Tuscul. Disp., V, 28.
  • 59 Tessa Baber, « Early Travellers and the Animal ‘Mummy Pits’ of Egypt: Exploration and Exploitation of the Animal Catacombs in the Early Age of Travel », in Stéphanie Porcier, Salima Ikram, Stéphane Pasquali, (éds.), Creatures of earth, water, and sky essays on animals in Ancient Egypt and Nubia. Essays on animals in Ancient Egypt and Nubia, Leida, 2019, p. 67‑86.
  • 60 Tessa Baber, op. cit., p. 76.
  • 61 Tessa Baber, op. cit., p. 78.
  • 62 Tessa Baber, op. cit., p. 79, figure 8.
 

RSDA 1-2024

Actualité juridique : Jurisprudence

Droit comparé

  • Allison Fiorentino
    Maître de conférences
    Université de Rouen
    Membre du Centre Universitaire Rouennais d'Etudes Juridiques (CUREJ, EA 4703)

Le bien-être de l’animal de compagnie à l’épreuve du droit de propriété.

Le dilemme du juge canadien en cas de divorce.

 

1 - Dans le paysage juridique canadien, la reconnaissance de l'animal comme un être sensible1 marque une étape significative vers une approche plus empathique et éthique du droit. Cette évolution reflète une prise de conscience croissante des besoins intrinsèques et de la dignité des animaux non humains. Toutefois, cette avancée entre souvent en conflit avec les pratiques judiciaires traditionnelles, notamment en matière de dissolution matrimoniale, où l'animal de compagnie est fréquemment traité comme un bien meuble. Selon la jurisprudence classique, l'animal appartient à l'époux qui l'a initialement acquis, réduisant ainsi la question de la propriété à une simple transaction commerciale.

2 - Au Canada, lorsqu'il s'agit du chien familial et que les propriétaires se séparent, il n'y a pas de décision de garde, pas d'enquête sur les intérêts supérieurs de l'animal et aucun fondement doctrinal pour ordonner un droit de visite, d'accès ou une pension alimentaire. Au contraire, devant les tribunaux canadiens, la question de savoir à qui revient le chien est généralement tranchée par une simple analyse de la propriété, où l'acheteur est assimilé au propriétaire. À quelques exceptions près le droit relatif à la propriété et aux soins continus des animaux de compagnie n'a pas évolué au même rythme que les mentalités de la société à leur égard2. Au Canada, « le droit de la famille [...] dévalorise la relation humaine avec les animaux de compagnie »3. Ainsi, la détermination de la propriété d'un animal de compagnie lors d'une rupture familiale est un exemple de tension particulière, puisque le droit ne répond pas aux besoins découlant de changements sociaux majeurs.  

3 - Cependant, une évolution notoire de la jurisprudence commence à émerger, mettant en lumière la complexité des relations entre les animaux de compagnie et les membres de la famille. Les tribunaux semblent de plus en plus enclins à prendre en considération non seulement la propriété formelle de l'animal, mais aussi la nature des liens affectifs et de dépendance qui unissent l'animal à chacun des époux. Cette perspective enrichie ne va pas jusqu'à supplanter le droit de propriété par le principe du bien-être animal, mais elle intègre ce dernier comme une composante essentielle dans la détermination des droits de garde et de visite.

4 - Cette nouvelle orientation jurisprudentielle soulève des questions importantes sur l'équilibre entre la reconnaissance des animaux en tant qu'êtres sensibles et les principes traditionnels de propriété. Elle suggère également un réexamen potentiel de la manière dont le droit perçoit et valorise les relations entre les êtres humains et leurs compagnons animaux. Cet article se propose d'explorer ces tensions et ces transitions, en examinant comment le droit canadien cherche à réconcilier les intérêts parfois divergents des époux en litige et les considérations éthiques sur le bien-être des animaux de compagnie impliqués.

5 - La première partie de l’article présente l’approche classique de la jurisprudence qui réduit le compagnon quadrupède de la famille à un simple bien dont le propriétaire aura la possession en cas de divorce (I). La seconde partie met en lumière l’évolution prétorienne récente qui, sans en appeler à la nature sensible de l’animal, fait de la relation entre l’humain et le chien l’un des critères du droit de propriété lors de la dissolution du couple (II).

 

I - L’éclipse du bien-être de l’animal par le droit de propriété

 

6 - Les litiges relatifs à la propriété d'animaux de compagnie semblent être en hausse au Canada et bon nombre des affaires pertinentes ont été documentées par certains auteurs. Seront examinées dans cette première partie seulement deux décisions Ireland v. Ireland4 (A) rendue le 13 décembre 2010 par la Cour du Banc de la Reine du Saskatchewan et Henderson v. Henderson5 (B) en date du 31 août 2016 rendue par cette même juridiction. Elles nous semblent pertinentes car elles illustrent parfaitement la réification de l’animal dans l’esprit du juge appelé à trancher un litige relatif à la garde d’un animal de compagnie. Ce n’est pas tant la conclusion du juge qui est remarquable mais ses considérations à propos de l’opportunité d’un tel procès. Les deux arrêts rendus établissent de manière explicite que la Cour, dans son appréciation, ne se contente pas de considérer que l'attribution de l'animal doit se conformer aux règles établies par le droit de propriété ; ils révèlent également que le magistrat responsable du dossier jugeait ce litige dépourvu de véritable intérêt juridique.

 

A - La décision cinglante décision Ireland v. Ireland

 

7 - L'arrêt rendu dans l'affaire Ireland v. Ireland par Cour du Banc de la Reine du Saskatchewan constitue une réfutation particulièrement marquée de la judiciarisation de la propriété des animaux de compagnie, et offre un exemple prégnant de l'approche traditionnelle qui les assimile à des biens meubles. Dans cette affaire, les parties en instance de divorce étaient parvenues à résoudre amiablement tous leurs différends concernant les biens familiaux, à l'exception de la possession de Kadi, un Labrador. Le juge Zarzeczny, présidant le procès devait examiner : « 1. Si la Cour devrait statuer sur la propriété et la possession du chien, Kadi ; et 2. Si la Cour décide de statuer, quelle serait la disposition appropriée concernant la propriété et la possession de Kadi ? ».

 

8 - La formulation même de ces questions par le magistrat laissait présager la logique qui sous-tendrait sa décision. En effet, bien que reconnaissant que Kadi était un bien familial au sens de la législation pertinente, le juge Zarzeczny n'a pas considéré d'emblée que la question méritait l'attention de la Cour. Sous la rubrique « Question inappropriée à juger », il écrivit :

« Il est inacceptable que les ressources financières de ces parties, le temps et les compétences de leurs deux avocats expérimentés et capables, et surtout la ressource publique de cette Cour soient gaspillés pour régler un litige de cette nature lors d'un procès d'une journée.... Il est dégradant pour le tribunal et les avocats de mobiliser ces ressources juridiques et judiciaires parce que les parties sont incapables de régler ce que la plupart jugeraient être une question indigne de cet investissement en temps, en argent et en ressources publiques. […] Sauf dans les circonstances les plus impérieuses (peut-être pour éviter une atteinte à la paix publique ou un dommage potentiel que les parties pourraient s'infliger), le tribunal ne devrait pas être sollicité pour des demandes provisoires ou un jugement sur une question de cette nature ».

 

Le juge Zarzeczny a ensuite affirmé que « un chien reste un chien » et que les principes applicables à « la détermination de la garde des enfants sont totalement inapplicables à la disposition d'un animal de compagnie comme bien familial. Toute tentation de faire des parallèles entre l'approche du tribunal dans cette affaire et les principes appliqués pour régler les litiges de garde d'enfants doit être rejetée ».

De plus, il a mis en garde contre toute intention du tribunal, en statuant sur cette question, de fixer des principes de peur qu'en faisant ainsi, le tribunal puisse être perçu comme invitant à de futures demandes ou procès pour régler des litiges relatifs à la possession d'animaux domestiques en tant que biens.

9 - Cet aparté jurisprudentiel témoigne du mépris de l’instance prétorienne envers ce contentieux qui n’avait pas à être plaidé devant un juge. Les termes cinglants employés reflètent l’absence totale d’intérêt pour le sort de Kadi. Une réponse à néanmoins été apportée à la sollicitation des parties. En l’absence d’un titre de propriété en bonne et due forme appartenant à l’un des époux, le juge Zarzeczny s’est résigné à désigner le propriétaire légal du chien.

10 - Il a accordé la propriété à Diane Ireland, l'épouse, notamment parce que c'était à son initiative que le couple avait acquis Kadi et qu'elle avait consacré plus de temps à l'entraînement et aux soins de l'animal, et parce qu'une garde alternée serait impraticable compte tenu des projets de Mme Ireland de prendre sa retraite et de passer de longues périodes dans le sud des États-Unis.

 

B - La décision Henderson v. Henderson : une ferme confirmation

 

11 - Une décision ultérieure de la même cour a adopté une approche similaire. Dans l'affaire Henderson v. Henderson, le juge Danyliuk a traité une demande d’ordonnance de possession provisoire des chiens familiaux, Kenya et Willow, en reprenant l'avertissement du juge Zarzeczny dans l'affaire Ireland, et a refusé de rendre l’ordonnance demandée, car il « ne souhaite pas encourager de telles demandes provisoires ou définitives concernant les animaux de compagnie ».

12 - De plus, le juge Danyliuk a confirmé le raisonnement de son collègue en écrivant que « la proposition juridique selon laquelle les chiens sont des biens et doivent être traités comme tels, et non comme des enfants, est corroborée par une considération raisonnée et dépassionnée des différences dans la manière dont nous traitons les chiens et les enfants. Quelques exemples devraient suffire à illustrer le propos. Au Canada, nous n'avons généralement pas pour habitude d'acheter nos enfants chez des éleveurs. Par conséquent, nous n'avons pas pour coutume de faire reproduire nos enfants avec d'autres êtres humains pour assurer de bonnes lignées, ni de facturer de tels services. Lorsque nos enfants sont gravement malades, nous ne nous livrons généralement pas à une analyse coût/bénéfice économique pour décider si les enfants doivent recevoir un traitement médical, ne rien recevoir ou même avoir leur vie abrégée pour prévenir la souffrance. Lorsque nos enfants se comportent de manière inappropriée, même de façon grave et violente, nous ne les muselons généralement pas, ni ne les mettons à mort pour des transgressions répétées ».

13 - Plus tard, il a réitéré la nature triviale des litiges concernant la propriété des animaux de compagnie : « Dans les circonstances particulières de cette affaire, je ne suis pas disposé à rendre une ordonnance provisoire de quelque nature que ce soit. Je soupçonne fortement que ces parties possédaient d'autres biens personnels, y compris des biens ménagers. Dois-je rendre une ordonnance pour que l'une des parties ait la possession provisoire, par exemple, des couteaux à beurre de la famille mais, en raison d'un attachement profond tant au beurre qu'à ces couteaux, ordonner que l'autre partie ait un accès limité à ces couteaux pendant 1,5 heure par semaine pour tartiner son pain ? Un exemple quelque peu ridicule, certes, mais qui est soulevé en réponse à ce que je considère comme une demande tout aussi ridicule ».

14 - Enfin, le juge Danyliuk a tenté de sceller le sort des futures demandes traitant du même sujet : « En toute simplicité, je ne suis pas sur le point de rendre ce qui équivaudrait à une ordonnance de garde concernant des chiens. Je serai plus direct que ne l'a été la cour dans l'affaire Ireland, et je déclare que ce type de demande ne devrait même pas être présenté devant le tribunal ».

15 - Ce que l’arrêt Henderson, s'inspirant du précédent Ireland, rend évident, c'est que pour un certain nombre de juges canadiens, la question de qui possède le chien n'est pas digne du temps des tribunaux, que le membre de la famille soit particulièrement attaché à ce bien ou non. Cela suggère également que la propriété d'un animal de compagnie est une question binaire, avec un gagnant clair (le conjoint à qui la propriété est accordée) et un perdant (le conjoint à qui la propriété est refusée).

16 - Loin de prendre en considération le bien-être des compagnons canins, ces juges n’ont même pas daigné reconnaitre le lien émotionnel pouvant exister entre un chien et les membres de la famille. Ainsi, en plus de ne pas refléter la véritable nature des animaux de compagnie et nos relations avec eux, l'approche traditionnelle du droit des biens pour déterminer la propriété contestée s'aligne avec l'approche individualiste de la propriété.

 

II - Le bien-être de l’animal, composante du droit de propriété

 

17 - Les deux arrêts précédents peuvent laisser un goût amer aux défenseurs de la cause animale mais cette jurisprudence, pour l’instant majoritaire, est de plus en plus concurrencée par une approche plus respectueuse des animaux de compagnie. Sans faire du bien-être de l’animal un critère d’attribution lors d’un divorce, certains juges l’incorporent parmi les facteurs à prendre en considération lorsqu’ils décident quel époux sera titulaire du droit de propriété. A ce titre quatre décisions peuvent être citées.

18 - La première d’entre elle est l’arrêt Baker v. Harmina6. Le 6 mars 2018, la Cour d'appel de Terre-Neuve-et-Labrador a rendu un arrêt offrant ainsi une perspective intéressante sur la détermination de la propriété d'un animal de compagnie suite à la rupture d'un couple.

Les parties, qui n'étaient pas mariées, ont cohabité pendant environ huit ans, jusqu'en 2013. Pendant leur relation, elles ont acquis un chien de race terre-neuve dénommé Mya. La question de la propriété de Mya a été soulevée dans le cadre d'une action en enrichissement sans cause intentée par Mme Baker à l'encontre de M. Harmina. Devant le juge de première instance, Mme Baker a soutenu qu'elle avait droit à la propriété de Mya, car c'était elle qui en avait fait l'achat, assumé les frais vétérinaires et obtenu son enregistrement à son nom auprès de la Société canadienne d'enregistrement des animaux. Pour sa part, M. Harmina a fait valoir que Mya lui avait été offerte en cadeau et que, depuis la séparation du couple, il en avait la possession. Il a toutefois admis que Mme Baker avait payé les factures du vétérinaire et les cotisations d'adhésion au club canin. 

19 - Le juge de première instance a rejeté la demande de Mme Baker concernant la propriété de Mya. Il a estimé que même si cette dernière s'était chargée des paiements et démarches administratives concernant la chienne, les parties l'avaient achetée pour en être tous deux propriétaires. De plus, il a relevé que Mya résidait avec M. Harmina depuis la séparation, que celui-ci en prenait soin et qu'il serait dans le meilleur intérêt de l'animal de rester avec lui.

20 - Mme Baker a interjeté appel de cette décision. Dans une opinion majoritaire, la Cour d'appel a confirmé le jugement de première instance. D'emblée, le juge Welsh a reconnu que les animaux de compagnie occupent une place singulière d'un point de vue juridique. Tout en étant considérés comme des biens, ils suscitent un attachement émotionnel particulier. C'est pourquoi, selon lui, les principes du droit des biens ne devraient pas constituer l'unique fondement des décisions relatives à leur propriété.

21 - La Cour a ensuite examiné les divers facteurs pouvant orienter la détermination de la propriété d'un animal de compagnie. Outre les preuves d'achat de la part du revendiquant, elle a estimé pertinent de prendre en compte l'intention des parties, leurs contributions respectives aux soins et dépenses, ainsi que leur relation avec l'animal. En l'espèce, le juge Welsh a relevé que Mme Baker avait certes réglé la plupart des frais afférents à Mya, mais que M. Harmina en était véritablement le principal soignant. Ce dernier partageait avec la chienne une relation étroite et fusionnelle. La majorité de la Cour en a donc conclu que dans ces circonstances, il serait préjudiciable pour Mya d'être séparée de M. Harmina chez qui elle réside depuis plusieurs années. 

22 - Dans une opinion concordante, la juge Hoegg a exprimé quelques réserves sur le raisonnement de la majorité, tout en aboutissant au même résultat. Selon elle, il est indéniable que les animaux de compagnie sont juridiquement des biens et qu'ils devraient le demeurer. Cependant, elle admet qu'une analyse stricte et désincarnée fondée sur le droit de propriété peut parfois se révéler inadaptée et conduire à des résultats inéquitables au regard du lien affectif homme-animal. C'est pourquoi il conviendrait d'apprécier tous les facteurs pertinents dans leur ensemble, en plaçant le bien-être de l'animal au cœur des préoccupations.

23 - L'arrêt Baker v. Harmina semblait donc être le signe d’un changement : la volonté croissante des tribunaux d'appréhender le statut des animaux de compagnie dans toute sa complexité et sa spécificité. Sans remettre en cause leur qualification de biens, il invite à dépasser une approche purement patrimoniale pour replacer la relation affective au centre de l'analyse. Le lecteur de cet arrêt constate que la Cour ne s’est nullement arrêtée à la question de l’acheteur de l’animal de compagnie mais s’est penchée de manière très approfondie sur les conditions dans lesquelles le compagnon canin du couple a vécu. Le bien-être de l’animal devient ainsi l’un des critères du droit de propriété.

24 - La seconde décision qui suit la même orientation est Marquis v. Harvey7 rendue le 21 octobre 2019. La Cour supérieure du Québec a été saisie d'une affaire portant sur la garde de deux chiens, Pico et Floki, à la suite de la séparation des parties qui ont exprimé leur attachement aux chiens et ont présenté des arguments en faveur de leur garde respective.

  1. Marquis a fait valoir qu'il avait contribué au paiement du prix d'acquisition des chiens et qu'il était en mesure de bien s'en occuper. Il a également souligné son attachement particulier à Pico, avec qui il avait développé une connexion émotionnelle au cours des trois années précédentes. Il a regretté de ne pas avoir vu les chiens depuis octobre 2017 en raison du refus de Mme Harvey.

25 - De son côté, Mme Harvey a exprimé son attachement profond aux deux chiens et a craint que Floki, le plus fragile, ne soit durement touché s'il était séparé de Pico. Elle a également mis en doute la capacité de M. Marquis à prendre soin des chiens adéquatement.

26 - Après avoir examiné les arguments des parties, le tribunal a conclu qu'il était préférable de préserver la situation actuelle et de laisser la garde des deux animaux à Mme Harvey. Cette décision a été motivée par l'affection profonde de Mme Harvey pour les chiens et la dynamique de jeu existant entre eux. Le tribunal a également noté que la communication entre les parties était tellement déficiente qu'il ne serait pas envisageable de prévoir la réunion des deux animaux à l'occasion. En conséquence, le tribunal a ordonné que Mme Harvey reste la seule propriétaire des chiens Pico et Floki. Là encore le juge a pris en considération le meilleur intérêt de l’animal au mépris d’intérêts pécuniers ou même de la peine que pouvait ressentir l’un des époux.

27 - La troisième décision pertinente est Poole v. Ramsey-Wall8. Ce jugement, rendue le 19 juillet 2021 par le Tribunal de résolution des conflits civils de la Colombie-Britannique, porte sur un litige relatif à la propriété d'une chienne nommée Tessa, suite à la rupture de la relation entre les parties, M. Ryan Poole (le demandeur) et Mme Tina Ramsey-Wall (la défenderesse).
28 - M. Poole et Mme Ramsey-Wall avaient adopté conjointement Tessa auprès d'un organisme de secours pour animaux le 12 mai 2019, pendant leur relation amoureuse. Après leur séparation en septembre 2019, ils ont initialement convenu d'un arrangement de garde partagée. Cependant, en décembre 2020, Mme Ramsey-Wall a unilatéralement mis fin à cet arrangement et a refusé l'accès de M. Poole à Tessa.

29 - M. Poole a alors introduit une demande devant le Tribunal afin de recouvrer la possession de Tessa, alléguant être son propriétaire légitime. Mme Ramsey-Wall a soutenu qu'ils avaient convenu qu'elle serait la seule propriétaire de l'animal, ou à défaut, qu'elle était la mieux placée pour offrir un foyer adéquat à Tessa.

30 - Après avoir examiné les différents facteurs pertinents établis par la jurisprudence, tels que les circonstances d'acquisition de l'animal, les accords entre les parties, la contribution respective aux soins et aux dépenses, le Tribunal a conclu que les parties étaient initialement co-propriétaires de Tessa.

32 - Cependant, face à l'impossibilité pratique d'ordonner une garde partagée pérenne, le Tribunal a dû déterminer à qui attribuer la propriété exclusive de Tessa. En se basant notamment sur une évaluation d'experts quant au meilleur intérêt de l'animal, le Tribunal a conclu que M. Poole était le mieux à même d'en assurer le bien-être optimal.

33 - Le Tribunal a notamment pris en compte le fait que Tessa était habituée à accompagner M. Poole quotidiennement dans son atelier de réparation de vélos, environnement jugé sain et épanouissant pour elle, contrairement aux allégations de comportements craintifs avancées par Mme Ramsey-Wall. Une experte certifiée en dressage de chiens d'assistance a d'ailleurs confirmé n'avoir jamais observé de signes de peur ou d'anxiété chez Tessa dans l'atelier. En revanche, la défenderesse laissait Tessa à son domicile lorsqu’elle devait travailler.

34 - En conséquence, le Tribunal a ordonné à Mme Ramsey-Wall de restituer Tessa à M. Poole dans un délai de 30 jours, et de lui rembourser les frais de procédure.

35 - Enfin la quatrième décision est Bond v. McInulty9. Par cet arrêt de principe rendu le 30 mars 2023, le Tribunal de résolution des conflits civils de la Colombie-Britannique a eu l'occasion de se pencher sur la délicate question de l'attribution de la garde d'un animal de compagnie à la suite de la rupture d'une relation de couple.

Dans cette affaire, les demandeur et défenderesse, anciennement un couple, s'étaient portés acquéreurs d'un doberman européen nommé Bentley. Suite à leur rupture, un accord tacite s'était instauré sur un partage de la garde alternée de l'animal sur des périodes de trois semaines. Cette entente perdurait depuis près de huit années, jusqu'à ce que Mme McInulty décide unilatéralement de garder Bentley définitivement auprès d'elle, invoquant des motifs troubles liés au comportement de M. Bond, sans toutefois les préciser.

Face à ces allégations infondées, le Tribunal a dû trancher sur la base des principes juridiques mis en lumière dans les arrêts précédents. Le juge commença par souligner que bien que les animaux soient légalement considérés comme des biens meubles, la jurisprudence a progressivement admis une approche contextuelle prenant en compte divers facteurs circonstanciels pertinents. Parmi ces facteurs figurent notamment l'acquisition initiale, les soins prodigués, le partage des dépenses ainsi que les liens affectifs développés avec l'animal.

Après un examen méticuleux des éléments de preuve, le Tribunal a d’abord conclu à la propriété conjointe initiale du chien par les deux parties sur la base de leur intention commune lors de son acquisition. Toutefois, comme il est impossible de diviser un animal de compagnie et que les parties ne souhaitent généralement pas vendre l'animal et partager le produit de la vente, le juge a dû déterminer laquelle des deux parties devrait avoir la propriété et la possession exclusives de Bentley. Le Tribunal a également souligné l'absence totale d'éléments concrets étayant les allégations de Mme McInulty sur un quelconque comportement déplacé de son ex-conjoint, jugeant ce motif inapte à justifier sa rétention unilatérale de l'animal.

Poursuivant son analyse, le Tribunal a finalement attribué la garde de Bentley à M. Bond, estimant qu'il était le mieux à même d'assurer son bien-être. Cette conclusion s'appuyait sur le constat que Mme McInulty avait fait prévaloir ses propres intérêts personnels au détriment de ceux de l'animal en agissant de manière unilatérale et sans motif valable.

