Actualité juridique : Jurisprudence

Droit administratif

  • Pascal Combeau
    Professeur de droit public
    Université de Bordeaux
    Institut Léon Duguit
  • Maryse Deguergue
    Professeure émérite de droit public
    Université Paris
    ISJPS (CERAP)

Le bruit et l’odeur des animaux à la campagne : les maires à la rescousse des néoruraux ? (Note sous CAA, Nancy, 10 octobre 2023, Commune de Muttersholtz, n° 21NC00236)

Mots-clés : police administrative, règlement sanitaire départemental, carence fautive, trouble anormal de voisinage

1. On connait bien le phénomène de la néoruralité qui, à défaut d’être nouveau1, s’est accéléré ces dernières années. Cette aspiration des citadins à vivre à la campagne s’appuie moins aujourd’hui sur des motivations idéologiques liées aux utopies communautaires néorurales de l’après mai-68 que sur des orientations très personnelles. En dehors des cas de migration imposés par l’augmentation des coûts de la vie et du logement en ville, il existe aussi une volonté très actuelle de lier les sphères professionnelles, personnelles et familiales2, dont la dernière expérience des confinements sanitaires, couplée au développement du télétravail, n’a fait qu’exacerber. Les répercussions de ce phénomène sont innombrables. Elles sont à la fois sociologiques – certains se demandant par exemple, dans la lignée d’Henri Mendras, s’il ne conduisait pas à la fin des paysans3 – et démographiques dès lors que « ces citadins installés durablement à la campagne ont inversé le sens de la transhumance de leurs grands-parents, qui avaient nourri le flot de l’exode rural vers le Formica et les cinémas »4. Le rapport de ces néoruraux aux animaux et plus largement à la « campagne » est une autre conséquence teintée de paradoxe. Pétris d’une conception idéalisée de la nature, conçue en quelque sorte « comme un milieu sous cloche, dépourvu de toute activité »5, certains ne supportent ni les bruits, ni les odeurs pourtant inhérents à la vie rurale : « les coquelinements dans les basses cours, le tintement des clarines sur les estives, le béguètement des chèvres, le braiement de l’âne, l’odeur du fumier ou du crottin, les coassements des grenouilles, etc. »6, autant de « soupirs de l’âme du monde », chers à Maupassant7.

2. Sur le plan juridique, cette tendance s’est surtout traduite par une augmentation sensible des saisines du juge judiciaire sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait des troubles anormaux de voisinage. Ce contentieux a, du reste, donné lieu à des arrêts célèbres, à l’instar de celui rendu par la Cour d’appel de Riom qui, à propos de nuisances sonores et olfactives causées par un poulailler, s’était moqué des plaignants dans des termes assez peu juridiques8. C’est le cas également des affaires plus récentes mais toutes aussi médiatiques du coq Maurice de l’Ile d’Oléron qui avait la fâcheuse habitude de coqueliner tous les matins sans respect de ses voisins vacanciers9 ou du cheval de trait de Boisseron, Sésame, accusé de production excessive de crottin sans égards pour les propriétaires d’un gite situé à proximité10. La multiplication de ces recours, analysée comme une forme de remise en cause de la ruralité, a conduit le législateur à réagir avec l’adoption de deux propositions de loi : la première est relative à l’introduction dans le code de l’environnement de la notion inédite de patrimoine sensoriel11 ; la seconde porte sur la codification, annoncée par la loi de 202112, du régime jusque-là jurisprudentiel du trouble anormal de voisinage que le législateur a souhaité encadrer afin d’éviter un engagement systématique de la responsabilité des agriculteurs13. Mais en dehors des troubles anormaux de voisinage, les exigences de ces néoruraux mettent aussi la pression sur les élus locaux et en particulier sur les maires des communes rurales, ainsi que le relevait le rapporteur du Sénat lors de l’adoption de la loi de 2021 : « Si le nombre d'affaires judiciaires relatives aux conflits de voisinage portant sur les sons et odeurs en milieu rural est constant, votre rapporteur a pu constater, lors de ses auditions auprès d'élus locaux, le sentiment d'un accroissement des sollicitations ou interpellations sur ces sujets - le maire ou les conseillers municipaux ayant souvent un rôle de médiateur »14. Le maire se retrouve ainsi au cœur de ces conflits mais son rôle ne se réduit pas à cette médiation nécessaire, il peut aussi être astreint à des obligations plus contraignantes, comme l’illustre cet arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Nancy.

3. Les faits examinés par le juge nancéen sont assez simples même si, à défaut de précisions, ils pourraient suggérer un différend entre deux néoruraux cohabitant dans un même corps de ferme situé à Muttersholtz, petite commune de la Communauté européenne d’Alsace. La première partie de ce bâtiment a en effet d’abord été acquis et réaménagé en maison d’habitation par un couple de propriétaires. Quelques années après, un autre couple a fait l’acquisition de la seconde partie du bâtiment afin d’y implanter une pension pour chevaux, « Le saut dans le Ried ». La cohabitation a mal tourné et les résidents, indisposés par cette promiscuité, plutôt que de mettre en cause la responsabilité des exploitants pour trouble anormal de voisinage ont préféré se tourner vers un fondement inédit dans ce genre de contentieux, à savoir la responsabilité de la commune en raison de la carence fautive du maire. Plus précisément, ils ont demandé au maire de la commune d'utiliser ses pouvoirs de police administrative générale en raison d’un trouble à la salubrité publique, de faire respecter les prescriptions du règlement sanitaire départemental qui imposent le respect d’une distance d’au moins 25 mètres entre des bâtiments refermant des animaux et les immeubles habités et afin d’enjoindre aux exploitants de déplacer leur écurie située à moins de 8 mètres à bonne distance de leur habitation. Après le refus implicite du maire à cette demande initiale, suivie de son refus explicite à leur demande indemnitaire, ils ont saisi le Tribunal administratif de Strasbourg qui rejeta leur requête tendant à reconnaitre la responsabilité de la commune15. La Cour administrative d’appel de Nancy confirme ce jugement et ne fait pas plus droit aux prétentions indemnitaires des requérants. Mais son raisonnement montre que les maires pourraient jouer à l’avenir un rôle plus actif dans ces conflits de voisinage : si le juge d’appel rejette la requête, c’est uniquement parce que les préjudices allégués ne sont pas constitués. Le principe de la responsabilité de la commune est bien posé, la faute tenant ici à la carence du maire à agir. Cet arrêt pose ainsi le cadre de nouvelles obligations des maires (I), sanctionnées par une responsabilité de la commune dont les contours sont ici esquissés (II).

 

I. L’étendue des obligations du maire

 

4. Notre arrêt est assez explicite sur l’étendue de ces obligations : « il incombait au maire de la commune de Muttersholtz, chargé […] de la police municipale, de prendre les mesures appropriées afin d'empêcher des troubles liés à la salubrité publique et d'assurer le respect de la réglementation départementale édictée à cet effet » (point 5). S’il devait prendre des mesures de police initiales dès lors que l’article L. 2542-3 du CGCT applicable à la police municipale dans les communes d’Alsace-Moselle impose au maire « de veiller à la tranquillité, à la salubrité et à la sécurité des campagnes », c’est surtout son obligation à appliquer les mesures de police préétablies que le juge met en exergue, en particulier son obligation de rendre effectif l’article 153.4 du règlement sanitaire du département du Bas-Rhin relatif aux règles d'implantation des bâtiments d'élevage ou d'engraissement qui impose une distance minimum entre ces bâtiments et les habitations. Cette obligation était loin d’être évidente.

5. D’abord parce que la réglementation préexistante pose un problème juridique de taille. Les règlements sanitaires départementaux sont en effet des actes arrêtés par chaque préfet de département sur la base d’un règlement départemental sanitaire type élaboré par le ministre de la Santé16 qui sont censés avoir disparu. L’histoire des règlements sanitaires est d’ailleurs assez symptomatique de la centralisation progressive de la politique sanitaire17. Edictés par les maires dès 1902 dans un souci de protection de l'ordre public sanitaire, afin de définir les modalités d'exercice d'une activité donnée, privée ou professionnelle, ils ont connu une première recentralisation avec un décret-loi de 1935, codifié par la suite dans le code de la santé publique18 : « le constat des carences de l'intervention municipale, à la fois insuffisante et hétérogène, a conduit à une recentralisation de l'intervention réglementaire en la matière, au profit de préfet de département […] »19. En 1986, le législateur opère une autre recentralisation, cette fois dans les mains de l’Etat central20. L’article L. 1311-1 du nouveau code de la santé publique, reprenant ces dispositions, prévoit ainsi que « les règles générales d'hygiène et toutes autres mesures propres à préserver la santé de l'homme », notamment en matière de salubrité des habitations ou de lutte contre les nuisances sonores, sont fixées par des décrets en Conseil d’Etat, le maire ou le préfet ne pouvant intervenir par arrêtés que pour compléter ces décrets21. Cette compétence de principe du Premier ministre fait dire à certains auteurs que « les règlements antérieurs qui ont subsisté n’ont plus qu’une portée marginale »22, voire que « les notions de règlements sanitaires communaux et départementaux ont formellement disparu »23. Mais la jurisprudence est plus nuancée. En l’absence des décrets prévus par l’article L. 1311-1, elle considère que les textes antérieurement en vigueur et notamment les règlements sanitaires départementaux sont toujours applicables. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt de 2020, a précisé que cette disposition n’impose pas l'adoption d'un règlement sanitaire national et qu’elle n'implique la fixation, dans des matières dans les matières énumérées, de règles générales par décret en Conseil d'Etat « que lorsque la situation l'exige »24. Les règlements sanitaires départementaux peuvent donc demeurer en vigueur, mais uniquement dans leur rédaction antérieure au 8 janvier 1986 ; pour les règles générales d'hygiène en matière de salubrité des habitations, il a considéré qu’un décret était nécessaire et enjoint le Premier ministre de prendre un tel texte25. La Cour administrative de Nancy confirme bien la force juridique de ce type de réglementation.

6. Ensuite, si le règlement sanitaire départemental pouvait bien être invoqué en l’espèce, son article 153.4 posait aussi certaines questions quant à son champ d’application. Cette disposition que l’on retrouve dans tous les règlements sanitaires départementaux s’inscrit dans un Titre VIII relatif aux « prescriptions applicables aux activités d’élevage et autres activités agricoles » et impose des distances minimum d’implantation des bâtiments renfermant par rapport aux habitations : 35 à 100 mètres pour les élevages porcins, 100 mètres pour les élevages renfermant moins de 10 chiens et 25 pour les « autres élevages, à l’exception des élevages de type familial et de ceux de volailles et de lapins »26 ; des dérogations sont possibles, elles sont alors accordées par le préfet27. Cette disposition est souvent invoquée28, mais elle l’est surtout dans le contentieux de l’urbanisme. Les règlements sanitaires départementaux sont ainsi opposables aux permis de construire29 dont la légalité peut être examinée à l’aune des règles de distance prévues par l’article 153.430. A cette occasion, le juge administratif vérifie le respect des conditions posées par cette disposition : l’existence d’un bâtiment dédié à l’élevage qui suppose une activité commerciale et non familiale31 et l’existence d’un bâtiment habité ou habituellement occupé par des tiers, ou d’un établissement recevant du public32. Notre arrêt est à notre connaissance le premier qui, en dehors du droit de l’urbanisme, exploite cet article 153.4 pour définir une obligation des maires. Un autre arrêt s’était penché sur l’obligation du préfet à faire respecter sa propre réglementation mais elle avait été écartée faute pour les requérants d’établir l’existence d’une activité d’élevage33. Le juge nancéen utilise toutefois les mêmes critères jurisprudentiels pour apprécier le champ d’application de l’article 153.4 : alors que la commune prétendait que la pension pour chevaux était une activité familiale, la Cour a considéré que « cette exploitation, qui permet la location onéreuse de box pour accueillir et faire travailler les chevaux, correspond à une activité commerciale qui ne saurait être considérée, quelle que soit sa taille, comme constituant un élevage de type familial » (point 4).

7. Enfin, une autre question se posait dans cette affaire : le maire est-il vraiment dans l’obligation d’agir ? Cette question se rattache à la problématique plus générale des obligations de prendre des mesures de police dont les contours sont encore loin de faire l’unanimité. Conformément à la présentation élaborée par certaines auteurs34, il y a lieu de distinguer ici entre l’obligation de prendre des mesures de police initiales et celle d’appliquer une mesure de police préétablie. La première est la plus discutée. Si elle est pleinement reconnue dans le contentieux de la réparation, elle est traditionnellement subordonnée à des conditions dans le contentieux de la légalité, conformément à l’arrêt Doublet de 195935, même si des jurisprudences plus récentes semblent moins exigeantes, faisant simplement référence à un trouble à l’ordre public36. La seconde en revanche semble plus acceptée. Dès lors qu’elle n’est « qu'une application particulière du principe général selon lequel l'autorité administrative a l'obligation de prendre les mesures nécessaires à l'exécution des lois et règlements »37, l’obligation d’appliquer une réglementation de police préexistante est largement entendue dans le contentieux de la réparation et dans celui de la légalité, que la mesure de police soit le fait de l’autorité chargée de son application ou qu’elle soit édictée à un niveau plus élevé. On connait ici l’apport du second arrêt Doublet de 1962 qui contraint les maires à assurer les réglementations de police préfectorales38. L’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel se situe bien dans ce contexte jurisprudentiel et, s’agissant en l’espèce d’un contentieux de la réparation, établit de manière claire une double obligation à la charge du maire de Muttersholtz : une obligation de prendre des mesures initiales dès lors que les troubles à la salubrité publique sont avérés39 et une obligation d’appliquer la réglementation préfectorale, à savoir le règlement sanitaire départemental. Sur ce dernier point, le juge nancéen se situe pleinement dans les traces de l’arrêt Doublet de 196240. Il en tire aussi les mêmes conséquences : ces obligations peuvent être sanctionnées par la reconnaissance de la responsabilité de la commune.

 

 II. La sanction des obligations du maire 

 

8. En dehors des procédures d’injonction ou de référés, il y a traditionnellement deux manières pour le juge administratif saisi de faire respecter à l’administration ses propres obligations de prendre des mesures de police : le refus exprès ou implicite de l’autorité de police de prendre ces mesures est illégal et peut donc être attaqué devant le juge de l’excès de pouvoir ; si des préjudices en résultent, la responsabilité de l’administration pourra être mise en jeu41. Dans notre affaire, c’est bien cette dernière voie contentieuse qui est utilisée par les requérants qui prétendent avoir subi un préjudice du fait de la carence fautive du maire à agir. Sur ce point, l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Nancy appelle quelques précisions.

9. En premier lieu, et c’est une avancée importante, le juge reconnait l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la commune. Cette faute résulte de la carence du maire à faire respecter la réglementation préfectorale : « il résulte de l'instruction que […] le maire de la commune de Muttersholtz, qui n'a jamais répondu aux sollicitations de M. D..., n'a pris aucune mesure pour faire respecter la règle de distance prévue par la règlementation sanitaire départementale. Par suite, l'inertie prolongée du maire à prendre les mesures nécessaires au respect d'une règlementation préexistante de police, est constitutive d'une faute de nature à engager la responsabilité de la commune de Muttersholtz » (point 5). Même s’il dégage une double obligation à la charge du maire, c’est bien l’inertie du maire à appliquer une règle de police déjà existante qui est ici sanctionnée. La jurisprudence Doublet de 1962 en constitue le cadre juridique, avec une différence de taille : alors que le juge exigeait traditionnellement l’exigence d’une faute lourde42, il suffit que la carence soit constitutive d’une faute de nature à engager la responsabilité de la commune, c’est-à-dire qu’elle ait le caractère d’une faute simple. Conformément à l’évolution jurisprudentielle qui voit l’exigence de la faute lourde devenir résiduelle, la carence d’une autorité administrative à appliquer une règlementation de police préexistante n’a pas échappé à ce mouvement général43 dont notre arrêt n’est qu’une traduction assez logique. Quoiqu’il en soit, l’admission de cette faute du fait de la carence du maire à appliquer le règlement sanitaire départemental constitue une preuve supplémentaire de la portée juridique de ce type de réglementation et ouvre incontestablement de nouvelles voies contentieuses à tous ces néoruraux qui supportent mal la promiscuité des établissements accueillants des animaux.

10. Mais si la faute est établie en l’espèce, la commune n’est pas pour autant condamnée, faute pour les résidents d’avoir démontré en l’espèce l’existence de préjudices imputables à l’inertie du maire. La Cour applique les conditions classiques tenant aux caractères des préjudices invoqués : le préjudice de dépréciation de la valeur vénale de l'immeuble ne résultait pas directement de la carence fautive du maire ; quant au préjudice de troubles dans les conditions d'existence lié aux « nuisances », il n'était pas assorti de précisions suffisantes pour en apprécier le bien-fondé. A ce stade, on peut se demander si les requérants n’auraient pas eu intérêt à mettre en cause non pas la responsabilité de la commune mais celle de l’Etat du fait de l’inertie du préfet. Après tout, il revenait aussi à ce dernier d’assurer le respect de sa propre réglementation et l’on sait qu’une telle hypothèse de responsabilité est parfaitement envisageable44 ; mais il est vraisemblable que le juge aurait utilisé les mêmes arguments tenant aux caractères du préjudice pour rejeter les prétentions indemnitaires des requérants.

