Dossier thématique : Les archives des animaux

Les archives ne donnent pas leur langue au chat : sources documentaires et pistes de recherches concernant "Felis catus"

  • Cyril Dayde
    Conservateur en chef du patrimoine
    Directeur des Archives départementales de la Mayenne

 

  1. Au chat sont couramment prêtées des caractéristiques contradictoires1 : douceur et paresse voire volupté, mais également discrétion, agilité et nyctalopie voire prédation. Cette ambiguïté, loin d’être un effet conjoncturel de la période actuelle, est en réalité représentative de l’image qui colle à la peau – ou plus exactement au pelage – du félin sur le temps long de l’histoire2. Quels sont les grands mouvements et les principales tendances des relations entre le chat et l’homme au cours de l’histoire ?
  2. Pour brosser un tel tableau, on pourra recourir, entre autres sources, aux archives. Ces dernières sont définies dans la loi comme l’ensemble des documents produits dans l’exercice d’une activité3. Ainsi les archives mises à disposition des chercheurs témoignent-elles toujours du contexte dans lequel une activité humaine, le plus souvent administrative mais pas toujours, a eu à connaître de la relation entre l’homme et l’animal, en l’occurrence le chat.
  3. Une étude globale des sources archivistiques permet de distinguer dans le sujet des considérations de nature distincte, que nous nous proposons d’exposer successivement. Nous procéderons pour cela comme nos ancêtres lorsqu’ils ont été confrontés au chat : d’abord I. par une observation visant à catégoriser le chat dans les classifications du vivant connu ; puis II. par un recensement des places successivement ou concurremment offertes au chat dans les espaces humains ; ensuite III. par l’évocation d’un rôle plus immatériel du chat, dans la culture et les arts ; enfin, sur la base des recherches menées, IV. par un recensement des différents biais et obstacles rencontrés par la recherche, qui accentuent la complexité du sujet.

I. Le chat dans le règne animal : un inclassable ?

  1. L’homme appréhende généralement le vivant par une attitude d’observation et de description de ce qu’il voit, qui le conduit simultanément à nommer et à classifier en fonction des mots et catégories déjà connus. Le chat n’échappe pas à la règle, et se prête particulièrement à ce double examen étymologique et anatomique.

A. Des mots pour le dire

  1. Le mot « chat » provient4 d’un terme latin cattus ou gattus (féminin catta ou gatta), que l’on retrouve non seulement dans les langues romanes, mais également dans les langues celtiques, germaniques et slaves. Cela suppose donc une origine commune, probablement d'une langue africaine puisque le berbère et le nubien ont des termes proches. Plus intéressant encore, le mot cattus, à l’image d’une espèce envahissante, a éradiqué et remplacé un terme qui vivait auparavant : feles. Ce dernier désignait seul, de manière générique, tous les petits carnassiers5 dont les chats sauvages, et était employé en composition pour parler des mustélidés (blaireaux, martres, belettes, fouines et furets6).
  2. Les substitutions de mots ne sont pas rares ; surtout elles ne sont jamais gratuites. En l’occurrence, les linguistes estiment que celle de cattus à feles s’est produite à l’époque impériale (ive), c’est-à-dire au moment de l’introduction à Rome des chats domestiques, peut-être en provenance d’Égypte7. Ainsi les encyclopédistes contemporains8 concluent-ils que « Notre Chat, plus familier que domestique au sens propre du mot, ne descend pas du Chat sauvage d'Europe (Felis silvestris), avec lequel il ne s'hybride pour ainsi dire jamais, et surtout pas en liberté, mais de plusieurs espèces sauvages d'Afrique du Nord-Est, (…) avec des apports postérieurs de Chats sauvages asiatiques ».
  3. Une troisième racine9 est apparue au Moyen Âge, qui s’apparente à une base expressive « mi » symbolisant la petitesse et la douceur, comme dans les dérivés « mignon » et « emmitoufler ». Le chat y est rattaché, en partie par assimilation onomatopéique comme dans le terme « miaulement »10. Il y est désigné à travers deux variantes : 1. « mite / miste », signifiant « chatte » (xiiie), qui a donné « mitou / mitouard » puis « matou »11 (xvies.), parfois redoublée dans « chattemite » (xiiie s.) ou augmentée d’un adjectif de couleur dans « mistigri », à rapprocher de « croque-mitaine » où le chat est considéré comme l’animal du Diable ; et 2. « minon12 / minou » (xive s.) puis « minet » (xvie s.) qui donne « minette » et « mimi » (xixe s.). On retrouve l’ambivalence déjà notée au sujet de la valeur morale du chat13, ici illustrée par l’opposition, dans une même famille étymologique, entre « croque-mitaine » et « minou ».
  4. L’argot du xixe – peut-être avant ? – a ajouté le terme « greffier » pour désigner le chat14, à la fois par paronymie entre « griffe » et « greffe », et par proxémie autour de la notion d’égratignure (la plume du greffier égratigne la page comme la griffe du chat égratigne sa victime).
  5. Ce relevé ne prétend pas à l’exhaustivité : nous nous en tenons aux termes les plus répandus et renvoyons aux ouvrages spécialisés15 pour les noms vernaculaires du chat, tels « marcou » (Jura) ou « miron » (francoprovençal), qui se rattachent d’ailleurs souvent à des racines déjà mentionnées.