36 - Ces quatre décisions revêtent une certaine importance dans le paysage juridique, puisqu'elles affirment avec vigueur la nécessité d'une approche individualisée et empreinte de nuances lorsqu'il s'agit de statuer sur l'attribution de la garde d'un animal de compagnie suite à une rupture. Cette jurisprudence rappelle avec justesse que, bien que n'étant pas juridiquement assimilés à des enfants, les animaux constituent des êtres vivants sensibles dont l'intérêt supérieur doit primer sur les simples considérations matérielles.

 

Conclusion

 

37 - Au terme de cette analyse, il apparaît que le droit canadien traverse une période de transition dans son appréhension des litiges relatifs à la propriété des animaux de compagnie lors des divorces. L'approche traditionnelle, qui assimile purement et simplement l'animal à un bien meuble, se heurte de plus en plus à une volonté prétorienne de prendre en compte la nature singulière du lien affectif unissant les compagnons non-humains aux membres de la famille.

Cette évolution jurisprudentielle, bien qu’encore minoritaire, témoigne d'une prise de conscience croissante de la spécificité des animaux de compagnie et de la nécessité d'adapter les règles de droit pour mieux refléter leur statut particulier. Sans remettre fondamentalement en cause leur qualification juridique de biens, les juges semblent de plus en plus enclins à intégrer des considérations relatives au bien-être animal dans la détermination de la propriété.

38 - Cette tendance se manifeste notamment par la prise en compte de facteurs tels que l'attachement émotionnel respectif des époux, leur implication dans les soins prodigués à l'animal, ainsi que la stabilité de l'environnement offert. Ce faisant, les tribunaux cherchent à dépasser une approche purement patrimoniale pour replacer la relation affective au cœur de l'analyse juridique.

39 - Toutefois, il convient de souligner que cette évolution demeure fragile et non linéaire. La réticence de certains juges à se saisir de ces questions, qu'ils considèrent comme indignes de l'attention des tribunaux, témoigne de la persistance d'une vision traditionnelle réduisant l'animal à un simple objet de propriété.

40 - En définitive, l'émergence d'une jurisprudence plus soucieuse du bien-être des animaux de compagnie lors des divorces reflète une tension croissante entre la qualification juridique de ces derniers et la place qu'ils occupent dans la société. Si le droit peine encore à appréhender pleinement la nature du lien homme-animal, les récentes évolutions prétoriennes laissent entrevoir une volonté de concilier les impératifs de sécurité juridique avec une approche plus empathique et éthique.

L'enjeu, à terme, est de parvenir à un équilibre satisfaisant entre la préservation du cadre juridique existant et la reconnaissance de la singularité des animaux de compagnie. Cela passera nécessairement par un approfondissement de la réflexion sur leur statut, ainsi que par une adaptation progressive des règles de droit aux réalités affectives et sociales qui les entourent.

Seule une telle démarche, alliant rigueur juridique et considérations éthiques, permettra de concilier les intérêts parfois divergents des époux en litige avec le respect de la sensibilité et de la dignité des animaux non-humains. C'est à ce prix que le droit pourra pleinement jouer son rôle de régulateur des relations sociales, tout en accompagnant l'évolution des mentalités et des valeurs de notre temps.

  • 1 Cette reconnaissance ne concerne pour l’instant que le Québec. Selon l’article 898.1 du Code civil du Québec introduit en 2015, les animaux ne sont plus juridiquement considérés comme des biens, mais comme des êtres doués de sensibilité qui ont des impératifs biologiques. Loi visant l’amélioration de la situation juridique de l’animal, L.Q. 2015, c. 35; A. FIORENTINO, « La réforme du statut juridique de l’animal au Québec », Revue semestrielle de droit animalier 2015, n°2, pp. 161-171;  M. LACHANCE, « Le nouveau statut juridique de l’animal au Québec », Revue du notariat 2018, n°2, pp. 333–356.
  • 2 J. LAZARE, « Who Gets the Dog?: A Family Law Approach », Queen’s Law Journal 2020, pp. 287-318.
  • 3 M. DECKHA, « Property on the Borderline: A Comparative Analysis of the Legal Status of Animals in Canada and the United States », Cardozo Journal of International and Comparative Law 2012, vol. 20, n°2, pp. 313-365, spéc. p. 333
  • 4 Ireland v. Ireland, 2010 SKQB 454.
  • 5 Henderson v. Henderson, 2016 SKQB 282.
  • 6 Baker v. Harmina, 2018 NLCA 15
  • 7 Marquis v. Harvey, 2019 QCCS 4361. A. ROY, « La garde de l’animal de compagnie lors de la rupture conjugale », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 2022, pp. 249-263 ; M. LESSARD, M.-A. PLANTE, « L’animal de la famille : un sujet sensible », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 2023, pp. 729-792.
  • 8 Poole v. Ramsey-Wall, 2021 BCCRT 789
  • 9 Bond v. McInulty, 2023 BCCRT 263
 

RSDA 1-2024

Dossier thématique : Points de vue croisés

Chats, sorcières et Moyen Âge : sur les traces de l’origine d’un lien tant fictif que puissant

  • Claudia Tassone
    Doctorante en littérature française du Moyen Âge
    Université de Zurich / Sorbonne Université
  1. La conception du chat au Moyen Âge continue de fasciner l’imaginaire de nos jours. Le web pullule d’articles autour de ce sujet, qui mettent souvent en relief le caractère diabolique du chat médiéval par son association avec le Malin1. En fait, en littérature comme dans le monde du spectacle contemporains, le chat est souvent lié à la figure de la sorcière, et la croyance reste établie qu’il s’agit d’un lien dont les origines sont à rechercher dans l’époque médiévale. Pour ne mentionner qu’un exemple de l’association chat-sorcière dans l’art contemporain, il suffit de penser au célèbre cycle des sept livres d’Harry Potter par J.K. Rowling, parus entre 1997 et 2007 et cinématographiés en huit films entre 2001 et 2011. Ce sont les animaux qui introduisent le lecteur dans le monde paranormal du conte, à savoir les chouettes, les hiboux et « un chat qui lisait une carte routière »2. Quelques pages plus tard, on apprend que ce chat est en réalité une femme métamorphosée, une des enseignantes de l’école de magie et de sorcellerie où se dérouleront la plupart des aventures du protagoniste. Dans cet univers fantastique souvent médiévalisant, les chats font également partie des animaux que les élèves peuvent emporter avec eux à l’école, ce qui remonte indubitablement à la figure des animaux dits familiers censés accompagner surtout les sorcières britanniques à partir du xvie siècle3. La métamorphose de l’enseignante de sorcellerie a, elle aussi, ses racines dans une longue et ancienne tradition, que nous nous proposons d’analyser dans cette contribution à l’aide des premiers procès de sorcellerie et de quelques-uns des traités démonologiques les plus importants4.
  2. La croyance selon laquelle l’association chat-sorcière a ses racines au Moyen Âge n’est vraie qu’en partie, puisque la chasse aux sorcières, souvent associée par l’imaginaire commun à la totalité de cette longue époque, est en réalité un phénomène qui n’en caractérise que la toute fin, sinon le début de la période considérée généralement comme bien plus « lumineuse » qu’est la Renaissance. Ce qui caractérise les derniers siècles du Moyen Âge, à partir au moins du xiie siècle, est plutôt la persécution des hérésies, où l’on peut toutefois reconnaître les éléments précurseurs de la chasse aux sorcières, soit dans les méthodes d’interroger les suspects, soit dans la façon de les punir pour extirper le péché par eux commis, mais aussi dans certains mythes et croyances tournant autour des hérésies elles-mêmes. Certaines hérésies sont ainsi associées à la figure du chat, dont l’on pensait que le diable assumait souvent la forme pour se manifester à ses fidèles et dont l’origine est probablement à rechercher dans le folklore5. Parmi les premières mentions du chat dans un contexte de condamnation des hérésies, on trouve par exemple la représentation des Patarins comme adorateurs d’un démon qui se manifeste sous forme de chat dans le De nugis curialium de Gautier Map (1180-1182), ou l’explication étymologique proposée par Alain de Lille du nom des Cathares, dérivant du chat (cato) qu’eux aussi étaient accusés d’adorer. En 1233, la bulle pontificale du pape Grégoire IX Vox in Rama décrit le rite d’initiation des hérétiques allemands qui comprend, entre autres, l’hommage à un grand chat noir, et au début du xive siècle, les Templiers persécutés par Philippe le Bel sont eux aussi contraints d’avouer l’adoration du chat parmi leurs nombreux crimes. En 1321, dans son Manuel de l’inquisiteur Bernard Gui décrit un chat qui asperge son entourage d’un liquide sortant de son postérieur, dans une sorte de baptême perverti des hérétiques6.

  3. Cet imaginaire du chat diabolique, maître des sectes hérétiques, a sûrement influencé les aveux des premières personnes accusées de sorcellerie, qui, contrairement à ce que l’on pense communément, étaient aussi bien des hommes que des femmes. De la sorte, le chat a été tiré de la sphère des hérésies pour entrer définitivement dans celle, plus tardive, de la sorcellerie. Ailleurs, nous avons étudié vingt-sept parmi les premiers procès intentés contre des sorciers et sorcières présumés, dont les rapports sont contenus dans le registre Ac 29 des Archives cantonales vaudoises et ont été publiés dans les Cahiers lausannois d’histoire médiévale7. De notre analyse l’on peut retenir le fait que vingt-quatre accusé-e-s ont avoué avoir vu le diable, sous une forme humaine ou alors dans les semblances d’animaux différents, tels « un veau, un mouton, un lézard, un ours, une jument, un loup, deux renards, deux bêtes indéfinies, noires et cornues, trois chiens et bien douze chats »8, ce qui confirme le pouvoir imaginatif de l’association du petit félin avec le monde diabolique déjà en cette fin du Moyen Âge. Les résultats de notre analyse se laissent schématiser dans le tableau suivant :

 

Ce tableau met en évidence la progression chronologique et le sexe de la personne sous procès, pour voir s’il y a une relation entre ces facteurs et la semblance féline censée avoir été prise par le diable. Ce que l’on semblerait pouvoir retenir est que la forme animale du diable est évoquée par presque tous les accusés sur toute la longueur du siècle entre le premier et le dernier procès, tandis qu’à partir du procès de 1484, tout le monde avoue avoir rencontré le diable sous forme humaine. Les semblances félines sont mentionnées dans la moitié des rapports, avec une possible diminution à partir de 1498. Des quatre procès qui nous sont connus de cette année, seuls les deux intentés à des femmes renvoient à un chat-diable. Une telle relation ne semble pas concerner les décennies précédentes, car des douze diables félins évoqués dans les vingt-quatre procès, sept sont nommés par des hommes et cinq par des femmes. L’on pourrait alors supposer que le lien entre le chat et les sorcières femmes se renforce au tournant du xvie siècle, mais les chiffres dont nous disposons sont trop réduits pour l’affirmer avec certitude. Pour avoir des résultats plus parlants, il faudrait interroger un grand nombre d’autres procès, les suppositions que nous venons de faire pouvant d’ailleurs n’être que le fruit du hasard dû à l’assemblage factice du registre Ac 29.

  1. Ce qui semblerait plus certain est en revanche le fait que la capacité de se métamorphoser en chat est attribuée, en dehors du diable, aux femmes. Il s’agit d’un des traits principaux de la figure de la sorcière telle qu’elle se construit dès le début du xve siècle. Les témoignages portant sur une telle habilité métamorphique sont plus tardifs que ceux du chat maître du sabbat, l’un des premiers témoignages concrets de ce type se rencontrant dans la prédication du frère franciscain Bernardin de Sienne, notamment en 1427 et en 1443, lorsqu’il rappelle le cas de la femme romaine Finicella, l’une des premières femmes condamnées au bûcher pour sorcellerie. Il s’agit d’un évènement qui a eu lieu à Rome en 1426 (ou, selon une autre reconstruction chronologique de l’activité du frère, en 1427)9, lorsque Bernardin de Sienne se trouvait et prêchait dans la capitale. Comme lui-même l’affirme dans son cycle de prédication siennois de 1427, plusieurs sorcières et enchanteurs furent accusés à la suite de ses sermons romains (« furono acusate una moltitudine di streghe e di incantatori »), parmi lesquels Finicella qui confessa, apparemment sans torture, avoir tué trente enfants en suçant leur sang (« E fune presa una fra l’altre, la quale disse e confessò senza niuno martorio, che aveva uccisi da XXX fanciulli col succhiare il sangue loro »). Après avoir prononcé les noms de ses victimes, Finicella avoua avoir employé des onguents, préparés avec des herbes cueillies pendant la Saint-Jean et le jour de l’Assomption, pour changer son corps en celui d’une chatte (« E disse del modo come ella andava innanzi dì in su la piazza di Santo Pietro, e ine aveva certi bossogli d’onguenti fatti d’erbe che erano colte nel dì di santo Giovanni e nel dì de la Asunzione. […] E dicevano che con essi s’ognevano, e così come erano onte, lo’ pareva essare gatte »)10. Seize ans plus tard, Bernardin revient sur cette affaire pendant son oraison à Padoue connue sous le nom de Seraphim, où il ajoute de nouveaux détails sur le cas, rassemblant tous les stéréotypes de la sorcière11. À propos de la transformation féline, il répète que Finicella avait confessé avoir tué les enfants en compagnie d’autres femmes, toutes sous la forme de chats (« et propter conscientiam ibant et occidebant illo modo pueros, et dicebat quod capiebant formam gatarum »)12.

  2. Cependant, le frère franciscain reste toujours convaincu du fait que ces métamorphoses ne sont pas réelles, mais qu’elles sont au contraire le fruit des illusions du diable agissant sur la conscience de ses suivantes. Cette conviction, qui remonte à saint Augustin (nous y reviendrons), caractérise déjà ses oraisons préalables à l’affaire Finicella. Lorsque, dans ses homélies florentines de 1424, il « dresse la première description de la croyance aux sorcières »13, il affirme dans l’oraison XXXVIII que personne n’a la capacité de changer de forme, devenant une chatte, une chèvre ou un autre animal, comme le croient en revanche les femmes bestiales (« E nota delle streghe, che niuna persona si può mutare in altra spezie si sia, o di gatta, o di capra, o d’altro animale come la bestialità delle donne si dànno a credere »). C’est le démon, dit-il, qui fait croire à la mauvaise femme qu’elle accomplit des actions de sorcière sous forme de chatte, tandis qu’en réalité elle est en train de dormir dans son lit (« El dimonio fa parere a quella mala femmina ch’ella diventi gatta e vada stregonando, ma ella si sta nel letto suo »)14. La femme retient pourtant sa métamorphose comme un fait accompli, possible parce qu’elle s’est enduite d’onguents au pouvoir magique, comme le frère l’explique un an plus tard dans sa prédication XLI à Sienne, où « il réaffirme que la sorcière n’est pas un être doté de pouvoirs surnaturels »15 : beaucoup de personnes, soutient-il, préparent des onguents dont elles s’enduisent et sont convaincues de devenir des chattes, parce que c’est ce que le diable leur fait penser (« So’ molte persone che faranno uno unguento e ongonsi, e così dicono e credono essere come gatta, però che ’l diavolo lo’ dimostra così, e loro il credono »). Dans cette oraison, le prédicateur dévoile la stratégie du diable, le vrai actant : c’est lui qui se rend chez ses victimes pour en boire le sang, mais il fait en sorte que sa suivante endormie rêve ces scènes, se convaincant d’avoir accompli ces actions elle-même (« El diavolo va al fanciullo, e per li peccati del padre pigliarà el fanciullo e berassi el suo sangue. […] E così se beie sangue, pure le pare avere bevuto sangue e parle essere stata bestia […]. A la strega le pare muovare e non si muove »). Ainsi, Bernardin peut répéter le principe de l’immuabilité de la nature humaine : « E però sappi che mai la natura de l’uomo non si muove in altra spezie »16. Pourtant, il « ne réfute pas l’existence des onguents, mais il leur attribue de puissants effets soporifiques », de manière que « le démon investit les rêves de cette femme scélérate et la convainc qu’elle est une sorcière »17.

  3. La même conviction se retrouve dans les prédications du franciscain successives au procès de Finicella. Dans la prédication siennoise de 1427, il répète comment le diable trompe les femmes qui font du mal en leur faisant croire qu’elles sont des chattes (« Dicono che il diavolo può ingannare queste femine, quando fanno tanto male, e così le inganna, che come so’ onte, lo’ pare a loro medesime essare diventate come gatte, e par lo’ andare ne le case a quelli fanciullini, e succhiar lo’ il sangue e guastarli e disertarli »), et il ajoute une explication supplémentaire sur la stratégie qu’il emploie : non seulement ces femmes endormies pensent sucer le sang des enfants dans leurs maisons, mais plusieurs personnes ont été témoins de ces faits et ont blessé le chat qui s’était introduit chez eux pour nuire à leurs petits (« Elli so’ stati già di quelli che hanno veduta la gatta quando va a fare queste cose ; e tali so’ stati tanto preveduti, che hanno auto qualche cosa in mano e arandellato a quella gatta, e talvolta l’hanno gionta. E di quelle so’ state, che hanno riceuta tal percossa, che hanno rotta la gamba »). En réalité, c’est le démon lui-même qu’ils ont vu et blessé (« e non è vero che elleno sieno loro, ma è il diavolo propio »). Pour rendre l’illusion plus crédible, celui-ci fait toutefois passer la blessure au corps de la femme : « E a chi credi che sia rimasa la percossa ? Pure a la femina indiavolata, none al diavolo. E in questo modo l’uno inganna l’altro. Gli occhi di tali femine so’ ingannati per la malizia loro e par lo’ essere quello che elle non so’ »18. Ceci rappelle une oraison du frère de 1423, qui nous est parvenue dans la reportatio de Daniele de Purziliis : déjà à l’époque, Bernardin avait parlé de l’existence de certaines vieilles femmes convaincues de s’être introduites dans les maisons d’autrui sous une forme féline et d’avoir été blessées, puisque le diable qui leur donnait cette illusion leur avait également cassé la jambe, afin que le lendemain l’homme qui avait frappé le chat les reconnût en tant que sorcières19. Nous avons vu que, dans le Seraphim de 1443, le frère revient sur l’affaire romaine, ajoutant des détails fondamentaux pour la croyance aux sorcières. À propos de la métamorphose en chatte, il affirme à nouveau qu’il ne s’agit pas de la réalité mais de l’illusion du diable (« et non est verum quod stant tales in domo sua et dyabolus dat sibi soporem profundum et dat sibi illusiones quod videtur quod capiant forma gate et vadant faxinando pueros »)20. Il ajoute ensuite que les suivantes du démon sont également convaincues d’avoir bu, mangé et commis des péchés liés à la luxure, tandis que le diable s’approche des berceaux sous la forme de chat et boit le sang des enfants (« Videtur eis quod bibant et comedant, luxurientur et multa fantasmata sibi apparent et dyabolus capit formam gate et vadit ad cunabula pueri et sugit puero unam venam post caput et sugit sanguinem pueris illo modo »)21.

  4. La négation du prédicateur de la réalité de la métamorphose, un pouvoir de la Création qui appartient uniquement à Dieu, remonte à la pensée de saint Augustin, diffusée par le Canon episcopi, un texte du xe siècle qui peut être considéré comme la base de l’imaginaire des sorcières22, dont Bernardin de Sienne s’inspire. Dans le De civitate Dei, saint Augustin forge la notion de phantasticum, à savoir « le double fantastique de l’homme », c’est-à-dire « la projection qu’un homme a de lui lorsqu’il est plongé dans un sommeil extrêmement profond »23 ; cette projection peut bouger dans l’espace et peut même être vue par d’autres personnes mais, étant de nature aérienne, ne peut pas apporter de modifications à son environnement, ce que sera fait par l’intervention du démon, qui crée des illusions dans la personne endormie24. Même si Bernardin de Sienne ne mentionne pas explicitement cette notion peut-être « trop complexe pour ses ouailles »25, celle-ci justifie le procès contre Finicella, depuis ce que l’accusée elle-même pense avoir fait jusqu’aux témoignages des pères de famille convaincus d’avoir pris la sorcière métamorphosée en flagrant délit et de l’avoir blessée. Des contemporains du frère franciscain se penchent également sur cette question. Giovanni da Capestrano énumère parmi les nombreux crimes des sorcières (et des sorciers) le fait qu’elles se transforment en chattes ou en souris pour sucer le sang des enfants dans leurs berceaux et les tuer (« enim se nonnumquam transformari in gactam sive murilem et auferre de cuna infantulum cui sanguinem bibere et sic mactare »)26. Lui aussi souligne le caractère illusoire de la métamorphose27. Dans son traité De aegritudinibus capitis, le médecin Antonio Guaineri rationalise la croyance en la métamorphose féline, avec tous les crimes qui y sont associés, expliquant qu’il s’agit d’illusions provoquées par les incubes28. Roberto Caracciolo, plus jeune que les deux clercs et le médecin de quelques générations, rebondit sur ces fausses croyances, rappelant encore une fois celle sur la capacité des sorcières de se métamorphoser en chat ou en d’autres animaux (« Hoc credendum est, licet striga reperiatur que ut musipula incedat et pueros destruat et aliquando inciditur sibi pes et in mane absque manu reperitur »)29. Les premières attestations de la métamorphose féline des femmes suspectées de sorcellerie nient ainsi leur capacité réelle de changer la forme de leur corps, expliquant que c’est le diable qui instaure en elles une telle illusion. Ce qui est pourtant paradoxal, c’est le fait que les prédicateurs, convaincus de l’irréalité de la mutation de la forme humaine, ont en même temps contribué à transmettre et renforcer une croyance dont les origines sont plutôt à rechercher dans le folklore30. On le voit par exemple dans un procès de peu postérieur à celui contre Finicella, et étroitement lié à l’activité de Bernardin de Sienne, le procès contre une autre Italienne qui fut jugée et condamnée à mort pour sorcellerie.