11. L’immixtion du contentieux de la responsabilité administrative dans les conflits de voisinage, aussi originale soit-elle, reste donc pour l’heure hypothétique tant le préjudice résultant de l’inaction des autorités administratives semble difficile à démontrer. C’est que cette voie contentieuse ne saurait se substituer à la compétence du juge judiciaire qui demeure le seul à pouvoir sanctionner les troubles anormaux de voisinage. Certes, lorsque le trouble provient d’une activité agricole et en particulier d’un élevage, le juge tient compte, sur la base d’une appréciation in concreto, de l’environnement rural : « ce qui apparaîtrait à l'évidence comme un trouble anormal en zone urbaine ne le sera pas nécessairement en zone rurale »45. On sait aussi que la codification récente de ce mécanisme de responsabilité sans faute a conduit le législateur à exclure toute responsabilité lorsque « le trouble anormal provient d'activités, quelle qu'en soit la nature, existant antérieurement à l'acte transférant la propriété »46. Mais l’action a pu être admise dans des affaires assez similaires à la nôtre : en prenant en compte les règles imposées par un règlement sanitaire départemental, la Cour de cassation a reconnu par exemple que l’installation d’un élevage de chevaux à moins de quatre mètres d’une maison d’habitation induit « par elle-même des nuisances sonores et olfactives excédant les troubles normaux de voisinage, fût-ce en milieu rural […] »47. A la lecture de cette jurisprudence, on peut légitimement s’interroger sur l’utilité de l’action des requérants devant le juge administratif. Nul doute que le Conseil d’Etat aura l’occasion de répondre à cette interrogation et de préciser les contours de ce nouveau chapitre sur les conflits de voisinage à la campagne.

 

Pascal Combeau

 

La conservation des mammifères marins et des petits cétacés dans le golfe de Gascogne (Note sous CE, référé, 22 décembre 2023, Associations France Nature Environnement, Sea Shepherd, Ligue pour la protection des oiseaux, n° 489926)

Mots-clés : biodiversité marine, pêche

12. Trois baleines échouées sur les côtes de la Corse ont eu les honneurs de l'actualité le 18 mai dernier. L'ordonnance de référé, présentement commentée, s'intéresse à l'échouage d'autres mammifères marins sur la côte atlantique aboutissant le plus souvent à leur mort, à cause de l'activité de pêche dans le golfe de Gascogne. C'est d'ailleurs une affaire à rebondissements. Le Conseil d'Etat avait déjà annulé au mois de mars 202348, un arrêté du ministre de la Mer du 24 décembre 2020, modifiant un précédent arrêté, relatif au régime national de gestion pour la pêche professionnelle de bar européen dans le golfe de Gascogne, au motif qu'il ne prévoyait pas de mesures suffisantes pour réduire les incidences de cette pêche sur les petits cétacés. Il avait aussi annulé le refus du ministre de prendre des mesures complémentaires pour réduire les captures accidentelles des espèces protégées de petits cétacés et pour garantir l'efficacité du système de contrôle desdites captures. La Haute Assemblée ayant enjoint à l'Etat d'adopter de telles mesures dans un délai de six mois, le secrétaire d'Etat auprès de la Première ministre chargé de la mer a pris un nouvel arrêté le 24 octobre 2023, dont la suspension de l'application est demandée en référé par trois associations de protection de la nature, qui ont accompagné leur demande de référé-suspension d'un recours pour excès de pouvoir introduit le 5 décembre 2023 et qui, semble-t-il, n'est toujours pas jugé. Tant l'importance des intérêts environnementaux en jeu, principalement la protection de la biodiversité marine et la conservation d'espèces protégées dans un état favorable, que la complexité des mesures étatiques prises, justifient que l'ordonnance de référé, rendue par le Conseil d'Etat statuant en juge unique le 22 décembre 2023, retienne notre attention, d'autant que les seize pages de motivation ayant abouti à la suspension de l'application de certains de ses articles peuvent être considérées comme anticipant nécessairement sur la décision à venir au fond, puisque le Conseil d'Etat, s'agissant d'un arrêté ministériel, est compétent en premier et dernier ressort en référé comme au fond.

13. La procédure de référé-suspension, fondée sur l'article L. 521-1 du Code de justice administrative, est tellement entrée dans les mœurs des requérants devant le juge administratif, qui a construit, depuis plus de vingt ans, une véritable culture de l'urgence, qu'il apparaît quelque peu superflu de rappeler que la suspension de l'exécution d'un acte administratif est subordonnée à deux conditions cumulatives : celle de l'urgence et celle d'un moyen propre à créer un doute sérieux sur la légalité de l'acte querellé. Dans l'espèce commentée, la combinaison de l'illégalité probable et de l'urgence49 implique que l'ordre des questions soit examiné de manière inversée par rapport à l'ordre prévu dans l'article L. 521-1. Le juge identifie d'abord un moyen de nature à créer un doute sérieux pour chaque article contesté de l'arrêté attaqué et vérifie ensuite la réalité de l'urgence, qui justifie que l'exécution de certains articles de l'arrêté soit suspendue. L'ordonnance n'innove en rien quant aux conditions du référé-suspension, mais elle revêt une portée pratique considérable, car elle considère que les mesures techniques de protection prises pour réduire les captures accidentelles d'espèces protégées imputables à la pêche sont encore insuffisantes, en fondant cette appréciation sur un avis du conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM). Ainsi, pour les années 2024, 2025 et 2026, quatre articles de l'arrêté contesté voient leur exécution suspendue : l'article 2 en ce qu'il n'interdit pas l'utilisation de certains engins de pêche (les sennes pélagiques) ; certaines dispositions de l'article 4 en ce qu'elles prévoient au profit des armateurs des dérogations à l'interdiction de recourir à certains engins de pêche, dès lors qu'ils ont équipé leurs navires de dispositifs techniques de réduction des captures accessoires ou de caméras d'observation pour les comptabiliser ; certaines dispositions de l'article 5 en ce qu'elles prévoient aussi des dérogations pour la reprise de la pêche si un armateur de navire justifie d'une impossibilité de réparation ou de remplacement des dispositifs techniques précités ; l'article 7 en ce qu'il ne poursuit pas le renforcement du dispositif d'observation pour mesurer les captures et mises à mort involontaires des espèces, contrairement à l'injonction faite par le Conseil d'Etat dans son précédent arrêt rendu le 20 mars 2023. La portée de ces suspensions partielles, pour trois années consécutives, révèle combien la Haute Assemblée est soucieuse de concilier l'activité économique de la pêche dans le golfe de Gascogne et la protection des espèces marines, menacées par des captures accidentelles dans des dispositifs de pêche trop performants et dangereux pour elles. En effet, pour le dauphin commun et le marsouin commun, la mort par capture dans des engins de pêche professionnels est la principale cause de mortalité et 35% des échouages se produisent sur la façade sud-atlantique50.

14. Pour démontrer l'existence d'un moyen propre à créer un doute sérieux sur la légalité de certaines dispositions de l'arrêté, les trois associations requérantes, dont les requêtes sont jointes par le Conseil d'Etat, invoquaient divers arguments, parmi lesquels celui relatif à la méconnaissance du principe de précaution est le plus intéressant, car la formulation de celui-ci dans les textes applicables au litige varie, sans que sa force en soit pour autant affectée, puisque le juge applique la précaution au risque de perte de la biodiversité marine (I). Il ressort de l'ordonnance que la violation de ce principe conditionne l'existence éventuelle d'une erreur manifeste d'appréciation de la part de l'auteur de l'arrêté, sur plusieurs points contestés par les associations requérantes. Les textes applicables préconisant une exploitation durable de la mer et la valorisation de ce patrimoine collectif, dans une approche écosystémique qui réduise les incidences négatives de la pêche sur l'environnement (II), l'urgence a été appréciée au regard de l'atteinte « grave et immédiate » portée à la conservation des espèces marines.

 

I. La précaution appliquée au risque de perte de la biodiversité marine

 

15. Les textes applicables relatifs à la pêche se réfèrent à la précaution, qui doit présider à la sauvegarde de la biodiversité, dans des termes fort différents. Il est dès lors intéressant de relever que le juge fait prévaloir une interprétation exigeante de la précaution, confirmant qu'il est un principe de droit dur dont le moyen tiré de sa violation est propre à créer un doute sérieux sur la légalité de l'arrêté en cause.

 

A. La variabilité de la référence à la précaution dans les textes

 

16. Le droit européen encadre la pratique de la pêche en application de la directive « Habitats »51, qui surplombe en quelque sorte toute la réglementation environnementale. Même si l'ordonnance commentée ne fait état de son contenu que tardivement au point 7, son ambivalence est rappelée opportunément : d'un côté, elle a pour objet de « contribuer à assurer la biodiversité par la conservation des habitats naturels », de la faune et de la flore et, pour ce faire, encourage la prise de mesures visant à assurer le maintien ou le rétablissement, « dans un état de conservation favorable », des habitats et des espèces de faune et de flore sauvages d'intérêt communautaire52 ; mais d'un autre côté, elle concède que ces mesures doivent tenir compte, non seulement des exigences économiques, sociales et culturelles, mais aussi des particularités régionales et locales, ce qui est une reconnaissance de la légitimité des pratiques de chasse et de pêche des sociétés européennes. D'ailleurs, les services écologiques rendus par la nature à l'homme, à la fois individuellement et collectivement, font l'objet d'une protection équivalente à celle des habitats naturels et des espèces de faune et de flore sauvages et sont susceptibles, en cas d'atteinte, de donner lieu à une réparation au titre du préjudice écologique53. Dès lors, toute la question est de savoir comment la pêche, en tant que bénéfice retiré par l'homme de l'environnement, peut préserver la biodiversité et garantir un état de conservation favorable des espèces marines, menacées par des engins de pêche de plus en plus sophistiqués qui capturent accidentellement des espèces non destinées à la consommation humaine. Le règlement européen relatif à la politique commune de la pêche (PCP) de 201354 fixe les objectifs de cette dernière en appliquant « une approche de précaution » et une « approche écosystémique » de la gestion des pêches, ce qui signifie que l'exploitation des ressources de la mer doit non seulement maintenir les espèces pêchées à un niveau de rendement « durable », sous-entendu pour que les générations suivantes puissent encore bénéficier des ressources halieutiques, mais aussi réduire au minimum les incidences négatives de la pêche sur les autres espèces et l'écosystème marin global.

17. Pour ce qui concerne l'approche de précaution, l'ordonnance commentée rappelle l'interprétation que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en donne : elle doit être interprétée « à la lumière du principe de précaution », qui figure dans l'article 191 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)55. Par conséquent, le droit de l'Union n'établit pas de différence substantielle entre l'approche de précaution et le principe lui-même, si bien que les mesures de protection des espèces marines doivent être conformes à cet objectif de précaution. Il est intéressant de remarquer que, pour balayer toute hésitation sur la force de la précaution, le juge des référés ajoute que l'Etat français doit veiller au respect du principe de précaution garanti par l'article 5 de la Charte de l'environnement, lorsqu'il prend des mesures de protection, qui ne sont pas la transcription de prescriptions inconditionnelles résultant du droit européen, mais qui supposent, de sa part, un pouvoir d'appréciation56. C'est donc une référence au droit dur qui est préférée à une approche de droit souple, même si les éléments de la définition du principe de précaution demeurent d'une texture ouverte. Le Conseil d'Etat rappelle dans un considérant de principe, désormais habituel dans le contentieux de l'environnement, qu'il appartient aux autorités compétentes de rechercher « s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution »57. Dans l'affirmative, il incombe aux autorités compétentes de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en œuvre et de vérifier que des mesures de précaution soient prises.

18. Dans ce contexte où le principe de précaution est interprété de façon rigoureuse, le juge administratif des référés s'estime compétent pour apprécier le caractère suffisant des mesures de protection58 prises pour éviter les captures accidentelles de cétacés lors des opérations de pêche maritime. Il relève, non sans ambiguïté pour un juge du référé-suspension, « qu'il appartient au juge de l'excès de pouvoir d'apprécier ce caractère de manière globale au regard des exigences » du principe de précaution.

 

B. L'application exigeante du principe de précaution par le juge

 

19. Le moyen tiré de la violation du principe de précaution se prête assez mal à une analyse superficielle de la légalité, comme le voudrait la procédure de référé. Il suppose en effet une instruction poussée, pour savoir d'abord si l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement peut être accréditée par des éléments circonstanciés, et pour apprécier ensuite l'évaluation de ce risque et la proportionnalité des mesures de précaution éventuellement prises pour y parer. L'espèce commentée illustre parfaitement ce paradoxe entre une procédure de demande de suspension d'un acte, dont la légalité doit susciter « un doute sérieux », et la nécessité d'approfondir l'analyse du moyen propre à créer ce doute sérieux.

19. En l'espèce, l'hypothèse d'un risque est fournie par un avis du conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM) en date du 26 mai 2020, lequel a calculé le nombre maximal de décès de dauphins communs par capture accidentelle sur un an, compatible avec un état de conservation favorable de l'espèce pour la zone de Atlantique Nord-Est59. Afin de conforter cette hypothèse de risque, le juge des référés va jusqu'à mentionner que la méthodologie de cette instance, fondée sur le prélèvement biologique potentiel (PBR), est « internationalement reconnue » et n'est pas contestée par l'administration française. Or, le juge constate, en se référant aux rapports de l'Observatoire Pelagis qui travaille sur les échouages de cétacés sur les côtes françaises, que le nombre de décès des dauphins par capture accidentelle imputable aux activités de pêche dans le seul golfe de Gascogne se maintient, depuis 2018, à des niveaux très supérieurs à ceux retenus par le CIEM. De plus, le juge fait état de l'inventaire national du patrimoine naturel (INPN) qui indique que l'état de conservation des marsouins et des dauphins communs est « défavorable mauvais » et « défavorable inadéquat » pour le grand dauphin. Par conséquent, il existerait un danger sérieux d'extinction pour les premières espèces et il serait nécessaire qu'un changement de gestion intervienne pour que l'autre espèce retrouve un état de conservation favorable.

20. Au regard de ce risque, le juge est conduit à examiner l'efficacité des nouvelles mesures prises par l'article 2 de l'arrêté attaqué du 24 octobre 2023. Elles consistaient en une interdiction, durant un mois d'hiver et pour les années 2024 à 2026, de l'usage par les plus gros navires de pêche (d'une longueur égale ou supérieure à 8 mètres) de cinq engins60, mais cette interdiction était accompagnée de dérogations. Les associations requérantes contestaient le fait que cette interdiction ne concernât que les plus gros navires et n'inclût pas un sixième type d'engin – les sennes coulissantes, danoises et pélagiques. Elles remettaient aussi en cause les dérogations prévues. Dans la mesure où le rapport du CIEM estime que les sennes pélagiques ont été à l'origine de 20% des captures accidentelles de dauphins communs dans le golfe de Gascogne entre 2019 et 2021, le juge des référés décide que les dispositions attaquées méconnaissent les exigences de la directive Habitat et le principe de précaution et révèlent probablement une erreur manifeste d'appréciation. En outre, ces mesures méconnaissent la portée de l'injonction prononcée par le Conseil d'Etat dans son précédent arrêt du 20 mars 2023 d'adopter des mesures complémentaires pour réduire l'incidence de la pêche sur la mortalité accidentelle des cétacés. La suspension de l'article 2 de l'arrêté, motivée par la violation du principe de précaution, est d'autant plus remarquable que ce principe fait l'objet de critiques récurrentes relatives à son impact anti-économique et au frein qu'il peut représenter pour l'innovation. Le juge fait néanmoins une application nuancée de ce principe, puisqu'il considère qu'il ne crée pas un doute sérieux sur la légalité d'autres dispositions, à savoir celles concernant l'exclusion de l'interdiction édictée pour les navires inférieurs à 8 mètres de longueur et pour la catégorie des sennes danoises, étant donné que la pêche par ces navires et avec ces engins représente une très faible part des tonnages de pêche pendant l'hiver et donc une contribution peu importante aux captures accidentelles de cétacés.

21. Indépendamment de l'invocation du principe de précaution, c'est la politique de gestion des pêches dans le golfe de Gascogne qui était remise en cause par les associations requérantes, contraignant ainsi le juge administratif à concilier la protection des espèces menacées et l'exploitation de la ressource halieutique.

 

II. L'approche écosystémique de la gestion de la pêche : entre protection des espèces menacées et exploitation des ressources

 

22. En application de la directive Habitat et du règlement européen de 2013 précités, un autre règlement de 2019 prescrit des mesures techniques de protection61, parmi lesquelles celles qui visent à réduire autant que possible les captures d'espèces marines inférieures à la taille minimale de référence et les captures accidentelles de mammifères et de reptiles marins, d'oiseaux de mer et d'autres espèces. Ce dernier règlement autorise les Etats membres de l'Union, pour les navires battant leur pavillon, à mettre en œuvre des mesures restreignant l'utilisation de certains engins de pêche pour réduire au minimum et, si possible, éliminer les captures indésirées d'espèces menacées ou protégées, étant entendu que ces mesures doivent être au moins aussi strictes que celles applicables en vertu du droit de l'Union. En outre, ces mesures doivent inclure des programmes de surveillance pour les navires les plus importants (d'une longueur supérieure ou égale à 15 m), afin de contrôler les captures accessoires de cétacés. L'ordonnance commentée rappelle opportunément qu'il appartient donc aux autorités nationales compétentes d'user du pouvoir qui leur est ainsi conféré d'instaurer des mesures de protection62. Toutefois, la conciliation s'avère difficile entre la protection des espèces et l'exploitation de la ressource halieutique, tant et si bien que le juge des référés estime que les mesures complémentaires prises par l'arrêté attaqué sont encore insuffisantes pour la préservation de la biodiversité, surtout quand elles sont accompagnées de dérogations.