B. De l’observation à la classification

  1. La grande variété de ces termes a ceci de notable qu’elle ne vise pas à distinguer des sous-espèces différentes, mais simplement à désigner différemment – et avec des connotations variées – un même animal. Les caractéristiques anatomiques et éthologiques propres au chat relèvent du travail des naturalistes, à qui il revient d’observer et classifier les espèces. Concernant le chat, les études portent principalement sur sa vision, ses facultés de chasseur et son aptitude à communiquer. La documentation est riche sur ces sujets, qui ont valu au chat de servir d’archétype à la classification de plusieurs espèces de petits carnassiers.

a) Une vision en demi-teinte

  1. Selon une croyance tenace, les chats auraient les yeux lumineux ou à tout le moins la capacité de voir dans l’obscurité16. Cette fausse croyance tient en réalité au fait que ce sont, comme les chiens, des prédateurs de l’aube et du crépuscule (dits « mésopiques ») chez lesquels la vision binoculaire « joue un rôle essentiel pour l’évaluation des distances et la préhension »17. Ainsi, leurs yeux réfléchissent la moindre lueur. Dans l’obscurité totale, ce sont les longs poils, appelés « vibrisses », de leurs moustaches, de leurs sourcils et de leurs oreilles qui leur donnent la perception nécessaire.

b) Un redoutable chasseur, un véritable carnassier

  1. Les vibrisses ne sont pas le seul atout de ce prédateur. Le chat compte 517 muscles, aux longues fibres souples et résistantes, dont certains en faisceaux renforcent la colonne vertébrale et lui donnent une excellente élasticité. Il est bon coureur, saute en longueur avec précision grâce à sa vision binoculaire. En dépit de son aptitude à retomber sur ses pattes, il redoute le saut en profondeur, du haut d'un arbre par exemple.
  2. Par ailleurs, il dispose à chaque patte de griffes rétractiles, aiguës et coupantes, rentrées sous des coussinets dont elles sortent pour grimper, saisir, griffer ou déchirer. Une fois la proie capturée, 30 dents entrent en fonction : 6 incisives et 2 canines complétées par 8 molaires en haut et 6 à la mâchoire inférieure. Ces dernières, présentant une forme en dents de scie, découpent la chair (petits rongeurs, oiseaux, poissons). Les chats reviennent rarement sur une proie de la veille ; ce ne sont pas des charognards à l’état sauvage et les chats de maison le sont encore moins. Foncièrement carnivores comme tous les félidés, ils ont également besoin de végétal : légumes et fruits cuits, riz, lait pour les chatons puis eau fraîche.
  3. Enfin, pour résister au froid et plus largement aux variations de température, les chats disposent d’un pelage plus ou moins dense18. La Fédération féline française établit d’ailleurs sa classification19 des chats domestiques sur la fourrure (épaisseur puis couleur) et de manière secondaire sur la couleur des yeux. On distingue ainsi 1/ les chats à poil court, parmi lesquels ceux au pelage uni, tricolore ou marbré, les Européens (tigrés ou bleus), les Siamois (bruns ou bleus), les Abyssins et les chats de l’Île de Man (sans queue) ; et 2/ les chats à poil long, parmi lesquels ceux aux yeux orange, les Persans et les Birmans. À noter d’une part que le noir, le blanc et le fauve sont les teintes dominantes ; d’autre part que les chats ne présentent jamais de pelage tacheté, contrairement à d’autres espèces de félins. Le chat passe un temps certain à dormir et à s’entretenir : il « fait sa toilette » avec sa langue râpeuse et « fait ses griffes » en les affûtant sur des surfaces dures.

 c) Un comportement prévisible

  1. Sur le plan de l’éthologie, trois attitudes du chat sont aisément décelables. Le ronronnement est une manifestation de contentement ; le sifflement, associé aux oreilles couchées et à des mouvements de queue, manifeste l’agacement voire la colère ; quant au miaulement, il exprime une gamme d’émotions qui s’étend de la souffrance à une simple demande.

 d) Archives et anatomie du chat

  1. Les paragraphes qui précèdent synthétisent les constats des naturalistes au cours de leur observation du chat. Ces observations ont donné lieu à la production de documents : notes, dessins qui constituent, au sens strict, des archives20. Parmi les institutions publiques, on songe en premier lieu au Muséum national d'Histoire naturelle (MNHN), à Paris, qui conserve des dessins et peintures21, des planches gravées22 parfois extraites de publications, et des photographies. Ces collections documentent le chat mais aussi, dans une moindre proportion, ses parasites, comme la puce23. Les archives départementales ne sont pas en reste. De tels fonds sont généralement conservés en série D (instruction publique, sciences et arts) pour l’Ancien Régime, en série T (enseignement, affaires culturelles, sports) pour la période 1800-1940, ou bien en série J (archives privées et documents entrés par voie extraordinaire) quelle que soit la période. À cet égard, les Archives de l'Hérault sont bien pourvues au sujet du chat24.