  5. Les premières accusations contre cette femme sont en fait attribuables à Bernardin de Sienne, qui en 1426 avait prêché en Ombrie, et notamment à Todi, où, deux ans plus tard, eut lieu le procès contre Matteuccia di Francesco, tenu par le capitaneus de la ville Lorenzo de Surdis et deux juristes31. Parmi les nombreux crimes imputés à la femme, elle fut réputée capable de se métamorphoser en chat. Sous cette forme (« in forma musipule »), elle aurait saigné les enfants dans leur berceau et se serait même rendue en vol à la réunion des sorcières, le stregatum, chevauchant le diable qui aurait à son tour assumé les semblances d’un bouc32. Ce qui semble ressortir de ce procès est une transition du caractère illusoire des actions de la sorcière vers un caractère considéré comme parfaitement réel33. Si dans les procès du registre Ac 29 des Archives cantonales vaudoises, commencés une dizaine d’années après le cas de Matteuccia da Todi, la capacité métamorphique est réservée au diable et il n’y est donc jamais question de la métamorphose des accusés34, le Malleus maleficarum (1486), connu en français comme Le Marteau des sorcières – « the infamous book on witchcraft that was used by officials for identifying witches by means of torture »35 – rapporte un épisode qui laisse entrevoir l’établissement d’une telle croyance à la fin du xve siècle. Ici, les éléments folkloriques tels le vol des sorcières et leurs métamorphoses passent à l’arrière-plan, mais deviennent des phénomènes considérés comme réels36. On le voit dans le fait « authentique » arrivé dans le diocèse de Strasbourg raconté par les inquisiteurs allemands Heinrich Institoris et Jacob Sprenger, auteurs du traité :

  6. « […] un ouvrier était un jour en train de couper du bois pour faire du feu. Un chat, et pas un petit, apparut pour l’ennuyer en se mettant devant lui ; il le chassa mais voilà qu’un autre plus gros arriva pour se joindre au premier et l’importuner davantage. De nouveau il voulut le chasser, mais ils étaient trois à revenir et à tenter de lui sauter au visage, cependant qu’ils lui mordaient aussi les jambes. Effrayé et, disait-il ensuite, plus inquiet que jamais, il fit le signe de la croix et, laissant son travail, il fonça sur les chats qui avaient grimpé sur le tas de bois, et cherchaient de nouveau à l’attaquer en lui sautant à la figure ou à la gorge ; avec difficulté il réussit à les chasser en frappant l’un à la tête, l’autre aux jambes et le troisième sur le dos. Or une heure après, alors qu’il avait repris son travail, deux agents du magistrat de la ville vinrent l’arrêter comme un malfaiteur pour le mener devant le bailli ou le juge. […] debout devant le juge, comme celui-ci ne voulait pas le regarder, le pauvre homme se jetant aux genoux des autres assistants, demanda qu’on révélât la cause de sa misère. Alors le juge explosa en ces termes : Toi, le plus scélérat des hommes, comment peux-tu ne pas reconnaître ton crime ? Tel jour, à telle heure, tu as blessé trois des matrones les plus considérées de cette ville, au point que maintenant, gardant le lit, elles ne peuvent ni se lever ni se déplacer. Réconforté un peu, le pauvre homme repensant au jour, à l’heure, à l’événement, se mit à dire : Dans ma vie, je n’ai jamais frappé ni blessé aucune femme ; que tel jour à telle heure j’étais en train de couper du bois, je le prouverai par des témoins dignes de foi ; d’ailleurs dans l’heure qui suivit, vos agents eux-mêmes me trouvèrent occupé à mon travail. Le juge entra de nouveau en fureur : Voilà, dit-il, comment il sait cacher son crime ! Et pourtant les femmes se plaignent des coups, en montrent les traces et affirment publiquement qu’il les a frappées. Le pauvre alors repensa davantage encore à l’événement : à cette heure, dit-il, je me souviens avoir frappé des créatures mais pas des femmes. Les assistants étonnés désiraient savoir quel genre de créatures il avait frappé. Lui alors raconta la chose à la stupéfaction de tous. Comprenant que c’était œuvre des démons, les juges ordonnèrent qu’on délivre le pauvre homme et qu’on le laisse aller sans lui faire de mal, en lui demandant de ne pas révéler la chose à qui ce soit »37.

  7. Un peu comme Bernardin de Sienne, les deux inquisiteurs s’interrogent sur la nature de ces aveux : « est-ce que là les démons apparurent dans ces corps assumés sans présence de sorcières ou bien est-ce que par un sortilège les sorcières dissimulèrent leur présence en prenant la forme de bêtes ? ». La conclusion à laquelle ils parviennent est toutefois opposée à celle du franciscain, acceptant l’explication de l’ouvrier par la vraie métamorphose des trois matrones : « On peut répondre pour conclure : bien que l’une et l’autre méthode soit au pouvoir du démon, on présume plutôt que ce fut selon la seconde voie. En effet quand les diables attaquèrent l’homme sous la forme de chats, ils pouvaient en un instant par mouvement local à travers les airs, transférer les femmes chez elles avec les blessures qu’elles avaient reçues (comme chats) des mains de l’ouvrier ; et cela, personne n’en doute, à cause du pacte antérieurement passé »38.

  8. Le motif d’origine folklorique de la sorcière transformée en chat a ainsi fini par influencer la littérature démonologique au-delà du Moyen Âge. L’anecdote du Malleus maleficarum est citée presqu’un siècle plus tard par le jurisconsulte Jean Bodin dans le chapitre VI de sa Démonomanie des sorciers, « De la lycanthropie et si le Diable peut changer les hommes en bestes ». La reprise de cette anecdote a la fonction d’exemple illustre, « pour confirmer le procés fait aux Sorcieres de Vernon, qui frequentoyent, et s’assembloyent ordinairement en un chasteau vieil et ancien en guise de nombre infiny de Chats ». Selon ce procès, « quatre ou cinq hommes » décidèrent une nuit de s’abriter dans ce château, mais « ils se trouverent assailliz de la multitude de chats. Et l’un des hommes y fut tué, les autres bien marquez », mais à leur tour ils « blesserent plusieurs chats, qui se trouverent apres muez en femmes, et bien blessees ». Dans ce cas précis, « d’autant que cela sembloit incroyable, la poursuyte fut delaissee »39. Remarquons que l’on peut isoler dans nos sources deux thématiques dans lesquelles se manifestent les témoignages des femmes-chats : la femme qui se transforme pour attaquer des enfants, telles Finicella et Matteuccia da Todi, et les femmes qui se transforment en groupe pour participer à une réunion de sorcières. Ce dernier motif semblerait se retrouver dans le cas rapporté par Jean Bodin où, étant donné le grand nombre d’agresseurs, les hommes assaillis étaient probablement tombés au milieu d’un sabbat. Similairement, au début du xviie siècle, le juge Henri Boguet raconte d’un homme « nommé Charchot du Bailliage de Gez [qui] fut assailly nuictamment en un bois par une multitude de chats : mais comme il eust fait le signe de la Croix, tout disparut » ; le juge fait suivre cette anecdote par une autre « de plus fraische mémoire », celle d’« un homme de cheval [qui,] passant sous le Chasteau de Joux, apperceut plusieurs chats sur un arbre » et y tire dessus par « une scopette, qu’il portoit », faisant « tomber de dessus l’arbre au moyen du coup de scopette un demicin40, auquel pendoyent plusieurs clefs ». Cet objet va s’avérer fondamental pour démasquer la femme-chat que l’homme a blessée. En fait, « [i]l prend le demicin et les clefs, et les emporte au village : estant descendu au logis, il demande à disner ; la maistresse ne se trouve point non plus que les clefs de la cave ». À ce point, l’homme « monstre le demicin, et les clefs qu’il portoit, l’hoste recogneut que c’estoit le demicin et les clefs de sa femme, laquelle arrive sur ces entrefaictes estant blessee an la hanche droite », ne pouvant donc plus nier ce qui s’était passé : « le mary la prent par rigueur, et elle confesse qu’elle venoit du sabbat, et qu’elle y avoit perdu son demicin, et les clefs aprés avoir receu un coup de scopette en l’une des hanches »41. Indirectement, elle avoue donc également sa métamorphose en chat, l’animal blessé par le cavalier.

  9. Au xviie siècle, la métamorphose des femmes en chats (ou en d’autres animaux) semble donc un phénomène dont la possibilité, réelle ou due à une illusion diabolique, est largement acceptée par les experts en démonologie. Ainsi, en 1613, le juge Pierre de L’Ancre, dans son deuxième livre du Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, décrit le sabbat « comme une foire celebre de toutes sortes des choses, en laquelle aucuns se promenent en leur propre forme, et d’autres sont transformez […] en chiens, en chats, asnes, chevaux, pourceaux, et autres animaux », et deux livres plus tard il ajoute avoir appris par maintes confessions, « Que lors que les insignes sorcieres reviennent de leurs maudites assemblees, qu’elles se transforment en chat, en chien et en autres bestes semblables, pour effrayer ceux qu’elles trouvent par les chemins : et en partie aussi pour se faire mescognoistre »42. Cependant, la thématique de la femme qui se transforme pour tuer les enfants dans leurs berceaux ne disparaît pas complètement, mais est intégrée dans le contexte du sabbat. Dans le livre II du Tableau de l’inconstance, Pierre de L’Ancre explique que la sorcière trouble les sens de ses victimes, « leur ayant passé la main par le visage ou sur la teste, ou leur ayant baillé à manger quelque pomme ensorcelee et droguee, ou quelque morceau de pain de millet noir », pour aller « la nuict en forme de chat prendre et ravir l’enfant d’entre les bras des pere et mere, qui sont aussi ensorcelez et estourdis pendant que la sorciere est dans leur chambre, et ne se peuvent esveiller » ; d’ailleurs, une jeune fille « d’Ascain nommee Dojartzabal, aagee de quinze à seize ans », accusa une femme emprisonnée de l’avoir cherchée « dans son lict en forme de chat » pour l’emmener au sabbat, bien que sa mère veillât sur elle43. Dans le livre IV, Pierre de L’Ancre laisse entendre que les sorcières enlèvent les enfants pour les emmener au sabbat et en faire don au diable, la forme privilégiée pour ces enlèvements étant encore la forme féline : « Nous avons aussi le tesmoignage de plusieurs sorcieres qui confessent mener des enfants au sabbat, et d’un nombre infini d’enfans qui y sont menez. Que les sorcieres les vont querir la nuict en forme de chat jusques dans le lict : et les ayant tirez hors des bras des peres et meres, et hors la maison, elles reprennent leur forme »44. Le juge revient néanmoins à l’idée augustinienne de l’impossibilité de la mutation de la nature humaine. Son explication s’éloigne cependant de celle de ses prédécesseurs, l’actant étant la sorcière (ou le sorcier) elle-même et non pas le diable : « les transmutations qu’on lit des magiciens et sorciers, ne se font reellement et essentiellement, mais seulement en apparence, et avec prestige et illusion diabolique. Parce que le malin Esprit presse et espaissit tellement l’air à l’entour des corps des sorciers, que trompant nos sens, il les faict apparoir loups, chiens, chats et autres animaux. Il leur change pareillement (Dieu le permettant ainsi) la fantasie, et leur brouille en telle façon les sens interieurs, qu’ils croyent estre changez tout à faict en ces animaux, se voyans eux-mesmes en telle forme, et ayans des appetits brutaux, pour l’alteration que le Demon a faict de la complexion de l’homme »45.
  10. Ce tour d’horizon de quelques-uns des premiers procès de sorcellerie et des textes démonologiques les plus importants entre le xve et le xviie siècle nous montre la place privilégiée du chat comme alter ego du diable et de la sorcière, ce qui a en dernière instance influencé l’imaginaire commun tel qu’il est parvenu jusqu’à nos jours. Mais pourquoi, parmi tous les animaux diaboliques possibles, le chat a-t-il pu grimper au sommet de cette hiérarchie infernale ? Le choix du chat et de la chèvre, opéré par Bernardin de Sienne dans sa prédication florentine XXXVIII de 1424 pour nier les croyances folkloriques sur la transformation de la nature humaine, renvoie, selon Émilie Zanone, à la nature libidineuse des femmes puisque, dit-elle, il s’agit de « deux créatures diaboliques de la religion chrétienne, car elles vivent dans la promiscuité la plus honteuse »46. Pensons aussi que dans les oraisons que nous avons considérées, le prédicateur siennois parle plus généralement d’une gatta, un chat femelle, ce qui pourrait en effet appuyer l’hypothèse de la chercheuse, la libido étant, au Moyen Âge et au-delà, plus facilement attribuée à la sphère féminine que masculine. Cependant, Bernardin de Sienne ne donne pas d’explication sur son choix, et il faudrait donc justifier l’hypothèse d’É. Zanone à l’aide d’autres données. Bien que dans la littérature et d’autres sources médiévales le chat puisse aussi paraître comme un animal de compagnie, utile pour combattre l’action destructrice des souris, parfois même chéri et cajolé par ses propriétaires47, dans les documents traitant les hérésies et la sorcellerie il figure généralement comme un être négatif. Ainsi, Heinrich Institoris et Jacob Sprenger considèrent que le chat est idoine pour représenter le Malin, car il s’agit d’un animal perfide (« catti, quod animal perfidiorum est appropriatum signum »)48, sans pourtant en dire plus, et nous avons déjà vu qu’Alain de Lille lie étymologiquement la secte des Cathares au catus qu’ils étaient censés adorer. Similairement, le prédicateur allemand Berthold von Regensburg (1210-1272) souligne que tous les hérétiques (en allemand « Ketzer ») ont ce nom en relation au chat (en allemand « Katze »), et il en explique la raison : tous les deux se cachent dans les recoins, et tous les deux semblent doux comme des anges, tandis qu’ils polluent le corps et l’âme des gens49. En fait, le chat serait impur, car il est supposé lécher le venin des crapauds50. Les caractéristiques associées au chat par ces auteurs sont ainsi la perfidie, l’impureté, un caractère secret, presque clandestin, et la flatterie. Même les proverbes, où l’on reconnaît souvent la pensée d’une société, ne sont pas plus magnanimes à propos du chat, laissant transparaître l’image d’un animal paresseux, gourmand, égoïste, rusé et profiteur, des propriétés qui se trouvent aussi dans la littérature médiévale51. Si dans ces textes il n’est pas fait mention de la promiscuité, les adjectifs qui décrivent le félin sont assez négatifs pour justifier son inscription dans la sphère du diabolique.

  11. Voyons comme exemple conclusif comment le chat se présente chez Jean Wier, « un médecin qui croit à l’existence du diable » mais qui s’inscrit « en faux contre la croyance en la possibilité d’une sorcellerie "populaire", pratiquée par des femmes ignorantes et perverses », dénonçant « les effets d’une répression aveugle, et la confiance en des aveux obtenus sous la torture »52. La figure du chat revient dans au moins deux chapitres de son De Praestigiis daemonum, qu’il rédigea en latin en 1563 et qui fut traduit en français par Jacques Grévin six ans plus tard. Dans le climat d’un film d’horreur moderne, le chapitre 9 du troisième livre conte les tourments démoniaques soufferts par les religieuses de Wertet : elles entendent des voix étranges, sont tirées par les pieds de leur lit ou enlevées dans l’air par une force invisible, et commettent une série d’actions effrayantes, comme vomir un liquide noir, marcher « sur le devant des jambes, comme si elles n’eussent point eu de pieds », et monter « au haut des arbres, ainsi que chats ». Ici, nous n’avons pas proprement affaire à une métamorphose complète, le texte insistant sur le fait qu’il n’y eut « aucune mutation de leur corps », mais la comparaison de femmes « ensorcelées » au chat, et non pas à d’autres animaux, nous semble significative pour ce qui concerne la renommée du petit félin. En outre, l’auteur indique que la cause du tourment des religieuses fut attribuée à l’action d’une matrone de la ville, soupçonnée d’être une sorcière, qui aurait enfermé un chat noir dans une corbeille à l’intérieur du couvent. Ne partageant pas les soupçons de sorcellerie, Jean Wier attribue les supplices des religieuses à l’action du diable lui-même : « Même si le chat était naturel, il ne faut point douter que le diable ne l’eût mis en la corbeille : et certes je préférerais plutôt que ce fût le diable même sous la figure d’un chat »53. C’est encore au diable que le médecin attribue « les retirements des nerfs ou convulsions monstrueuses et innombrables, advenu[s] aux religieuses du couvent de Kentorp », dans le chapitre suivant. Dans ce cas-ci, le « diable parlait souventefois et beaucoup par la bouche des jeunes, lesquelles avaient l’esprit troublé », et il se manifestait à elles « en forme de chat noir, ou sous la fausse semblance d’Else Kamense, ou sous celle de sa mère, ou bien celle de son frère : tellement que toutes pensaient, mais faussement, que ces personnes fussent causes de leurs misères et cruels tourments »54.

  12. Même pour un auteur savant comme Jean Wier, sceptique pour ce qui concerne la chasse aux sorcières en vogue à son époque, et qui exclut la métamorphose de la forme humaine, il est pourtant possible que le diable lui-même se manifeste aux gens, et cela aussi sous forme féline. Si initialement le chat semble avoir partagé la nature diabolique avec plusieurs autres animaux, la figure du chat diabolique semble donc s’être frayée un chemin durant le passage des siècles, continuant à hanter l’imaginaire commun même dans une ère où le félin est devenu indubitablement l’un des animaux de compagnie les plus répandus et les plus aimés. C’est ainsi qu’a pu se consolider le lien chat-sorcière-Moyen Âge, à l’imaginaire puissant et captivant, même si, comme nous espérons l’avoir démontré ici, ce lien est quelque peu forcé, les procès de sorcellerie ayant commencé à la toute fin du Moyen Âge et le chat étant initialement associé aux hérétiques et au diable que ceux-ci étaient censés adorer, ne devenant un symbole de la sorcellerie que dans un deuxième moment. Cependant, grâce à la force imaginative de ce lien, nous pouvons encore rêver des chats dans le contexte des sabbats, d’enchantements, et en relation avec des femmes métamorphosées, dont nous trouvons les traces dans des documents d’autrefois, qui ont laissé une trace sombre dans notre histoire.

Mots-clés : chat, sorcières, diable, Moyen Âge, procès de sorcellerie, traités démonologiques