 

A. Une conciliation difficile entre protection et exploitation

 

23. Le droit français a évidemment traduit les objectifs de cette politique européenne de la pêche dans le code rural et de la pêche maritime, dans des termes comparables qui peuvent être résumés à partir de deux idées force. D'une part, permettre une exploitation « durable » des ressources halieutiques, d'autre part, valoriser le patrimoine collectif qu'elles représentent, ceci dans le cadre d'une approche systémique qui réduise au minimum les incidences négatives sur l'environnement63. C'est le ministre chargé des pêches maritimes qui est compétent pour imposer une taille minimale de capture pour toutes les espèces, mais elle peut être supérieure à celle prévue par la réglementation européenne pour les espèces soumises à des totaux admissibles de capture (TAC)64. D'autres mesures techniques de protection peuvent être prises, telles des restrictions spatiales et temporelles ou des prescriptions relatives aux engins et aux procédés de pêche, ce que n'a pas manqué de faire l'arrêté en cause, comme nous l'avons vu. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que le code de l'environnement adopte une approche patrimoniale du milieu marin qui « fait partie du patrimoine commun de la Nation », approche patrimoniale qui n'exclut pas, bien que la protection et la conservation de ce milieu soient déclarées « d'intérêt général », une utilisation durable des services qu'il rend « par les générations actuelles et à venir »65.

24. C'est à propos de l'examen de l'urgence, à la fin de l'ordonnance de référé66, que la problématique de la conciliation entre protection des espèces protégées et exploitation de la ressource halieutique est abordée, du reste indirectement. Le juge rappelle que, pour que l'urgence à suspendre un acte administratif soit reconnue, l'exécution de celui-ci doit porter atteinte « de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre ». En outre, l'urgence s'apprécie « concrètement » par rapport aux effets de l'acte et « objectivement », et compte tenu des circonstances de chaque espèce67. Par ailleurs, il a été jugé, dès les premières demandes de référé-suspension en 2001, et contrairement à la jurisprudence antérieure sur le sursis à exécution, que la possibilité pour le requérant d'obtenir une indemnisation des dommages que lui aurait causés l'exécution de l'acte ne justifie pas le rejet systématique de la suspension demandée68. En l'espèce, la condition de l'atteinte grave et immédiate, tant à un intérêt public – celui de la protection d'espèces menacées- qu'aux intérêts que les associations requérantes entendent défendre, ne posait pas de difficulté. En effet, il a suffi au juge de constater, d'une part que les mesures de protection mises en place pour prévenir la capture accidentelle des petits cétacés ne permettaient pas de réduire leur mortalité à un niveau inférieur au PBR, d'autre part que l'abrogation du renforcement du système de surveillance des captures accessoires n'était pas compensée par d'autres, pour qu'il estime que leur exécution serait de nature à porter une atteinte grave et immédiate à la conservation d'espèces protégées. C'est l'appréciation de l'urgence qui posait davantage de difficultés, car, concrètement, autant l'interdiction d'utiliser certains engins de pêche pendant un mois d'hiver que la suspension de dérogations à l'interdiction de pêcher, sont susceptibles de porter atteinte à l'équilibre économique de nombreuses entreprises de pêche en réduisant leur chiffre d'affaires. Or, la prise en considération de l'ensemble des circonstances de l'espèce conduit le juge des référés à observer que l'équilibre économique est rétabli, ou tout du moins tend à l'être69, grâce à l'ouverture par France Agrimer d'une plate-forme d'indemnisation pour l'arrêt temporaire des activités de pêche en application de l'arrêté contesté. Par conséquent, cette espèce confirme bien que l'indemnisation future des préjudices consécutifs à l'exécution de l'acte attaqué n'est pas un obstacle à la suspension de celui-ci.

25. On voit donc que la conciliation entre la protection des espèces menacées et l'exploitation de la ressource patrimoniale de la pêche se trouve entre les mains du juge administratif, sommé de dire où passe l'équilibre entre l'écologie et l'économie et d'arbitrer entre les divers intérêts en présence, dans un domaine d'une haute technicité, comme le montrent les mesures complémentaires prises dans l'arrêté ministériel et les dérogations prévues.

 

B. Des mesures complémentaires encore insuffisantes et des dérogations douteuses

 

26. Sans entrer trop avant dans des détails très techniques, devant lesquels le juge administratif ne recule pas, on peut dire en résumé que trois types de mesures ont été prévues par l'arrêté attaqué pour tenter d'atteindre les objectifs d'une pêche durable : tout d'abord, l'équipement des navires en dispositifs de dissuasion acoustique pour réduire les captures accessoires ; ensuite, la fermeture de la pêche avec certains engins pendant deux à quatre semaines l'hiver ; enfin, l'équipement des navires de caméras d'observation pour disposer d'un suivi des captures accidentelles. Concernant la combinaison des deux premières mesures, le juge des référés constate qu'elle ne permet qu'une réduction de 6% à 11% des prises accessoires, avec une mortalité des espèces encore supérieure au prélèvement biologique potentiel (PBR) qui permet de conserver les espèces menacées dans un état favorable. S'agissant de la dernière mesure, le juge pense qu'elle n'est pas en elle-même susceptible d'avoir une incidence sur la réduction du nombre de captures accidentelles et qu'elle n'est pas utile, si elle est dissociée des deux autres dispositifs techniques. En effet, la seule observation est un moyen de connaissance mais pas d'évitement des captures accidentelles. Il en résulte que le moyen tiré de la méconnaissance tant des dispositions des règlements européens et du code rural et de la pêche maritime sur les mesures techniques, que des exigences de la directive Habitats et des injonctions prononcées par le Conseil d'Etat dans son précédent arrêt, est bien de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des mesures prises suspectées d'être entachées d'une erreur manifeste d'appréciation. Le même doute saisit le juge à propos des dérogations prévues au profit de certains armateurs.

27. L'arrêté attaqué prévoit en effet que pour les navires dont les armateurs ont pris l'engagement de s'équiper d'un dispositif technique de réduction des captures ou de caméras d'observation, mais qui ne l'auraient pas tenu avant le 15 janvier 2024 ou dont les équipements seraient défaillants, l'interdiction d'usage des engins de pêche susmentionnés sera aménagée pendant une période de trente jours. En conséquence de ces dérogations, le juge relève que seulement 56 navires, qui ne seront pas équipés, sur 386, se verront appliquer effectivement en 2024 l'interdiction de pêcher, ce qui ne permet pas d'atteindre l'objectif de réduction des prises accessoires en-deçà du PBR. De la même façon, l'abrogation par l'arrêté attaqué de l'obligation, imposée par les arrêtés ministériels antérieurs à environ 200 navires de s'équiper de dispositifs de réduction des captures accidentelles et à environ 100 navires de s'équiper de caméras embarquées, tombe sous le coup du même moyen d'illégalité et crée, dans l'esprit du juge, un doute sérieux sur sa légalité. De fait, le juge des référés constate que ces obligations concouraient au renforcement du système de surveillance des captures accessoires (il existe un Réseau National échouages RNE) et que leur abrogation ne s'articule pas avec des nouvelles mesures incitatives pour les armateurs. En revanche, le fait que l'arrêté attaqué n'inclut pas, dans l'analyse obligatoire des données de captures accidentelles, les espèces maritimes protégées autres que les mammifères marins, telles que les oiseaux, ne semble pas, du moins en l'état de l'instruction, entaché d'une erreur manifeste d'appréciation.

28. Au total, la suspension prononcée par le juge des référés de quatre articles de l'arrêté attaqué n'est sûrement pas étrangère au risque de condamnation de la France par la CJUE, suite à l'avis motivé de la Commission européenne du 15 septembre 2022 sur l'engagement d'une action en manquement70, au motif que les mesures prises ne répondent pas aux objectifs de réduction des captures accessoires à l'activité de pêche. Invoqué par les associations requérantes, ce risque de condamnation n'est pas expressément envisagé dans l'ordonnance, mais on peut penser qu'une telle éventualité a pesé sur l'appréciation du juge et la méticulosité avec laquelle il a examiné chaque article de l'arrêté attaqué. L'affaire qui sera jugée au fond « dans les meilleurs délais » ne se démarquera sûrement pas de cette ligne, si l'on prend en considération le fait que plus de 2000 mammifères marins se sont échoués par an sur les côtes françaises entre 2017 et 2021 et qu'au total près de 31 800 individus échoués ont été recensés depuis 199071. Eu égard à ces chiffres alarmants, la Commission européenne a fait part de sa volonté, devant la commission pêche du Parlement européen le 20 février 2024, d'accentuer les interdictions de pêche dans le golfe de Gascogne dès l'hiver prochain, mais de façon conjointe avec les Etats membres qui devront se mettre d'accord sur des fermetures de périodes de pêche plus longues72.

 

Maryse Deguergue

  • 1 Voir not., D. HERVIEU-LEGER, B. HERVIEU, Le retour à la nature en vue des temps difficiles. L’utopie néorurale en France, Ed. de L’Aube, 2003.
  • 2 C. ROULLIER, « Qui sont les néoruraux ? », Informations sociales 2011/2, p. 32 et s.
  • 3 Voir H. MANDRAS, La fin des paysans, avec une postface « La fin des paysans. Vingt ans après », Actes Sud 1992, p. 386 et s. 
  • 4 C. ROULLIER, « Qui sont les néoruraux ? », préc., p. 32.
  • 5 C. BRULIN, Compte-rendu des débats de la Commission de la Culture, de l’Education et de la Communication, Sénat, 12 janvier 2021.
  • 6 J.-Ch. JOBART, « Les bruits et les odeurs : un nouveau patrimoine rural », RJE 2021/4, p. 727.
  • 7 G. de MAUPASSANT, Le Horla et autres nouvelles, Gallimard Folio classique 2023, p. 88.
  • 8  CA Riom, 7 septembre 1995, n° 730/95 : « Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul n’est encore parvenu à le dresser, pas même un cirque chinois ; que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquètements qui vont du joyeux (ponte d’un œuf) au serein (dégustation d’un ver de terre) en passant par l’affolé (vue d’un renard) ; que ce paisible voisinage n’a jamais incommodé que ceux qui, pour d’autres motifs, nourrissent du courroux à l’égard des propriétaires de ces gallinacés ; que la Cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef d’orchestre, et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de Salledes (402 âmes) dans le département du Puy-de-Dôme […] » ; cet arrêt fut par la suite cassé par Cass., 2ème civ., 18 juin 1997, n° 95-20.652.
  • 9  TI, Rochefort-sur-Mer, 5 septembre 2019, n° 11-19-000233, Resp. civ. et ass. 2019, n° 11, alerte 21, note L. BLOCH. L’affaire eu même droit à un article du New York Times dans son édition du 23 juin 2019, “The Rooster Must Be Defended : France’s Culture Clash Reaches a Coop”.
  • 10  CA, Colmar, 13 janvier 2020, n° 18/03478.
  • 11 Loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises : elle modifie l’art. L 110-1 du code de l’environnement : « I. - Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sons et odeurs qui les caractérisent, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l'air, la qualité de l'eau, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation […] ».
  • 12 Loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021, préc., art. 3 : « Dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport examinant la possibilité d'introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage. Il étudie les critères d'appréciation du caractère anormal de ce trouble, notamment la possibilité de tenir compte de l'environnement ».
  • 13 Loi n° 2024-346 du 15 avril 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels : le trouble anormal de voisinage est désormais régi par un nouvel art. 1253 du C. Civ. ; les limites à l’engagement de responsabilité sont prévues dans cette même disposition et dans un nouvel art. L. 311-1-1 du C. env.
  • 14 P.-A. LEVI, Rapport n° 269, Sénat, 13 janvier 2021, p. 6.
  • 15 TA, Strasbourg, 24 novembre 2020, n° 1800994.
  • 16 Sur le statut de cet acte type, voir CE, 1er octobre 1986, Assemblée permanente des chambres d'agriculture, n° 53047, Rec. T., p. 340.
  • 17 V. D. TRUCHET et B. APPOLIS, Droit de la santé publique, Dalloz Mémentos, 11ème éd. 2022, p. 97 et s. ; X. BIOY, A. LAUDE, D. TABUTEAU, Droit de la santé, PUF Thémis droit, 4ème éd. 2020, n° 29 et s.
  • 18 Voir CSP, anc. art. L1 (applicable avant 1986) : « Dans tous les départements, le préfet est tenu, afin de protéger la santé publique, d'établir un règlement sanitaire applicable à toutes les communes du département […] ».
  • 19 D. CRISTOL, « Protection générale de la santé publique », JurisClasseur Administratif, fasc. 220, 2018, §43.
  • 20 Loi n° 86-17 du 6 janvier1986 adaptant la législation sanitaire et sociale aux transferts de compétences en matière d'aide sociale et de santé.
  • 21 CSP, art. L. 1311-2.
  • 22 D. TRUCHET et B. APPOLIS, Droit de la santé publique, op. cit., p. 97.
  • 23 D. CRISTOL, « Protection générale de la santé publique », préc., §43.
  • 24 CE, 10 juin 2020, SARL Les Hostelines et a., n° 429957.
  • 25 Le décret d’application de l’art. L. 1311-1 du CSP ne sera pris qu’en 2023 : v. décret n° 2023-695 du 29 juillet 2023 portant règles sanitaires d'hygiène et de salubrité des locaux d'habitation et assimilés.
  • 26 Arrêté préfectoral du 26 mars 1980 portant règlement sanitaire du Bas-Rhin, art. 153.4. Les distances et les types d’élevages varient parfois d’un règlement sanitaire à un autre. Par ex., la distance minimale entre les habitations et les autres élevages est de 50 mètres dans le règlement sanitaire de la Gironde (arrêté préfectoral du 23 décembre 1983).
  • 27 Arrêté préfectoral du 26 mars 1980 portant règlement sanitaire du Bas-Rhin, art. 164.
  • 28 De manière générale, le Conseil d’Etat a reconnu que le règlement sanitaire départemental peut légalement inclure des règles relatives à l’implantation de bâtiments d’élevage et à leur éloignement par rapport aux habitations : CE, 16 janvier 2002, M. et Mme Y. c./ Préfet de l’Isère, n° 210340.
  • 29 Voir CE, 7 janvier 2004, Nouqué, n° 229101, Rec., p. 905, BJDU 2003, p. 408, concl. E. GLASER, AJDA 2004, p. 1099, note N. CHAUVIN, RDI 2004, p. 204, obs. P. S.-C. : « […] un permis de construire doit être conforme tant aux dispositions du plan d'occupation des sols de la commune qu'à celles du règlement sanitaire départemental qui portent sur les projets de construction, en revanche le règlement sanitaire départemental n'est pas au nombre des règles dont le respect s'impose aux auteurs d'un plan d'occupation des sols […] ».
  • 30 Pour des arrêts récents, voir not., CAA, Nancy, 17 juillet 2023, Association Préservation Nature et Patrimoine Champ du Quartier, n° 20NC02635 ; CAA, Versailles, 26 août 2022, M. et Mme A., n° 20VE00339 ; voir également pour un permis de construire en vue de réaliser un centre équestre, CE, 29 janvier 2010, M. et Mme André A., n° 315061.
  • 31 Voir par ex., CAA, Lyon, 11 juillet 2019, Mme H. B. et a., n° 18LY00500 : « […] Mme D... exploite un élevage de chats comptant une dizaine de reproductrices en vue de la vente aux particuliers de chatons issus de plusieurs portées par an et qui procure des revenus substantiels à l'intéressée. Eu égard au nombre d'animaux détenus, qui ne sauraient être assimilés à des volailles ou des lapins, l'élevage de Mme D... ne peut être qualifié de type familial au sens du RSD de la Drôme […] ».
  • 32 Voir CE, 29 janvier 2010, M. et Mme André A., préc. 
  • 33 CAA, Nancy, 14 février 2023, Association du club canin, n° 20NC01005 : des propriétaires voisins d’un club canin ont contesté la décision de refus d’un préfet de prendre les mesures nécessaires pour faire respecter les règles de distance ; pour la Cour, « […] il ne ressort par ailleurs pas des (…) statuts de l'association, que cette dernière exercerait, tant au regard de son objet que de ses ressources, une activité commerciale. Par suite, au regard des éléments du dossier, le préfet n'a pas méconnu les dispositions précitées en refusant d'intervenir ».
  • 34 Voir R. CHAPUS, Droit administratif général, Montchrestien, 15ème éd. 2001, n° 938 s. ; P. BON, « Théorie générale de la police municipale. Les principes de fond », Rép. coll. loc. Dalloz, vol. 3, 2019, 2223, n° 2 et s. ; F. MELLERAY, « L’obligation de prendre les mesures de polices initiales », AJDA 2005, p. 71 et s.
  • 35 CE, 23 octobre 1959, Doublet, RDP 1959, p. 1235, concl. A. BERNARD, RDP 1960, p. 802, note M. WALINE, D. 1960, Jur. 191, note D. G. LAVROFF : l’obligation de prendre une mesure de police initiale est subordonnée à trois conditions : La mesure sollicitée doit être indispensable (1re condition) pour faire cesser un péril grave (2e condition) résultant d'une situation particulièrement dangereuse pour l'ordre public (3e condition).
  • 36 CE, 17 janvier 2011, Commune de Clavans-en-Haut-Oisans, Rec. T., p. 802, BJCL 2011, p. 197, concl. J.-P. THIELLAY, AJDA 2011, p. 1162, note L. ROUX : obligation du maire de faire usage de ses pouvoirs de police pour mettre fin à un empiètement sur la voie publique ; CE, 13 octobre 2017, M. et Mme Rebhum, Rec. T., p. 693, JCP A 2018, no 2045, concl. L. MARION : obligation pour le maire et le préfet de faire usage de leurs pouvoirs de police spéciale pour assurer l'élimination des déchets présentant des dangers pour l'environnement.
  • 37 P. BON, « Théorie générale de la police municipale. Les principes de fond », préc., n° 18.
  • 38 CE, 14 décembre 1962, Doublet, Rec., p. 680, D. 1963, p. 117, concl. M. COMBARNOUS, AJDA 1963, p. 101, chron. M. GENTOT et J. FOURRE, p. 85 : « […] il incombait (au maire), chargé en vertu de l'article 91 de la loi du 5 avril 1884 de la police municipale et de l'exécution des actes de l'autorité supérieure qui y sont relatifs, d'assurer sur le territoire de sa commune l'observation de la réglementation du camping telle qu'elle résultait des arrêtés susmentionnés du préfet de la Vendée […] ».
  • 39 Dans le contentieux de la réparation, cette obligation de prendre les mesures de police initiales n’est soumise à aucune conditions tenant aux mesures elles-mêmes, voir not., CE, 28 novembre 2003, Commune de Moissy-Cramayel, no 238349, Rec., p. 464, BJCL 2004, p. 60, concl. G. LE CHATELIER, AJDA 2004, p. 988, note C. DEFFIGIER, JCP A 2004, no 1053, obs. J. MOREAU : abstention d’un maire de faire usage de ses pouvoirs de police pour édicter une réglementation relative à l'accès au terrain de sport en cause et destinée à réduire les nuisances sonores résultant de son utilisation.
  • 40 CE, 14 décembre 1962, Doublet, préc. : en plus de l’obligation du maire d’appliquer les mesures décidées par le préfet, le juge rappelle aussi l’obligation pour le préfet d’assurer sa propre réglementation.
  • 41 Voir R. CHAPUS, Droit administratif général, op. cit., n° 938.
  • 42 Voir après l’arrêt Doublet, CE 21 juillet 1970, Ville du Croisic, Rec., p. 508 : le fait pour un maire de ne pas avoir assuré le respect de la réglementation préfectorale en matière de police du bruit n'a pas eu, dans les circonstances de l'espèce, le caractère d'une faute lourde ; CE 23 juin 1976, Latty et Commune de Vaux-sur-mer, Rec., p. 329, RDP 1977, p. 865, note M. WALINE (même solution).
  • 43 Voir not., CE, section des travaux publics, Avis, 29 juillet 2008, no 381725, Dr. adm. 2008, no 120, note F. MELLERAY.
  • 44 Voir not., CE, 25 septembre 1992, SCI Le Panorama, Rec. T., p. 798, n° 944334, D. 1994, somm. 62, obs. Ph. TERNEYRE : faute lourde (aujourd’hui faute simple) commise par le préfet de police résultant de l’absence de mesures prises pour faire respecter des mesures prises par lui afin de limiter les nuisances causées par l’activité de portraitistes de rue.
  • 45 L. BLOCH, « Régimes divers. – Troubles de voisinage. – Applications jurisprudentielles », JurisClasseur Civil Code, Art. 1240 à 1245-17, fasc. 265-20, 2020, § 85 s. ; v. CA, Agen, 1er juillet 2009, Revel et a. c/ EARL Gouts et a., n° 08/00648 ; TI, Rochefort-sur-Mer, 5 septembre 2019, préc.
  • 46 C. civ., art. 1253, créé par la loi n° 2024-346 du 15 avril 2024, préc. Sur le régime général de la responsabilité sans faute du fait des troubles anormaux de voisinage, v. not., L. BLOCH, « Régimes divers. – Trouble anormal de voisinage. », JurisClasseur Civil Code, Art. 1240 à 1245-17, fasc. 265-10, 2020.
  • 47  Cass., 2ème civ., 11 septembre 2014, n° 13-23.049, Resp. civ. et assur. 2014, comm. 374, H. GROUTEL. CE, 20 mars 2023, Association France Nature Environnement et autres, n° 449738, 449849, 453700, 459153.
  • 48 CE, 20 mars 2023, Association France Nature Environnement et autres, n° 449738, 449849, 453700, 459153
  • 49 En ce sens, O. GOHIN et F. POULET relèvent que « c'est pour autant que la décision dont la demande de référé est l'accessoire est vraisemblablement illégale au titre d'un doute sérieux, que la situation est immédiatement et gravement préjudiciable, au titre de l'urgence », Contentieux administratif, LexisNexis, 11ème éd. 2023, p. 410, n° 389. 
  • 50 Renseignements recueillis sur le site developpement-durable.gouv.fr/ échouages de mammifères marins édition 2024.
  • 51 Directive 92/43/CEE du 21 mai 1992.
  • 52 Sont d'intérêt communautaire, en vertu de l'annexe II de la directive Habitats, le grand dauphin et le marsouin commun. Un système de protection stricte, interdisant toute forme de capture, concerne, en vertu de l'annexe IV, toutes les espèces de cétacés, dont le dauphin commun.
  • 53 En application de l'article 1246 du Code civil (issu de la loi n° 2016-1097 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages), selon lequel « est réparable, dans les conditions prévues au présent titre (titre sur la réparation du préjudice écologique), le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ».
  • 54 Règlement UE n° 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013.
  • 55 Article 191, §2 TFUE : « La politique de l'Union dans le domaine de l'environnement vise un niveau de protection élevé, en tenant compte de la diversité des situations dans les différentes régions de l'Union. Elle est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive, sur le principe de correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement et sur le principe du pollueur-payeur ».
  • 56 Point 12 de l'ordonnance.
  • 57 Ce considérant de principe est repris notamment de l'arrêt CE, Ass., 12 avril 2013, Association Coordination interrégionale Stop THT et autres, Rec., p. 60, concl. A. Lallet, AJDA 2013, p. 1046, chr. X. Domino et A. Bretonneau.
  • 58 Point 14 de l'ordonnance.
  • 59 9000 dauphins communs meurent chaque année du fait de la pêche alors que le nombre de morts « soutenable » ne devrait pas dépasser 4900.
  • 60 A savoir le chalut pélagique à panneaux, le chalut bœuf pélagique, le chalut bœuf de fond, le filet trémail et le filet maillant calé.
  • 61 Règlement UE 2019/1241 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relatif à la conservation des ressources halieutiques et à la protection des écosystèmes marins par des mesures techniques.
  • 62 Point 10.
  • 63 Voir l'article L. 911-2 du code rural et de la pêche maritime.
  • 64 Voir les articles L. 922-1 et D. 922-1 du même code.
  • 65 Article L. 219-7 du code de l'environnement.
  • 66 Points 28 à 32.
  • 67 Ces critères de l'urgence ont été posés par les arrêts de principe CE, Sect., 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, et CE, Sect., 12 octobre 2001, Société des produits Roche, GACA n° 13 et 14, Dalloz, 9ème éd. 2024, p. 283.
  • 68 CE, Sect., 19 janvier 2001, précité.
  • 69 L'aide maximale pouvant être de 100% des pertes, comme le relève le juge.
  • 70 Le pacte vert pour l'Europe liste parmi cinq objectifs celui de « garantir la durabilité de notre économie bleue et des secteurs de pêche » et s'appuie sur un Observatoire de l'économie bleue.
  • 71 Renseignements recueillis sur le site developpement-durable.gouv.fr/échouages de mammifères marins édition 2024. Le dauphin commun est l'espèce dominante parmi les mammifères échoués ((39%), suivi du marsouin commun (14%) et du dauphin bleu et blanc (8%).
  • 72 Renseignements recueillis sur le site euractiv.fr/section/agriculture-alimentation.
 