 e) Le chat, un félin archétypique

  1. En complément de ce qui a été écrit supra sur les termes et leur emploi, il est à noter que les mots « chats » et « félins » relèvent de la synecdoque : ils s’utilisent tant pour l’espèce que pour la famille à laquelle elle appartient au sein de l’ordre des mammifères carnivores25. Ainsi distingue-t-on, au sein de la famille des félins, les panthérinés ou « grands félins » et les félinés ou « petits félins ». Fait significatif, le terme « chat » joue un rôle de taxon générique et entre en composition pour désigner des espèces cousines26 : chat haret, chat sauvage27, chat-cervier, chat-pard28, chat-tigre, chat des sables, chat au pied noir. On pourrait rajouter, en français du Viêtnam, le chat doré, le chat marbré et le chat pêcheur, espèces de félins sauvages endémiques. Plus métropolitain et plus amusant est le cas du chat-fouine, ordinairement écrit « chat-fouin » (au masculin) voire « chafouin » en seul mot, qui a brièvement désigné le putois avant de qualifier injurieusement une personne fluette et sournoise29. Nous conclurons ce paragraphe avec le cas particulier d’un oiseau nocturne : le chat-huant. Son nom originel, « javan » (xie) puis « chahuan » (xiiies.), provient du gaulois « kawos », onomatopéique et à rapprocher de « chouette » et « choucas ». Au xive s., le mot est réinterprété en raison de la forme de la tête de cet oiseau et de son cri30, comme s’il s’agissait d’un « chat qui hue ».
  2. On aurait tort de cantonner ces considérations sémantiques à la seule sphère du vocabulaire, car derrière les mots se cachent des idées et, plus largement, un certain regard porté sur le vivant. Les naturalistes du siècle des Lumières, tel Buffon, ont été particulièrement actifs dans la classification des animaux. Le suédois Carl von Linné a proposé d’harmoniser les dénominations d’espèces en recourant à la nomenclature latine « binomiale », constituée du nom du genre suivi d’un terme « épais », mais pas nécessairement descriptif31. Ainsi Felis sylvestris et Felis catus appartiennent-ils au genre Felis et à la famille des Feli­dae comme Pathera tigris et Panthera leo(32). Les naturalistes contemporains, notamment tenants de la méthode phylogénétique, modifient les taxons au gré des évolutions de la connaissance33. Il est ainsi préconisé de classifier les espèces de manière systématique34, « par affiliation et non par ressemblance », de sorte que les mammifères carnivores « forment un groupe dont les formes et les couleurs varient beaucoup ». En somme, afin de distinguer l’espèce Felis catus parmi le groupe nombreux de ses cousins, on a accolé en nomenclature binomiale les deux termes qui l’ont désigné successivement en latin avant et après sa domestication à Rome35.
  3. Les archives témoignent, mais très marginalement, de cette dimension archétypique du chat. Un exemple très intéressant est fourni par un document conservé aux Archives départementales de l'Hérault, dont voici la description dans l’inventaire : « lettre adressée à l'intendant [du Languedoc] par Bourgeois, curé de Bouconville (Ardennes), prétendant avoir identifié la bête, grâce aux descriptions données, comme étant un chat-tigre, animal singulier [...] qu'on ne trouve autre part que dans Luncatan [Yucatan], presqu'île du Mexique, qui a été débarqué en France probablement par la Méditerranée, peut-être aussi par l'océan, et que l'on peut piéger avec un veau empoisonné (25 mars 1765) »36. Le chat-tigre correspond à l’oncille, espèce de félin effectivement endémique d’Amérique du Sud.

 II. Le chat aux côtés de l’homme : un indésirable désiré ?

  1. Marqués par cette ambivalence qui les caractérise37, les chats ont la particularité38 d’avoir existé et d’exister encore simultanément à l’état domestique et à l’état sauvage. Ces deux états seront présentés successivement, après quoi seront relevés quelques usages méconnus du chat par l’homme au cours de l’histoire.

A. Une longue domestication

  1. Des animaux sont dits domestiques39 s’ils ont subi de la part de l’homme des modifications et sélections40. On parle aussi d’animaux familiers, quand ils partagent leur zone de vie avec l’homme, voire d’animaux de compagnie, quand ils sont détenus par l’homme pour son agrément. Le processus de domestication41 du chat s’est étale sur le temps long, et s’inscrit depuis le xixe dans l’histoire des animaux de compagnie. Les archives offrent quelques jalons chronologiques de cette évolution, jusqu’à la lutte actuelle contre la maltraitance et l’abandon.

a) « L’invention du chat moderne »

  1. Ce paragraphe emprunte son intitulé et les grandes lignes de son contenu au récent article de Tomohiro Kabahira42. Les dernières découvertes archéologiques suggèrent que le chat pourrait avoir été introduit en Occident dès la Préhistoire, mais il n’y connut pas le statut privilégié que lui réservèrent les Égyptiens durant l’Antiquité. Il demeura longtemps cantonné, concurremment avec des genettes ou putois semi-apprivoisés, à une fonction utilitaire de chasseur de souris et autres animaux nuisibles43. Mais les Lumières, résolues à discréditer le Moyen Âge chrétien, ont exagéré une légende noire selon laquelle le chat était considéré alors comme une incarnation du Diable. Pourtant, des traces de pattes – et même d’urine ! – de chats dans des manuscrits du xve démontrent leur présence à cette époque dans les monastères44. D’autres sources confirment « que le chat fut un animal fami­lier déjà à l’époque médiévale, même s’il symbolisait les vices dans le bestiaire »45. Peintres et humanistes de la Renaissance lui conférèrent même – de manière exceptionnelle il est vrai – le rang de compagnon de l’homme. « Mais la conception ancienne persista. Ainsi dans l’iconogra­phie hollandaise du XVIIesiècle46, le chat symbolisa l’indiscipline, contrasté avec le chien, emblème, lui, de l’éducation »47. La situation demeura en demi-teinte au xviiie s. : Buffon fonda sa théorie de la domesticité sur la capacité affective des animaux, qu’il déniait aux chats, condamnés selon lui à rester d’éternels « demi-sauvages »48. Le xixe s. réfuta cette doctrine et bascula dans un éloge unanime du chat, certes mys­térieux et méfiant envers les inconnus, mais absolument capable d’aimer et donc digne d’être aimé49.

 b) Les animaux de compagnie et le tournant du xixe s.