  • 1 Pensons par exemple au titre du Blog Gallica pour la journée internationale du chat, « Entre diabolisation et vénération : l’histoire des chats vue par Gallica ! », autrice : Nejma Omari ; https://gallica.bnf.fr/blog/08082021/entre-diabolisation-et-veneration-lhistoire-des-chats-vue-par-gallica?mode=desktop ou à l’ouverture de l’article sur les chats au Moyen Âge dans la World History Encyclopedia : « Au Moyen Âge, les chats étaient généralement désapprouvés, considérés comme, au mieux, des nuisibles utiles et, au pire, des agents de Satan, en raison de l’Église médiévale et de son association des chats avec le mal » (Joshua J. Mark, « Les Chats au Moyen Âge », traduit par Babeth Étiève-Cartwright, World History Encyclopedia, publié le 20 mai 2019, https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-1387/les-chats-au-moyen-age/. D’autres sources en lignes, pas académiques, ouvrent le sujet en thématisant la mauvaise réputation des chats au Moyen Âge, par exemple : « Au Moyen Âge, les chats avaient mauvaise réputation. En effet, ils étaient associés à la sorcellerie et au paganisme » : « L’histoire des chats au Moyen Âge. Superstition, royauté, religion... », https://dailygeekshow.com/chats-moyen-age/. Liens consultés le 30.04.2024.
  • 2 J. K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, traduit de l’anglais par Jean-François Ménard, illustrations de Jim Kay, Paris, Gallimard, 2020 (20151), p. 2.
  • 3 Cf. James Sharpe, « Familiars », in Encyclopedia of Witchcraft. The Western Tradition, ed. Richard M. Golden, Santa Barbara, ABC-Clio, 2006, vol. 2, p. 347-49.
  • 4 Ces traités sont rassemblés et analysés in Nicole Jacques-Lefèvre, Histoire de la sorcellerie démoniaque. Les grands textes de référence, Paris, Honoré Champion, 2020.
  • 5 Pensons que le folklore, les mythes, les légendes et les fables « do not tell of objective, but of psychic, events, and though such beliefs may not be true about the animal, they are certainly accurate in their description of what the cat meant to people, and still means to many of us today » (Patricia Dale-Green, Cult of the Cat, London-Melbourne-Toronto, Heinemann, 1963, p. 142). Pour ce qui concerne la datation, l’on peut dire avec Laurence Bobis, que « la diabolisation du chat est en marche dès la deuxième moitié du xiie siècle » (Laurence Bobis, Une histoire du chat : de l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, 2006, p. 208).
  • 6 Il s’agit de témoignages bien connus par la critique. Nous en avons traité plus en détail dans Claudia Tassone, « Le chat et la sorcière. Des premières attestations de l’adoration du chat-diable jusqu’au chat des procès de sorcellerie et des traités de démonologie », Reinardus, 31 (2019), p. 182-200, p. 184 ss. Il se pourrait que la renommée du chat ait empiré suite à la pandémie de peste du milieu du xive siècle, les chats étant considérés comme des transmetteurs de la maladie (cf. E. Fuller Torrey, Parasites, Pussycats and Psychosis. The Unknown Dangers of Human Toxoplasmosis, Springer, Cham, 2022, p. 34).
  • 7 À savoir : Pierre-Han Choffat, La Sorcellerie comme exutoire. Tensions et conflits locaux : Dommartin 1524-1528, Lausanne, Université de Lausanne, Section d’Histoire, 1989 ; Martine Ostorero, Folâtrer avec les démons : sabbat et chasse aux sorciers à Vevey (1448), Lausanne, Université de Lausanne, Section d'Histoire, 1995 ; Eva Maier, Trente ans avec le diable. Une nouvelle chasse aux sorciers sur la Riviera lémanique (1477-1484), Lausanne, Université de Lausanne, Section d’Histoire, 1996 ; Laurence Pfister, L’Enfer sur terre. Sorcellerie à Dommartin (1498), Lausanne, Université de Lausanne, Section d’Histoire, 1997 ; Georg Modestin, Le Diable chez l’évêque. Chasse aux sorciers dans le diocèse de Lausanne (vers 1460), Lausanne, Université de Lausanne, Section d’Histoire, 1999 ; Martine Ostorero, Agostino Paravicini Bagliani, Kathrin Utz Tremp, L’Imaginaire du sabbat : édition critique des textes les plus anciens (1430 c. - 1440 c.), en collaboration avec Catherine Chêne, Lausanne, Université de Lausanne, Section d’Histoire, 1999 ; Martine Ostorero, Kathrin Utz Tremp, Inquisition et sorcellerie en Suisse romande : le registre Ac 29 des Archives cantonales vaudoises (1438-1528), en collaboration avec Georg Modestin, Lausanne, Université de Lausanne, Section d’Histoire, 2007.
  • 8 Tassone, « Le chat et la sorcière », art. cit., p. 193.
  • 9 Nous tirons la date de 1426 de Marina Montesano, Classical Culture and Witchcraft in Medieval and Renaissance Italy, Cham, Palgrave Macmillan, 2018 (Palgrave Historical Studies in Witchcraft and Magic), p. 163. Émilie Zanone situe au contraire l’évènement en 1427, reprenant la chronologie « établie par Fr. D. Pacetti et C. Ginzburg » (Émilie Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers : le stéréotype de la sorcière dans la prédication en langue vulgaire de Bernardin de Sienne », Cahiers d’études italiennes, 15 (2012), p. 67-97, p. 68, n. 4).
  • 10 Bernardino da Siena, Prediche volgari sul Campo di Siena 1427, 2 vols., a cura di Carlo Delcorno, Milano, Rusconi, 1989, vol. 2, p. 1007-9 (pr. XXXV).
  • 11 Cf. Marina Montesano, "Supra acqua et supra ad vento", "Superstizioni", maleficia e incantamenta nei predicatori francescani osservanti (Italia, sec. XV), Roma, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 1999, p. 135, et Ead., Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 165.
  • 12 Transcription de Marina Montesano de Bernardino da Siena, Seraphim, Bergamo, Biblioteca civica Angelo Mai, Codice Delta V. 23, f. 19r-257v, f. 171r-173v (pr. XXVII), in Montesano, "Supra acqua et supra ad vento", op. cit., p. 137. La chercheuse propose une traduction anglaise du passage in Ead., Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 166.
  • 13 Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers », art. cit., p. 70.
  • 14 Bernardino da Siena, Le prediche volgari. Quaresimale fiorentino del 1424, éd. Ciro Cannarozzi, Pistoia, Pacini, 1934, 2 vols., vol. II, p. 169 (pr. XXVIII).
  • 15 Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers », art. cit., p. 73.
  • 16 Bernardino da Siena, Le prediche volgari. Predicazione del 1425 a Siena, éd. Ciro Cannarozzi, Firenze, Rinaldi, 1958, 2 vols., vol. II, p. 278-79 (pr. XLI).
  • 17 Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers », art. cit., p. 73-74.
  • 18 Bernardino da Siena, Prediche volgari, éd. Delcorno, op. cit., vol. 2, p. 1009-10 (pr. XXXV).
  • 19 « Sunt enim aliquae vetulae, quae credunt se ire cum Zobiana, vel in cursu, quia diabolus faciet sic sibi apparere in somnis, quod efficiatur una felis, et tamen non erit verum, quia diabolus transformabit se in unam felem, et in apparentia felis intrabit cameram, et pater familias habens puerum credit quod sit una striga, et surgens percutiet felem, et videbitur sibi fregisse tibiam felis et deinde diabolus faciet frangi tibiam illi vetulae, et in crastino tam illa pater familias quam illa vetula credent esse vera, et erunt illusiones diabolicae » (Bernardino da Siena, « ‘Seraphim’ Paduae an. 1423 reportatum a Daniele De Purziliis », in Opera omnia, 3 vols., ed. Joannis De La Haye, Paris, 1645, vol. 3, p. 198 ; cf. Montesano, Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 159). La reportatio est une sorte de rapport écrit de façon abrégée par un tiers lorsqu’un prédicateur était en train de prêcher à ses ouailles (cf. ibid., p. 139).
  • 20 Transcription de M. Montesano de Bernardino da Siena, Seraphim, Bergamo, Biblioteca civica Angelo Mai, Codice Delta V. 23, f. 19r-257v, f. 171r-173v (pr. XXVII) ; « but it was not true, because they stay in their houses, and the devil makes them sleep deeply, and deludes them into thinking that they take the shape of cats and go about fascinating children » (trad. d’Ead., Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 166).
  • 21 « They are also persuaded to drink and eat, commit luxurious sins and other phantasies, while the devil, changed into a cat, approaches the cradles of children and sucks their blood from a vein on their heads » ; ibid.
  • 22 Cf. Marco Frenschkowski, Die Hexen. Eine kulturgeschichtliche Analyse, Wiesbaden, Marixverlag, 2012, p. 72.
  • 23 Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers », art. cit., p. 84 ; cf. Sancti Aurelii Augustini episcopi, De civitate Dei. Libri XXII, 2 vols., éd. Bernardus Dombart et Alfonsus Kalb, Stutgardiae, B. G. Teubner, 1981 (5e éd.), vol. II, liber XVIII, caput XVIII (« Quid credendum sit de transformationibus, quae arte daemonum hominibus videtur accidere »), p. 277-80. Cf. aussi Laurence Harf-Lancner, « La métamorphose illusoire. Des théories chrétiennes de la métamorphose aux images médiévales du loup-garou », Annales (Économie, Société, Civilisation), 1 (Janvier-février 1985), p. 208-26.
  • 24 Cf. Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers », art. cit., p. 84-85.
  • 25 Ibid., p. 86.
  • 26 Transcription de M. Montesano de Giovanni da Capestrano, Tractatus de confessione, L’Aquila, Convento O.F.M., Codice XVII di Capestrano, cc. 242r-352v, 304v, in Montesano, Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 160.
  • 27 Cf. ibid., p. 159 et Montesano, "Supra acqua et supra ad vento", op. cit., p. 125.
  • 28 Cf. Montesano, Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 155-56.
  • 29 Cf. ibid., p. 160, et aussi Roberto da Lecce, Quaresimale padovano : 1455, éd. Oriana Visani, Padova, Ed. Messaggero, p. 209. Le terme “musipula” signifie « Catus, felis » (« Musipula » par C. du Cange, 1678), dans du Cange, et al., Glossarium mediae et infimae latinitatis, éd. augm., Niort : L. Favre, 1883‑1887, t. 5, col. 557c. http://ducange.enc.sorbonne.fr/MUSIPULA), et est proche du mot « musio », généralement employé par les encyclopédistes médiévaux, tels Isidore de Séville ou Thomas de Cantimpré, pour désigner le chat.
  • 30 C’est ce que remarque également M. Montesano (cf. Ead., "Supra acqua et supra ad vento", op. cit., p. 132).
  • 31 Cf. Montesano, Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 174.
  • 32 Cf. ibid., p. 176 et Montesano, "Supra acqua et supra ad vento", art. cit., p. 148.
  • 33 Cf. Montesano, Classical Culture and Witchcraft, op. cit., p. 173 : « Where Bernardino, who had a classical education, modelled his image of the witch on the Latin tradition of Petronius and Apuleius, with their vivid descriptions of striges, the transposition of the literary topos in the trial of Matteuccia led to a different set of assertions : that witches are not just maleficae cheated by the devil, but are really able to do what they are accused of ».
  • 34 D’ailleurs, la métamorphose des êtres humains est réputée comme impossible dans le procès de Claude Bochet (1479) : « on lui demanda s’ils pouvaient entrer par une certaine petite ouverture, il dit que non, car ils ne pouvaient pas réduire leur corps ni leurs os » (Maier, Trente ans avec le diable, op. cit., p. 191).
  • 35 Torrey, Parasites, Pussycats and Psychosi, op. cit., p. 35.
  • 36 Cf. Frenschkowski, Die Hexen, op. cit., p. 133.
  • 37 Henricus Institoris, Jacobus Sprenger, Le Marteau des sorcières, éd. et trad. par Amand Danet, Grenoble, J. Million, 1990, p. 324-26 ; pour le texte en langue originale, cf. Id., Malleus maleficarum, 2 vols., éd. Christopher S. Mackay, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, vol. 1, p. 443-44.
  • 38 Ibid.
  • 39 Jean Bodin, La Démonomanie des sorciers, éd. critique préparée par Virginia Krause, Christian Martin et Eric MacPhail, Genève, Droz, 2016 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, DLIX), p. 249. L’anecdote du Malleus maleficarum suit ce passage : « Mais les cinq Inquisiteurs qui estoyent experimentez en telles causes, ont laissé par escript qu’il y eut trois Sorcieres pres Strasbourg, qui assaillirent un Laboureur en guise de trois grands chats […] » (ibid.).
  • 40 Les dictionnaires, modernes et d’autrefois, ne donnent pas de définition de ce mot ; Christian Doumergue propose la définition suivante, qui nous convainc : « Sorte de ceinture à laquelle les ménagères pendaient les clés » (cf. Christian Doumergue, La France des chats extraordinaires. 75 histoires de chats (vraiment) pas comme les autres, Paris, Les Éditions de l’Opportun, 2021 [consulté dans le format e-book], « Partie 2. Bourgogne – Franche-Comté. Doubs », n. 3). Peut-être que le mot dérive du moyen français damasquin, qui est une « Etoffe ornée de fils d’or ou d’argent (à la façon des étoffes de Damas) » (Dictionnaire du Moyen Français (DMF), « Damasquin », consulté le 28 mai 2024), et qui, par métonymie, pourrait désigner un sachet ou la ceinture envisagée par C. Doumergue. Ce sens n’est pourtant pas attesté.
  • 41 Henri Boguet, Discours execrable des sorciers, ensemble leur Procez, faits depuis deux ans en çà en divers endroicts de la France, Paris, Denis Binet, 1602, p. 114.          
  • 42 Pierre de L’Ancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, édition de 1613 établie et annotée par Jean Céard, Genève, Droz, 2022, p. 189 (livre II, discours IV, « Description du Sabbat. Du poison qui se fait en iceluy. Et quelques depositions notables de certaines Sorcieres fors suffisantes ») et 302 (l. IV, d. I, « De la Transformation des Sorciers »).
  • 43 Ibid., p. 133 (l. II, d. I, « Quand se faict le Sabbat, et en quelle forme le Diable s’y represente ») et 158 (l. II, d. II, « Du transport des sorciers au sabbat »).
  • 44 Ibid., p. 302-3 (l. IV, d. I).
  • 45 Ibid., p. 305 (l. IV, d. I).
  • 46 Zanone, « De l’attente du jugement divin aux bûchers », art. cit., p. 70.
  • 47 La caractéristique la plus constante du chat au Moyen Âge est probablement son lien avec la souris, tellement important que Tibert le chat, l’un des protagonistes du Roman de Renart, se perd pour en chasser, les proverbes le mentionnent assez souvent et les encyclopédistes ont créé des mots qui le résument : murilegus, musio, comme pour dire bête-souricière. Même dans l’iconographie concernant le chat, celui-ci est souvent représenté avec une ou plusieurs souris : la plupart du temps il tient sa proie entre ses deux pattes, dans une attitude qui évoque le jeu du félin avec sa proie. Pour ce qui concerne le chat comme animal domestique, cf. Kathleen Walker-Meikle, Chats du Moyen Âge, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Paris, Les Belles Lettres, 2015 (2ème tirage ; 2013), par exemple p. 3, 67-68 et 72.
  • 48 Institoris, Sprenger, Malleus maleficarum, op. cit., p. 445. Traduction dans Id., Le Marteau des sorcières, op. cit., p. 326 : « D’ailleurs usant ici du chat animal perfide, ils emploient un signe bien approprié ».
  • 49 « Aber swie maniger leie namen sie haben, so heizent sie überal ketzer. Unde daz tet unser herre âne sache niht, daz er sie ketzer hiez. Nû war umbe hiez er sie niht htinder oder miuser oder vogeler oder swîner oder geizer ? Er hiez in einen ketzer. Daz tet er dar umbe, daz er sich gar wol heimelichen gemachen kan, swâ man in niht wol erkennet, als ouch diu katze: diu kan sich gar wol ouch zuolieben unde heimlichen » (Berthold von Regensburg, Vollständige Ausgabe seiner Predigten, mit Anmerkungen und Wörterbuch von Franz Pfeiffer, vol. 1, Wien, Wilhelm Braumüller, 1862, p. 402) ; « Unde dâ von sô heizet der ketzer ein ketzer, daz er deheinem kunder sô wol glîchet mit sîner wîse sam der katzen. Sô gêt er alse geistlichen zuo den liuten unde redet alse süeze rede des êrsten unde kan sich alse wol zuo getuon, rehte alse diu katze tuot, unde hât den menschen dar nâch sô schiere verunreinet an dem lîbe. Alsô tuot der ketzer : er seit dir vor alle süeze rede von gote unde von den engeln, daz dû des tûsent eide wol swüerest, er wære ein engel. […] Unde dâ von heizet er ein ketzer, daz sîn heimelicheit als schedelich ist als einer katzen, und alse vil schedelîcher. Diu katze verunreinet dir den lîp : sô verunreinet iu der ketzer sôle unde lîp » (ibid., p. 403).
  • 50 « Sô gêt sie hin unde lecket eine kroten swâ sie die vindet under einem zûne oder swâ sie sie vindet, unz daz diu krote bluotet : so wirt diu katze von dem eiter indurstic, unde swâ sie danne zuo dem wazzer kumt daz die liute ezzen oder trinken suln, daz trinket sie unde unreinet die liute alsô, daz etelîchem menschen dâ von widervert, daz ez ein halbcz jâr siechet oder ein ganzez oder unze an sînen tôt oder den tôt dâ von gâhens nimt » (ibid., p. 402). Cf. Kathrin Utz Tremp, Von der Häresie zur Hexerei. „Wirkliche“ und imaginären Sekten im Spätmittelalter, Hannover, Hahnsche Buchhandlung, 2008, p. 332-33.
  • 51 Pour les proverbes, cf. Thesaurus proverbiorum medii aevi = Lexicon der Sprichwörter des romanisch-germanischen Mittelalters, 13 vols., Samuel Singer, Werner Ziltener, Christian Hostettler, Schweizerische Akademie der Geistes- und Sozialwissenschaften. Kuratorium Singer (éd.), Berlin, de Gruyter 1995-2002, vol. 6, p. 441-465. Pour la littérature, il suffit de penser à la représentation et au rôle de Tibert le chat dans le Roman de Renart : souvent, le félin y est représenté comme l’antagoniste par excellence du renard, l’animal le plus rusé en absolu, devenant son digne rival, parmi les seuls capables de le battre parfois dans son jeu de la tromperie.
  • 52 Jacques-Lefèvre, Histoire de la sorcellerie démoniaque, op. cit., p. 138. Cf. aussi Richard Trachsler, « Johann Weyer und die Anfänge des psychiatrischen Werwolfs. Betrachtungen zum De praestigiis daemonum (1563) und seinen französischen Übersetzungen », in Transfert des Savoirs au Moyen Âge/Wissenstransfer im Mittelalter, éd. par Stephen Dörr et Raymund Wilhelm, Heidelberg, Winter, 2008, p. 207-32.
  • 53 Jean Wier, Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables, des enchantements et sorcelleries. De Praestigiis daemonum. Traduit du latin par Jacques Grévin (1569), édition critique et introduction par Serge Margel, Grenoble, Jérôme Million, 2021, p. 402-3.
  • 54 Ibid., p. 406.
 

RSDA 1-2024

Doctrine et débats : Doctrine

Le bien-être animal, prétexte à l'unification du marché européen ? Étude de cas : première directive européenne sur la protection des poules pondeuses, 1979-1988

  • Sam Ducourant
    Ph.D., Postdoctoral fellow
    Max Planck Institut für Wissensgeschichte (Berlin), Groupe de recherche « Practices of validation in the Biomedical sciences »
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Remerciements

L’autrice remercie Florence Burgat, Jeanne Ételain, Laure Gisie, Doris Gruel, Malik Mellah, Pierre Serna, Nolwenn Veillard et Jakub Zawiła-Niedźwiecki pour leurs relectures, conseils et commentaires. Elle remercie aussi pour leur aide précieuse le personnel des Archives Nationales de France (Pierrefitte-sur-Seine) et le personnel des Archives historiques de la Commission européenne (Bruxelles). Elle adresse ses plus vifs remerciements à Adèle Kauffmann, spécialiste en droit de l’Union européenne, à qui cet article doit beaucoup de son intelligence et de sa clarté.

I. Introduction

1. Dès le milieu des années 1960, les représentants des Communautés européennes (CE)1 prennent bonne note de la préoccupation croissante de la communauté scientifique2 et de la société civile3 pour la condition des animaux dans les élevages4. Cet article étudie la directive sur la protection des poules pondeuses élevées en cages en batterie5, appelée de ses vœux par le Conseil des CE en 1979 et adoptée en 1988. C’est la première réglementation sur les conditions de vie des animaux d'élevage à une échelle communautaire. Cette directive est spécifique à un secteur (l'élevage avicole), à un certain type de marché (le marché des œufs) et à un système d’élevage (les cages de batterie). Elle édicte simplement des normes minimales et cet article étudie en particulier la disposition selon laquelle « les poules pondeuses doivent disposer d’au moins 450 cm2 de surface de la cage », c’est-à-dire un peu moins que trois quarts d’une feuille A4, ou encore qu’il est possible d’élever 22 poules par mètre carré.
2. Cette directive est insatisfaisante pour quatre raisons. Premièrement, son contenu normatif est appauvri par rapport à son objectif initial : la déclaration de 1979 visait en effet rien de moins que l'interdiction des cages de batterie6. Deuxièmement, de nombreux acteurs de l’époque (pas nécessairement des défenseurs des animaux) considèrent cette directive insatisfaisante vis-à-vis des comportements, relations sociales et représentations mentales de ces êtres7. En particulier, le chiffre de 450 cm2 est insuffisant, puisque c’est l'espace utilisé par une poule adulte se tenant debout et immobile8. Troisièmement, dans son rapport de 1981, le commissaire Dalsager montre que 450 cm2 était déjà l'espace moyen accordé à chaque poule dans l’espace économique des CE9 . Ceci implique que la directive de 1988 risquait de priver certaines poules de meilleures conditions, les pratiques nationales ayant tendance à s’aligner sur les normes minimales, notamment pour réduire les coûts de production et ne pas souffrir de la concurrence avec les autres États membres : c’est le cas par exemple au Danemark où la loi indiquait un minimum de 600 cm2. Quatrièmement, cette directive s'est concentrée sur l'espace disponible (ce qui a demandé aux agriculteurs de mettre moins de poules dans chaque cage) plutôt que sur les matériaux ou la hauteur des cages (ce qui aurait nécessité de construire et d'acheter de nouvelles cages), ou même sur l'élimination pure et simple des cages en batterie. C'est pourquoi elle peut être considérée comme superficielle par rapport à la demande sociale et aux connaissances scientifiques de l'époque.

A. Argument

3. Cet article propose une autre raison de trouver cette directive insatisfaisante : malgré les raisons affichées, ce processus législatif n'était pas tant motivé par le souci des animaux que par la nécessité et l'urgence de l'intégration européenne, et plus précisément de l'harmonisation du marché agricole européen. Bien qu’explicitement elle vise la « protection des poules pondeuses élevées en batterie », cette directive ne protège pas réellement les poules pondeuses, mais fournit une norme permettant de renforcer les échanges au sein du marché libre et définissant in fine les produits animaux comme une marchandise parmi d’autres. En d’autres termes, le « bien-être animal » est un prétexte pour harmoniser le marché intérieur européen.
4. Cet article apporte une contribution au débat sur les facteurs qui influencent la réglementation internationale sur les pratiques agricoles intensives. John Savory avance que la directive de 1988 est le résultat de la seule pression civile, et non des connaissances scientifiques, pourtant avancées comme une raison légitime de légiférer10. Paul Shotton insiste sur le rôle des lobbies, consistant à ralentir ou empêcher la réglementation11. Shulze et Deimel remettent en question cette opposition entre intérêts industriels et intérêt des consommateurs, en montrant que l'attitude de ces derniers n'est pas seulement déterminée par la publicité et le lobbying, mais aussi par des préoccupations morales et/ou économiques qui leur sont propres12. Richard P. Haynes montre comment l’approche welfariste de la condition animale, portée notamment par le champ scientifique, menait à une vision réductionniste de la vie animale, et donc à des réformes pour le moins timides13. J’ai montré l’importance des débats scientifiques dans la conceptualisation du bien-être animal qui est à l’œuvre dans ce processus législatif14. Le présent article montre que cette législation n’est pas seulement pensée pour avoir le moins d’effet possible sur la production, mais a pour objectif la mise en place d’un marché intérieur unifié et harmonisé, condition d’une augmentation de la production et des exportations.
5. Plus précisément, cette interprétation du bien-être animal comme un prétexte entend contribuer au débat sur les rapports entre intégration économique et intégration politique. Tous les domaines de compétence des CE, puis de l’Union européenne, sont concernés par cet objectif d’intégration15 . Les acteurs des premières phases de l’intégration partaient du principe que le versant politique (menant notamment à l’amélioration de la justice sociale, et donc entre autres à une meilleure condition animale) s’appuierait nécessairement sur le versant économique. Cette préemption de l’intégration économique sur l’intégration politique peut s’expliquer aussi en termes stratégiques : l’idée était qu’une fois l’intégration économique aboutie, celle-ci pourrait mener ensuite à une régulation politique de fait16. C’est pourquoi l’intégration économique fut d’abord prioritaire sur une intégration plus politique. Mais il est communément admis que l’intégration économique a définitivement pris le pas sur l’intégration politique17. Bien plus, la distinction entre versants économique et politique de l’intégration est remise en question, tant du fait de son inefficacité constatée historiquement que parce que les deux sont inextricablement mêlés18.
6. Ces rapports entre l’économique et le politique s’articulent avec la répartition des compétences entre les institutions concernées : bien que le Conseil de l’Europe, une autre organisation que les Communautés, se prononce dès 1976 en faveur d’une protection des poules pondeuses (et en faveur de l’interdiction des cages de batterie), il n’a pas de rôle régulateur, mais seulement un rôle consultatif auprès des institutions des CE (Conseil, Commission et Parlement). Ainsi, ses prérogatives sont limitées. De même, le Conseil des CE, qui a un rôle d’orientation des régulations nationales, ne peut pas outrepasser ses prérogatives : les CE, comme l’Union européenne qui succède à la Communauté européenne, fonctionnent sur un principe d’attribution des compétences, c’est-à-dire que l’organisation peut exercer seulement les compétences qui lui sont souverainement transmises par les États membres. Dans ce cadre, l’attribution, par les États membres aux CE, de la compétence de régulation de l’élevage des animaux non-humains se limite à la mise en place de la libre circulation des marchandises, et donc à la standardisation de la production et de la distribution.
7. D’un certain point de vue, la thèse défendue ici est donc plutôt triviale : il n’est pas nouveau que l’intégration européenne s’opère d’abord par le versant économique, et il n’est pas plus nouveau que des critiques s’élèvent contre la lenteur, l’inefficacité – voire l’inexistence et la fonction de vœu pieux – de l’intégration politique, notamment venant des mouvements prônant la justice sociale. Certes. Mais le cœur de l’argument vise plus précisément le choix des mots utilisés pour élaborer, justifier puis implémenter une réglementation : dans le processus ici étudié, le mot central est « bien-être animal ». Or ce choix de mots a pour effet de dissimuler la réalité, c’est-à-dire la priorité accordée aux intérêts économiques. Il permet de nombreuses modalités d’ignorance ou d’indifférence au sort des animaux dans les élevages. Une modalité de cette ignorance est le jeu de dupes où chacun (scientifiques, instances régulatrices, acteurs de la chaîne de production-distribution, citoyens ou consommateurs) peut à la fois œuvrer pour l’amélioration de la condition non-humaine, tout en n’étant, consciemment ou non, qu’un rouage dans un système à visée prioritairement économique, et en n’essayant ni de le dénoncer ni de le modifier.

B. Plan, corpus et méthode

8. Démontrer cette affirmation générale requiert de retracer le processus qui va de la déclaration du Conseil en 1979 à l’adoption finale de la directive en 1988. Il est essentiel de montrer comment l'agenda a évolué pendant ces neuf années : comment le train législatif a accéléré puis ralenti, comment la confiance a alterné avec le doute. Pour le montrer, il est essentiel de suivre la carrière de la directive, depuis son contexte initial jusqu'à ses dernières conséquences. Après une présentation de trois éléments de contexte pertinents pour cette analyse (II), cet article opère une reconstruction chronologique de ce processus législatif (III) : la première sous-section traite des causes judiciaires qui lancent le processus législatif  ; ensuite, de 1981 à 1985, le texte rencontre des difficultés et fait des allers-retours ; enfin, en 1986, ces obstacles sont purement et simplement supprimés, l'intégration européenne devenant prioritaire sur le bien-être animal.
9. Cette étude s'appuie sur de nombreuses ressources archivistiques. Les archives de la Commission européenne contiennent toutes les publications de la Commission, du Parlement et du Conseil des CE19. Les archives du Conseil de l’Europe contiennent les rapports des réunions du Comité permanent pour la protection des animaux d'élevage, et donnent des indications précieuses sur les conflits et les intérêts particuliers20. Les fonds d'archives, versés par le ministère français de l'Agriculture au centre national d'archives, retracent les actions du ministre français et donnent des indications sur les négociations21. Enfin, le Conseil scientifique vétérinaire, comité ad hoc créé pour conseiller la Commission, a produit des traductions françaises des rapports de réunions22.