RSDA 1-2024

Actualité juridique : Jurisprudence

Responsabilité civile

  • Jean Mouly
    professeur émérite
    Université de Limoges
    FDSE – OMIJ

Troubles de voisinage : encore le chant du coq, mais devant la Cour de cassation ! (note sous Cour de cassation, 3e Chambre civile, 16 mars 2023, n° 22-11.658)

Mots-clés : Responsabilité civile délictuelle. Troubles anormaux de voisinage. Chant du coq. Mesure sonore. Preuve. Pouvoir souverain des juges du fond.

1. Le coq Maurice a fait des petits... et même une loi, voire deux. On se souvient que la grande presse s’était, il y a peu, emparée de l’affaire de ce fier gallinacé qui, tous les matins, échauffait les oreilles délicates d’un voisin mal embouché. Le tribunal d’instance de Rochefort, dans un jugement du 5 septembre 2019, avait pourtant débouté ce dernier de son action pour trouble anormal de voisinage entreprise contre le propriétaire de l’animal. Le juge avait en effet considéré que les cocoricos litigieux ne se produisaient que sur une courte période d’une demi-heure le matin, ce qui, selon lui, était tout à fait supportable dans une petite bourgade de campagne (RSDA 2020, n° 1, p. 345, note G. Jeannot-Pagès ; Rev. dt. Rural 2019, n° 477, p. 46, note C. Latil ; JCP G 2020, n° 20, p. 478, note J. Monnet ; Rev. dt. d’Assas 2019, n° 19, note J. De Dinechin). En réalité, le juge se bornait en l’espèce à faire application des règles classiques en matière de troubles de voisinage. En effet, le trouble causé par le coq n’était pas en l’occurrence « anormal », surtout dans un environnement exclusivement rural. Étonnement, l’affaire avait pourtant conduit le législateur à adopter une loi pour inscrire au patrimoine commun de la Nation, aux côtés des espaces naturels et des paysages, les « sons et les odeurs qui les caractérisent » (loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes). On a déjà indiqué dans ces colonnes tout le « bien » que l’on pense de cette loi pour ne pas avoir à y revenir (cf. aussi, dans le même sens, A. Denizot, RTD civ. 2021, 490). Comme on pouvait le redouter, cette loi n’a cependant pas suffi pour faire cesser les conflits de voisinage relatifs aux inconvénients sonores que les animaux peuvent provoquer. On regrettera simplement que la presse ne choisisse pas toujours de manière très appropriée les affaires dont elle se fait l’écho car il semble bien que l’arrêt ici commenté, émanant pourtant de la plus haute formation judiciaire française, n’ait pas bénéficié de la même publicité médiatique que le jugement du tribunal de Rochefort. Certes, il n’a pas eu les honneurs du bulletin ; pour autant, il n’est pas dépourvu d’intérêt. On notera aussi au passage que cet arrêt a été rendu, comme il est d’usage en matière de troubles de voisinage, par la troisième chambre civile alors que, depuis 2018, la Cour juge que ces actions ne sont plus des actions réelles immobilières, mais des actions en responsabilité civile extracontractuelle, normalement justiciables de la deuxième chambre (Civ. 2e, 13 septembre 2018, n° 17-22.474 , Bull. civ. II, n° 176 ; RTD civ. 2018. 948, obs. W. Dross). La Cour de cassation n’a pas encore pris acte de son propre revirement !

2. Quoi qu’il en soit, dans cette affaire comme dans celle du coq Maurice, des propriétaires se plaignaient de nuisances sonores dues à la proximité d’un poulailler installé près de leur maison d’habitation. Il est vrai que, cette fois, les voisins importuns entretenaient sur la parcelle attenante tout un élevage de coqs et que, dès potron-minet, ce n’était pas le chant d’un seul volatile, mais les cocoricos d’une batterie tout entière de gallinacés qui sonnaient l’heure du réveil pour la communauté villageoise. Ils avaient donc assigné ces voisins sans gêne en indemnisation de leur préjudice sur le fondement de la théorie des troubles de voisinage. N’ayant pas obtenu gain de cause devant les juges du fond (Chambéry, 9 décembre 2021), ils s’étaient pourvus en cassation en songeant sans doute que, si le chant d’un seul coq peut ne pas constituer un trouble anormal de voisinage, il devait en aller autrement des cocoricos de tout un élevage. Leur pourvoi est cependant rejeté par la haute juridiction.

3. Comme souvent dans ce genre d’affaires, la question au centre des débats était celle de la preuve. Il convient de rappeler que, conformément à la règle « Actori incumbit probatio », c’est au demandeur de rapporter la preuve du trouble anormal dont il se plaint (cf. aussi article 1353 al. 1er du code civil). Les propriétaires l’avaient en l’occurrence bien compris puisqu’ils avaient sollicité les services d’un commissaire de justice (ci-devant huissier) pour constater le trouble dénoncé. Celui-ci avait notamment relevé « l'existence de chants répétés de coqs, pouvant se cumuler à 18 reprises sur une période de 2 minutes », lesquels étaient « audibles depuis l'intérieur de la villa, fenêtres et volets fermés ». Il avait également constaté, depuis l'extérieur de la maison, « un niveau sonore sans bruit notable de 37,9 décibels à 4h45, puis, à 6h, un niveau sonore de 56,6 décibels lors d'un épisode de chants ». On peut ainsi remarquer que les propriétaires avaient pris leurs précautions avant de s’adresser au juge. Sur un plan purement juridique, ils avaient également veillé à mobiliser les articles R. 1336-5 et suivants du code de la santé publique selon lesquels « Aucun bruit particulier ne doit, par sa durée, sa répétition ou son intensité, porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l'homme, dans un lieu public ou privé, qu'une personne en soit elle-même à l'origine ou que ce soit par l'intermédiaire d'une personne, d'une chose dont elle a la garde ou d'un animal placé sous sa responsabilité ». Ils faisaient en particulier observer que le bruit provoqué par les coqs dépassait de 20 décibels la limite fixée par l’article R. 1336-7 ainsi que l’avait mentionné l’huissier instrumentaire. Apparemment, les demandeurs avaient donc mis toutes les chances de leur côté et l’on pouvait penser que leur combat ne serait pas vain. Tel ne fut pourtant pas le cas.

4. Il semble que, dans sa décision, la Cour de cassation, comme les juges du fond d’ailleurs, ait été déterminée par une contradiction des demandeurs dans leur démonstration puisqu’ils se plaignaient d’être réveillés dans leur sommeil par les coqs, mais n’établissaient en revanche un excès de bruit qu’à l’extérieur de leur demeure. Certes, l’huissier avait bien noté que les chants du coq étaient audibles dans l’habitation elle-même, mais il ne relevait pas en ce lieu leur caractère excessif. Sans doute les demandeurs étaient-ils réveillés par les chants des coqs de leurs voisins, mais ces chants ne constituaient pas, à l’intérieur de l’habitation, un trouble anormal de voisinage. Quant au dépassement des valeurs prévues par l’article R. 1336-7 du code de la santé publique, la Cour estime qu’il ne pouvait être établi par une mesure unique du bruit résultant des chants des coqs comparé au bruit résiduel habituellement constaté. Là encore, les demandeurs échouent dans la preuve qui leur incombait. Sur ce dernier point, la solution peut paraître sévère. On indiquera cependant que les demandeurs avaient déposé plainte au pénal sur le fondement de la contravention aux articles R.1336-5 et suivants et que cette plainte avait été classée sans suite par le procureur. Même si une telle décision n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée, il est probable qu’elle a pesé sur la décision des juges civils.

5. Quoi qu’il en soit, la solution retenue peut paraître globalement rigoureuse pour les demandeurs. En particulier, il demeure un point sur lequel on peut s’interroger. Dans cette espèce, en effet, il n’est pas contesté que les chants des coqs dépassaient en intensité ce qui est autorisé par l’article R. 1336-7 sinon dans l’habitation, au moins dans le jardin des plaignants. Or, ainsi que le relevait le pourvoi, les propriétaires sont en droit de pouvoir jouir pleinement de « l'extérieur de leur propriété sans être exposés, de manière continue, à des nuisances sonores excessives et de dormir en été avec les fenêtres ouvertes ». Et l’huissier avait bien relevé que, si les coqs étaient plus volubiles à l’aube, on pouvait néanmoins entendre leurs cris tout au long de la journée, simplement plus espacés. Or, la Cour ne répond pas vraiment sur ce point. Sa position peut néanmoins aisément s’expliquer. D’abord, il faut rappeler que la Haute juridiction a affirmé depuis longtemps l’autonomie de la théorie des troubles de voisinage par rapport au respect de la réglementation éventuellement applicable. Il est notamment de jurisprudence constante que « le respect des dispositions légales n’exclut pas l’existence éventuelle de troubles excédents les inconvénients normaux de voisinage » (Civ. 3e 12 octobre 2005, n° 03-19-759, RDI 2005, 459, note P. Malinvaud). Il faut donc admettre que, si le respect de la réglementation applicable ne met pas à l’abri d’une condamnation pour trouble anormal de voisinage, à l’inverse, sa violation ne saurait constituer en soi un tel trouble, même si elle peut en être un indice fort.