  1. Aux xviie et xviiie, posséder des animaux domestiques est un privilège aristocratique : chiens, chats, agneaux, lièvres, hamsters, oiseaux divers et même singes, « considérés, surtout en ce qui concerne les espèces exotiques, comme des biens de luxe et servaient à souligner le prestige des propriétaires »50. L’industrialisation et l’urbanisation du xixes. virent chiens et chats investir progressivement les intérieurs bourgeois puis les ceux des classes moyennes citadines51. Alors que l’amitié de l’homme pour le chien s’inscrivait dans une longue tradition, « la grande nouveauté (…) fut [alors] la réhabilitation des chats »52. « Tel l’ange du foyer, il était identifié aux vertus de dignité et de bienséance et aux qualités féminines de grâce et de légèreté »53.
  2. Symboles de ce statut nouveau des animaux de compagnie comme des membres à part entière du foyer, des cimetières pour chiens et chats furent ouverts à New York, Londres puis Paris dans les décennies 1880 et 189054. Furent ensuite créées les pensions de vacances et, « dans l’entre-deux-guerres, la pet food entra dans les dépenses courantes des classes moyennes et supérieures en Europe et aux États-Unis »55. Dans le même temps, les progrès de la médecine vétérinaire ont permis d’identifier des pathologies et de développer de véritables protocoles chirurgicaux pour les animaux de compagnie, y compris les NAC56. Certains ont même pu bénéficier de dispositifs médicotechniques (ou « bioniques »57). En 2022, le nombre d’animaux de compagnie est estimé à plus d’un milliard dans le monde, ce qui représente 62 % des familles58. La médaille d’or (chiffres de 2018) revient aux chiens et celle d’argent aux chats, avec respectivement 470 et 373 millions de têtes. Mais dans certains pays comme la France ou les États-Unis, « les effectifs [du chat] dépassent ceux du chien »59. Les « amoureux des chats », jusque-là rares et isolés, ont progressivement constitué une nouvelle catégorie sociale désormais largement répandue60. Entre-temps, le rôle de chats de garde, à proximité de parchemins et papiers menacés par les rongeurs, a fait long feu. Au xixe, les Archives nationales britanniques furent créées après que des restes de rats et de chat ont été découverts en 1836 dans un coffre de documents61. Au siècle suivant, le Premier Ministre anglais institua la tradition de nommer un « Souricier en chef » pour son Cabinet du 10, Downing Street à Londres. En 2011, David Cameron marqua l’histoire en recrutant (puisqu’il a statut de fonctionnaire) un chat issu d’un refuge, appelé Larry62.

 c) Les archives du chat domestique

  1. Un phénomène si long et progressif ne pouvait passer inaperçu dans les archives. Plusieurs aspects sont ainsi documentés et fournissent une chronologie des tendances historiques. Parmi ces aspects : la détention de chats domestiques, la vie quotidienne à leurs côtés, les cas de vols voire de blessures mortelles infligées à des chats.
  2. Depuis quelques années63, obligation est faite à tous les nouveaux propriétaires de déclarer leur chien ou leur chat aux services du ministère de l’Agriculture. Ce dernier a souhaité déléguer la gestion du fichier ainsi constitué à la société « Identification des carnivores domestiques » (I-CAD64). La base de données des animaux et de leurs propriétaires entre pleinement dans le champ des archives publiques telles que définies par la loi65, néanmoins elle ne sera pas de sitôt accessible au public. Et comme cette obligation est récente, il n’existe pas de source historique antérieure qui documente l’acquisition, la cession, la perte ou la mort d’un chat. Le chercheur devra se contenter de mentions éparses, qui ne représentent très probablement qu’une infime partie de l’ensemble des cas. Il faut en effet que la détention de chat ait été portée à la connaissance de l’administration, en dehors de toute contrainte réglementaire, et donc le plus souvent en marge de procédures judiciaires. De tels documents sont normalement conservés aux archives départementales, en série B pour la période antérieure à 1790, en série L entre cette date et 1800, en série U entre 1800 et 1940 et enfin en série W après cette date. Nous nous bornerons à citer un seul exemple66, non pas qu’il soit emblématique ou représentatif, mais parce qu’il est hélas l’un des seuls que nous ayons pu identifier…
  3. Heureusement, et comme on pouvait l’espérer, la vie quotidienne au contact de chats est plus présente dans les archives. Elle l’est d’ailleurs essentiellement dans les collections iconographiques, ordinairement conservés aux archives départementales dans la série Fi qui leur est dédiée, voire dans la série J consacrée aux archives privées67. Certaines circonstances donnent une valeur accrue au témoignage, les périodes de guerre en font partie. On pense spontanément au rôle des chevaux, chiens et pigeons, efficaces auxiliaires et compagnons de l’armée68, mais quelques chats sont aussi attestés au plus près des tranchées69. Ils pouvaient tout à la fois repousser les rats qui ne manquaient pas de menacer les provisions des soldats, et prodiguer quelque affection, si précieuse sous la mitraille.

  4. La relation entre l’homme et le chat n’a cependant pas toujours été aussi bienveillante. Il s’agit clairement d’un biais archivistique70, mais les archives judiciaires rapportent plus volontiers des affaires dans lesquelles les chats concernés ont fait l’objet de vols, voire de mauvais traitements ayant entraîné la mort avec ou sans intention de la donner. La Bourgogne médiévale étant particulièrement bien couverte, il est possible de recenser plusieurs cas dans la série B (affaires judiciaires) des Archives départementales de la Côte-d’Or, tant pour les vols71 que pour les morts72. Le chercheur recensera ces affaires, mais il comparera surtout le montant des amendes avec celui des autres affaires jugées par les mêmes tribunaux, afin d’établir une « échelle de valeurs ». Ainsi, les vols de chat sont punis par une amende de même somme que pour avoir chassé le lièvre sans permission ou pour avoir jeté un verre de vin à la figure de quelqu’un ; mais c’est 200 fois moins que pour une tentative de viol. Quant aux coups mortels portés à des chats, c’est autant que pour avoir lavé (du linge ?) dans une fontaine malgré l’interdiction, deux fois plus que pour avoir mangé les poules d’un tiers ou quatre fois plus que pour avoir battu un chien. On peut donc en conclure que la vie du chat n’est pas foncièrement moins prisée que celle des autres animaux domestiques, dans ce Moyen Âge qu’on dit souvent si hostile aux petits félins.