II. Contexte politique, culturel et institutionnel

A. Contexte politique : l’intégration européenne

10. Le contexte politique général des années 1970 et 1980 a une forte influence sur le processus législatif étudié, quoique cette influence ne soit pas thématisée directement par les acteurs dans les archives : dans la période définie, l’intégration européenne s’accélère et les stratégies diplomatiques et économiques changent. En 1957, le traité de Rome avait institué la CEE, et posait l’agriculture en pilier de l’intégration européenne23. Une intention centrale de l’unification européenne était de lutter contre les famines qui avaient marqué les générations au pouvoir en sortie de guerre, mais il s’agissait aussi, dans le contexte de la Guerre froide, pour les pays d’Europe occidentale, de s’imposer comme un acteur économique et politique unifié face aux deux grands qu’étaient les États-Unis et l’Union Soviétique. C’est pour cela que le traité de Rome prévoit une « politique agricole commune » (PAC) mise en place à partir de 1962.
11. Or, à partir du milieu des années 1980, l’intégration européenne s’accélère et l’unification du marché avec elle. Jacques Delors, qui prend la tête de la Commission en 1985, est un acteur important de l’intégration européenne, reconnu pour avoir mené avec succès les CE vers l’Union européenne24. Le 17 février 1986, l’Acte unique européen, une révision du traité de Rome, est signé afin de faciliter l’unification du marché et l’intégration européenne, et de mener, six ans plus tard, à ce que les CE soient accompagnées de l’Union européenne. L’objectif est non seulement de clôturer une première phase de l’intégration, dans laquelle le versant économique aurait la primeur, en espérant qu’il soit alors devenu possible d’opérer une intégration plus politique ; mais il s’agit aussi de clôturer cette première phase d’unification économique en supprimant une fois pour toutes les frontières et les droits de douane entre les États membres pour constituer un marché unique, intérieur à l’Union européenne promise. L’enjeu est de lutter efficacement contre les famines en augmentant la productivité, mais aussi, une fois l’équilibre alimentaire atteint, d’encourager les exportations pour conquérir le marché international et mettre en place une concurrence efficace contre les Etats-Unis25, et de faire de l’Union européenne un acteur économique unifié, ayant une voix à l’Organisation Mondiale du Commerce26.

B. Contexte culturel : la visibilité croissante de la condition animale

12. Pourquoi, dans ce contexte général de l’intégration européenne, la protection des animaux dans les élevages ainsi que le concept de bien-être animal deviennent-ils suffisamment importants pour motiver le processus législatif ainsi que la mise en place du premier programme de recherche agricole au niveau européen ? La question animale devient effectivement importante dans la vie publique de plusieurs pays membres des CE ou en passe de les intégrer (l’Allemagne membre depuis la création ; le Royaume-Uni et le Danemark en 1973) et la Convention de 197627, au sein du Conseil de l’Europe, a pour fonction d’initier un processus de visibilisation et de régulation au niveau européen28.
13. D’une part, les historiens spécialistes des luttes pour la condition animale s’accordent à dire que les années 1960 et 1970 sont le moment d’une vague de visibilisation de ce mouvement politique, notamment avec les publications remarquées d’Animal Machines par Ruth Harrison en 196429 et d’Animal Liberation de Peter Singer en 197530.
14. À ces publications, il faut ajouter le développement des méthodes d’action directe dans l’activisme animaliste, avec l’incendie intentionnel d’un laboratoire pratiquant l’expérimentation animale par le groupe Band of Mercy en 1973, la fondation de l’Animal Liberation Front par Ronnie Lee en 1976, qui gagnera rapidement en visibilité au Royaume-Uni comme en Europe, et qui mènera notamment à la fondation de PETA en 1980. Des liens directs sont repérables entre le militantisme britannique et les évolutions au niveau européen  : Ruth Harrison, figure centrale du militantisme pour le bien-être animal, est membre du Comité permanent de la Convention de 1976, d’abord en tant que représentante de la Société Mondiale pour la Protection des Animaux (WSPA), puis de l’Eurogroupe pour le bien-être des animaux fondé en 1980, et qui aura une influence considérable sur les négociations au Comité permanent ainsi qu’auprès de la Commission des CE31. De plus, la demande citoyenne concernant la législation protégeant les animaux contre la douleur et la souffrance, ainsi que l’attitude des consommateurs et leur disposition à payer, sont de plus en plus étudiées et prises en compte par les législateurs32. De même, la protection animale devient de plus en plus visible dans le champ scientifique : en 1977, deux ans après la publication d’Animal Liberation se tient la première Conférence internationale sur le Droit des Animaux à Trinity College, à Cambridge, organisée par Andrew Linzey et Richard Ryder ; en 1979 se tient la première Conférence européenne sur le bien-être animal, aux Pays-Bas33.
15. À ce contexte culturel, il faut ajouter le contexte économique et industriel de l’époque : l’industrialisation agricole de l’après-guerre et la révolution verte ont considérablement augmenté la productivité, réduit les coûts de main-d’œuvre et donc les prix à la consommation, ce qui a entraîné une augmentation de la consommation de « produits animaux »34. De plus, la question de la protection animale recoupe celle de la lutte contre les maladies, et en particulier contre les épidémies qui mettent en danger la production35.
16. Ce contexte peut expliquer le gain de visibilité de la question animale, avec la multiplication des régulations nationales à partir de la fin des années 1960. Plusieurs États européens avaient en effet déjà pris des mesures législatives nationales afin de protéger les poules pondeuses : le Royaume-Uni établit en 1965 son principe des cinq libertés36 qui mène à la loi de 1968 ; l’Allemagne met en place en 1972 une régulation sur la protection des animaux non-humains37, et l’espace minimum autorisé au Danemark est de 600 cm2 par poule38. Cette vague de législations nationales est à peu près simultanée avec la mise en place, au Conseil de l’Europe, du Comité ad hoc d’experts sur le bien-être animal en 1971, à la demande de l’Assemblée parlementaire39. C’est ce comité qui rédigera la Convention européenne pour la Protection des animaux d’élevage de 1976, approuvée en 1978 par le Conseil des CE : les États membres s’engagent à en respecter les principes, et la Communauté à édicter des normes en ce sens.

C. Contexte institutionnel : Conseil des CE, Commission, Parlement, Conseil de l’Europe

17. Cet article étudie quatre institutions qui prennent part au processus d’élaboration puis d’adoption des normes européennes : le Conseil des CE, la Commission et le Parlement, du côté communautaire, ainsi qu’une autre organisation internationale, le Conseil de l’Europe.
18. Le Conseil des CE publie des résolutions dans lesquelles il décrit des orientations générales, et somme notamment la Commission de mettre en place les conditions nécessaires à l’adoption de directives : faire les recherches et les consultations nécessaires, en rendre compte au Conseil, puis rédiger des propositions de directives. Après une étape de consultation du Parlement, le Conseil adopte les directives, leur donnant force de loi en les publiant au Journal officiel des Communautés européennes.
19. La Commission européenne a pour principale fonction l’initiative des textes de loi, c’est-à-dire que c’est elle qui rédige les propositions de directive sur lesquelles le Conseil et le Parlement se prononcent ensuite. Elle lance le processus législatif en proposant des mesures dans l’ensemble des domaines de compétence de l’Union européenne. Un aspect essentiel de son rôle est de réunir les informations pertinentes pour rédiger ces propositions : en particulier, elle a l’initiative d’organiser et de financer des programmes de recherche nationaux ou internationaux, ou de requérir des rapports par les acteurs concernés. Dans le cadre du processus législatif, la Commission organise un programme de recherche sur le bien-être animal au niveau européen, qui court de 1979 à 1983 ; en s’appuyant sur les rapports scientifiques, le commissaire publie des rapports adressés au Conseil (ce sont les rapports du commissaire Gundelach en 1981, puis du commissaire Dalsager en 1981 et 1985) ; enfin, la Commission rédige des propositions de directives, la première en 1981 et la seconde en 1982, qui sera adoptée par le Conseil en 1986 et entrera en vigueur en 1988.
20. L’Assemblée parlementaire européenne devient le Parlement européen en 1962, élu au suffrage universel à partir de 1979. Il n’a néanmoins qu’un rôle consultatif et acquerra la compétence de demander un projet de loi à la Commission (compétence dont seul le Conseil des CE dispose jusque-là) en 1997 avec le traité d’Amsterdam. Il deviendra ensuite progressivement une instance législative à part entière, jusqu’à être aujourd’hui colégislateur avec le Conseil40. Le Parlement a un rôle important puisqu’il peut requérir des consultations publiques et qu’il est représentatif de la volonté générale, étant élu directement par les citoyens des États membres.
21. En plus de ces trois institutions internes aux CE, et qui participent directement à la législation européenne, le Conseil de l’Europe, créé en 1949, est une organisation internationale extérieure aux CE et a un rôle d’abord consultatif. Son objectif est de promouvoir la démocratie et de protéger les droits humains ainsi que l’État de droit en Europe. Il rédige et publie des conventions que les États membres ainsi que les pays tiers peuvent ratifier, c’est-à-dire au respect desquelles ils peuvent s’engager.
22. Dans le cas de la protection des animaux dans les élevages, c’est le Conseil de l’Europe qui initie l’effort de législation : au début des années 1970, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe requiert du Comité des Ministres que ces derniers établissent une « Convention sur le bien-être des animaux d’élevage », indiquant des principes généraux d’élevage dans les systèmes intensifs. En 1971, un Comité ad hoc d’experts issus d’États membres est mis en place dans ce but41. Le 10 mars 1976 est adoptée la Convention européenne pour la Protection des animaux d’élevage42. Selon cette convention, « tout animal doit bénéficier d’un logement, d’une alimentation et des soins qui – compte tenu de son espèce, de son degré de développement, d’adaptation et de domestication – sont appropriés à ses besoins physiologiques et éthologiques, conformément à l’expérience acquise et aux connaissances scientifiques »43. La Convention entre en vigueur le 10 septembre 197844. Elle prévoit la création d’un Comité permanent de la Convention européenne pour la Protection des animaux d’élevage (ci-après « le Comité »), responsable du suivi et de la publication de recommandations précises45.
23. Le 19 juin 1978, le Conseil des CE publie une décision qui l’engage à ratifier cette convention ; cet engagement lui impose de lancer le processus qui mènera à la directive de 1988 pour les poules pondeuses, puis aux directives suivantes pour les autres espèces visées. Il ratifie la Convention le 18 octobre 198846. Des luttes d’influence et de prérogatives vont avoir lieu tout au long des années 1980 entre la Commission (contrainte parce que le Conseil des CE a ratifié la Convention) et le Comité (qui n’a qu’un rôle consultatif). D’une part, « l’un des objectifs de la Communauté est de respecter la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des animaux dans les élevages »47. D’autre part, au moment où, comme nous allons le voir, il devient urgent que la directive soit adoptée et où le Comité utilise son influence pour augmenter la surface de 450 à 600 cm2, la Commission le sommera de n’en rien faire et ignorera purement et simplement ses avis48.
24. La question de la force juridique de la Convention de 1976, ainsi que des recommandations publiées dans son cadre, est complexe. En 1986, quand la directive est adoptée par le Conseil des CE alors qu’elle indique les 450 cm2 contre l’avis de certaines des délégations ainsi que du Comité, la tension entre ces deux institutions devient palpable. Chacune défend sa capacité à agir indépendamment de l’autre, ainsi qu’à contraindre l’autre. Alors que l’observateur des CE demande aux membres du Comité de ne pas mentionner de surface précise dans leur recommandation, c’est-à-dire de ne pas se prononcer sur ce point pourtant essentiel, le Secrétaire général du Comité défend les prérogatives de ce dernier, en rappelant une distinction éclairante. Selon le Secrétaire général, il faut distinguer d’une part les recommandations adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (dont le statut est indiqué à l’article 15b du Statut du Conseil de l’Europe) et d’autre part les recommandations adoptées par le Comité de la Convention (réglées par l’article 9 de la Convention de 1976). Les premières proposent une ligne d’action aux gouvernements membres du Conseil de l’Europe, mais ceux-ci peuvent s’y conformer ou non. Au contraire, les recommandations du Comité sont contraignantes : elles doivent être mises en œuvre par les parties à la Convention, ou à défaut celles-ci doivent informer le Comité et justifier qu’elles ne sont pas en mesure de le faire. Selon le Secrétaire général, « [le] caractère obligatoire de ces recommandations découle clairement du paragraphe 3 de l’article 9 de la Convention, et du paragraphe 15 du Rapport explicatif relatif à la Convention »49. De plus, si une incertitude demeure quant aux délais d’implémentation de ces recommandations, le Secrétaire général ajoute qu’« [en] l’absence de règle précise en la matière, on peut présumer que prévaut le principe selon lequel une recommandation doit être mise en œuvre ‘de bonne foi’ par chaque Partie »50.
25. Or en 1978 le Conseil s’est engagé à ratifier la Convention, et le fera en 1988. Cet entremêlement chronologique entre l’établissement de la directive, le travail sur les recommandations du Comité et l’attente de la ratification par le Conseil des CE relève justement de l’intrication entre l’objectif de protection des animaux et l’objectif d’intégration économique. En tout cas, les CE semblent engagées ; c’est pour cela que le paragraphe 18 de la recommandation du Comité indique que « la mise en œuvre s’effectuera » : « en signant et ratifiant la Convention, chaque partie s’est engagée à mettre en œuvre ses dispositions et, en acceptant ultérieurement les recommandations préparées par le Comité, à mettre également en œuvre leurs dispositions »51. Sans avoir force de loi ni permettre d’engager des sanctions, les textes de la Convention, une fois celle-ci ratifiée, sont censés contraindre les États parties.
26. À l’inverse, le Comité est lui aussi engagé, d’une certaine manière, envers la Commission et sa proposition de directive : même si tous les États ayant ratifié la Convention ne sont pas des membres des CE (comme la Suisse, par exemple), les recommandations dans le cadre du Conseil de l’Europe se doivent de viser une certaine cohérence avec les directives européennes. L’observateur des CE, présent aux réunions du Comité, « attire […] l’attention du Comité sur le risque que certains passages des Annexes au projet de Recommandation [sur les poules pondeuses], sous leur forme actuelle, entraînent des conflits avec la directive du Conseil de la CEE […] et créent des confusions dans la mise en œuvre du Règlement de la Commission (CEE) n° 1943/85 [c’est-à-dire le règlement d’implémentation de la directive adoptée en 1986] »52. Cette remarque est un rappel à l’ordre, qui indique aussi une différence d’objectifs entre le Comité, dont l’objectif est la protection des animaux, et la Commission qui vise plutôt l’intégration économique.
27. Cette opposition dans les objectifs ainsi que les tensions vis-à-vis des forces contraignantes de l’une et l’autre institutions se concrétisent dans les positions liées à l’élevage des poules pondeuses. Dans la Convention de 1976, une tension semble présente : d’une part, la Convention s’applique aux « animaux, et en particulier les animaux des systèmes modernes d’élevage intensif […] élevés ou détenus pour la production d’aliments, de laine, de peau ou de fourrure ou à d’autres fins agricoles »53. D’autre part, la Convention insiste sur la nécessité de donner aux animaux concernés des conditions de vie « qui, compte tenu de leur espèce et de leur degré de développement, d’adaptation et de domestication, sont appropriés à leurs besoins physiologiques et éthologiques, conformément à l’expérience acquise et aux connaissances scientifiques. »54. Cette formulation positive a son pendant négatif dans l’interdiction de « causer des souffrances ou des blessures non nécessaires »55. D’une part donc, la Convention s’applique aux élevages intensifs, par exemple à l’élevage en cages de batterie ; d’autre part elle interdit justement un tel type d’élevage puisqu’il cause des souffrances et des blessures non-nécessaires, ce que le Comité n’aura de cesse de rappeler dans ses réunions et ses communications.
28. Cette contradiction n’en est pas une, ou du moins elle est résolue dans la recommandation concernant les poules pondeuses : « le Comité est convenu de préciser dans le préambule à la recommandation que les systèmes d’élevage actuellement dans le commerce et en particulier les systèmes largement répandus de cages en batterie étaient souvent tels qu’ils ne permettaient pas de satisfaire les besoins essentiels de santé et de bien-être de la volaille »56. Ainsi le Comité se positionne-t-il en défaveur du système d’élevage en cages de batterie, et en faveur de son interdiction. Au contraire, la Commission des CE, dont l’un des objectifs est l’intégration économique, qui passe par la poursuite de l’implémentation de la PAC et donc la recherche d’une productivité augmentée57, se positionne en faveur des systèmes intensifs58.

III. Analyse de l’évolution de l’agenda législatif menant à la directive de 1988

A. Un départ sur les chapeaux de roues

29. Outre le contexte général, les archives indiquent un tournant précis dans la constitution de l’agenda législatif : dans les documents d’orientation de la recherche de 1978 fournis par la Commission des CE, aucune mention n’est faite du bien-être animal. La question centrale que la recherche agricole doit traiter pour participer à l’efficacité de la PAC est celle de la productivité59. Or en 1979, le tout premier programme de recherche agricole coordonnée au niveau des CE est mis en place, et la question traitée est le bien-être animal, plus précisément la protection des poules pondeuses. Autrement dit, en 1978, le bien-être animal n’est même pas mentionné – en 1979, il devient la préoccupation majeure de la recherche agricole européenne. Le contexte général des années 1960 et 1970, l’agenda politique européen et l’unification du marché européen donnent une première explication ; le changement rapide est aussi forcé par un ensemble de problèmes liés à la standardisation des produits et à la protection sanitaire des animaux et des consommateurs à l’intérieur du marché ; enfin, l’accession des disciplines scientifiques au statut d’expertes et de conseillères du pouvoir donne une dernière explication60.
30. Mais ce n’est pas cette préoccupation généralisée qui déclenche le processus. C'est un procès civil. Le 12 avril 1979, la cour d'appel de Francfort reçoit, après un jugement en première instance, l'affaire d'un aviculteur poursuivi pour avoir élevé des poules dans des cages en batterie. L'accusation invoque la loi allemande de 1972 sur le bien-être des animaux, qui dispose en principe que le bien-être des animaux doit être amélioré. La défense de l'agriculteur consiste à dire que, bien que manifestement mauvais pour les animaux, le système de cages en batterie est le plus accepté et le plus utilisé en Allemagne comme dans les autres pays membres des CE. La question en jeu est donc celle des distorsions de concurrence : si une loi nationale est plus stricte que les règles du marché (ici, le marché européen en cours de construction et d'unification), les producteurs nationaux seront nécessairement désavantagés par rapport aux producteurs d'autres pays aux règles moins strictes. En d’autres termes, selon la défense, si une infraction a bien été commise, l'agriculteur n'en est pas coupable.
31. Le 27 avril 1979, la Cour d'appel de Francfort renvoie l'affaire au gouvernement fédéral, qui la transmet à son tour à la Commission. Le 18 septembre 1979, le Conseil publie une déclaration d'intention exprimant son soutien à l'interdiction des cages en batterie61. Ce court délai et cette réponse ambitieuse reflètent le contexte susmentionné : la société civile semble, à cette époque, favorable à une interdiction aussi radicale62. Il demande donc à la Commission d'établir un rapport sur les systèmes d’élevage, ainsi qu'une proposition de directive.

B. Tours et détours

a) Rapport Gundelach (1980)

32. S'appuyant sur les actes du premier colloque international organisé par la Commission en 19807827, 1978 ; Commission of the European Communities et P. V. TARRANT, Farm Animal Welfare Programme: Evaluation Report 1979-1983, Luxembourg, 1984. Pour une analyse détaillée de cet événement scientifique européen, voir notamment S. DUCOURANT, « Science or Ignorance of Animal Welfare? », op. cit. Pour une présentation du programme de recherche européen sur le bien-être animal, initié en 1979, voir S. DUCOURANT, « Bien-être en cage. Normes juridiques, disciplines scientifiques et système technique », thèse de doctorat, Paris, École Normale Supérieure, 2023 (en ligne : https://theses.hal.science/tel-04510929v1), chapitre 2, pp. 81-155.">63, le Commissaire Gundelach fournit un premier rapport, dans le cadre d'une procédure accélérée. Il conclut : « Impossible de rejeter les cages comme méthode d'élevage des poules, sans en savoir d’abord plus sur le bien-être des volailles élevées de cette façon, par comparaison avec les autres systèmes »64.
33. Cette déclaration explique que le Conseil ait renoncé à son ambition initiale. Ce rapport est accompagné d'un projet de résolution, adopté par le Conseil une semaine plus tard, le 22 juillet 1980, affirmant que « les cages en batterie, bien que largement utilisées et très productives, peuvent entraîner des souffrances inutiles et excessives. Les différentes législations nationales en la matière pouvant entraîner des distorsions de concurrence, des règles communautaires sont nécessaires »65.
34. Mais il n'y a pas de lien logique entre les deux phrases : la distorsion de concurrence semble être la seule raison de la réglementation au niveau communautaire. Si la souffrance semblait être, en 1979, une bonne raison de publier une déclaration d'intention, elle n’est pas suffisante, en 1980, pour proposer une directive. Cette déclaration restreint donc le contenu de la directive envisagée mais elle n’arrête pas le processus législatif, puisqu’elle appelle un second rapport.

b) Rapport Dalsager (1981)

35. Le 3 août 1981, le commissaire Dalsager envoie ce second rapport au Conseil66. Il y décrit les aspects généraux du système de production d'œufs en Europe, en se concentrant sur l'utilisation des cages67. Il explique que l'espace moyen offert par poule en 1980 était de 450 cm2, et reprend les résultats du colloque de 1980, selon lesquels des cages surpeuplées ne sont pas dans l'intérêt du producteur car elles entraînent une baisse de production : l'espace optimal offert, en termes de productivité, est de 450 cm2.
36. Cela signifie que la question de l'interdiction des cages a implicitement été remplacée par celle de l’espace alloué à l’intérieur des cages. Il s'agit d'un changement capital dans l’agenda : bien que la déclaration d'intention initiale ait été abandonnée, la nécessité et l'urgence d'adopter un texte demeurent. Dans ce nouveau cadre, le bien-être animal, bien que souvent mentionné dans les titres des directives et des réunions, se retrouve en fait au second plan. De plus, Dalsager ouvre la voie à une interprétation erronée du chiffre de 450 cm2 : le colloque de 1980 avait conclu qu'en dessous de 450 cm2 par poule, les taux de mortalité étaient élevés et les taux de production faibles. Augmenter l'espace disponible au-delà de 450 cm2 et jusqu'à 580 cm2 entraînait une diminution de la mortalité et une augmentation des taux de production – aucune étude n'avait alors été entreprise pour des espaces plus grands68. Cela signifie que 450 cm2 n'est pas un optimum absolu, mais un optimum minimum, en dessous duquel les chiffres sont dramatiquement insatisfaisants pour les producteurs. Ainsi Dalsager a-t-il déformé les résultats de 1980, en faveur d’une réglementation minimale. Il propose un espace de 500 cm2 par poule et encourage les éleveurs à mettre au moins trois poules par cage, et plutôt quatre.

c) Consultation des comités

37. Une fois un projet de directive publié en parallèle du rapport Dalsager, l'étape suivante consiste à le soumettre au Comité Économique et Social européen (CESE) ainsi qu'au Parlement69. Le CESE est un comité permanent des CE et juge l'aspect économique de toutes les propositions de directive, en s'appuyant sur les syndicats et les représentants professionnels, comme, en agriculture, le syndicat COPA/COGECA70. Le CESE exprime un fort désaccord face au projet de directive, déclarant que « la Commission semble plus préoccupée par les conditions de logement des animaux que par celles des humains, et devrait changer ses priorités »71.
38. Entre-temps, la Commission transmet le projet aux commissions respectivement de l'Agriculture et de l'Environnement du Parlement européen. Leurs positions sont totalement opposées. La commission de l'Agriculture se range à celle du CESE, et propose même une réduction à 450 cm2. La commission de l'Environnement, quant à elle, demande à la Communauté de s'en tenir à l'espace danois (600 cm2), et ce dans une période de transition de 5 ans. Les parlementaires, réunis en séance plénière en décembre 1981, décident de soutenir la seconde position, en rendant la proposition encore plus ambitieuse, en faveur des 600 cm2.
39. Mais la Commission renvoie cet avis au stade de la consultation : en d’autres termes, elle somme purement et simplement le Parlement de changer d'avis72. Après révision, le Parlement propose un avis plus proche des avis de la commission de l'Agriculture et du CESE : en avril 1982, il se prononce en faveur des 500 cm2, c'est-à-dire en alignement avec le CESE et avec le projet antérieur de Dalsager. En juin 1982, la Commission modifie alors sa proposition pour intégrer ce deuxième avis du Parlement, notamment en modifiant la période de transition de 12 ans à 8 ans.
40. Le passage par les commissions spécialisées et au Parlement n'a donc pas modifié de manière substantielle le contenu du projet de 1981, mais en a changé l’agenda. En effet, la période d'application ne contraint pas les changements de pratique, mais le processus législatif : pendant la période d'application, aucune nouvelle législation sur la question ne peut être entreprise. Ainsi, deux stratégies peuvent généralement être adoptées : soit faire une proposition ambitieuse et accepter une période de transition assez longue ; soit, au contraire, faire une proposition minimale ou modérée, mais avec une courte période de transition, en espérant qu'une deuxième phase de législation modifiera bientôt la première73. Dans cette phase, le Parlement adopte la deuxième stratégie : accepter une version modérée de la réforme et réduire le temps de mise en œuvre, en vue de légiférer à nouveau, une fois que la question aura été mieux connue et que la science sera mieux étayée.