6. Surtout, la Cour de cassation rejette le pourvoi en précisant que, « en l'état de ces énonciations et appréciations, la cour d’appel en a souverainement déduit que les demandeurs ne justifiaient pas d'un trouble anormal du voisinage et a, ainsi, légalement justifié sa décision ». Pour l’appréciation du caractère anormal du trouble, qui était en l’occurrence au centre du litige, la Haute juridiction se réfugie donc derrière le pouvoir souverain des juges du fond. La jurisprudence dominante est en effet en ce sens. Selon la Cour de cassation, « les juges du fond apprécient souverainement en fonction des circonstances de temps et de lieu la limite de la normalité des troubles de voisinage » (Civ. 3e 3 novembre 1977, n° 76-11.047, D. 1978, 434, note F. Caballero). On trouve bien quelques arrêts en sens contraire, et notamment un précédent relatif lui aussi au chant des gallinacés, mais la Cour y sanctionnait les juges du fond parce qu’ils s’étaient déterminés par des considérations générales étrangères à l’espèce (Civ. 2e 18 juin 1997, n° 95-20.652 ; cf. aussi Civ. 3e 6 juillet 1988, n° 86-18.626, G.P. 1989, 1, Somm. 168, obs. S. Piedelièvre). C’est dire que, dans l’affaire sous examen, les chances des demandeurs d’obtenir satisfaction étaient très minces. C’est dire aussi que les hauts magistrats, qui considèrent sans doute à juste titre que les juges du fond sont les mieux placés pour trancher ce genre de litiges, entendent ne pas être dérangés pour des causes mineures. De minimis non curat praetor ! On exprimera pourtant ici un regret. Cette auto-limitation du juge du droit l’a conduit en l’espèce à ne pas prendre en considération des éléments pourtant essentiels dans ce genre de litiges : d’abord le caractère rural ou urbain du lieu de la contestation, ensuite l’affectation antérieure des parcelles litigieuses. Que l’on se rassure néanmoins. Les juges du fond avaient en l’occurrence bien pris en compte le caractère rural de la localité où le différend s’était produit, ce qui explique très largement la rigueur probatoire dont ils ont fait preuve à l’égard des demandeurs. Ils tempèrent toutefois leur propos en rappelant que « le contexte rural (...) ne saurait permettre à un propriétaire d'imposer à ses voisins des nuisances sonores excédant les inconvénients normaux du voisinage ». En somme, et c’est rassurant, la théorie des troubles anormaux de voisinage s’applique aussi à la campagne, même si l’appréciation de l’anormalité du trouble doit toujours être contextualisée. On sait en effet que, aujourd’hui, c’est souvent dans ce contexte agreste que se déroulent de nombreux litiges entre entre néo-ruraux et paysans. C’est ce qui explique que le législateur ait entendu intervenir récemment sur ce point.

7. Nous nous étions fait l’écho de cette nouvelle velléité législative dans la dernière livraison de cette chronique et nous y renvoyons aujourd’hui le lecteur. Il faut cependant signaler que, entre-temps, ce texte a été définitivement adopté par le Parlement et promulgué par le Président de la République (Loi n° 2024-346 du 15 avril 2024, JO 16 avril 2024). Cette loi crée, dans le sous-titre du code civil sur la responsabilité extracontractuelle, un chapitre IV, dont l’article 1253 précise que « Le propriétaire, le locataire, l'occupant sans titre, le bénéficiaire d'un titre ayant pour objet principal de l'autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d'ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l'origine d'un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte ». Le nouveau texte légal consacre ainsi la théorie prétorienne des troubles anormaux de voisinage et, comme le juge depuis 2018, la fonde sur la responsabilité civile sans faute (pour une critique de ce choix, N. Reboul-Maupin, Une responsabilité pour troubles anormaux de voisinage insérée dans le code civil : le droit des biens sacrifié sur l’autel de la responsabilité civile, D. 2024, p. 65). Il ajoute surtout un second alinéa à l’article selon lequel « Sous réserve de l’article L.311-1-1 du code rural et de la pêche maritime, cette responsabilité n'est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d'activités, quelle qu'en soit la nature, existant antérieurement à l'acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d'acte, à la date d'entrée en possession du bien par la personne lésée. Ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s'être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l'origine d'une aggravation du trouble anormal ». Par cette adjonction, il conforte la théorie traditionnelle de la préoccupation, sans que l’on sache très bien d’ailleurs s’il s’agit de la préoccupation individuelle ou collective (P. Pierre, Troubles anormaux de voisinage : le chant du coq Maurice agite de nouveau le Palais Bourbon, RCA janvier 2024, alerte 1). Dans la foulée, le texte abroge l’article L.113-8 du code de la construction devenu inutile en raison du nouvel alinéa 2 de l’article 1253 du code civil. En revanche, il ajoute au code rural et de la pêche maritime un article L.311-1-1 pour exonérer de sa responsabilité l’agriculteur qui modifierait les conditions d’exercice de son activité. Il conviendra cependant que cette modification ne soit pas contraire aux règlements (quid de l’autonomie de la théorie des troubles de voisinage ?) ni à l’origine d’une aggravation des troubles existants. Il s’est donc principalement agi pour le législateur de répondre à la nécessité de mieux protéger les territoires ruraux qui sont aujourd’hui particulièrement confrontés aux conflits de voisinage.

8. Pour conclure, on constatera que, d’une certaine façon, l’arrêt commenté n’est qu’une anticipation de la loi nouvelle en faveur des habitants des campagnes et de tous ceux qui la peuplent. On a pu reprocher à ce texte de fleurer bon la campagne… électorale (L. Bloch, Trouble anormal de voisinage : du coq Maurice aux dark stores, article 1153 nouveau du code civil, RCA mai 2024, repère 5). Ce n’est sans doute pas faux. Mais, pour leur part, les protecteurs des animaux ne pourront que se réjouir de la sollicitude dont fait une nouvelle fois preuve, peut-être à son corps défendant, le législateur contemporain à l’égard de nos amis les bêtes. En tout cas, les congénères de feu le coq Maurice pourront continuer à chanter.

     

    RSDA 1-2024

    Doctrine et débats

    Prix Jules Michelet (Accessit) : Proposition de réforme tendant à la prohibition de l'attache pour les animaux élevés ou détenus pour la production d'aliments, de laine, de peau ou de fourrure ou à d'autres fins agricoles et équidés domestiques

    • Camille Vinai
      Etudiante de la 12e promotion du DU de Droit animalier

     

    « Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou... C'est bon pour l'âne ou pour le bœuf de brouter dans un clos ! À partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade. Elle maigrit, son lait se fit rare. C'était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne en faisant Mê ! Tristement. »
    Alphonse DAUDET, « Les lettres de mon moulin : la chèvre de Monsieur Seguin », 1869


    Contexte

    Victimes de l'intensification de l'agro-alimentaire, certains animaux de ferme passent leur vie dans leurs prisons exiguës - les stalles - sans rapport avec leurs congénères.
    Environ 8 animaux sur 10 sont confinés dans des élevages intensifs, sans accès à l'extérieur. L'Institut National de la Recherche Agronomique et le Centre National de la Recherche l'ont avoué à demi-mots ; la situation perdurera tant que l'élevage intensif restera totalement contraire au bien-être animal1.
    Cela a été vu pendant la crise sanitaire de la Covid-19, l'homme, animal grégaire, ne peut pas vivre seul, confiné, sans contact et rapport avec son espèce.
    Néanmoins, l'animal n'a pas le choix, il est tenu par un « contrat domestique » synallagmatique entre lui et son éleveur ; ses produits voire son propre corps en échange de son traitement2.
    Les clauses du contrat ne sont pas respectées du moment où l'éleveur prend la vie de l'animal ou ses produits de façon maupiteuse sans lui donner en échange la reconnaissance qu'il doit recevoir, à savoir un bon traitement3. Il n'est plus acceptable de considérer l'animal de rente comme du matériel ou comme une machine, un automate4.
    L'attache, contention ou stalle, sont des modes de conservation d'un cheptel qui garantissent à l'éleveur une optimisation de la place qu'il attribue à ses animaux, permettant une concentration et un confinement des animaux dans des lieux clos, étroits et pauvres, empêchant l'animal de se mouvoir et de se comporter selon son espèce5.
    Un autre type de stalle, dite « entravante » est un système de contention barbare en fer, formant un collier métallique venant emprisonner l'animal dès qu'il souhaite mettre sa tête à l'extérieur de la stalle, l'enfermant, afin de réduire ses mouvements.
    Les animaux placés à l'attache sont alors privés de considération car dégradés ontologiquement et privés de présence réelle qui est requise pour tout être vivant6.
    Certains éleveurs ne les utilisent que pour le nourrissage du troupeau ; cependant d'autres exploitants les considèrent comme lieu de vie pour l'animal7.
    La stalle permet à l'exploitant un avantage en termes d'automatisation du travail, permettant un nettoyage8 et une désinfection plus rapide9.
    L'exposé des motifs visera les bovins, équins, caprins et ovins victimes de notre législation française10.

    I. Un mode de détention contraire à la physiologie animale

    Si la stalle est régulièrement utilisée, elle est en contradiction complète avec les besoins physiologiques comme émotionnels de l'animal, l'empêchant de se comporter conformément aux nécessités de son espèce.
    La stalle est principalement présente dans les élevages, où la souffrance animale est omniprésente et due aux méthodes industrielles d'une redoutable efficacité11.
    Au vu de nos connaissances scientifiques contemporaines, l'hygiène, la santé physique ne suffisent pas à garantir le bien-être animal, une prise en compte psychologique est obligatoire12.
    Les animaux ont des relations sociales au sein de leur troupeau et ont besoin d'un contact permanent visuel ou physique13. La stalle empêche l'animal de percevoir correctement son environnement.
    Ces animaux ont un comportement social très développé qui obéit à une hiérarchie définie au sein du groupe.
    Les bovins ont un langage qui comprend plusieurs vocalisations et des signaux visuels, tandis que les équins ont plusieurs expressions faciales quand ils s'échangent des informations.
    Si l'âne « assume sans rien dire », quand celui-ci est esseulé, il présentera nombre de troubles de santé ou de comportement, ayant des coups de blues ; la cause de ses maladies sera essentiellement psychologique.
    La détention individuelle d'un de ces animaux est à exclure, car non conforme aux besoins de l'espèce, la stalle ne leur permettant pas de communiquer correctement.
    Les animaux grégaires ont également un parfum émotionnel, grâce à leurs glandes ils communiquent leurs émotions entre eux.
    Ceux-ci se toilettent entre eux afin d'améliorer leurs relations amicales au sein du troupeau et de maintenir une harmonie.
    La stalle ne permet pas à ces animaux d'établir un lien physique entre eux14. L'animal est alors nié dans son essence même d'être animal15.
    La vache, maintenue dans sa stalle, est engraissée, par un régime alimentaire à base de céréales, qui peut lui causer des douleurs digestives et entrainer des maladies métaboliques, l'empêchant de ruminer, comble même pour une espèce ruminante.
    Les exploitations sont closes, le sol en caillebotis, inconfortable pour les vaches et abrasif pour leurs sabots. À l'inverse, dans d'autres exploitations, la corne du sabot ne s'use pas naturellement.
    La stalle empêche un déplacement sur le sol lui permettant de râper ses sabots. Le sabot n'étant pas usé, l'animal ne se repose pas correctement sur sa sole, provoquant des boiteries, 20 à 25% des vaches maintenues en stalles en souffriraient16.
    L'étroitesse de la stalle augmente de 14,6% les boiteries des animaux maintenus en son sein17.
    Chez les caprins, 300/0 du cheptel serait renouvelé chaque année, les femelles atteignant l'âge de la réforme à 4 ans à cause de l'intensification de l'agriculture18.
    D'autres animaux développent des maladies respiratoires en raison de produits d'entretien et de l'air saturé émanant du fumier, mais également des problèmes d'enflement des jarrets, du cou (l'attache provoquant des bosses sur l'encolure de l'animal), des genoux ou un déplacement de la caillette en cas de friction avec les parois de la stalle.
    L'animal ne parvenant pas à se coucher correctement peut manquer de sommeil, ce qui entraîne un impact direct sur sa santé physique. Les animaux grégaires peuvent dormir debout, mais pour pouvoir se reposer physiquement, ceux-ci doivent être en position sternale.
    Afin de mieux adapter les animaux à leur confinement, ces derniers sont modifiés, voire mutilés afin de produire une rentabilité maximale, comme il est possible de régulièrement voir des bovins écornés.
    Son comportement naturel étant impossible, celui-ci peut présenter de nouveaux comportements stéréotypés qui peuvent lui être toxiques. Il est possible de voir les équidés tiquer au renard ou à l'air, provoquant des coliques pouvant leur être fatales. Les bovins, quant à eux, peuvent se frotter sur les barreaux de leurs attaches ou encore rouler leur langue19.
    L'animal, étant contraint dans ses mouvements, peut également développer des maladies cutanées, ne pouvant plus se rouler pour se débarrasser de parasites et dégraisser son poil.
    Si la stalle est mal entretenue, l'animal croupissant dans un environnement insalubre, aura deux fois plus de risques de contracter des dermites ou des mammites20. Il est également habituel de voir une augmentation de maux de pieds dus à l'humidité provoquée par la stalle, l'animal restant couché dedans.
    Le bien-être animal est le résultat de nombreuses conditions, qu'elles soient physiques, psychologiques, environnementales, sanitaires ou encore sociales21.

    II. Une législation inappliquée

    A. Textes applicables

    i. Fondements respectant la physiologie animale

    L'article L.214-1 du CRPM précise que les animaux étant des êtres sensibles, doivent être placés dans des conditions compatibles avec les impératifs de leur espèce.
    En outre, les animaux nécessitent non seulement des contacts physiques et émotionnels, mais doivent également marcher plusieurs kilomètres par jour, la stalle réduisant leurs contacts et leurs déplacements, ce qui n'est pas un placement compatible avec les besoins physiologiques de leur espèce.

    ii. Lacunes de la loi

    L'article R.214-17, 40 du CRPM prévoit que, pour un détenteur d'animaux domestiques, il est interdit de les placer dans un habitat exigu ou inadapté à l'espèce et d'utiliser des dispositifs d'attache ou de contention.
    Malgré ces interdictions, il est réaffirmé une interdiction explicite de l'attache ou de la contention, qui n'est alors pas respectée dans les exploitations. L'article précise également que cette attache ne doit être mise en place qu'en « cas de nécessité absolue » ; pourtant elle est utilisée de façon habituelle et normale dans les fermes et n'est jamais dénoncée.
    L'article R.654-1 du CP prévoit que seront punies d'une amende de la quatrième classe l'irrespect de ces interdictions et les peines complémentaires qui s'appliqueront.
    L'article L.205-1 du CRPM prévoit que pour - notamment - l'article R.654-1, sont habilités à rechercher et constater les infractions relatives à ce dernier : les officiers de police judiciaire, agents publics (ces pouvoirs sont dévolus au préfet, puis au maire en cas d'urgence), inspecteurs de la santé publique vétérinaires, ingénieurs ayant la qualité d'agents du ministère chargé de l'Agriculture, techniciens supérieurs du ministère chargé de l'Agriculture22.
    Ce panel d'agents, sur le terrain, est chargé de vérifier l'état des animaux et leurs conditions de détention.
    Malheureusement, ces autorités ne déclarent jamais l'utilisation de la stalle ou de l'attache, puisqu'il est d'usage de l'utiliser dans les exploitations, malgré l'interdiction textuelle susvisée. Si ces agents ne décèlent pas une maltraitance physique sur l'animal due à la détention, quid de la santé psychologique de l'animal.

    B. Point de vue législatif de nos voisins

    Nos voisins suisses ont d'ores et déjà interdit l'attache dans leur pays mais également la détention contraire au bien-être des animaux.
    C’est au niveau fédéral que le législateur helvète déclare dans sa Loi fédérale sur la protection des animaux23 que le détenteur doit garantir la liberté de mouvement nécessaire au bien-être de ses mouvements.
    L'ordonnance de cette loi, sur la protection des animaux24, vient prévoir également des détails concernant les sorties, habitats et soins qu'il faut accorder aux animaux sur le territoire Suisse.
    Dans son article 3 §4, le constituant dispose que « les animaux ne doivent pas être détenus en permanence à l'attache ».
    L'article 59 prévoit des dispositions spécifiques à la détention des équidés25, notamment l'interdiction totale de détenir ceux-ci à l'attache.
    Au terme de l'article 7, le législateur suisse va prévoir que les animaux doivent pouvoir exprimer leurs comportements propres à leur espèce ; l'essence de l'animal n'est pas niée et il est accepté que l'animal ne soit pas un bien meuble26.
    Pour aller plus loin, la Suisse fait état d'un animal social dans son article 9 et 13, obligeant ainsi la détention obligatoire à deux animaux minimum, indispensable au bien-être de certaines espèces utilisées en agriculture.
    La Suisse prévoit un délai transitoire de 5 ans, au terme duquel ces exigences devront être remplies.
    Les populations belges et canadiennes, sensibles à ce sujet, souhaitent également voir un changement dans la législation relative à la détention des bovins et équidés à l'attache.

    III. Nécessité d’une interdiction

    A. Nécessité physiologique

    La Commission européenne a répondu à l'initiative citoyenne européenne de « l'ère sans cages », mais celle-ci ne concerne pas les bovins, équins, caprins et ovins.
    Le projet Welfare Quality®27, mis en place par la Commission européenne, établit les critères où le bien-être animal28 dans les fermes est assuré29.
    Dans cette liste, la Commission européenne enjoint tout détenteur d'animaux à leur procurer un espace conforme à leur taille et aux mouvements qu'ils pourraient faire conformément à leur espèce.
    Sans décision du législateur, seul un changement de mentalité de la population pourra produire des effets sur l'intensivité de l'élevage, mais pas sur les modes de détention de ses victimes30.
    D'un point de vue général, pour cesser ces atteintes et en faveur de l'écologie, il faut revenir en arrière vers des techniques de production traditionnelles et naturelles31 dans l'intérêt des animaux et dans notre intérêt32. La relation entre les bêtes et le paysan n'est désormais plus présente dans l'élevage intensif33.