 d) Quand le maître perd le droit de vie ou de mort

  1. Les évolutions juridiques et sociétales récentes sont encore plus favorables. Comme le rappelle Marie-Angèle Hermitte, « Le chat peut être un animal de compagnie objet de propriété de son humain »73, mais tout n’est pas permis pour autant. Ainsi plusieurs affaires récentes de maltraitances, abondamment relayées dans la presse, ont suscité condamnations en justice74 et réactions indignées. Les moyens de diffusion et de partage de l’information et des opinions aujourd’hui permettent la viralité de telles affaires dont s’emparent réseaux sociaux et associations de défense des animaux, conduisant parfois à la profération de menaces de mort envers les mis en cause75. Les pouvoirs publics se sont également engagés sur le sujet, comme en témoigne la loi du 30 novembre 202176 qui institue notamment un « certificat d’engagement et de connaissance » pour les acquéreurs d’un animal de compagnie ou d’un équidé.
  2. L’abandon d’animaux de compagnie est assimilé à une maltraitance, et passible à ce titre d’une peine de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende, comme le rappelle sur son site le ministère de l’Agriculture77, qui a par ailleurs commandé une mission parlementaire à ce sujet78. À ces dispositions générales s’ajoute un dispositif propre aux chiens et aux chats. Outre l’obligation de déclaration de détention, le Ministère a institué en mai 2021 un Observatoire de la protection des carnivores domestiques79 afin de disposer de statistiques et de diagnostics plus précis pour guider sa politique en la matière.
  3. Concernant spécifiquement le chat, le Ministère concentre son action sur l’encouragement à la stérilisation, destinée à endiguer la prolifération de bêtes non désirées et vouées alors pour certaines à la mort ou à l’errance. Bien qu’elle ne soit pas obligatoire, elle est présentée comme un acte de protection80. Le Code rural enjoint d’ailleurs les maires à y recourir en alternative à la fourrière, ce qui permet de relâcher ensuite les bêtes non identifiées81. Ce dispositif « chats libres » est ordinairement mis en œuvre avec le concours local de vétérinaires et d’associations de protection animale. Les politiques publiques énumérées ci-dessus donnent lieu à la production de documents qui rejoindront, dans quelques années, les archives municipales, départementales ou nationales. Il n'en va pas de même des archives des clubs félins, structures privées dénuées de délégation de service public. Ces associations, institutionnalisées dans la seconde moitié du xixe, ont défini les canons de chaque race et emprunté la pratique des sociétés cynophiles d’organiser des concours de beauté pour juger les spécimens qui incarnent le mieux les standards fixés. Dans le même temps et pour répondre à ces exigences, « les éleveurs (…) ont incessam­ment créé de nouvelles races félines – de nos jours, l’International Cat Association en reconnaît plus de soixante-dix, alors que Buffon n’en connaissait que quatre »82.

 B. Une certaine persistance de l’état sauvage ?

  1. La domestication et même le raffinement dans la sélection des chats de race n’ont pas totalement effacé ni leur nature sauvage ni même la coexistence d’individus domestiques et d’individus sauvages. On désigne d’ailleurs spécifiquement sous le terme de « chats harets » des chats domestiques redevenus sauvages. Cet état de fait se manifeste principalement à travers deux phénomènes : la transmission de maladies (épizooties, zoonoses) et l’incidence sur la biodiversité.

a) Les maladies du chat (et de l’homme)

  1. Parmi les maladies auxquelles les chats sont sujets, le typhus est courant, dangereux, contagieux et précoce. Il se manifeste par de fortes fièvres, le poil collé, vomissements et coliques. Un vaccin préventif existe et, si cette précaution n’a pu être prise à temps ou s’est révélée inefficace, un traitement peut être administré. Tuberculose, maladies nerveuses et maladies de peau sont également fréquentes83. Par instinct, les chats savent bien souvent trouver les herbes purgatives qui soignent leurs leurs maux.
  2. Dans les siècles derniers, les périodes d’épidémies suscitèrent une méfiance accrue envers les animaux, suspects de contagion, et des massacres sont rapportés. Daniel Defoe rapporte dans son Journal de la peste que 40 000 chiens et 200 000 chats auraient été abattus ou empoisonnés, sur ordre des autorités municipales, pendant l’épidémie londonienne de 166584. Robert Darnton a quant à lui étudié Le Grand Massacre des chats (1984), perpétré au siècle suivant par des ouvriers parisiens et dont un manuscrit fait le récit85. Les biologistes incitent aujourd’hui à adopter une perspective plus nuancée : « très peu de zoonoses viennent des animaux de compagnie, car les humains ont co-évolué avec les chats et les chiens au cours des deux derniers siècles »86. Ainsi, « les zoonoses viennent plutôt des animaux domestiques et sauvages qui se sont éloignés des humains du fait de l’urbanisation, et qui reviennent dans l’espace public »87. Frédéric Keck va plus loin en voyant dans le discours sur les zoonoses une résurgence des « fantasmes de contagion » apparus autour de la pandémie de sida dans les années 1980, transférés désormais sur les animaux.

 b) Le chat, partie prenante et menace de la biodiversité

  1. Pour ce qui est de la biodiversité, le chat (en l’occurrence sauvage) incarne là encore une contradiction. D’une part, pour Marie-Angèle Hermitte, « La réapparition d’un chat sauvage, espèce à part entière autrefois réputée démoniaque, est considérée comme une victoire du droit de la biodiversité. Un chat errant n’est plus condamné à l’euthanasie, mais à la stérilisation ; relâché avec ses papiers, il devient un "chat libre" »88.
  2. D’autre part, un nombre croissant d’acteurs du monde animal soulignent les dégâts causés par les félins sur le vivant, et le risque de disparition qu’ils font peser sur la faune aviaire89. Ce dernier point ne manque d’interpeller, tant il rassemble en une même dénonciation des groupes d’opinion habituellement opposés : associations de défense des animaux90 et en particulier des oiseaux91, associations de chasseurs92, et finalement médias généralistes93. Les études menées sur l’extinction94 des espèces classent ainsi le chat sur la seconde95 marche du podium des coupables, avec une soixantaine d’espèces à son tableau de chasse, dont 2/3 d’oiseaux. Les félins se voient néanmoins reconnaître deux circonstances atténuantes : 1/ ils chassent non seulement pour se nourrir, mais aussi par instinct de prédateur, puisque leur anatomie est ainsi faite ( supra, I.B.b) ; 2/ l’augmentation du nombre de proies dues aux chats est mathématiquement liée à la hausse du nombre global de chats, conséquence de l’engouement de l’humain pour ces animaux domestiques. La stérilisation est une des mesures qui peut contribuer à endiguer le phénomène.
  3. Le chat n’est enfin pas le seul félin à chasser par nature, au point que certaines espèces développent des stratégies de prédation inattendues. On rapporte en Amérique du Sud le cas du chat-tigre – ou margay – qui imite le cri du jeune singe tamarin, de la famille des sagouins, pour attirer des individus adultes et les capturer d’un geste rapide96.