C. Conclusion d'un accord ou passage en force ? Article 43 ou article 100

41. Une année de débats s'ensuit, sans perspective d'accord74. Le 14 juin 1983, la Commission reporte sa décision jusqu'à réception d’un nouveau rapport sur les implications économiques et financières de la proposition de 198175. Ce troisième rapport de la Commission, publié le 7 mars 1985, tire les mêmes conclusions qu’en 1981 : les effets économiques d'une modification de 25 % de l'espace alloué seraient négligeables si la période de transition était de 7 ou 8 ans et si les 450 cm2 étaient un minimum.
42. Bien que rien n'ait vraiment changé dans le texte, celui-ci est adopté le 25 mars 1986 : les délégations du Conseil votent en faveur de la proposition de 1982 et des 450 cm2. La toute première directive européenne sur le bien-être des animaux d'élevage vient d’être adoptée, « établissant les normes minimales relatives à la protection des poules pondeuses en batterie », référencée 86/113/CEE et publiée au Journal officiel le 10 avril 1986. Comment se fait-il qu'après sept ans de négociations et de retraits, et sans changement dans le contenu des propositions, le Conseil parvienne finalement à un consensus ? La situation demeurait en apparence bloquée : certes, la position du CESE avait été prise en compte par le texte révisé en 1982, de sorte que les facteurs économiques ne constituaient plus un obstacle. Mais des résistances venaient du Royaume-Uni et du Danemark qui considéraient que les 450 cm2 étaient insuffisants et contradictoires avec leur réglementation nationale. Autrement dit, au moment où les résistances exprimées par la profession agricole via le CESE ont été dépassées, les délégations qui avaient les lois nationales les plus ambitieuses en faveur du bien-être animal s’étaient mises à résister à la réglementation. Les délégations britannique et danoise avaient alors plus de poids sur la décision, car elles ont intégré l'Europe lors du premier élargissement de 1973, et étaient encore dans un processus d'intégration en ce qui concerne l'agriculture76. En raison de la spécificité de leurs marchés intérieurs, ces deux pays n’avaient pas non plus d'intérêt économique évident à adopter une telle loi minimale77. Ils se trouvaient donc en mesure de négocier.
43. Les représentants britannique et danois exposent leur ligne de défense lors de la réunion de décembre 198578. Selon eux, le texte final ne devrait pas être basé uniquement sur l’article 43 du traité de Rome, mais également sur l’article 10079. Pourquoi le choix de tel ou tel article serait-il possible, et pertinent ? Le traité de Rome de 1957 est le texte juridique qui encadre toute la mise en place des CE et de chaque directive. Les articles 39 à 44 concernent l'agriculture. L’article 43 concerne la mise en œuvre de la PAC et précise que, sous le contrôle du CESE, la Commission a pour mission de remplacer les organisations nationales par une organisation commune.
44. Le troisième point de cet article est essentiel : il indique qu'en ce qui concerne l'agriculture, le Conseil des CE agit à la majorité qualifiée, c'est-à-dire que si moins de 4 représentants des États membres s’opposent à un texte, celui-ci est adopté. L’unanimité, au contraire, signifie qu’il suffit d’un seul représentant pour bloquer un texte. Le mode de scrutin à la majorité qualifiée permet d'éviter qu'un petit nombre d’États membres ne constituent une « minorité de blocage » : ici, le Royaume-Uni et le Danemark pourraient bloquer le texte si le scrutin se fait à l’unanimité, mais pas s’il se fait à la majorité qualifiée. En ce sens, une minorité d’États membres peut être contrainte d'appliquer une réglementation, si le CESE a établi qu'elle ne leur porterait pas préjudice économiquement, et qu'elle est nécessaire à l'harmonisation du marché80. L’article 100, quant à lui, concerne l’harmonisation du marché sans restriction du type de produits concernés. Son application nécessite des votes à l'unanimité.
45. Ces deux articles pourraient être invoqués à l'appui de la directive sur l'élevage des poules pondeuses ; et la différence entre eux est le mode de décision : majorité qualifiée pour l'article 43, unanimité pour l'article 100. Or, le Danemark et le Royaume-Uni forment alors une minorité parmi les membres des CE, et souhaitent devenir une minorité de blocage, c'est-à-dire pouvoir bloquer la directive afin de ne pas être contraints de s'aligner. Ce que le Danemark et le Royaume-Uni cherchent à défendre à l'époque, c’est aussi la notion de bien-être animal elle-même. Lors de l'action en justice 131/86, lorsque le Royaume-Uni a introduit un recours devant la Cour de justice contre cette directive, il a clarifié cette position81. En demandant au Conseil de mentionner l’article 100, ces délégations invitaient ses membres à préciser leur objectif réel, et à expliciter que cette directive ne concernait pas la protection des poules pondeuses ou leur bien-être, mais uniquement l'harmonisation du marché. Mentionner l’article 100 revient non seulement à permettre au Danemark et au Royaume-Uni d’empêcher l’adoption du texte en formant une minorité de blocage, mais encore à rendre public le fait que dans la directive, les animaux sont seulement considérés comme des marchandises. L'objectif implicite de la directive 86/113/CEE serait de faciliter l'application du règlement 2771/75 du 29 octobre 1975, portant organisation commune du marché des œufs. Le rapport d'audition résume l'argumentation de la Commission comme suit : « Bien que le bien-être des animaux ne soit pas en soi un objectif communautaire, les institutions communautaires devraient en tenir compte lorsqu'elles adoptent des mesures visant à achever l'organisation commune des marchés agricoles et à assurer la libre circulation des marchandises dans des conditions de concurrence loyale »82.
46. Mais le rapport de force, jusque-là favorable au blocage de la directive par les représentants britannique et danois, change le 17 février 1986. Ce jour-là, l'Acte Unique européen, une révision majeure du traité de Rome, est signé, afin de faciliter l'unification du marché et l'intégration européenne. L’article 100 est accompagné d’un nouvel article 100 A afin de supprimer la nécessité du vote à l'unanimité et de la remplacer par un vote à la majorité qualifiée83. Le Danemark et le Royaume-Uni ne peuvent donc plus constituer une minorité de blocage. Bien que significative, la défense britannique et danoise n'aboutit donc pas : le 25 mars 1986, les délégations danoise et britannique votent contre, les autres votent pour. C’est ainsi que naît la directive 86/113/CEE.
47. Le 29 mai 1986, le Royaume-Uni demande l’annulation de la directive dans le cadre du recours en annulation 131/86. Après deux ans de procédure, la directive est bel et bien annulée par la Cour de justice des Communautés européennes, le 23 février 1988, mais seulement pour un motif formel. Le 7 mars 1988, le Conseil des Communautés européennes adopte donc définitivement le texte proposé depuis 1982 : la directive 86/113/CEE est adoptée.

IV. Conclusion

48. Ainsi est né le premier texte de protection des animaux dans les élevages à l’échelle européenne. En racontant l'histoire de sa gestation de manière chronologique, j'ai tenté de montrer les changements progressifs de l'agenda législatif. J'en ai conclu que les raisons de légiférer n'étaient pas la défense des animaux de rente, mais plutôt la construction d'un marché unique : seule la lutte contre les distorsions de concurrence permet, à chaque moment de blocage, de faire avancer le processus législatif. Si une préoccupation générale croissante pour les animaux d'élevage est bien mobilisée comme l'une des causes de la législation, l'objectif et l’effet de cette directive ne sont pas véritablement de protéger les poules pondeuses, ni de leur assurer un minimum d'espace. La protection des animaux est plutôt un prétexte, car le résultat réel consiste à renforcer les échanges sur le marché libre et, in fine, à définir les produits animaux comme des marchandises comme les autres.
49. La directive n'est pas pour autant exactement vide de contenu éthique, et elle change effectivement quelque chose à la vie des animaux dans les élevages concernés. Mais ce changement est minime comparé à la visibilité du bien-être animal dans les titres des programmes de recherche, des directives et des déclarations d'intention, ainsi que dans les noms des comités et des groupes d'experts. À l’inverse, le processus d'unification du marché est moins visible, bien qu'il soit beaucoup plus puissant pour fixer l'agenda, et qu’il a pour résultat une augmentation des échanges et de la production d’œufs dans le marché européen.
50. Cette opposition, entre prétexte et moteur véritable du processus législatif, est un outil pour penser l’histoire et le contenu de la directive de 1988. Cette dichotomie ne peut néanmoins pas dissimuler la complexité des changements dans la pratique législative européenne des années 1970 et 1980 : l’étude de cas proposée ici est au contraire une contribution à l’étude de la construction européenne et des principes économiques et politiques qui la sous-tendent84.

  • 1 La Communauté économique européenne (CEE), la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) et la Communauté européenne de l'énergie atomique (EURATOM) fusionnent leurs organes exécutifs en 1967 pour former les Communautés européennes (CE). Cependant, les acteurs, les archives et les textes de loi étudiés ici continuent de mentionner indifféremment « les Communautés européennes » et « la CEE ».
  • 2 S. DONALDSON et W. KYMLICKA, Zoopolis: A Political Theory of Animal Rights, s. l., Oxford University Press, 2011, p. 4-5 ; A. FRANKLIN, Animals and Modern Cultures: A Sociology of Human-Animal Relations in Modernity, Sage, London, 1999, p. 1-2.
  • 3 K. SAYER, « Animal Machines: The Public Response to Intensification in Great Britain, c. 1960 – c. 1973 », Agricultural History, vol. 87, n° 4, 2013, p. 473-501.
  • 4 R. BENNETT, « Farm animal welfare and food policy », Food Policy, vol. 22, n° 4, 1er août 1997, p. 281-288 ; R. BENNETT et D. LARSON, « Contingent Valuation of the Perceived Benefits of Farm Animal Welfare Legislation: An Exploratory Survey », Journal of Agricultural Economics, vol. 47, n° 1-4, 1996, p. 224-235.
  • 5 Directive 88/166/CEE du Conseil du 7 mars 1988 relative à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire 131-86 (annulation de la directive 86/113/CEE du Conseil du 25 mars 1986 établissant les normes minimales relatives à la protection des poules pondeuses en batterie), JOCE, L 74 du 19 mars 1988, pp. 83-87. Cette directive de 1988 annule et remplace la directive 86/113/CEE du Conseil du 25 mars 1986 établissant les normes minimales relatives à la protection des poules pondeuses en batterie, JOCE, L 95 du 10 avril 1986, p. 45.
  • 6 M. C. APPLEBY, « The European Union Ban on Conventional Cages for Laying Hens. History and Prospects », Journal of Applied Animal Welfare Science, vol. 6, n° 2, 2010, p. 103-121 ; D. M. BROOM, « Le Bien-être animal dans l’union européenne », Bruxelles, Parlement Européen, 2017.
  • 7 M. S. DAWKINS, « Do hens suffer in battery cages? environmental preferences and welfare », Animal Behaviour, vol. 25, novembre 1977, p. 1034-1046 ; M. S. DAWKINS, « Battery hens name their price: Consumer demand theory and the measurement of ethological ‘needs’ », Animal Behaviour, vol. 31, n° 4, novembre 1983, p. 1195-1205 ; J. A. WEBSTER, « What Use Is Science to Animal Welfare? », Naturwissenschaften, vol. 85, n° 6, 1er juin 1998, p. 262-269.
  • 8 M. S. DAWKINS, « Dawkins1977 », op. cit. ; M. S. DAWKINS, « Welfare and the structure of a battery cage: size and cage floor preferences in domestic hens », British Veterinary Journal, vol. 134, 1978, p. 469-475.
  • 9 Commission des Communautés Européennes et P. DALSAGER, « Rapport de la Commission au Conseil relatif à l’élevage des poules pondeuses en cages », 1981, p. 7.
  • 10 J. SAVORY, « Laying Hens Welfare Standards : a classic case of “power to the people” », Animal Welfare, vol. 13, février 2004, p. 153-158.
  • 11 P. SHOTTON, « Lobbyistes et décideurs européens », Université Nancy 2, 2011.
  • 12 B. SCHULZE et I. DEIMEL, « Conflicts between agriculture and society: the role of lobby groups in the animal welfare discussion and their impact on meat consumption », Paper presented at the 22nd Annual International Food and Agribusiness Management Association (IFAMA) World Forum and Symposium, Shanghai, 2012 (DOI : 10.22004/ag.econ.269543 consulté le 30 octobre 2020).
  • 13 R. P. HAYNES, Animal Welfare: competing conceptions and their ethical implications, Dordrecht, Springer, 2010.
  • 14 S. DUCOURANT, « Science or Ignorance of Animal Welfare? A Case Study: Scientific Reports Published in Preparation for the First European Directive on Animal Welfare (1979-1980) », Science, Technology, & Human Values, vol. 48, n° 1, 2023, p. 139-166.
  • 15 Selon la Cour de justice, c’est même la « raison d’être » de l’UE, cf. avis 2/13 « Adhésion de l’Union à la CEDH » du 18 décembre 2014. Voir Athanase POPOV, « L’avis 2/13 de la CJUE complique l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH », La Revue des droits de l’homme [Online].
  • 16 C’est la notion de « débordement » (spill over), cf. Brunessen BERTRAND, « Intégration politique et intégration économique : la dialectique des intégrations », in L’Union européenne et le fédéralisme économique : discours et réalités, Stéphane De la Rosa (dir.), Bruxelles, Bruylant, Paris, 2015, pp. 119-138. Voir aussi la notion d’« effet transnational des choix démocratiques », in A. KAUFFMANN, Citoyenneté de l’Union et marchandisation de la nationalité des États membres, Thèse de Master de Droit et Contentieux de l’Union européenne, Paris, Panthéon-Assas, 2021, p. 46, citant É. DUBOUT, « Transnationaliser la démocratie ? », RTD Eur, n° 3, 2019, p. 590. Cette version est corroborée par les acteurs de l’époque, cf. le documentaire L’histoire de la PAC racontée par ses grands acteurs, documentaire, 2009, 35 min (en ligne : https://agriculture.gouv.fr/lhistoire-de-la-pac-racontee-par-ses-grands-acteurs ; consulté le 22 août 2023).
  • 17 Nicolas JABKO, pressentant déjà en 2004 les critiques explicitées par SALAIS, avance au contraire qu’il est réducteur « d’assimiler la construction européenne récente à la simple traduction politique d’évolutions économiques structurelles ou à l’application mécanique d’une idéologie économique néolibérale » et propose de lire ces évolutions comme des opportunités politiques, N. JABKO, « Une Europe politique par le marché et par la monnaie », Critique internationale, vol. 13, n° 4, Presses de Sciences Po, 2001, p. 81-101.
  • 18 Brunessen BERTRAND, « Intégration politique et intégration économique : la dialectique des intégrations », op. cit.
  • 19 General Delegation for Agriculture, « Archives of the DG VI (Agriculture General Delegation) », 1965.
  • 20 Council of Europe et Permanent Committee for the Protection of Farm Animals, Comptes-rendus de réunions et sessions, 1979-1983, 1979 ; Council of Europe et Permanent Committee for the Protection of Farm Animals, Comptes-rendus de réunions et sessions, 1979-1983, 1983.
  • 21 French Ministry of Agriculture et Veterinary services, Activity reports, 1984, Pierrefitte, 1984 ; French Ministry of Agriculture et Division for Animal Health and Protection, Archives de la Direction Générale de l’Alimentation, 1983 ; French Ministry of Agriculture et Veterinary services, Veterinary Services meetings reports, 1998.
  • 22 Scientific Veterinary Council, Archives of the Scientific Veterinary Committee, 1986.
  • 23 Au même titre que l’organisation de la puissance atomique, cf. l’entretien donné par Jean PINCHON, directeur de cabinet d’Edgar FAURE (ministre de l’Agriculture) de 1966 à 1968, qui avait participé aux négociations du Plan Marshall en 1952. PINCHON conclut de ses échanges avec les diplomates nord-américains : « en revenant [des négociations], on arrivait à comprendre qu’un pays, riche disons, devait avoir la bombe atomique […] et diminuer son nombre d’agriculteurs. C’est un peu simpliste, mais… Or aux États-Unis, il n’y avait déjà plus que 10 % d’agriculteurs, et ils nourrissaient le pays et ils exportaient ». L’histoire de la PAC racontée par ses grands acteurs, op. cit.
  • 24 H. DRAKE, « Political leadership and European integration », op. cit.
  • 25 « These [the USA and the European Community] are the green giants, whose agricultural output and export potential have grown so much in the last 20 years », L’histoire de la PAC racontée par ses grands acteurs, op. cit.
  • 26 À ce titre, les comptes-rendus de réunions du Conseil Général vétérinaire français, qui définit la politique française dans les négociations internationales, appuient cette importance de l’accession au statut d’acteur économique unique. Voir en particulier le compte-rendu de la session des 23 et 24 septembre 1993 qui résume la réforme de la PAC, l’importance que celle-ci entre en cohérence avec les règles économiques de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), Conseil Général Vétérinaire, Archives internes (1987-1993), Cote : 20060179/3, 1987.
  • 27 Conseil de l’Europe, Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, 1976.
  • 28 Claas KIRCHHELLE, biographe de Ruth HARRISON, prend cette vie militante comme porte d’entrée pour étudier une histoire longue du militantisme britannique puis européen, cf. C. KIRCHHELLE, Bearing Witness: Ruth Harrison and British Farm Animal Welfare (1920-2000), s. l., Springer Nature, 2021. Margaret DERRY, dans son histoire de la zootechnie du XXe siècle, présente aussi le contexte social et idéologique, cf. M. E. DERRY, Masterminding Nature: The Breeding of Animals, 1750-2010, Toronto, University of Toronto Press, 2015. Nik TAYLOR et Richard TWINE, dans leur présentation des Critical Animal studies, font un état de l’art des études historiques sur la question, cf. N. TAYLOR et R. TWINE (éd.), The rise of critical animal studies: from the margins to the centre, London ; New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 2014 . Enfin, dans leur histoire économique de l’industrie des productions animales, Jayson LUSK et F. NORWOOD incluent l’analyse de la demande sociale et des mouvements militants, cf. J. L. LUSK et F. B. NORWOOD, Compassion, by the pound. The economics of Farm Animal Welfare, op. cit.
  • 29 R. HARRISON, R. L. CARSON et S. JENNINGS, Animal machines: the new factory farming industry, Londres, Royaume-Uni, V. Stuart, 1964 ; K. SAYER, « ‘His footmarks on her shoulders’: the place of women within poultry keeping in the British countryside, c.1880 to c.1980 », Agricultural History Review, vol. 61, n° 2, 2013, p. 301-329 ; B. ALGERS, « Applied ethology in the EU : development of animal welfare standards and actions », dans J. BROWN, Y. SEDDON et M. C. APPLEBY (éd.), Animals and us: 50 years and more of applied ethology, Wageningen, Wageningen Academic Publishers, 2016, p. 156. Voir aussi A. WOODS, « From cruelty to welfare: the emergence of farm animal welfare in Britain, 1964–71 », Endeavour, vol. 36, n° 1, 1er mars 2012, p. 14-22.
  • 30 P. SINGER, « Animal Liberation », dans R. GARNER (éd.), Animal Rights: The Changing Debate, London, Palgrave Macmillan UK, 1973, p. 7-18.
  • 31 « The Council of Europe in 1976 adopted the Convention for the Protection of Animals kept for Farming Purposes that outlined general principles covering the basic welfare of farm animals, and for many years, Ruth Harrison served as a member of the Standing Committee for that convention, initially as representative of the World Society for the Protection of Animals (WSPA) and subsequently of Eurogroup for Animal Welfare (Eurogroup) ». E. N. EADIE, Understanding Animal Welfare: An Integrated Approach, Berlin, Heidelberg, Allemagne, Springer Berlin Heidelberg : Springer e-books : Imprint: Springer : Springer e-books, 2012, p. 23.
  • 32 A. P. OUEDRAOGO et P. LE NEINDRE, « L’homme et l’animal: un débat de société », Paris, Institut National de la Recherche Agronomique, 2000.
  • 33 M. BEKOFF et C. A. Meaney (éd.), Encyclopedia of animal rights and animal welfare, Westport, Conn, Greenwood Press, 1998, p. xix-xx.
  • 34 D. FRASER, Understanding animal welfare: the science in its cultural context, Oxford ; Ames, Iowa, Wiley-Blackwell, 2008, p. 5 ; J. SVEDBERG, Impact of environment on health and welfare of the laying hen, Strasbourg, Standing committee of the european convention for the protection of animals kept for farming purposes, 1980.
  • 35 J. SVEDBERG, Impact of environment on health and welfare of the laying hen, Standing committee of the european convention for the protection of animals kept for farming purposes, 1980 ; P. V. TARRANT, EUR 9180. Farm Animal Welfare Programme - Evaluation report 1979-1983, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 1984. Le rapport de TARRANT est une source essentielle de cette enquête, au même titre que ceux de Mary CHERRY, M. CHERRY et Commission des Communautés Européennes, « Vers une recherche européenne – Coordination de la recherche agricole dans la Communauté économique européenne », Direction générale « Information scientifique et technique et gestion de l’information », Luxembourg, 1980 ; M. CHERRY, « Cinq années de progrès – Coordination de la recherche agricole dans la Communauté économique européenne (1984-1988) », Commission des Communautés Européennes (éd.), Luxembourg, Direction générale « Marché de l’information et innovation », 1985 ; B. ALGERS, « Applied ethology in the EU : development of animal welfare standards and actions », op. cit., p. 156. Voir aussi D. FRASER, Understanding animal welfare: the science in its cultural context, Oxford ; Ames, Iowa, Wiley-Blackwell, 2008, p. 5.
  • 36 F. W. R. BRAMBELL, Report of the technical committee to enquire into the welfare of animals kept under intensive livestock husbandry systems, s. l., HM Stationery Office, 1965.
  • 37 Bundesministerium der Justiz und für Verbraucherschutz, « Tierschutzgesetz », 24 juillet 1972 (en ligne : http://www.gesetze-im-internet.de/tierschg/BJNR012770972.html ; consulté le 31 août 2020).
  • 38 M. C. APPLEBY, « The European Union Ban on Conventional Cages for Laying Hens. History and Prospects », op. cit., p. 109.
  • 39 B. ALGERS, « Applied ethology in the EU : development of animal welfare standards and actions », op. cit., p. 158.
  • 40 O. COSTA, « Le parlement européen dans le système décisionnel de l’Union européenne : la puissance au prix de l’illisibilité », Politique européenne, vol. 28, n° 2, L’Harmattan, 2009, p. 129-155.
  • 41 B. ALGERS, « Applied ethology in the EU : development of animal welfare standards and actions », op. cit.
  • 42 Conseil de l’Europe, Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, op. cit.
  • 43 « Animals shall be housed and provided with food, water and care in a manner which having regard to their species and to their degree of development, adaptation and domestication – is appropriate to their physiological and ethological needs in accordance with established experience and scientific knowledge », Id., art. 3. Voir aussi Conseil de l’Europe et Comité Permanent de la Convention Européenne sur la Protection des animaux dans les élevages, « Rapport explicatif concernant la Convention Européenne sur la Protection des Animaux dans les Élevages », Strasbourg, 1976 et M. C. APPLEBY, « The European Union Ban on Conventional Cages for Laying Hens. History and Prospects », op. cit., p. 105.
  • 44 Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, Comptes-rendus des réunions 1 à 8 (1979-1983), 20060631/1, Conseil de l’Europe, 1979, p. 8.
  • 45 Les comptes-rendus des réunions et les rapports d’activités de ce Comité sont disponibles aux Archives nationales françaises de Pierrefitte, dans les cartons Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, 20060631/1, op. cit. ; Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, Comptes-rendus des réunions 9 à 21, Cote : 20060631/2, 1983, p. 21.
  • 46 Conseil de l’Europe, « Liste des signatures et ratifications de la Convention européenne pour la protection des animaux d’élevage de 1976 », sur Treaty Office, s. d. (en ligne : https://www.coe.int/en/web/conventions/full-list ; consulté le 1er septembre 2023).
  • 47 P. V. TARRANT, EUR 9180. Farm Animal Welfare Programme - Evaluation report 1979-1983, op. cit., p. 87.
  • 48 M. BOND, The Council of Europe: Structure, History and Issues in European Politics, s. l., Routledge, 2012, p. 4.
  • 49 Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, Compte-rendu de la 13e réunion (8-11 avril 1986), Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1986, p. 12.
  • 50 Ibid., p. 13.
  • 51 Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, Compte-rendu de la 14e réunion (18-21 novembre 1986), Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1986.
  • 52 Id.
  • 53 Conseil de l’Europe, « Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages », op. cit., art. 1.
  • 54 Id., art. 3, 5.
  • 55 Id., art. 4, 6, 7.
  • 56 Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, Troisième rapport au Comité des Ministres sur les travaux du Comité Permanent, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1988, point 20.
  • 57 C’est l’objet du second programme de recherche, qui se déroulera durant la fin des années 1980 et toutes les années 1990, menant à l’élaboration des prétendu « cages améliorées » ou « cages enrichies ».
  • 58 Dans le cas des poules pondeuses, elle a pour objectif de favoriser la recherche et le développement de systèmes alternatifs à l’élevage en batterie, mais sans pour autant interdire l’élevage en cage, qui a montré ses performances. Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, Compte-rendu de la 14e réunion (18-21 novembre 1986), op. cit., p. 10.
  • 59 M. CHERRY et Commission des Communautés Européennes, « Vers une recherche européenne – Coordination de la recherche agricole dans la Communauté économique européenne », op. cit.
  • 60 S. DUCOURANT, « Science or Ignorance of Animal Welfare? », op. cit.
  • 61 Council of the European Communities, 653ème session du Conseil (agriculture), Luxembourg, 22 juillet 1980.
  • 62 Commission of the European Communities et F. O. GUNDELACH, « Projet de Communication de la Commission au Conseil sur l’élevage intensif des poules pondeuses », 1980, p. 2.
  • 63= R. MOSS, The Laying Hen and its Environment, The Hague/Boston/London, EEC Program of Coordination of Research on Animal Welfare, 1980 ; Commission of the European Communities et F. O. GUNDELACH, COM(78)27, 1978 ; Commission of the European Communities et P. V. TARRANT, Farm Animal Welfare Programme: Evaluation Report 1979-1983, Luxembourg, 1984. Pour une analyse détaillée de cet événement scientifique européen, voir notamment S. DUCOURANT, « Science or Ignorance of Animal Welfare? », op. cit. Pour une présentation du programme de recherche européen sur le bien-être animal, initié en 1979, voir S. DUCOURANT, « Bien-être en cage. Normes juridiques, disciplines scientifiques et système technique », thèse de doctorat, Paris, École Normale Supérieure, 2023 (en ligne : https://theses.hal.science/tel-04510929v1), chapitre 2, pp. 81-155.
  • 64 Commission of the European Communities et F. O. GUNDELACH, « Projet de Communication de la Commission au Conseil sur l’élevage intensif des poules pondeuses », 1980, p. 2.
  • 65 Council of the European Communities, CCE1980, op. cit.
  • 66 Commission of the European Communities et P. DALSAGER, « Rapport de la Commission au Conseil relatif à l’élevage des poules pondeuses en cages », op. cit.
  • 67 Commission Services, « L’élevage des poules pondeuses en cage, aspects économiques : base pour rapport COM », 1981.
  • 68 R. MOSS, LH1980, op. cit., p. 73.
  • 69 Dans son compte-rendu historique de 1992, Lars HOELGAARD parle ici de l’ECOSOC, acronyme du Comité Économique et Social de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Si l’ECOSOC est bien consulté dans le processus législatif menant à la deuxième directive européenne sur la protection des poules pondeuses de 1999, il semble qu’en 1981 ce soit plutôt le CESE qui ait été consulté. Cf. V. CARTER et H. CARTER (éd.), « The Laying Hen — Proceedings of a Seminar held on 24 and 25 March 1992 at the Centre Albert Borschette », RSPCA, Horsham, 1992, p. 23. L’avis de l’ECOSOC en 1998 est mentionné dans les comptes-rendus de réunions des Services vétérinaires du Ministère français de l’Agriculture, Ministère de l’alimentation, de l’agriculture et de la pêche et Services Vétérinaires. Voir les Comptes-Rendus de Réunions Des Services Vétérinaires (1998-1999). Archives de Pierrefitte-sur-Seine (Saint-Denis, France). Cote : 20030580/33, 1998-1999. Les archives historiques de l’Union européenne conservent un fonds concernant les consultations de l’ECOSOC, Communauté Économique européenne. Nations Unies, Conseil Économique et Social (ECOSOC). 1959-1962. (Consulté le 17/06/2019).
  • 70 P. STEVENSON, European Union Legislation on the Welfare of Farm Animals, 2012, p. 23.
  • 71 Comité Économique et Social, Avis du 31 décembre 1981 (en ligne : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:51981AC1076&from=EN ; consulté le 14 août 2019).
  • 72 V. CARTER et H. CARTER (éd.), « The Laying Hen », op. cit., p. 20-25.
  • 73 Commission of the European Communities et P. DALSAGER, « Protection des poules pondeuses en batterie », 1982, p. 82.
  • 74 V. CARTER et H. CARTER (éd.), « The Laying Hen », op. cit., p. 24.
  • 75 Id.
  • 76 Commission of the European Communities, « Adhésion du Danemark, de l’Irlande, de la Norvège et du Royaume-Uni à la CEE. Ensemble de documents relatifs aux négociations et au traité d’adhésion de ces pays », 1980 ; Commission of the European Communities, « L’adhésion du Royaume-Uni : problème agricole : généralités », 1980.
  • 77 Commission of the European Communities, « L’adhésion du Royaume-Uni : problème agricole : généralités », op. cit.
  • 78 Council of the European Communities, Compte-rendu de réunion du Conseil d’Agriculture (CEC), 1985.
  • 79 Council of the European Communities, 1050ème session du Conseil (agriculture), Bruxelles, 1985.
  • 80 M. O. HOSLI, « Coalitions and Power: Effects of Qualified Majority Voting in the Council of the European Union », Journal of Common Market Studies, vol. 34, 1996, p. 255.
  • 81 U. EVERLING, Rapport d’audience de l’affaire 131/86, 1986 ; Scientific Veterinary Council, 19920335/37, op. cit.
  • 82 U. EVERLING, Rapport d’audience de l’affaire 131/86, op. cit.
  • 83 Scientific Veterinary Council, 19920335/37, op. cit.
  • 84 G. THERBORN et al., « The 1970s and 1980s as a Turning Point in European History? », Journal of Modern European History / Zeitschrift für moderne europäische Geschichte / Revue d’histoire européenne contemporaine, vol. 9, n° 1, Sage Publications, Ltd., 2011, p. 8-26 ; R. O. KEOHANE et S. HOFFMANN, « Institutional Change in Europe in the 1980s », dans B. F. NELSEN et A. C.-G. STUBB (éd.), The European Union: Readings on the Theory and Practice of European Integration, London, Macmillan Education UK, 1994, p. 237-255.
 