    B. Aspects économiques

    Les considérations qui affirment qu'un animal de rente produit moins de lait ou une bonne viande s'il est moins heureux sont dépassées34.
    Même si de nombreuses exploitations travaillent contre les animaux (il convient de citer en ce sens, l'exploitation à Libourne en Gironde35), certains exploitants ont bien entendu de réels liens d'affection avec eux36. Ce sont ces derniers qu'il convient d'aider dans cette activité difficile et peu rentable.
    Le lobbying agro-alimentaire s'opposerait bien entendu à cette proposition de loi, ceci impactant leur rationalisation du temps de travail37. Si à première vue le projet ne paraît pas avantageux pour l'éleveur, cela est faux : une vache en stalle aura plus de probabilité d'être réformée rapidement, réduisant la longévité du troupeau et entraînant une perte pour un éleveur de plusieurs milliers d'euros38.
    Le domaine agricole est un secteur qui est difficilement rentable pour certains exploitants. Les obliger à construire des infrastructures coûteuses risque d'être fortement débattu au sein de la communauté agricole. L'État devra forcément attribuer des subventions pour que les exploitants puissent supporter le coût de ces travaux sans y perdre leur exploitation.
    Si les éleveurs porteurs de projets d'agrandissements font face à des difficultés d'acceptation de leurs projets, ici l'acceptabilité sociale de ce projet est grande.
    Aujourd'hui, le consommateur français est sensible à sa façon de consommer et à ôter le voile de transparence derrière le produit qu'il achète pour réinstaurer une relation de confiance entre le producteur et lui, afin de mettre fin à la déshumanisation de ce métier. 60% de la population considère prioritaire l'accès au plein air des animaux39 ; « Cet enfermement-là me dégoûte ! »40. Cela permettrait alors de mieux faire accepter l'élevage par la société41.
    L'État lui-même, dans son action au sein du Plan National Stratégique, met en place des objectifs en faveur du bien-être animal en proposant 15 mesures ajoutées à la Loi dite « EGalim »42, consolidées par la récente loi Dombreval de 202143. Désormais, dans la stratégie de planification française, l'objectif est de favoriser l'expression naturelle des comportements des animaux d'élevage44. Les financements de l'État seront accordés prioritairement à des exploitants mettant en place des bâtiments s'accordant avec les besoins de l'animal.
    Dans cette optique, il est très envisageable de créer cette prohibition de la stalle qui cadre avec les objectifs du gouvernement, afin seulement d'avoir une production animalière plus respectueuse mais également pour subventionner la construction de nouvelles infrastructures plus adaptées à l'animal.
    Ce soutien apporté aux exploitants apparaît comme un pacte de « biosécurité - bien-être animal » afin d'améliorer les conditions d'élevage et de soutenir ce dernier en plein air45.

    Proposition de réforme tendant à la prohibition de l'attache pour les animaux élevés ou détenus pour la production d'aliments, de laine, de peau ou de fourrure ou à d'autres fins agricoles et équidés domestiques

    Article 1 :
    L'article L.214-1 du CRPM est ainsi repris
    « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »

    Article 2 :
    L'article 2 de l'arrêté du 25 octobre 1982 relatif à l'élevage, à la garde et à la détention des animaux est ainsi repris
    « L'élevage, la garde ou la détention d'un animal, ne doit entraîner, en fonction de ses caractéristiques génotypiques ou phénotypiques, aucune souffrance évitable, ni aucun effet néfaste sur sa santé. »

    Article 3 :
    L'article R.214-17, 3 0 du CRPM est ainsi modifié :
    « Est interdit de placer ou maintenir un bovin, équin, caprin ou ovin dans un habitat ou un environnement susceptible d'être, en raison de son exiguïté - tel que la stabulation, l'attache ou la stabulation entravante - de sa situation inappropriée aux conditions climatiques supportables par l'espèce considérée ou de l'inadaptation des matériels, installations ou agencements utilisés, une cause de souffrances, de blessures ou d'accidents ; »

    Article 4 :
    L'article R.214-17, 40 du CRPM est ainsi modifié :
    « Tout bovin, équin, caprin ou ovin ne doivent pas être maintenus en permanence dans un dispositif ou plus généralement tout modes de détentions inadaptés à l'espèce considérée ou de nature à provoquer des blessures ou des souffrances. »

    Article 5 :
    L'article R.214-17, alinéa 7 du CRPM est ainsi modifié :
    « Afin d'assurer des conditions de détention des animaux d'élevage répondant aux impératifs biologiques de leur espèce, le ministre chargé de l'agriculture imposera aux éleveurs professionnels le suivi de formations à la mise en œuvre de pratiques d'élevage respectueuses du bien-être animal. »

    Article 6 :
    Est créé un nouvel article :
    « Ces dispositions entreront en vigueur le 1er janvier 2024.
    Les exploitants auront un délai de 5 ans sous forme d'obligation transitionnelle afin que ceux-ci puissent se mettre en conformité avec la règlementation susvisée.
    Jusqu'au 31 décembre 2028, ils pourront solliciter une subvention de l'État qui prendra en charge les infrastructures qui seront conformes avec le Plan stratégique National répondant au bien-être physiologique de l'espèce qu'il exploite. L'État veillera à ce que les animaux soient libres de leurs mouvements nécessaires à son espèce.
    Le montant et les conditions d'allocation de cette subvention seront fixés par décret. »

    • 1 LETERRIER Christine, AUBIN-HOUZELSTEIN Geneviève, BOISSY Alain, DEISS Véronique, FILLON Valérie, LEVY Frédéric, MERLOT Elodie et PETIT Odile, « Améliorer le bien-être des animaux d'élevage, est-ce toujours possible ? », Revue Sésame, INRAe, 2022, publié le 28 juin 2022, https://revue-sesame-inrae.fr/ameliorer-le-bien-etre-des-animaux-delevage-est-ce-toujours-possible
    • 2 LARRÈRE Catherine, LARRÈRE Raphaël, Courrier de l'Environnement de l'INRA n°30, avril 1997.
    • 3 DELON Nicolas, « La mort : un mal non nécessaire, surtout pour les animaux heureux ! », RSDA 2014/2, page 247.
    • 4 DESCARTES, « Discours de la Méthode », 1637.
    • 5 Question écrite n°11008045 de M. POVINELLI publiée au JO Sénat du 12/09/2013, page 2609.
    • 6 ROUGET Patrice, « Le traitement industriel des animaux », RSDA 2014/2, page 225.
    • 7 Nombre d'animaux de la ferme peuvent y être confinés, mais particulièrement les bovinés, équins, ânes, caprins et ovins en exploitation.
    • 8 La zone de dépose des excréments étant toujours accessible. Les mouvements de l'animal étant restreints, celui-ci apparait tout de suite plus docile et permet une utilisation simplifiée de l'animal dans l'activité.
    • 9 MAILLARD Ninon et PERROT Xavier, « La construction de l'animal techno-économique. Genèse et faillite programmée du système d'élevage industriel », RSDA 2014/2, page 287.
    • 10 La législation européenne encadre d'ores et déjà l'utilisation de la cage pour les volailles, lapins et porcs.
    • 11 LACHANCE Martine, « L'animal dans la spirale des besoins humains - Discours d'ouverture du Colloque », RSDA 2010/1, page 253.
    • 12 GIRALDEAU Luc-Alain, « Bien-être animal : La recherche comportementale est essentielle », RSDA 2010/1, page 313.
    • 13 Comme se gratter entre eux, se lécher, se flairent et se promènent entre eux ; véritables modes de communications entre animaux grégaires.
    • 14 La vache venant de mettre bas ne peut alors pas établir de contact physiques et émotionnels avec son veau.
    • 15 Le comportement social de l'animal est ainsi limité, ne pouvant plus se rouler, s'étendre, voire se coucher si l'attache est mal réglée, fouiner, explorer, grignoter...
    • 16 Intensive Farming and the Welfare of Farm Animals, Compassion in World Farming
    • 17 https://www.mapaq.gouv.qc.ca/SiteCollectionDocuments/Regions/CentreduQuebec/INPACQ2015/Conferences_INPACQBovinslaitiers/unestabulationentravee.pdf
    • 18 Intensive Farming and the Welfare of Farm Animals, Compassion in World Farming
    • 19 https://fr.worldanimalprotection.ca/nouvelles/les-stalles-entravees-pour-vaches-laitieres
    • 20 https://www.mapaq.gouv.qc.ca/SiteCollectionDocuments/Regions/CentreduQuebec/INPACQ2015/Conferences_INPACQBovinslaitiers/unestabulationentravee.pdf. Il est possible de citer encore plusieurs maladies que la détention à l'attache causerait comme la fièvre vitulaire ou encore la cétose.
    • 21 FALAISE Muriel, « Droit animalier : Quelle place pour le bien-être animal ? », RSDA 2010/2, page 11.
    • 22 Vétérinaires et préposés sanitaires contractuels de l'État ; agents du ministère chargé de l'agriculture compétents en matière sanitaire ou phytosanitaire figurant sur une liste établie par arrêté du ministre chargé de l'agriculture.
    • 23 Recueil systématique du droit fédéral 455 (LPA) du 16 décembre 2005, chapitre 2, article 6.
    • 24 Recueil systématique du droit fédéral 455.1 (OPAn) du 23 avril 2008.
    • 25 « Chevaux, les poneys, les ânes, les mulets et les bardots » OPAn Article 2, alinéa 3.
    • 26 Référence à notre législation ; l’article 515-14 du code civil prévoyant « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. »
    • 27 « Attitudes of Consumers, retailers and producers to Farm Animal Welfare », KJAERNES U., MIELE M., ROEX J., Cardiff University, 2007, p.154.
    • 28 Analyse dépourvue d'anthropomorphisme, animaux observés naïvement.
    • 29 Dès lors que ceux-ci bénéficient :
    • 30 « 3. D'une aire de couchage confortable » ; « 5. De suffisamment d'espace pour pouvoir se déplacer librement ; » ; « 9. De la possibilité d'exprimer un comportement social normal et non nuisible ; » ;« 12. Les émotions négatives telles que la peur, la détresse, la frustration ou l'apathie doivent être évitées et les émotions positives, telles la sécurité ou la satisfaction, doivent être favorisées. ». Parvenir à cela sans législation prendra un certain temps. Mais cela n'est pas non plus impossible, le règlement de la Commission européenne 889/2008 du 5 septembre 2008 relatif à la production biologique prévoit que désormais l'attache des bovins en période hivernale est interdite pour les éleveurs biologiques, ceux-ci pouvant voir leur certification retirée s'ils ne se plient pas à la règle. Cette transparence d’élevage dans le bien-être de l’animal n’a été voulue que parce que le consommateur européen est de plus en plus sensible à la cause animalière et à sa consommation.
    • 31 MASSON E., LAURENS S., RAUDE J., « La crise de la vache folle : « psychose », contestation, mémoire et amnésie », Connexions, 2003.
    • 32 « L 'élevage concentrationnaire est la forme la plus hideuse de l'exploitation animale » Alfred KASTLER. Prix Nobel de physique 1966.
    • 33 CHARBONNEAU Simon, « À propos de l'animal sensible », RSDA 2010/1, page 27.
    • 34 MANICHON Jessica, MARQUETTE Hélène, « Il faut rendre à l'animal son individualité », RSDA 2014/2, page 239.
    • 35 « Urgence dans l'un des plus élevages laitiers de Gironde », association L.214.
    • 36 FALAISE Muriel, « Droit animalier : Quelle place pour le bien-être animal ? », RSDA 2010/2, page 11.
    • 37 Une analyse des coûts et bénéfices préalables est indispensable, pour trouver quels pourraient être les avantages pour les uns et les désagréments pour les autres.
    • 38 https://www.mapaq.gouv.qc.ca/SiteCollectionDocuments/Regions/CentreduQuebec/INPACQ2015/Conferences_INPACQBovinslaitiers/unestabulationentravee.pdf.
    • 39 « Évaluation des actions à mener en priorité pour l'élevage par les citoyens », Sondage Ifop pour ACCEPT, 2016.
    • 40 Déclaration d'un citoyen lors d'un focus groups organisé dans le cadre du projet ACCEPT.
    • 41 DELHOUME C, CAROUX D., « Quel rôle des agriculteurs dans la transition énergétique ? Acceptation sociale et controverses émergentes à partir de l'exemple d'une chaufferie collective biomasse en Picardie », Vertigo, 2014.
    • 42 Loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous
    • 43 Loi n°2021-1539 du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre animaux et hommes.
    • 44 Il serait possible de se baser sur le cahier des charges du projet « Hangar staging », récapitulant les points à améliorer pour un bâtiment respectueux du bien-être animal.
    • 45 Question écrite de M. BAZIN publiée dans le JO Sénat du 04/06/2020, page 2486.
     

    RSDA 2-2023

    Actualité juridique : Jurisprudence

    Droit constitutionnel

    • Olivier Le Bot
      Professeur de droit public
      Université d’Aix-Marseille

    La Belgique inscrit la protection et le bien-être de l’animal dans sa Constitution

     

    Résumé : Dans le domaine du droit constitutionnel animalier, un évènement doit être retenu au titre de la période couverte par cette chronique. Il s’agit de l’inscription de l’animal dans la Constitution du royaume de Belgique. Le législateur constitutionnel belge a retenu une formule relativement ambitieuse mais qui, selon toute vraisemblance, devrait être dotée d’une portée limitée.

    Mots-clés : Constitution ; Belgique ; non-régression

     

    La Belgique a rejoint en mai 2024 le cercle très fermé des États dont la Constitution consacre une obligation de protection de l’animal1. La nouvelle norme trouve place à son article 7 bis, dont l’alinéa 2, qui vient d’y être ajouté, dispose que « Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions veillent à la protection et au bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles ».

    Cet article, adopté en 2007, ne comportait jusqu’à présent qu’un seul alinéa. Celui-ci, qui devient mécaniquement son alinéa 1er, prévoit que « Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions poursuivent les objectifs d’un développement durable, dans ses dimensions sociale, économique et environnementale, en tenant compte de la solidarité entre les générations ».

    Il convient de souligner que l’article 7 bis, désormais constitué de deux alinéas, représente l’unique article du Titre Ier bis de la Constitution, intitulé « Des objectifs de politique générale de la Belgique fédérale, des communautés et des régions ».

    Que doit-on retenir du processus de révision ayant abouti à l’insertion de l’animal dans la Constitution belge et quelle en sera la portée ?

     

    I. L’adoption de la révision

     

    A. Les prémices

     

    En Belgique, la révision de la Constitution est régie par son article 195.

    La procédure comprend trois phases.

    Dans une première phase, les trois branches du pouvoir législatif fédéral – la Chambre des représentants, le Sénat et le Roi2 – rédigent en tant que préconstituant, chacun de manière autonome, une déclaration de révision de la Constitution. Celle-ci contient une liste d’articles ou de parties d’articles de la Constitution ouverts à révision. Seules les dispositions se retrouvant dans chacune des trois déclarations (ce que l’on appelle « l’intersection ») sont ouvertes à révision.

    Dans la deuxième phase, les déclarations de révision sont publiées au Moniteur belge (qui constitue le journal officiel de Belgique). Cette publication entraîne de plein droit la dissolution des chambres et l’organisation d’élection législatives anticipées.

    Dans la troisième et dernière phase, les nouvelles chambres et le Roi peuvent, en tant que pouvoir constituant, réviser les dispositions constitutionnelles ouvertes à révision. La révision d’une disposition constitutionnelle nécessite une double majorité des deux tiers : au moins deux tiers des membres doivent être présents et deux tiers des suffrages exprimés doivent être des votes positifs.

    Dans le cas présent, l’ajout de l’animal dans la Constitution belge faisait partie (à côté d’une dizaine d’autres thèmes) des trois déclarations de révision adoptées en 20193. Il s’agissait donc d’une question dont pouvait se saisir le constituant à l’occasion de la nouvelle législature (2019-2024). Ce qu’il a fait.

    Entre octobre 2019 et janvier 2023, trois propositions distinctes de révision constitutionnelle ont été déposées à cette fin :

    - la proposition de révision de l’article 7bis de la Constitution, en vue d’ajouter un alinéa réglant le bien-être des animaux4 ;

    - la proposition de révision de l’article 23 de la Constitution relative à la reconnaissance des animaux en tant qu’êtres sensibles5 ;

    - la proposition de modification de l’article 23 de la Constitution en vue d’y consacrer le bien-être animal6.

    Dans l’objectif de dégager un consensus, les auteurs de ces trois propositions se sont concertés et ont présenté une proposition commune le 5 octobre 20237. Celle-ci a été approuvée telle quelle par les chambres, sans être amendée.

     

    B. L’adoption

     

    Au Sénat, l’adoption est intervenue en séance plénière le 24 novembre 2023. Sur 50 votants, 47 ont voté en faveur de la révision8.

    À la Chambre des représentants, l’examen en séance plénière a eu lieu le 2 mai 2024. Sur 122 représentants, 70 ont voté pour, 23 contre et 29 se sont abstenus. La présidente de la Chambre en a déduit : « Le quorum des présences est atteint. La majorité des deux tiers est atteinte. En conséquence, la Chambre adopte le projet de révision de l’article 7bis de la Constitution. Il sera soumis à la sanction royale »9.

    On notera que la proposition de révision n’a connu aucun changement rédactionnel durant son examen parlementaire. Le texte adopté correspond donc, en tous points, à celui qui avait été proposé.