 C. « Dans le chat, tout est adéquat »

  1. La distinction, dans les sous-parties qui précèdent, entre le chat domestique et le chat sauvage, n’est pas valable dans tous les secteurs ni à toutes les périodes. Notamment, avant l’entrée du chat dans le club privilégié des animaux de compagnie au xixe, on faisait du chat – et les archives en portent témoignage – toutes sortes d’usages. Le célèbre adage « dans le cochon, tout est bon » pourrait ainsi être reformulé : « dans le chat, tout est adéquat ». Trois usages notamment retiennent notre attention : sa fonction thérapeutique, sa fourrure et… sa chair !

a) Un « médi-chat-ment »

  1. La présence d’animaux dans la pharmacopée est un phénomène ancien, qui persiste encore dans certaines régions du globe97, mais la participation du chat n’est pas de celles qui viennent spontanément à l’esprit. Pourtant, les Archives départementales de l’Hérault conservent un document passionnant sur les traitements administrés à une dame du Grand Siècle, à savoir : « pour y avoir appliqué deux pigeons sur le serveau ; pour y avoir appliqué deux poumons de mouton sur le serveau ; plus pour y avoir appliqué un gros chat sur le serveau ; plus pour luy avoir apliqué un amplastre de vésicatoires entre les deux épaules et pancé »98. On peut regretter de ne pas disposer de détails sur le mode d’application du gros chat sur le cerveau, mais la recherche consiste aussi à se satisfaire des sources telles quelles sont, et à accepter leurs lacunes et leurs silences.

 b) Dans la peau d’un chat

  1. Quittons les rives de la Méditerranée pour gagner la région limitrophe de la Bourgogne, de la Champagne et de l’Île-de-France. Elle se trouve aux confins des climats océanique et continental et les hivers peuvent y être froids et humides. Cela explique peut-être pourquoi, au xive, l’archevêque de Sens (auj. Yonne, ch.-l. arr.) a accepté de débourser 16 sous (environ 100 € de 2024) pour acheter plusieurs peaux de chat afin de se faire confectionner une couverture de lit99. La promotion du chat au rang d’animal familier et bien-aimé n’a pas mis fin à cet usage qu’on penserait d’un autre temps, aujourd’hui sur fond de trafic international100.

 c) Un chat dans la gorge…

  1. On dit de quelqu’un de malade qu’il ne se sent pas dans son assiette, voire qu’il a un chat dans la gorge. Ces deux expressions imagées ont pourtant connu des applications au sens propre, s’il faut en croire les sources du Moyen Âge et de l’Époque moderne. Les Archives départementales de la Savoie conservent ainsi un document qui relate une sombre affaire. Elle se déroule en 1778 dans le village de Trévignin, où un chat blanc a disparu depuis une semaine. Son propriétaire, Maurice Marin-Bertin, suspecte un voisin, François Marin-Grosjean, de l'avoir volé pour le manger, « car telle étoit sa coutume ». Les deux hommes se croisent, le propriétaire du chat traite le voleur présumé de « mangeur de chat blanc », après quoi l'accusé décharge un coup de fusil sur son accusateur, qui meurt le lendemain. Le meurtrier est condamné aux galères perpétuelles en première instance, peine commuée par arrêt du Sénat à 20 ans de galères101. Depuis quand l’accusation – donc peut-être le fait – de manger des chats a-t-elle eu cours en France ? Une indication, dans un document des Archives départementales de Côte-d'Or, peut être interprétée en ce sens au début du xiie On y apprend qu’un homme a été condamné à une amende de 2 francs pour avoir « vendu du chat »102 (1139). Mais que faut-il entendre par là ?
  2. Bien que des raisons morales et sanitaires rendent la consommation de viande de chat peu acceptable103 dans la société occidentale actuelle, elle est attestée en Asie104, en Afrique105, en Océanie et même en Europe106 ! En France et en Angleterre, le siège de Paris en 1870 et la Première Guerre mondiale ont donné lieu, on le sait, à la consommation d’animaux ordinairement exclus de l’alimentation humaine107. Pour lever les éventuelles réserves morales, on a parfois pu désigner la viande de chat sous l’euphémisme « lapin des toits ».

 III. Du chat réel au chat figuré, l’animal-totem et l’animal-muse

  1. Cette élégante périphrase met l’accent sur une dimension constituante du chat : sa capacité allégorique. Il est ainsi présent dans de nombreuses expressions courantes (en français mais également dans d’autres langues européennes ou extra-européennes), sous forme de symbole sur des objets courants ou dans la culture savante et populaire, c’est enfin une inépuisable source d’inspiration pour les artistes de tout poil.