RSDA 1-2024

Doctrine et débats : Doctrine

Reconnaître les animaux comme parties prenantes en France

  • Laure Gisie
    Doctorante en droit
    Université Autonome de Barcelone

Article écrit en juillet 2022, pour la 6ème édition des Ateliers doctoraux organisés par la European School of Law Toulouse – UT1 Capitole et l’Universitat Autònoma de Barcelona sur le thème : « Les parties prenantes, qui sont-elles, quelles sont leurs fonctions ? »


Résumé

Le droit des sociétés connaît actuellement d'importantes mutations pour relever les défis du XXIe siècle. Alors que la place des animaux dans notre société fait l'objet d'une réflexion croissante, il semble envisageable de les considérer comme des parties prenantes dans le cadre du droit des sociétés. Conformément à la norme ISO 26000, la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) implique que les organisations tiennent compte des attentes de leurs parties prenantes dans leurs décisions et activités. La réforme des articles 1833 et 1835 du Code civil explore la possibilité de gérer la société non plus exclusivement dans l'intérêt des actionnaires, mais en élargissant son objet social. Cette évolution ouvre la porte à la prise en compte des attentes des animaux au sein des sociétés qui ont recours à eux. L'animal est désormais reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » selon l'article 515-14 du Code civil. Bien qu’il reste soumis au régime des biens, l’animal n’est pas un bien comme les autres. Reconnaître les animaux comme des parties prenantes dans le droit des sociétés signifierait leur accorder une voix dans les processus décisionnels, en tenant compte de leur bien-être dans la gouvernance des entreprises.

Introduction

1. Force est de reconnaître que même si la société évolue et qu'au cours des dix dernières années, le sort des animaux est devenu une question centrale et un véritable sujet politique, nous avons encore de grands progrès à faire pour considérer les animaux comme nos semblables1. La science nous prouve chaque jour que les animaux sont des êtres doués d’intelligence et de sensibilité, et cela amène les intellectuels, les économistes, les philosophes et les juristes modernes à interroger notre société pour trouver des nouveaux outils permettant d’influencer et de transformer notre sphère culturelle, sociale et politique.
2. La société contemporaine est essentiellement façonnée par les principes du capitalisme, où les forces du marché et la recherche du profit jouent un rôle central. Dans ce contexte capitaliste, les intérêts économiques et les objectifs commerciaux tendent à prévaloir, reléguant fréquemment la considération éthique envers les animaux au second plan. Pourtant, les entreprises françaises essayent de se montrer toujours plus vertueuses et un des instruments mis en place ces dernières années a été le déploiement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).
3. La RSE « a pour objet l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités économiques et à leurs relations avec les parties prenantes que sont les salariés, les actionnaires, les fournisseurs, les sous-traitants, les consommateurs […] mais aussi, les collectivités publiques ou les organisations non gouvernementales »2. Cependant, le contour des parties prenantes est difficile à déterminer pour les entreprises et ceci tient au fait que les parties prenantes ne sont pas une « réalité première et immédiate » qui viendrait s’imposer à une entreprise3. Les parties prenantes sont le fruit d’une fiction juridique qui peut évoluer à l'infini. Dès lors, il convient de se demander dans quelle mesure la RSE peut évoluer pour y inclure les intérêts des animaux non humains ?
4. La responsabilité sociale des entreprises est un concept complexe dont les contours sont difficiles à déterminer avec exactitude (I), mais cet outil juridique semble modelable et le bien être-animal est une notion qui ne semble pas étrangère aux nouvelles responsabilités des entreprises car il représente un enjeu économique majeur (II).

I. La RSE : un concept complexe aux contours flous

5. La responsabilité sociétale des entreprises est un concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire. C’est un outil juridique moderne et utile mais l’insuffisance du cadre légal peut parfois être problématique pour passer de la théorie à la pratique (A), la définition des parties prenantes ne fait pas l’unanimité et permet d’y faire rentrer de nombreuses catégories d’entités ou d’individus (B).

A. L'insuffisance du cadre légal de la RSE

6. Bien que la responsabilité sociétale des entreprises se soit développée en tant que démarche volontaire (Soft Law), la France s’est dotée d’un cadre législatif et réglementaire. Historiquement, les prémices de la RSE en France datent de 2001 avec l’article 116 de la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, qui prévoit que les entreprises cotées en bourse indiquent dans leur rapport annuel une série d’informations relatives aux conséquences sociales et environnementales de leurs activités4. Puis, huit ans plus tard, c’est l’article 53 de la loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement qui vient amplifier le développement de l’information sociale et environnementale que doivent communiquer les entreprises à l’attention de leurs parties prenantes5. Enfin, la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement a introduit des dispositions sur la responsabilité sociétale des entreprises et sur l’investissement socialement responsable6.
7. Depuis l'entrée en vigueur de la loi PACTE du 22 mai 2019, de nouvelles dispositions ont été mises en place pour renforcer la Responsabilité Sociale des Entreprises exigeant désormais que l'objet social de toutes les sociétés intègre la considération des enjeux sociaux et environnementaux7. De plus, l'article 1835 du Code civil a été modifié pour reconnaître la possibilité pour les sociétés qui le souhaitent de se doter d'une raison d'être dans leurs statuts8.
8. Les sociétés qui s’engagent à fonctionner de manière socialement responsable, se voient appliquer la norme ISO 26000 qui pose les lignes directrices de la norme internationale d’application volontaire. Élaborée en 2010 par un groupe de travail composé d'environ 500 experts9, cette norme s'applique à tous types d'organisations, quelle que soit leur taille ou leur localisation. Contrairement à d’autres normes, elle ne se prête pas à la certification10 mais incite les organisations à aller au-delà du respect de la loi11. Cette norme ISO 26000 met en lumière la capacité des entreprises à prendre des décisions ou à mener des activités ayant un impact positif sur la société et l'environnement. Cette approche se traduit par un comportement transparent et éthique, contribuant ainsi au développement durable, notamment à la santé et au bien-être de la société, tout en prenant en compte les attentes des parties prenantes et les relations de l'entreprise. Parmi les questions centrales et les domaines d’action en matière de responsabilité sociétale abordés dans l'ISO 26000, on trouve l’environnement et la santé. Ces deux domaines peuvent avoir une incidence significative sur le bien-être des animaux au sein des entreprises.
9. Il convient de noter que la RSE n’a pas une définition qui s'applique de manière universelle, mais qu'elle dépend des circonstances comme le confirme la définition donnée par la Commission européenne dans son Livre vert de 2001 : « L’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et à leurs relations avec leurs parties prenantes »12. Ce concept de RSE est constitué de trois termes simples, traduits de l’anglo-saxon CSR (corporate social responsibility). Derrière sa simplicité, cette notion donne lieu à de nombreuses interprétations et à des difficultés de compréhension13. D’ailleurs, la définition de « l’entreprise » elle-même, ainsi que les contours de son périmètre sont difficiles à cerner. Jusqu’où s’étend sa sphère d’influence ? Convient-il d’y inclure les sous-traitants, voire les fournisseurs14 ? Face à cette difficulté, le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) est venu redéfinir la raison d’être des entreprises. Grâce à la modification de l'article 1833 du Code civil, la notion jurisprudentielle d'intérêt social a pu être consacrée. Ainsi, les entreprises ne se limitent plus à la seule recherche du profit et les sociétés peuvent désormais évoluer en prenant en considération les enjeux environnementaux et sociaux lors de leurs décisions de gestion. Les grandes entreprises ne peuvent plus aujourd’hui mener leurs affaires économiques sans se soucier de leur image sociale15, et le bien-être des animaux est désormais un élément incontournable de cette image.
10. Outre la complexité et la relative imprécision inhérentes à cette notion de RSE, le cadre juridique qui l'entoure laisse également à désirer. Bien que le législateur ait fourni des efforts ces dernières années pour encadrer la Responsabilité Sociale des Entreprises au moyen de dispositifs législatifs ou réglementaires français et internationaux, ceux-ci reflètent surtout la volonté des décideurs au sein des entreprises ou de la société16. Dès lors, cette application souple du droit offre une grande marge de manœuvre, laissant entendre que les sociétés peuvent aisément adapter le champ d’application de la Responsabilité Sociale des Entreprises pour y inclure les animaux. Toutefois, face à l’urgence dans laquelle se trouvent les animaux exploités à des fins lucratives, la RSE devrait évoluer de manière contraignante, intégrant de manière explicite et impérative le bien-être des animaux dans son champ d’application.

B. Les différentes formes des parties prenantes

11. Pour être socialement responsables, les entreprises doivent tenir compte des besoins et des préoccupations des parties prenantes dans leurs processus décisionnels et leurs actions. « Partie prenante », terme complexe et relativement imprécis est utilisé en français pour désigner les stakeholders en anglais17. La traduction n’est pas tout à fait fidèle mais c’est une appellation difficile à traduire18. L’idée principale est que les enjeux (stake) contenus dans l’activité économique de l’entreprise dépassent les intérêts des seuls actionnaires19. Il est tout à fait justifié de considérer que les actionnaires ne sont pas les seuls acteurs à être directement ou indirectement impliqués par les décisions ou les projets d'une entreprise. Il faut donc raisonner de manière plus large.
12. Pour Archie Carroll, les parties prenantes sont les individus ou les groupes d’individus de manière étendue « qui ont un enjeu, une requête ou un intérêt dans les activités et les décisions de l’entreprise »20. En 2008, Acquier et Aggeri confirment que le terme de partie prenante reste très large car pour eux, il s’agit de « tout groupe ou individu qui peut affecter l’atteinte des objectifs de l’entreprise ou être affectée par celle-ci »21. La théorie des parties prenantes constitue donc un corpus théorique dans lequel de nombreuses entités peuvent entrer22.
13. On peut s’étonner que le législateur n'ait jamais cherché à identifier clairement qui peut ou ne peut pas entrer dans la catégorie des parties prenantes23. « Un groupe ou un individu » est une définition élastique qui encore une fois laisse une porte d’entrée à ce que possiblement les animaux entrent dans cette catégorie. Sémantiquement, un individu est un mot qui désigne tout être concret, donné dans l'expérience, possédant une unité de caractères et formant un tout reconnaissable24. Emprunté du latin médiéval individuum, et du latin classique individuus, « indivisible, inséparable », l’individu se présente comme la caractéristique principale de tout être concret formant une unité distincte et identifiable, qui ne peut être divisé sans être détruit. Au sein des groupes d’humains, il y a des individus propres avec leurs propres rôles et leurs propres besoins. De manière similaire, on retrouve cette dynamique au sein des groupes d'animaux, composés également d'individus distincts. Un exemple concret serait celui des individus au sein d'une fourmilière : bien qu'ils forment une entité collective, chaque fourmi demeure un individu distinct contribuant à cette communauté.
14. Certes, les animaux ne sont sûrement pas des travailleurs classiques et pourtant depuis les débuts de leur domestication les animaux n’ont cessé de travailler au service des humains. A ce jour, il est difficile d’admettre que l’animal peut avoir un statut de travailleur car cela reviendrait à lui accorder des droits, comme le droit à rétribution, le droit de grève, le droit de se syndiquer ou encore le droit de se reposer25. Pourtant, de nombreux animaux mobilisent leur intelligence et leur sensibilité pour accomplir des tâches qui demandent bien plus que du simple conditionnement26, comme les chiens guides d’aveugle ou les chiens de détection, d’autres sont des travailleurs de l’ombre, entassés dans des cages ou des stabulations pour se reproduire et/ou pour la consommation humaine ou destinés à servir à des fins scientifiques.

II. Le bien être-animal : un enjeu économique majeur pour les sociétés

15. Les animaux sont indéniablement les grands négligés de la science économique. En tant que discipline et activité humaine, l'économie a traditionnellement focalisé son attention sur les interactions entre les humains, laissant souvent de côté l'impact économique des animaux. Cependant, les animaux coexistent avec nous au sein de ce système économique et se trouvent fréquemment dans des conditions d'exploitation qui ne respectent ni leurs besoins, ni leur bien-être, négligeant ainsi leur statut d'êtres doués de sensibilité. Bien que la législation ne soit pas homogène et que certains animaux sont mieux lotis que d’autres (A), l’insertion des animaux dans la définition des parties prenantes (B), serait bénéfique pour eux, et pour le développement de notre société.

A. La situation hétérogène des animaux non humains dans les sociétés

16. La situation des animaux est disparate en fonction de la catégorie dans laquelle se trouve l’animal (animal de compagnie, de rente, de laboratoire, de travail, de divertissement, etc.) Ces diverses catégories d'animaux sont intégrées dans de nombreuses entreprises à but lucratif, où leur traitement et leur utilisation sont souvent influencés par les objectifs économiques de ces entreprises.
17. Dès lors, la législation s’est emparée de ce sujet pour encadrer les pratiques des entreprises et pour aller vers un objectif de bien-être animal. Dès 1965, le rapport Brambell énonçait cinq libertés fondamentales des animaux captifs : absence de faim, de soif et de malnutrition, absence de stress physique ou thermique, absence de douleurs, de lésions et de maladie, absence de peur et de détresse, et possibilité pour l’animal d’exprimer les comportements normaux propres à l’espèce27.
18. Restés longtemps figés dans une relation homme-machine théorisée par Descartes, les rapports entre les humains et les animaux n’ont cessé d’évoluer ces dernières années avec la reconnaissance de l’importance du bien-être animal. L’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) a d’ailleurs proposé une nouvelle définition du bien-être animal comme étant « un état mental et physique positif de l’animal lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux ainsi que de ses attentes. Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l’animal »28. De ce fait, il a été établi que les animaux sont également capables de ressentir des états émotionnels complexes29, avec des caractères différents. Ils peuvent par exemple être plutôt optimismes ou pessimismes30. En France, la sensibilité animale a été reconnue dans la législation31 avec la modification du Code civil32 en 2015. Cette avancée reste cependant limitée car sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens et donc peuvent toujours être utilisés ou vendus dans le cadre d’une entreprise33.
19. Quand on pense aux animaux utilisés dans les entreprises, nous pensons, en premier lieu, aux animaux dit de consommation qui sont lésés par les activités humaines. C’est la Convention européenne de 1976 pour la protection des animaux détenus à des fins d'élevage qui établit des conditions générales pour toutes les espèces d'animaux élevés pour la production de denrées alimentaires, de laine, de peau, de fourrure ou à d'autres fins agricoles34. Au niveau de l'UE, les dispositions relatives au bien-être des animaux sont ensuite divisées en fonction du type d’animal : les cochons35, les poulets36, les poules pondeuses37, les vaches38. Le transport39 et l'abattage40 sont aussi régulés par les dispositions européennes.
20. Les sociétés utilisant des animaux dans le cadre de leur plan économique ne s’arrêtent pas à ces animaux-là, il y a aussi les zoos41, ou encore les animaux utilisés dans la recherche scientifique42 qui génèrent aussi une grande quantité d’argent et touchent de nombreuses sociétés différentes : élevage, compagnies de transports, laboratoires. Les animaux de compagnie ne sont pas en reste car l'élevage peut également être un secteur responsable de dommages pour eux, tout comme leur utilisation dans des rôles spécifiques tels que les chiens de police ou les chiens guides43.
21. Les animaux sont donc partout autour de nous, ils sont des protagonistes à part entière dans les entreprises et sont de véritables acteurs de notre économie et de ce fait devraient rentrer dans les considérations des recherches en sciences humaines et sociales qui permettent de grandes avancées économiques et sociétales, comme en témoigne l’exemple de la RSE.