    Il ressort de la lecture des débats parlementaires que les raisons mises en avant pour justifier l’adoption de cette révision constitutionnelle sont relativement variées10 :

    - le bien-être des animaux est devenue une question sociétale justifiant sa prise en compte par la Constitution ;

    - l’affirmation de la sensibilité des animaux dans la Constitution permet d’en faire une valeur fondamentale ;

    - les animaux demeurant soumis à de mauvaises conditions malgré les textes qui les protègent, une révision pourrait contribuer à améliorer leur situation ;

    - la révision traduit une volonté démocratique puisque, selon un sondage, 86 % des Belges y sont favorables ;

    - selon la logique « one health », la santé et le bien-être animal contribuerait à la santé humaine ;

    - différents pays européens ont déjà inséré dans leur Constitution des dispositions de protection de l’animal.

    Il a par ailleurs été souligné, durant les débats, que la révision envisagée ne vise pas à faire des animaux des sujets de droits, à leur reconnaître des droits ni à remettre en cause l’élevage agricole.

    Pour le reste, les discussions ont porté pour l’essentiel sur le choix de la base juridique, c’est-à-dire l’article au sein duquel devait figurer le nouvel énoncé : soit l’article 7 bis, soit l’article 23.

    L’enjeu a été clairement identifié. Une consécration à l’article 7 bis ne permet pas de soumettre la protection de l’animal au contrôle de constitutionnalité et ne garantit pas l’existence d’une clause de stand-still. En revanche, une insertion à l’article 23 en fait une norme relevant du contrôle de constitutionnalité et garantit l’application d’un principe de non-régression.

    Il a pu être relevé que l’article 23, dans la mesure où il figure au sein du titre II de la Constitution, intitulé « Des Belges et de leurs droits », pouvait ne pas être parfaitement adapté à la consécration d’une obligation de protection de l’animal dans la mesure où cet énoncé ne consacre pas un « droit ». L’argument a toutefois été écarté dans la mesure où ce titre ne consacre pas uniquement des droits mais également des obligations (comme la protection de l’environnement).

    Les experts auditionnés par les assemblées ont tous souligné qu’une consécration à l’article 23 constituait, d’un point de vue juridique, la solution la plus satisfaisante.

    Le choix s’est néanmoins porté sur l’article 7 bis. Il est en effet apparu qu’en optant pour une reconnaissance plus symbolique de la protection animale, il serait plus aisé de recueillir la majorité des deux tiers nécessaires à l’approbation de la révision11. Ce choix conduit néanmoins à en obérer significativement la portée.

     

    II.  La portée de la révision

     

    A. Une rédaction peu contraignante

     

    La formule retenue (selon laquelle les pouvoirs publics « veillent à la protection et au bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles ») s’avère relativement proche de celle employée depuis 2023 dans la Constitution du Luxembourg, dont l’article 41, al. 3 dispose que « [L’État] reconnaît aux animaux la qualité d’êtres vivants non humains dotés de sensibilité et veille à protéger leur bien-être ». D’une part, elle reconnaît aux animaux la qualité d’êtres sensibles. D’autre part, elle impose aux pouvoirs publics de prendre en considération et d’assurer leur protection et leur bien-être.

    D’un point de vue légistique, la rédaction choisie n’est pas des plus contraignantes. Il n’est pas disposé que l’État « protège » ou « doit protéger » mais seulement qu’il « veille » à la protection, ce qui traduit par un niveau de contrainte normative inférieure.

    Ce n’est pas là, toutefois, la principale faiblesse de cette disposition. Son talon d’Achille réside dans le fait qu’elle ne pourra pas faire l’objet d’un contrôle direct de la part de la Cour constitutionnelle.

     

    B. Une disposition ne pouvant faire l’objet d’un contrôle direct

     

    Comme indiqué précédemment, le choix a été fait de consacrer le nouvel énoncé normatif au sein de l’article 7 bis de la Constitution, qui constitue l’unique article du titre Ier bis. Ce choix emporte une conséquence importante au niveau du contrôle juridictionnel exercé.

    Comme l’a souligné le professeur Uyttendaele, auditionné par les sénateurs, « En créant un titre Ier bis de la Constitution, le constituant a créé un nouveau type de dispositions constitutionnelles : les dispositions castrées, soit des dispositions qui témoignent d’une volonté politique qui ne se traduit pas par des obligations normatives. C’est le monde que l’on espère, mais que l’on n’ose imposer. C’est en quelque sorte le tiroir constitutionnel de la bonne conscience, celui où sont rangés les rêves inaboutis, les voyages que l’on a tant de fois imaginés, mais qui jamais ne seront réalité »12.

    Il en résulte qu’elles ne peuvent directement servir de normes de référence dans le contrôle de constitutionnalité. Ainsi que l’a soulignée la cour constitutionnelle dans un arrêt rendu le 14 octobre 2021, après avoir cité l’article 7 bis, « La Cour n’est pas compétente pour statuer directement sur la compatibilité de la disposition attaquée avec cette disposition constitutionnelle ». Il lui est seulement possible de la « prendre en compte », en combinaison avec un article relevant de son contrôle, lorsqu’elle contrôle le respect de ce dernier13. Comme le résume le professeur Uyttendaele, « L’article 7bis relève du vœu pieux. Pour être opérant et garantir un contrôle juridictionnel des principes qu’il affirme, il a besoin d’une locomotive constitutionnelle, en l’occurrence, dans cette espèce, l’article 23 de la Constitution. Bref, l’article 7bis est un fourgon constitutionnel » (p. 27).

    Il en résulte que la norme de protection de l’animal qui y a été insérée ne fait pas partie intégrante des normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Elle ne pourra déployer d’effets qu’en étant invoquée en relation avec une norme qui en relève (mais encore faudra-t-il la trouver…), et seulement en tant que clé d’interprétation de celle-ci.

    L’on peut donc en déduire, ainsi que cela a été souligné durant les débats parlementaires, que la consécration mise en œuvre revêt une portée essentiellement symbolique.

    Son principal intérêt consiste à faire de l’animal une valeur importante de la société belge, pouvant justifier à ce titre les restrictions aux droits fondamentaux (tels que le droit de propriété, la liberté d’entreprendre ou la liberté religieuse) qui sont nécessaires pour améliorer sur les plans législatif et réglementaire la condition juridique de l’animal. Néanmoins, ce rôle était à présent déjà joué par le droit de l’Union européenne, en particulier l’article 13 du TFUE, sur lequel s’est basée la cour constitutionnelle à maintes reprises pour valider les mesures opérant de telles restrictions14. Autant dire que la valeur ajoutée de la révision constitutionnelle est faible, et en réalité nulle, de ce point de vue.

    Son seul intérêt, mais il est encore hypothétique, serait d’emporter une obligation de non-régression.

     

    C. La consécration d’un principe de non-régression ?

     

    Durant les débats parlementaires, il a été souligné qu’une consécration à l’article 23 de la Constitution emporterait l’application d’un principe de non-régression (« stand-still »), c’est-à-dire une interdiction de revenir en arrière en matière de bien-être animal. Il a également été relevé qu’une reconnaissance à l’article 7 bis ne pourrait déployer un tel effet que si les parlementaires le mentionnent clairement durant les débats.

    Or, aucun consensus n’a pu être obtenu sur ce point. Certains parlementaires ont pris position en faveur du stand-still tandis que d’autres l’ont écarté ou ne l’ont pas évoqué. Il reviendra donc au juge constitutionnel de déterminer, en s’appuyant sur les travaux préparatoires, si le législateur constitutionnel a entendu faire dériver de l’article 7 bis, alinéa 2, un principe de non-régression en matière de bien-être animal.

    Au final, l’impact de la révision constitutionnelle réalisée en Belgique devrait être particulièrement réduit. En dépit des attentes qu’elle a suscitées, elle ne devrait produire que des effets limités.

    • 1 Pour un panorama, v. O. Le Bot, Droit constitutionnel de l’animal, Independtly published, 2ème édition, 2023, 204 p.
    • 2 Dans le cadre de ce processus, il est regardé comme faisant partie du pouvoir législatif. V. art. 36 : « Le pouvoir législatif fédéral s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat ».
    • 3 La chambre des représentants a adopté sa déclaration de révision le 4 avril 2019, le Sénat le 26 avril 2019 et le gouvernement le 17 mai 2019. Ces déclarations ont été publiées au Moniteur belge le 23 mai 2019. Formellement, les animaux n’étaient pas directement visés par ces déclarations mais la question pouvait être rattachée aux thématiques se rapportant aux articles 7 bis et 23 de la Constitution.
    • 4 Doc. Sénat, n° 7-47/1, 3 oct. 2019.
    • 5 Doc. Sénat, n° 7-372/1, 7 juil. 2022.
    • 6 Doc. Sénat, n° 7-415/1, 25 janv. 2023
    • 7 « Proposition de révision de l’article 7bis de la Constitution en vue d’y consacrer le bien-être des animaux », n° 7-481/1. On notera que sous la précédente législature (2014-2019), la question avait déjà été abordée par le Sénat (doc. Sénat, n° 6-339/3, 25 avr. 2017).
    • 8 V. le compte-rendu des débats, Sénat, p. 66.
    • 9 Compte rendu des débats, Chambre des représentants, p. 81.
    • 10 Les travaux parlementaires peuvent être consultés sur le site internet du Sénat et celui de la Chambre des représentants.
    • 11 V. ainsi la position de M. Anciaux, l’un des principaux signataires du texte : « D’un point de vue tactique, il n’est pas sûr qu’une majorité des deux tiers puisse être trouvée pour le scénario idéal, à savoir l’insertion d’une disposition dans l’article 23 de la Constitution. Cette certitude n’existe pas non plus pour l’insertion d’une disposition dans l’article 7bis, mais les chances de succès de cette option sont plus grandes, étant donné l’absence de caractère contraignant » (rapp. Commission des affaires institutionnelles, doc. Sénat, n° 7-481/2, p. 5).
    • 12 Compte-rendu des auditions, Doc Sénat, n° 7-481/3, p. 25-26.
    • 13 Cour constitutionnelle de Belgique, arrêt n° 142/2021 du 14 octobre 2021, cons. B 30.1 :
    • 14 « L’article 7bis de la Constitution dispose : "Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions poursuivent les objectifs d’un développement durable, dans ses dimensions sociale, économique et environnementale, en tenant compte de la solidarité entre les générations". En vertu de l’article 142, alinéa 2, de la Constitution et de l’article 1er de la loi spéciale du 6 janvier 1989, la Cour est compétente pour statuer, par voie d’arrêt, sur les recours en annulation, en tout ou en partie, d’une loi, d’un décret ou d’une règle visée à l’article 134 de la Constitution, pour cause de violation des règles qui sont établies par la Constitution ou en vertu de celle-ci pour déterminer les compétences respectives de l’État, des communautés et des régions, ou des articles du titre II ("Des Belges et de leurs droits"), des articles 170, 172 et 191 de la Constitution, ainsi que de l’article 143, § 1er, de la Constitution. L’article 7bis de la Constitution a été inséré, lors de la réforme constitutionnelle du 25 avril 2007, dans un nouveau titre Ierbis intitulé "Des objectifs de politique générale de la Belgique fédérale, des communautés et des régions". La Cour n’est pas compétente pour statuer directement sur la compatibilité de la disposition attaquée avec cette disposition constitutionnelle. Rien n’empêche toutefois la Cour de prendre en compte des dispositions constitutionnelles autres que celles au regard desquelles elle exerce son contrôle en vertu de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle. Il appartient dès lors à la Cour de contrôler la disposition attaquée au regard de l’article 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution, à savoir le droit à la protection d’un environnement sain, qui englobe le bon aménagement du territoire, combiné avec l’article 7bis de la Constitution, qui porte sur le développement durable que doit rechercher le législateur décrétal ». V. sur ce point la quinzaine de décisions citées dans O. Le Bot, Droit constitutionnel de l’animal, préc., § 307 et s. V. également E. Verniers, « Animal Constitutionalism: Paving the Way for Animal Inclusion in the Belgian Constitution », Global Journal of Animal Law, v. 10, n. 1, july 2022, ISSN 2341-8168.
     

    RSDA 1-2024

    Doctrine et débats

    Prix Jules Michelet : Proposition de loi tendant à l’interdiction de la pratique de l’escoussure et du marquage (au fer rouge et à froid) sur les bovins et équidés

    • Inès Helou
      Etudiante de la 12e promotion du DU de Droit animalier

    « Ceux qui réfléchissent à ce sujet pour la première fois se demanderont comment une telle cruauté envers les animaux a été permise pour se poursuivre à notre époque de civilisation. »
    Charles Darwin (1809-1882)


    « Herradero » en espagnol, « ferrades » en Camargue française. C’est le nom donné à cette pratique encore utilisée dans plusieurs pays d’Europe, à l’heure où les législations sur le bien-être animal fleurissent et où la sentience des animaux devient de plus en plus importante dans la société. Le marquage au fer rouge reste pourtant une tradition en France et dans certains pays d’Europe depuis le Moyen Age. Cette marque au feu apposée sur l’animal existait déjà dans des œuvres littéraires du XVIe siècle en France, comme en témoigne la plume de Quiqueran de Beaujeau qui exprimait que « la ferrade, c’est imprimer avec un fer rouge la marque des maîtres en la fesse des taureaux »1, ou encore Poldo d’Albenas qui a écrit qu’il s’agissait du « moyen le plus sûr de reconnaitre un animal de son troupeau s’il a été perdu ou volé »2. Le marquage au fer rouge qui était ainsi autrefois un gage de propriété ou un moyen d’identification de son animal est aujourd’hui devenu un spectacle public ou un outil marketing. Pour ces mêmes raisons est également encore pratiquée de nos jours l’escoussure, réalisée souvent au même moment que la ferrade.

    I. Souffrance et stress des animaux au cœur des mutilations infligées

    L’escoussure est une pratique qui consiste en l’entaille à vif des oreilles d’un taureau ou d’un veau. Il s’agit d’une fente ayant une forme particulière propre à l’éleveur, faite à l’aide d’un couteau. Il existe onze formes de base. Cette mutilation a lieu le plus souvent lors des corridas ou des « bouvines », une fête traditionnelle du Sud de la France durant lesquelles sont organisées des courses de taureaux sans mise à mort. Cependant, les bouvines sont le spectacle public de maltraitances animales en tout genre, et pourtant les participants demandent l’inscription de cette fête au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO. Il est ainsi urgent d’établir des règles précises de bien-être animal, afin de faire cesser ou du moins de réduire la souffrance endurée par les animaux lors de ces traditions, mais également d’interdire ces pratiques dans les élevages français.
    Le marquage au fer rouge est une pratique souvent réalisée au même moment que l’escoussure et consistant à appliquer sur la cuisse gauche de l’animal une marque propre à chaque éleveur ou manade (élevage de chevaux et taureaux de Camargue). Cette marque est obtenue en laissant plusieurs secondes un fer rouge chauffé à 700 degrés, ce qui va brûler l’animal au 3ème degré, et atteindre l’épiderme jusqu’à la racine des poils, évitant ainsi leur repousse. Ce marquage est pratiqué sur les taureaux en amont des corridas, dans les élevages de chevaux et taureaux (principalement en Camargue), ainsi que sur les bovins et équidés présents lors des bouvines.
    Les ferrades sont l’occasion pour de nombreux spectateurs d’assister à la main de l’Homme sur l’animal, les manadiers (gardiens des taureaux et chevaux de Camargue) infligeant de lourds sévices sur des animaux sans défense. Elles ont été définies par la jurisprudence comme des opérations visant à « marquer des jeunes taureaux au fer rouge et constituant un spectacle folklorique »3. Lors des courses camarguaises « on présente des jeux taurins, en particulier le matin : les gens vont au pré, dans l’élevage, voient le tri des taureaux qui vont courir l’après-midi aux arènes, voient à certains moments des ferrades, c’est-à-dire le marquage au fer rouge du taureau »4. Il est également décrit des ferrades qu’il s’agit d’un lieu « où on invite les spectateurs, parfois très jeunes, à faire courir un jeune taureau, le plaquer violemment au cou pour le marquer au fer rouge »5. Il est d’ailleurs courant que des élèves d’écoles primaires y soient conviés6. Cette scène publique offre donc à des enfants le spectacle de la violence exercée sur les animaux. Cela peut être problématique et avoir un impact sur les enfants. Des études ont ainsi prouvé que cela provoque chez ces derniers une insensibilité à la souffrance et une perte d’empathie7. L’exposition à la maltraitance animale chez les mineurs démontre que ceux-ci auront davantage tendance à maltraiter les animaux et avoir des comportements agressifs8. La députée Samantha Cazebonne avait notamment rédigé une proposition de loi en 2019 visant à protéger les enfants de l’exposition à la violence exercée sur les animaux9.
    Outre les ferrades, le marquage au fer rouge est également imposé aux manadiers par la loi afin d’obtenir l’appellation d’origine contrôlée « taureaux de Camargue »10 ou pour bénéficier de l’appellation « chevaux de Camargue »11. Les bovins des corridas sont également les grandes victimes de cette pratique, durant lesquelles quatre marques leur sont imprimées le même jour, à différents endroits du corps.
    Or, ces marques sont source de souffrance et de stress pour les animaux, et c’est d’ailleurs ce que plusieurs études vétérinaires ont cherché à démontrer. Notamment, il a été prouvé que « le marquage au fer provoque chez le cheval une brûlure nécrosante et une augmentation généralisée de la température corporelle superficielle, ce qui indique un dégât important sur les tissus »12. Cette même étude a démontré que la brûlure du marquage sur les poulains était plus prononcée que celle des chevaux adultes, et que les animaux avaient ressenti du stress, illustré par les variations de leur niveau de cortisol (hormone du stress) dans leur corps. Ce niveau de stress a également été démontré dans le marquage au fer des veaux, où la manipulation et la contention ont « augmenté les concentrations plasmatiques du cortisol et la fréquence cardiaque »13. Ainsi, une partie des vétérinaires affirment que le marquage provoque des brûlures au troisième degré et que les animaux gardent des symptômes de douleur plusieurs semaines après le marquage14.
    Le marquage à froid est fréquemment pratiqué en alternative au marquage au fer rouge. Il consiste à plonger le fer dans de l’azote liquide à une température entre -170° et -197° ainsi que dans de la glace séchée à -70 degrés, puis à établir un contact prolongé sur la peau de l’animal, détruisant de ce fait les mélanocytes (cellules produisant les pigments de couleurs du poil). La peau gèle et les poils repousseront alors blancs, formant un œdème sous la peau. Ce marquage est pratiqué principalement sur les troupeaux de vaches et équidés, des entreprises de la France entière s’étant spécialisées dans ce domaine. Or, cette pratique provoque également beaucoup de stress à l’animal, ainsi qu’une douleur conséquente, bien que moins importante que celle ressentie pour un marquage au fer rouge. En effet, des études15 ont démontré que le marquage à chaud provoquait une réponse de cortisol plus élevée que le marquage à froid mais que les deux sortes de marquage provoquaient une réaction aigüe dans l’heure et demie qui suivait le marquage, avec une augmentation élevée du cortisol et un niveau de stress suffisant pour élever les niveaux de cortisol plasmatique jusqu’à 40 minutes après le marquage16.