A. Des mots pour le dire (bis)

  1. La richesse des vocables désignant Felis catus, la variété des connotations ainsi permises, et le nombre d’usages des félins, de la lutte contre les rats à l’échange de câlins, en passant par la fourniture occasionnelle de peaux voire de viande, expliquent la place importante que le chat occupe dans la langue courante, tant à travers des expressions imagées que pour nommer des objets.

a) Des expressions pour ne pas donner sa langue au chat

  1. Le célèbre linguiste Alain Rey constate que le chat « a inspiré de nombreuses locutions »108, mais il fait remarquer que ces expressions, en français, concernent surtout le chat mâle « alors que les mêmes, en italien, sont réparties entre le masculin et le féminin ». Il souligne également le fait que ces expressions placent le chat « parfois en opposition à chien, d'autre part avec ses proies, rat ou souris. » Ainsi peut-on d’abord dire « acheter / vendre chat en poche » (1610) ou « acheter un chat dans un sac », pour décrire une transaction faite sans avoir vu l’objet. Madame de Sévigné, illustre épistolière du Grand Siècle, semble être la première (1672) à avoir employé l’expression « mon Petit chat » comme surnom affectueux. Viennent ensuite « ne pas trouver un chat » (1778) puis « il n'y a pas un chat », qui signifie « ne trouver personne ». L’expression, attestée à la fin du xviiie, « jeter sa langue [à manger] aux chiens » a curieusement changé d’animal de référence pour devenir « donner » (1822) puis « jeter » (1832) « sa langue au chat ». De là, il n’y a qu’à contourner la glotte en direction de l’épiglotte pour « avoir un chat dans la gorge » (1835), métaphore que les linguistes n’expliquent pas. Vient enfin « écrire comme un chat » (1853), qui pourrait provenir du jeu paronymique sur griffe / greffe109.
  2. D’autres comparaisons sont relevées, bien que non datées : « Courir comme un chat maigre », c’est-à-dire très vite ; « passer comme un chat sur la braise », qui a le même sens et, au figuré, suppose de passer rapidement sur un fait douteux. « Faire une toilette de chat », c’est se laver de façon sommaire. Quant à « s'entendre / vivre comme chien et chat », c’est se quereller en permanence.
  3. D’autres expressions usuelles ne reposent pas sur la comparaison mais sur la métaphore110. Dans certaines, le chat incarne la sécurité, la prudence ou l’honnêteté : « à bon chat, bon rat », pour que toute défense soit à la mesure de l’attaque, sans quoi « quand le chat n'est pas là, les souris dansent » ; « chat échaudé craint l'eau froide », pour que toute expérience douloureuse serve de leçon ; « appeler un chat un chat » pour dire les choses telles qu’elles sont. Dans d’autres, plus nombreuses encore, le chat est signe de sournoiserie ou de culpabilité : « la nuit tous les chats sont gris », parce que l’obscurité efface les différences entre les personnes ; « n’éveillez pas le chat qui dort » en vous gardant de raviver une histoire ancienne qui pourrait vous nuire ; « avoir d’autres chats à fouetter » quand il y a des préoccupations plus importantes ; « c'est le chat [qui l'a fait] ! » lorsque quelqu’un refuse de reconnaître une culpabilité flagrante ; « jeter le chat aux jambes de quelqu’un » quand on lui rejette la responsabilité ; « tirer les marrons du jeu avec la patte du chat »111 quand on se sert d’un intermédiaire pour qu'il effectue des tâches que l'on craint de faire soi-même ; « emporter le chat », quand on quitte un lieu sans dire au revoir.
  4. Parmi les caractéristiques du chat appliqué à l’homme, on trouve l’agilité, la frilosité, la lascivité, l’aptitude à bondir ou sauter, à avancer à pas de chat, le fait d’avoir des yeux ou un sommeil de chat112. Quant aux femmes, elles peuvent se voir appliquer de la chatte les attributs suivants : un petit nez, un regard, une langueur, une pudeur, une volupté, une âme, des grâces ou des mines de chatte113. Le mot peut par glissement être utilisé avec une valeur adjectivale, à propos d'une personne ou de son attitude, pour qualifier des manières douces et insinuantes ; on rencontre parfois en ce sens les adjectifs « chatesque » voire « chatique ». Le félin peut avoir une dimension plus ludique dans « jouer au chat et à la souris », « jouer au chat et au rat », ou encore « jouer à chat / chat perché ».
  5. Outre la littérature, les archives, en tant que ressources textuelles datées, permettent d’attester l’usage d’expressions usuelles à telle ou telle époque. Cela peut concerner particulièrement les archives militaires114 et, dans une bien plus grande proportion, les archives judiciaires du Moyen Âge et d’Ancien Régime, conservées dans la série B des archives départementales115.
  6. Un dernier registre mérite tout particulièrement l’attention des chercheurs : celui des insultes. Ce phénomène a été étudié par Elsa Dorlin, qui note que : « Jusque dans la période contemporaine, l’insulte ou le mépris sexiste conti­nuent de puiser dans un bestiaire qui se veut offensant (…) : vache, poule, truie, chouette, biche, chatte, chienne, dinde, cougar, bique, moule, vipère, étoile de mer, guenon, gazelle, pie, perroquet, corbeau, crevette, mante religieuse, hippopotame, pou, tique, … »116. Le chat n’a pas échappé à ce phénomène117. Les Archives départementales de Côte-d’Or conservent, dans leurs fonds judiciaires du Moyen Âge et de l’Époque moderne118 (en série B, donc), une belle collection d’une quinzaine d’affaires conclues par des amendes infligées à des individus qui avaient traité des tiers de « chat » avec une évidente volonté injurieuse. La première occurrence remonte (au moins) à 1356119 ; suivent treize mentions au xve puis trois autres120 au cours du premier tiers du xvies. Ce terme est systématiquement utilisé comme synonyme de « menteur » et « voleur », et le plus souvent complété par des adjectifs ou d’autres qualificatifs visant à préciser ou amplifier l’insulte, parmi lesquels ce petit florilège : « Tu as menti comme un très chat » (1409), « Chat, traître, laron, fil d'una orda, vil putain, messelle, larranesse » (1417), « Voy celuy mesel, ordre vy puta, bastart Revoye, cucut olier, chat larron, puta chuta » (1434). Il peut aussi être étoffé de quelques menaces bien senties : « Herlo je te farey fuir for du pays comme chat et lare » (1427), « Je t'en donneray bien des autres [coups], va, chat larron que tu es » (1510). Un document héraultais, bien plus tardif, offre une variante « élégante » de ce injure, assortie de coups121. Il est possible, comme nous l’avons fait pour les maltraitances infligées aux chats (cf. supra, II.A.c), de mesurer les peines encourues par celui qui a traité des tiers de « chat », et comparer ses peines aux standards de l’époque. L’amende est aussi élevée que pour avoir menacé quelqu’un de l'étrangler ; elle est légèrement supérieure (4/3) à celle exigée d’un homme qui avait tué une poule et d’un autre dont le chien avait mordu un porc ; elle est enfin trois fois moindre que l’amende infligée à un homme qui avait lacéré un procès-verbal que son adversaire en justice s’apprêtait à remettre à un clerc du tribunal.
  7. En complément de la dimension injurieuse du mot « chat », on pourra citer le terme anglais « catcall»122, utilisé comme substantif singulier ou pluriel pour désigner 1/ un cri ou une huée signifiant le désaccord, dans une foule ou à l’occasion d’un événement sportif, ou bien 2/ une apostrophe ou un commentaire suggestif adressé à un tiers en public, constituant généralement une remarque sexiste ; on le trouve aussi sous forme verbale (« to catcall [somebody] »).