B. L’insertion des animaux dans la définition des parties prenantes.

22. Le bien-être social est un élément essentiel de la RSE car il contribue à la création de valeur à long terme pour les entreprises, tout en réduisant les risques et en renforçant les relations avec les parties prenantes. Néanmoins, le bien-être social est un critère difficile à déterminer car il dépend de nos propres visions personnelles. Il peut être évalué en fonction de la somme des intérêts individuels, ou bien comme l’importance accordée aux plus démunis44. Bentham, précurseur du libéralisme et de la liberté économique, a essayé de trouver un critère objectif du bien-être social. Selon lui, « la nature a placé l'humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. Eux seuls dictent nos actions »45.
23. Ce critère est tout de même souvent pensé sous un angle anthropocentrique, laissant penser que seul le bien-être des humains entre en compte dans nos entreprises et nos sociétés. Pourtant l’auteur utilitariste, Bentham, étendait naturellement cette application aux animaux non humains46 en inscrivant dans l'introduction aux principes de morale et de législation : « les animaux ont été, par l’insensibilité des anciens juristes, dégradés au rang de choses »47 et il précise que le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquerra les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. La question n’est pas : « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? »48. Les animaux ne sont pas si différents de nous et de ce fait ils devraient trouver une certaine protection au travers du mécanisme de la RSE.
24. Trois mécanismes peuvent s'articuler pour atteindre cet objectif : étendre le champ de la responsabilité environnementale des entreprises (a), intégrer les associations de protection des animaux comme parties prenantes (b), ou encore représenter les intérêts des animaux grâce à la présence d’administrateurs spécifiques (c).

a) Étendre le champ de la responsabilité environnementale des entreprises

25. La responsabilité environnementale impose aux sociétés de préserver l’environnement et de ne pas causer de dommages ou, dans le pire des cas, de les réparer. Très souvent, si l’environnement est endommagé, les conséquences sont aussi néfastes pour les animaux, et de ce fait le champ de la responsabilité s'étend naturellement à ces animaux. Le cas de l’incident de la marée noire du golfe du Mexique en 2010 en est la parfaite illustration, car selon le US fish and wildlife service (USFWS), plus de 6000 oiseaux, 600 tortues et 150 dauphins ont été retrouvés morts, et ces chiffres sont une sous-évaluation et ne permettent pas de mesurer le réel impact sur la faune car beaucoup d’animaux morts en mer n’ont pas pu être retrouvés49. En assumant leur responsabilité envers l'environnement et les espèces qui en dépendent, les entreprises peuvent contribuer à préserver la nature et ses habitants, qu’ils soient humains ou non humains. Cependant, persiste un risque inhérent à l'extension du champ de responsabilité de la Responsabilité Sociétale des Entreprises à la nature et à sa biodiversité. Ce risque réside dans le fait que seule une partie des animaux, généralement ceux jugés utiles pour la préservation de la biodiversité, pourrait être prise en compte. Cette approche risque de laisser de côté de nombreuses autres espèces, dont la valeur intrinsèque pourrait être négligée. De plus, en les considérant uniquement comme une masse utile, il existe un danger de les réduire à de simples éléments d'un écosystème plutôt que de reconnaître leur statut d'individus capables de ressentir et de subir des préjudices dans leur propre vie. Ainsi, une approche plus inclusive et respectueuse de la RSE implique de considérer chaque être vivant comme ayant une valeur intrinsèque et des droits à la protection et au respect, indépendamment de leur utilité perçue pour l'homme ou pour la biodiversité.

b) Intégrer des associations de protection des animaux comme parties prenantes

26. Conformément à ce qui a été observé, les parties prenantes d’une entreprise ont une existence et un impact bien réels pour celle-ci, car elles peuvent avoir un moyen de pression juridique, financière ou même économique50. La création de comités des parties prenantes externes permettrait aux associations de protection des animaux de s’investir dans les décisions de la société. En permettant le dialogue avec ces associations, certaines entreprises pourraient transformer leurs modèles économiques en adaptant leur gouvernance pour répondre aux défis animalistes. La consultation est un outil puissant qui accompagne les dirigeants de l’entreprise, en leur permettant de prendre du recul sur des situations parfois difficiles, de leur apporter des éléments complémentaires, voire une véritable expertise, et ainsi de les guider dans la prise de décisions51.
27. Les associations de protection animale peuvent permettre un certain recul sur la stratégie et une vision complémentaire52 qui peut être une vision animaliste. De nombreuses associations essayent déjà de faire pression sur les entreprises. C’est le cas de One Voice, qui tente de dialoguer depuis des années avec la compagnie aérienne Air France pour la sommer d’arrêter de transporter les animaux de laboratoire et en particulier des singes issus pour la plupart de la République de Maurice, où ils sont capturés dans leur milieu naturel. Jeudi 30 juin 2022, Air France annonce publiquement sur Twitter en réponse à une campagne de One Voice : « Bonjour, en cohérence avec sa stratégie RSE, Air France a décidé d’arrêter le transport de primates. Elle y mettra fin dès l’issue de ses engagements contractuels en cours avec les organismes de recherche »53. Ainsi, les associations de protection des animaux peuvent aussi s'infiltrer pour donner leur avis par le biais de l’engagement actionnarial54. Ce mécanisme est déjà populaire chez les ONG ou associations de protection de l'environnement qui acquièrent des titres de sociétés55 afin de pouvoir participer aux décisions collectives et intervenir à l’occasion des assemblées générales.
28. Un autre instrument dont peuvent s’emparer les parties prenantes est d’engager des actions en justice entraînant une judiciarisation des normes en matière de RSE. Les associations de protection des animaux devraient être vigilantes quant au respect, par les entreprises, de la réglementation ainsi que de leurs engagements RSE pour agir et faire pression sur ces entreprises utilisant des animaux.
29. Parfois, la peine médiatique est même suffisante, puisque les entreprises ne veulent surtout pas écorner leur image. L214, de son nom complet L214 éthique et animaux en référence à l’article du Code rural, est une association à but non lucratif française de défense des animaux.
30. Récemment, elle a braqué les projecteurs sur la marque Herta en visitant l'un de ses élevages. Herta s'engage et a des objectifs en termes de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE)56. En 2013, Herta a même créé sa propre filière porcine qui vise à « signer les prémices de l’élevage moderne et plus responsable [et] initie une démarche plus respectueuse de l’environnement et du bien-être animal »57. Pourtant, les enquêtes de L214 montrent des conditions d’élevage déplorables, à l’opposé des engagements pris par la marque. Les cochons vivent enfermés, sur un sol en béton nu, sans paille ni autre litière. Pour éviter les agressions mutuelles au sein des enclos surpeuplés, leurs queues sont coupées à vif peu après leur naissance. Les jeunes mâles sont castrés à vif. Les mères sont immobilisées une grande partie de leur vie dans des cages si étroites qu’elles ne peuvent même pas se retourner58. Cette mauvaise publicité pourrait être un levier pour que Herta change ses pratiques. Pour certains consommateurs, ces vidéos peuvent être un déclencheur pour reconsidérer leurs habitudes alimentaires et opter, dans le meilleur des cas, pour des alternatives végétales ou, à défaut, pour refuser de consommer des produits provenant d’une marque épinglée pour ses pratiques cruelles. De ce fait, ces vidéos peuvent inciter les consommateurs à demander davantage de transparence et de traçabilité dans la chaîne d'approvisionnement alimentaire.

c) Représenter les intérêts des animaux par des administrateurs spécialisés

31. L'une des mesures spécifiques de la loi PACTE concerne la composition des conseils d'administration des entreprises et prévoit une augmentation du nombre d’administrateurs représentant les salariés au sein des conseils d’administration59. On va vers un modèle avec plus de dialogue et une meilleure écoute des salariés. Les animaux, n’ayant pas la parole humaine, ne peuvent pas exprimer leurs besoins et intérêts comme un salarié classique60.
32. Les salariés sont en général représentés dans les entreprises grâce aux administrateurs représentant les salariés actionnaires. Leur présence est d’ailleurs obligatoire au conseil d’administration ou au conseil de surveillance des sociétés anonymes et des sociétés en commandite par actions cotées dès lors que les salariés détiennent plus de 3 % du capital. Les entreprises seraient tout à fait enclines à changer leurs méthodes pour améliorer le bien-être des animaux sous l’impulsion des parties prenantes, mais dès lors la balance bénéfice-risque économique doit être équilibrée. Ces représentants sont élus lors des assemblées générales61.
33. Pour défendre au mieux les animaux, la position la plus radicale et novatrice qui pourrait voir le jour est celle de la réelle représentation, et pour ce faire il faut développer une conception extensive du traitement des salariés en y intégrant les intérêts des animaux. Un comité d’administrateurs spécialisés, composé de représentants d'associations de protection des animaux, d'éthologues et de vétérinaires, pourrait se charger de cette mission pour rechercher une réelle protection des animaux au sein des entreprises.

Propos conclusifs

34. Dans un contexte où la prise de conscience concernant le traitement des animaux dans notre société est en pleine expansion, il est de plus en plus plausible de les reconnaître comme des parties prenantes légitimes dans le cadre du droit des sociétés. Trois mécanismes peuvent s'articuler pour atteindre cet objectif, tels que l'extension du champ de la responsabilité environnementale des entreprises pour inclure le bien-être animal, l'intégration des associations de protection des animaux en tant que parties prenantes dans les processus décisionnels des entreprises, et la représentation des intérêts des animaux par le biais d'administrateurs spécialisés.
35. La situation des animaux dans les sociétés est disparate en fonction de la catégorie dans laquelle se trouve l’animal et la législation ne prévoit qu’une réduction de la souffrance en élaborant des devoirs basiques envers les animaux. Dans les faits, cet objectif de réduction de souffrance n’est pas suffisant car un animal enfermé toute sa vie, même s’il est bien nourri, et qu’il a un abri, n’aura pas l’occasion de vivre des d'expériences positives. La RSE est un levier pour passer de la simple réduction de souffrance à la recherche du bien-être et du bonheur réel des animaux.
36. D'un point de vue technique, il n'y a pas d'obstacles majeurs à ce que les entreprises s’emparent de cette problématique car il est possible de trouver un équilibre entre les améliorations du bien-être des animaux et la viabilité économique. Grâce à la politique RSE de L’Oréal, la société a mis en place un modèle d’épiderme humain reconstitué permettant de tester de nouveaux produits in vitro sans avoir recours à des tests sur les animaux pour progressivement aller vers la fin de l'expérimentation animale62. En réduisant la souffrance animale, l’Oréal a pu faire émerger de nouveaux marchés pour sa croissance. Le développement économique des entreprises est donc compatible avec la RSE ainsi que l’amélioration des conditions de vie des animaux.
37. La notion de partie prenante occupe une place centrale dans le domaine de la Responsabilité Sociale des Entreprises, et il est important de noter qu'elle ne possède aucune qualification juridique explicite. Son principe fondamental réside dans l'idée que l'entreprise doit prendre en considération les attentes de toutes les parties impactées par son activité, incluant, de ce fait, les animaux qui peuvent jouer un rôle significatif au sein des entreprises. Il semblerait que les sociétés seraient tout à fait enclines à changer leurs méthodes pour améliorer le bien-être des animaux, voire de refuser leur exploitation dès lors que leur système économique reste équilibré.

 

Bibliographie :

Ouvrages et articles

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Autres

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Loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques.
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Règlement CE du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.

  • 1 C’est pourtant une question ancienne. Léonard De Vinci disait déjà que « le jour viendra où les hommes comme moi regarderont le meurtre des animaux comme ils regardent aujourd’hui le meurtre de leurs semblables ».
  • 2 Neau-Leduc, C., (2008). Les accords sur la responsabilité sociale de l’entreprise. Droit social, n° 1, p.76.
  • 3 Félix, A. & Martinet, I-A. (2021). Le comité des parties prenantes : la gouvernance hors les murs ? Bulletin Joly Sociétés - n° 11, p. 41.
  • 4 La loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (www.legifrance.gouv.fr) https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000223114/
  • 5 La loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement (www.legifrance.gouv.fr) https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000020949548/
  • 6 La loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement (www.legifrance.gouv.fr) https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000022470434/
  • 7 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038589931/
  • 8 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038589926/
  • 9 Hubendick, L.(2014). Basic Training Material on ISO 26000. https://www.iso.org/files/live/sites/isoorg/files/standards/docs/en/iso_26000_basic_training_n48.pdf
  • 10 ISO 26000 Responsabilité sociétale. https://www.iso.org/fr/iso-26000-social-responsibility.html
  • 11 Organisation internationale de normalisation (2014) ISBN 978-92-67-20973-9https://www.iso.org/files/live/sites/isoorg/files/store/fr/PUB100258_fr.pdf
  • 12 Commission européenne, La responsabilité sociale des entreprises. Une contribution des entreprises au développement durable – COM (2002) 347 final, juillet 2002.
  • 13 Capron, M., & Quairel-Lanoizelee, F. (2007). La responsabilité sociale d’entreprise, vol. 477.
  • 14 Ibidem.
  • 15 Bory, A. & Lochard, Y. (2008). La RSE, entre relations publiques et outil politique. La Revue de l'Ires, 57, 3-21. https://doi.org/10.3917/rdli.057.0003
  • 16 A. Supiot parle d’autorégulation patronale : « les politiques de RSE se basent sur des chartes dont la juridicité interroge d’ailleurs les juristes (Antonmattei, Vivien, 2007), des déclarations, des rapports, et tout un ensemble de textes relevant du domaine déclaratif visant à réaffirmer la souveraineté interne des dirigeants d’entreprise et le refus d’un droit d’ingérence dans les décisions stratégiques et sociales des entreprises ».
  • 17 Freeman (1984) est le père fondateur de cette terminologie.
  • 18 Capron, M., & Quairel-Lanoizelee, F. (2007). La responsabilité sociale d’entreprise, vol. 477.
  • 19 Bory, A. & Lochard, Y. (2008). La RSE, entre relations publiques et outil politique. La Revue de l'Ires, 57, 3-21. https://doi.org/10.3917/rdli.057.0003 et F.-G.Trébulle. (2006). Stakeholders Theory et droits des sociétés. BJS n° 282, p. 1337 ; BJS janv. 2007, n° 1, p. 7.
  • 20 Carrol Archi, B. (1991). The Pyramid of Corporate Social Responsibility: Toward the Moral Management of Organization Stakeholders », Business Horizons, July-August. p. 39-48.
  • 21 Acquier A., Aggeri F. (2008) « Une généalogie de la pensée managériale sur la RSE », Revue française de Gestion, n° 1, p. 131-157. DOI : 10.3166/RFG.180.131-157
  • 22 Edward Freeman, R. (1983) Stockholders and Stakeholders: a New Perspective on Corporate Governance. California Management Review Spring. ; Strategic Management: A Stakeholder Approach. Boston-Pitman. (1984). The Politics of Stakeholder Theory: Some Future Directions, Business Ethics Quarterly (1994), vol. 4, n° 4, p. 409 ; Divergent Stakeholder Theory, Academy of Management Review. 1999, vol. 24, n° 2, p. 233.
  • 23 Cazal, D. (2011). RSE et théorie des parties prenantes : les impasses du contrat. https://doi.org/10.4000/regulation.9173.
  • 24 Rabelais, Tiers Livre, chap. VIII, éd. M. A. Screech, p. 70.
  • 25 Depuis quelques années, les chercheurs en droit essayent de trouver des moyens de renforcer la protection des animaux qui sont utilisés dans le cadre des activités humaines, certains défendent même une position inédite, celle de la création d’un statut d’animal travailleur. Voir Blattner, C. E., Coulter, K., & Kymlicka, W. (Eds.). (2019). Animal labour: A new frontier of interspecies justice?. Oxford University Press et Damborenea Martín, P. (2019). Derecho y bienestar en animales de trabajo. DA. Derecho Animal. Forum of Animal Law Studies, 2019, Vol. 10, n.º 3, pp. 69-81, https://raco.cat/index.php/da/article/view/360184.
  • 26 Cailloce, L (2016). Les animaux travaillent-ils ? CNRS Le journal. https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-animaux-travaillent-ils.
  • 27 Brambell, R. (1965). Report of the Technical Committee to Enquire Into the Welfare of Animals Kept Under Intensive Livestock Husbandry Systems, Cmd. 2386 (Great Britain. Parliament), H.M. Stationery Office, pp. 1–84. Le Rapport Brambell. https://docplayer.net/1260087-Technical-committee-to-enquire-into-the-welfare-of-animals-kept-under.html
  • 28 Avis de l’ANSES, 2018. Saisine 2016-SA-0288.
  • 29 Le Neindre, P., Dunier, M., Larrère, R., et Prunet, P. (2018). La conscience des animaux. Éditions Quae.
  • 30 Voir par exemple: Starling, M. J., Branson, N., Cody, D., Starling, T. R., & McGreevy, P. D. (2014). Canine sense and sensibility: tipping points and response latency variability as an optimism index in a canine judgement bias assessment. PLoS One, 9(9), e107794 ; Lecorps, B., Kappel, S., Weary, D. M., & von Keyserlingk, M. A. (2018). Dairy calves’ personality traits predict social proximity and response to an emotional challenge. Scientific Reports, 8(1), 16350.
  • 31 La reconnaissance de la sensibilité de l’animal était déjà présente à l’article L. 214-1 du Code rural français : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ».
  • 32 Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000030248589
  • 33 Dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), l'article 13 reconnaît explicitement la sensibilité animale et exige que les États membres tiennent pleinement compte des exigences en matière de bien-être des animaux lors de la formulation et de la mise en œuvre des politiques de l'Union européenne en matière d'agriculture, de pêche, de transport, de recherche et de développement technologique.
  • 34 Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages : https://eur-lex.europa.eu/FR/legal-content/summary/european-convention-for-the-protection-of-animals-kept-for-farming-purposes.html
  • 35 Directive 2008/120/CE.
  • 36 Directive 2007/43/CE.
  • 37 Directive 1999/74/CE.
  • 38 Directive 2008/119/CE.
  • 39 Règlement (CE) n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport et les opérations annexes et modifiant les directives 64/432/CEE et 93/119/CE et le règlement (CE) n° 1255/97.
  • 40 Règlement CE du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.
  • 41 Au niveau de l'UE, les dispositions relatives au bien-être des animaux sauvages détenus dans les zoos sont énoncées dans la directive 1999/22/CE.
  • 42 Au niveau de l’UE, les dispositions relatives au bien-être des animaux utilisés dans la recherche scientifique sont énoncées dans la directive 2010/63/UE, qui a mis à jour et remplacé la directive 86/609/CEE relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques.
  • 43 Voir l’ouvrage de Desvallon, M-B., Bourdin, L., (2020). Chiens de travail. Manuel juridique sur les chiens de sécurité, de sauvetage et d'assistance.
  • 44 Espinosa, R. (2021). Comment sauver les animaux ? une économie de la condition animale. Presses Universitaires de France, p. 23.
  • 45 Bentham, J. (1983). Deontology together with A Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism. p. 293.
  • 46 Tout comme Stuart Mill en 1848 ou encore Peter Singer en 1975.
  • 47 BENTHAM, J. (1996 [1781]). Introduction to the principles of moral and legislation, Oxford: Clarendon Press. En français : Introduction aux principes de morale et de législation, traduit par le Centre Bentham, Paris, Vrin en 2011.
  • 48 Ibidem.
  • 49 Porcher, S. & Porcher, T. (2012). RSE, parties prenantes et événements rares : le cas de deux marées noires. La Revue des Sciences de Gestion, 253, 115-123. https://doi.org/10.3917/rsg.253.0115
  • 50 Félix, A., Martinet, I-A. (2021). Le comité des parties prenantes : la gouvernance hors les murs ? Bulletin Joly Sociétés, n°11. p. 41
  • 51 Mercier, V. (2019). Le rôle des parties prenantes dans l'évolution du droit des sociétés. BJS nov. 2019, n° 120e9, p. 44.
  • 52 Rapp. Notat-Senard. (2018). L’entreprise, objet d’intérêt collectif. recomm. n° 4.
  • 53 Voir le tweet : https://twitter.com/AFnewsroom/status/1542490334009204744?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1542490334009204744%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fone-voice.fr%2Ffr%2Fblog%2Fone-voice-et-ses-partenaires-obtiennent-quair-france-cesse-de-transporter-des-primates-pour-lexperimentation-animale.html
  • 54 Malecki C. (2009). L'investissement Socialement Responsable: un must have de la RSE, Dossier spécial, La Responsabilité Sociale des Entreprises, Malecki C. (dir.), Journal des sociétés civiles et commerciales. p. 41.
  • 55 Une action est suffisante.
  • 56 Voir le site internet de Herta: https://www.herta.fr/nos-engagements/agir-pour-le-bien
  • 57 Ibidem.
  • 58 L214. Herta nous ment encore. https://www.l214.com/enquetes/2021/cochons-ortillon-herta/
  • 59 C. com., art. L. 225-27-1 et C. com., art. L. 225-79-2 mod. loi PACTE, art. 184.
  • 60 Bien que Frans de Waal ou Dinesh Wadiwel montrent que les animaux peuvent se faire comprendre. Par exemple, dans son ouvrage intitulé The War Against Animals, Wadiwel aborde la question de la résistance animale. Il avance l'idée que les animaux, bien que souvent considérés comme passifs et sans pouvoir, peuvent effectivement s'opposer aux formes d'exploitation humaine et exprimer leur résistance.
  • 61 C. com., art. L. 225-23 et C. com., art. L. 225-71 mod. loi PACTE, art. 184.
  • 62 Auplat, C. (2015). La RSE au cœur du business développement. L’Oréal et les nouveaux marchés de la dermocosmétologie. Dans : Catherine de Géry éd., Objectif business développement: Dans la peau des business developers (pp. 40-53). Caen: EMS Editions. https://doi.org/10.3917/ems.deger.2015.01.0040
 

RSDA 1-2024

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