    II. Les carences de la loi française et de l’Union Européenne

    A. Silence de la loi française

    La France autorise encore le marquage au fer rouge, à froid, ainsi que l’escoussure. Pourtant, cela va à l’encontre des principes sur le bien-être animal de l’Union Européenne, ou même des lois françaises de protection animale.
    Le Code pénal prévoit en effet un délit qui interdit d’exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité17. Il est également interdit de commettre des mauvais traitements sur un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité18. Un fait justificatif est prévu pour les combats de coqs et les corridas lorsqu’il existe une tradition locale ininterrompue, mais les « bouvines » ne rentrent pas dans ce contexte. A son tour, le Code Rural et de la Pêche Maritime interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques et sauvages apprivoisés ou tenus en captivité19. Mais est également prévu par ce même code, un délit de mauvais traitements pour le gardien d’animaux qui les exploite20, et une interdiction de mauvais traitements lors notamment de fêtes et autres lieux ouverts au public21.
    Le marquage au fer rouge ou à froid, sources de douleurs, devraient ainsi être réprimés, et pourtant il convient de remarquer une carence de la loi française dans ce domaine. Début 2023, une tribune a été rédigée par une cinquantaine de personnalités politiques et douze associations de défense animale22, afin de demander une réforme complète de la bouvine (incluant notamment l’interdiction de la castration à vif, du ferrage et de l’escoussure). Mais la loi reste muette sur ces pratiques, utilisées également hors du contexte de la bouvine.
    L’escoussure constitue pourtant une mutilation grave des animaux, et pratiquée en public. Historiquement, la première loi de protection des animaux en France, dite loi Gramont de 1850, interdisait les mauvais traitements abusifs commis en public sur les animaux domestiques. La dimension de la violence sur les animaux en public est donc ancienne, avec l’idée que l’interdiction des spectacles heurtant la sensibilité des Hommes adoucissait les mœurs.

    B. Carences de l’Union Européenne et situation européenne

    Du côté de l’Union Européenne, la réponse n’offre guère meilleure satisfaction. En effet, la Commission européenne a estimé que « les animaux utilisés lors de manifestations culturelles ou sportives ne relèvent pas de la compétence communautaire »23 selon la directive 98/58/CE. Pourtant, la Fondation Droit Animal Ethique et Sciences (LFDA) saisie de cette affaire concernant la castration à vif des taureaux lors des bouvines s’est empressée de répondre à la Commission que les taureaux étaient ensuite envoyés à l’abattoir et que leur viande bénéficiait d’une Appellation d’origine protégée (AOP). La LFDA s’était d’ailleurs étonnée de la réponse de la Commission car l’élevage du taureau camarguais bénéficie d’aides financières de la Communauté, qui ne s’intéresse donc pas à la souffrance de l’animal durant sa vie24.
    Pourtant, l’article 13 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne impose de tenir compte du bien-être animal dans la mise en œuvre des politiques de l’UE, dont l’agriculture25.
    Il est ainsi nécessaire de réformer ces pratiques au sein de la législation nationale. D’autres pays européens se sont d’ailleurs déjà emparés de la question en interdisant le marquage au fer rouge. C’est le cas des Pays-Bas depuis 2001, de la Belgique depuis 2002, du Danemark depuis 2009, de l’Allemagne depuis 201826, mais également du Royaume-Uni, de la Suède, et de l’Autriche.

    III. La nécessité de réforme au regard du bien-être animal

    A. La sensibilité des animaux comme justification à la fin des souffrances infligées

    « Un animal sensible est un animal pour qui les sentiments comptent » énonçait John Webster, professeur de Université de Bristol. Le philosophe anglais Jeremy Bentham écrivait que « la question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? ».
    La sensibilité animale a été édictée en France dans le Code Rural et de la Pêche Maritime27 mais également dans la législation de l’Union européenne qui reconnaît que les animaux sont des êtres sensibles et demande aux États membres de « tenir pleinement compte des exigences du bien-être des animaux »28.
    Par ailleurs, le bien-être animal est défini selon l’ANSES29 comme « l'état mental et physique positif lié à la satisfaction des besoins physiologiques et comportementaux de l’animal, ainsi que ses attentes. Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l'animal »30.
    De son côté, l'Organisation mondiale de la santé animale (OIE) a publié dans son Code les cinq libertés individuelles devant être mises en œuvre pour assurer le bien-être de l’animal31 :
    « - Absence de faim, de soif et de malnutrition : il doit avoir accès à l'eau et à une nourriture en quantité appropriée et correspondant aux besoins de son espèce ;
    - Absence de peur et de détresse : les conditions d'élevage ne doivent pas lui induire de souffrances psychiques ;
    - Absence de stress physique et/ou thermique : l'animal doit disposer d'un certain confort physique ;
    - Absence de douleur, de lésion et de maladie : l'animal ne doit pas subir de mauvais traitements pouvant lui faire mal ou le blesser et il doit être soigné en cas de maladie ;
    - Liberté d'expression d'un comportement normal de son espèce : son environnement doit être adapté à son espèce (il doit être en groupe si c'est une espèce sociale par exemple) ».
    Le marquage au fer rouge ou à l’azote, ainsi que l’escoussure, imposés par l’Homme sur les bovins et équidés ne prennent pas en compte la sensibilité qu’éprouvent ces animaux, et ne respectent pas leurs conditions de bien-être, notamment concernant le stress physique et thermique qu’ils éprouvent lors de telles pratiques, ainsi que les lésions et mauvais traitements engendrés. Au nom de ces principes, le marquage au fer rouge, à froid, ainsi que l’escoussure doivent être interdits.

    B. Anticipation des objections et solutions apportées

    1. Identification et marketing

    L’utilité majeure des pratiques du marquage et de l’escoussure étaient autrefois de reconnaitre son animal. Il s’agissait donc d’un moyen d’identification. Aujourd’hui, nombreuses sont les alternatives qui existent à ce problème. En effet, l’instauration de l’identification par puce RFID, rendue obligatoire pour les équidés32 et facultative pour les bovins33, dispense une solution à ce problème d’identification. Ce système offre de surcroit une information totalement lisible et fiable, ainsi qu’une traçabilité des animaux.
    D’autres solutions ont également pu être trouvées, telles que le marquage par peinture34, ou encore le système d’étiquetage par boucle à l’oreille, sous réserve de non douleur pour l’animal, que ce soit à la pose ou ultérieurement35.

    2. Conséquences touristiques

    Afin de garantir la stabilité touristique engendrée par les spectacles du marquage et de l’escoussure, il est possible de remplacer ces démonstrations par une initiation au bien-être animal et à la sensibilité des animaux, notamment pour éduquer les enfants au respect des animaux et aller à l’encontre d’une vision de l’animal-objet. Il serait en effet utile de sensibiliser la population au consentement et au respect de l’animal, conformément aux législations européennes et mondiales, tout en utilisant les connaissances dont disposent des éleveurs et manadiers concernant leurs animaux.
    Plus de 60 % des manades organisent des ferrades pour leurs visiteurs36. Dans le parc naturel régional de Camargue, « la moitié des éleveurs ont une activité touristique et le tourisme peut représenter jusqu’à 50 % du chiffre d’affaires des exploitations »37.
    La solution pourrait également être de faire découvrir le parc naturel régional de Camargue, avec l’intervention de naturalistes et spécialistes de cet environnement, et de sensibiliser à la biodiversité et aux modes de vies des animaux dans la région. Les manadiers et éleveurs pourraient alors proposer des activités en utilisant leurs connaissances et savoir-faire, comme par exemple, l’animation d’ateliers sur les chevaux de Camargue, et sur leur mode de vie en semi-liberté, propre à cette région.

    3. Conséquences économiques

    Afin de pallier aux conséquences économiques d’une telle interdiction, le tourisme de la ruralité et des traditions pourrait être remplacé comme expliqué ci-dessus, par une autre forme de tourisme fondée sur la nature et la connaissance des animaux de ces régions, de leur mode de vie et de leur environnement. Il pourrait également être envisagé de valoriser les traditions n’allant pas à l’encontre du bien-être animal.
    Pour les manadiers, il serait ainsi prévu la création d’un fond de solidarité et de soutien pour assurer le changement d’orientation d’une de leurs activités.
    Concernant les entreprises françaises s’étant spécialisées dans le marquage à l’azote, il serait envisagé la création d’un fond de solidarité et de soutien à la reconversion professionnelle.

    Proposition de loi tendant à l’interdiction de la pratique de l’escoussure et du marquage (au fer rouge et à froid) sur les bovins et équidés

    Article 1 :
    Le fait, publiquement ou non, d’exercer une marque au feu ou à froid sur un bovin ou un équidé est interdit.

    Article 2 :
    Le fait, publiquement ou non, d’entailler les oreilles d’un bovin ou d’un équidé, dite pratique de l’escoussure, est interdit.

    Article 3 :
    L’article 4 du décret du 7 juin 2000 relatif à l’AOC Taureau de Camargue est ainsi modifié :
    Est supprimée la partie « et une marque au feu ».

    Article 4 :
    L’article 3 de l’arrêté du 9 mars 1990 relatif à la race du cheval Camargue est ainsi modifié :
    Est supprimée la partie « et ont reçu une marque au feu ».

    Article 5 :
    L’article 4.3 du cahier des charges (en sa version du 05 janvier 2023) du décret du 8 juin 2011 relatif à l’appellation d’origine contrôlée « Taureau de Camargue » est ainsi modifié :
    Est supprimée la partie « identifié par une marque au feu ».
    Est supprimée la partie « et éventuellement d’une escoussure ».

    Article 6 :
    Un fond de solidarité et de soutien à l’activité des éleveurs manadiers sera mis en place par décret au plus tard trois mois après la promulgation de la présente loi.

    Article 7 :
    Un fond de solidarité et de soutien à la reconversion professionnelle à destination des entreprises de marquage sera mis en place par décret au plus tard trois mois après la promulgation de la présente loi.

    • 1 Quiqueran de Beaujeu, 1551, « Histoire et Dictionnaire de la Tauromachie », Bérard, Laffont, 2003.
    • 2 Poldo d’Albenas, 1560, « Histoire et Dictionnaire de la Tauromachie », Bérard, Laffont, 2003.
    • 3 Cass, civ 1ère, 7 nov. 2015 n°93-18.447 ; Cass, civ 1ère, 19 juin 1990 n°88-18.806.
    • 4 Article de la Fondation 30 Millions d’Amis, « L’été, la fête de toutes les cruautés pour les animaux ! », 09.08.2019.
    • 5 « Miser sur l’intelligence du taureau », Patrick Siméon, dans « Tauréer sans la mort ? », 2011.
    • 6 Roger Lahana, président de No Corrida, interviewé par la Fondation 30 Millions d’Amis, article du 09.08.2019.
    • 7 Colloque organisé par l’Assemblée Nationale le 17 octobre 2019 sur la protection de l’enfance par des psychiatres et psychologues.
    • 8 https://www.collectifprotec.fr/pages/Biblio_sur_lexposition_aux_violences_sur_animaux-5819970.html.
    • 9 https://www.collectif-protec.fr/2019/10/annonce-d-une-proposition-de-loi-pourtenir-les-mineurs-a-l-ecart-des-corrida.html : La députée a annoncé une proposition de loi visant à protéger les enfants (au sens de la CIDE) de l’exposition à la violence exercée sur les animaux, conformément aux recommandations du Comité des droits de l’enfant en 2016.
    • 10 Décret du 7 juin 2000 relatif à l’AOC Taureau de Camargue ; Décret du 8 juin 2011 relatif à l’appellation d’origine contrôlée « Taureau de Camargue ».
    • 11 Arrêté du 9 mars 1990 relatif à la race du cheval Camargue.
    • 12 « Readability of branding symbols in horses and histomorphological alterations at the branding site » de Jörg Aurich, Peter Wohlsein, Manuela Wulf, Marina Nees, Wolfgang Baumgärtner, Mareike Becker-Birck et Christine Aurich, article publié dans "The Veterinary Journal", 2011.
    • 13 « Behavioral and physiological effects of freeze or hot-iron branding on crossbred cattle » D. C. Lay, Jr., T. H. Friend, R. D. Randel, C. L. Bowers, K. K. Grissom, O. C. Jenkins, Journal of Animal Science, February 1992.
    • 14 Déclaration de l’association vétérinaire pour le bien-être des animaux sur l’identification des chevaux au moyen de marquage, 2010, W. Bohnet.
    • 15 Etude sur la hausse du taux de cortisol lors du marquage sur les taureaux (https:// cdnsciencepub.com/doi/pdf/10.4141/A96-127).
    • 16 Comparison of hot-iron and freeze branding on cortisol levels and pain sensitivity in beef cattle, K. S. Schwartzkopf-Genswein, J. M. Stookey, A. M. de Passillé, and J. Rushen, publié dans Canadian Journal of Animal Science, septembre 1997.
    • 17 Article 521-1 du Code pénal : « Le fait, publiquement ou non, d'exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende […] ».
    • 18 Article R654-1 du Code Pénal : « Hors le cas prévu par l'article 511-1, le fait, sans nécessité, publiquement ou non, d'exercer volontairement des mauvais traitements envers un animal domestique ou apprivoisé ou tenu en captivité est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4ème classe […] ».
    • 19 Article L214-3 Code Rural et de la Pêche Maritime : « Il est interdit d'exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu'envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité […] ».
    • 20 Article L215-11 Code Rural et de la Pêche Maritime : « Est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait pour toute personne exploitant un établissement de vente, de toilettage, de transit, de garde, d'éducation, de dressage ou de présentation au public d'animaux de compagnie, une fourrière, un refuge ou un élevage d'exercer ou de laisser exercer sans nécessité des mauvais traitements envers les animaux placés sous sa garde. L'exploitant encourt également la peine complémentaire prévue au 11° de l'article 131-6 du code pénal. […] »
    • 21 Article R214-85 du Code Rural et de la Pêche Maritime : « La participation d'animaux à des jeux et attractions pouvant donner lieu à mauvais traitements, dans les foires, fêtes foraines et autres lieux ouverts au public, est interdite sous réserve des dispositions du troisième alinéa de l'article 521-1 du code pénal. »
    • 22 Tribune publiée dans Le Monde du 7 janvier 2023 :
    • 23 https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/07/tauromachie-il-faut-reformer-labouvine-et-mettre-fin-a-certaines-pratiques-archaiques_6156980_3232.html Réponse de la Commissions dans un communiqué des services juridiques du 5 mars 2019.
    • 24 Article de la LFDA du 17 novembre 2017, « Bistournage en Camargue », par Jean Claude Nouet, publié dans la revue Droit Animal, Ethique & Science numéro 95.
    • 25 Article 13 TFUE : « Lorsqu'ils formulent et mettent en œuvre la politique de l'Union dans les domaines de l'agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l'espace, l'Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu' êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux. »
    • 26 Loi Allemande de protection des animaux « TierSchG ».
    • 27 Article L214-1 : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »
    • 28 Protocol on protection and welfare of animals’ in the Treaty of Amsterdam. Official Journal of the European Union C340, 10.11.97.
    • 29 Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES).
    • 30 Avis Anses, février 2018.
    • 31 https://agriculture.gouv.fr/le-bien-etre-animal-quest-ce-que-cest.
    • 32 Arrêté du 25 juin 2018 relatif à l’identification des équidés.
    • 33 Obligatoire depuis le 1er janvier 2003 pour les équidés, et facultative pour les bovins.
    • 34 Proposition de l’association Alliance Ethique Animale.
    • 35 Code de recommandations pour le bien-être des animaux d'élevage au Royaume-Uni, point 18 (marking) https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachm ent_data/file/69368/pb7949-cattle-code-030407.pdf.
    • 36 Livre généalogique de la raço di biòu.
    • 37 Aurélien Jouvenel, interviewé pour un article du Journal Alternatives Economiques, « Courses camarguaises : le business derrière la « tradition », 10 février 2023.
     

    RSDA 2-2023

    Dernières revues

    Titre / Dossier thématique
    Le cochon
    L'animal voyageur
    Le chat
    Une seule violence
    Le soin