 b) Du sens imagé au nom d’objets et outils

  1. Les remarques concluant le paragraphe précédent donnent l’occasion d’évoquer un autre sens imagé du terme « chat », prenant cette fois une dimension concrète : le sens argotique désignant le sexe de la femme123, d’abord au masculin (« chat », xviiie) et remplacé plus tard par le féminin « chatte » avec son redoublement « chagatte » (vers 1950). Les linguistes y voient à la fois « une rencontre homonymique avec chas "trou, fente", mais aussi (…) la comparaison des poils pubiens avec le pelage d'un animal (Cf. beaver en anglais) »124. Dans le même esprit égrillard, une « chatterie » désigne une « caresse », « souvent avec des connotations sexuelles »125.
  2. D’autres mots, noms d’objets126, sont composés sur la base du mot « chat ». Il s’agit d’emplois techniques qui s’expliquent par analogie avec l'aspect physique du chat127 : le chat marin (espèce de phoque) et le poisson-chat (poisson) en référence aux moustaches ; le petit biscuit sec appelé « langue de chat » ; le « pied-de-chat », plante à l'aspect blanc duveteux ; la « queue de chat », un petit nuage blanc allongé. L’œil-de-chat est un cas intéressant : cette variété de pierres précieuses présente des reflets chatoyants, occasion de rappeler que cet adjectif, comme le verbe chatoyer et le substantif chatoiement sont utilisés depuis le milieu du xviiie pour désigner des reflets changeants selon la lumière, en référence aux reflets de l'œil du chat dans l'obscurité. Les griffes, comme on pouvait s’y attendre, sont la partie de l’anatomie du félin qui a inspiré le plus de dénominations d’objets, au point qu’on désigne simplement sous le vocable « chat » 1/ l’instrument à l'extrémité griffue utilisé en artillerie pour sonder l’intérieur du fut d'un canon ; 2/ le grappin utilisé en marine pour remonter des filets ou draguer des cordages. Les archives portent de rares attestations d’emploi des deux derniers termes : la pierre précieuse128 et l’outil muni de griffes129.

 B. Un félin archétypique (bis)

  1. La présence du chat parmi les hommes, au quotidien, est assurée au sens propre par l’animal lui-même, au sens figuré par les expressions qui se réfèrent à lui et les objets nommés d’après lui. Rien n’est alors plus normal que de le voir apparaître sous une forme imagée – et les archives en témoignent – sur d’autres objets quotidiens qui n’ont plus de lien direct avec l’animal ni avec sa morphologie. Ainsi des chats ont-ils pu orner des sceaux130, des pièces de monnaie131, des lettrines132 et marques d’orfèvres133. Plus récemment, les félins ont été promus au rang de sujets théoriques à l’appui de raisonnements scientifiques et philosophiques.

a) Un « cobaye » en physique quantique

  1. On dénomme ainsi sous le nom de « chat de Schrödinger » une conjecture imaginée par Erwin Schrödinger (1935) et qui repose sur un protocole expérimental consistant à placer un chat dans un environnement clos et aveugle – une boîte par exemple – dans lequel il est exposé à un danger mortel (poison ou influx électrique) qui peut lui être administré ou non. Les physiciens en concluent qu’il est impossible, à moins d’ouvrir la boîte, de savoir si le chat est mort ou vivant ; d’où l’on peut déduire qu’il est à la fois mort et vivant. Cette démonstration prend la métaphore d’un protocole expérimental « à taille humaine » mais elle s’applique en réalité à l’infiniment petit, pour explorer les limites de la pensée des scientifiques de l’école de Copenhague en matière de physique quantique ; étant entendu que l’expérience est purement spéculative : elle vise à nourrir la réflexion sans qu’il ne soit envisagé de la mettre en œuvre concrètement.
  2. Selon Étienne Klein134, le choix du chat comme « cobaye » s’explique de diverses manières : il pourrait faire suite à un échange de Schrödinger avec Einstein et/ou faire allusion au caractère parfois imprévisible du chat ou bien au mythe selon lequel le chat disposerait de 7 voire 9 vies, croyance liée à la réincarnation dans différentes religions du monde. La physique, en tant que science de la matière et de la nature, est pour ainsi dire une cousine de la philosophie ; il y a donc de la physique à la philosophie un pas que le chat saute allègrement.

 b) Un parangon en philosophie

  1. Dans sa célèbre pièce Rhinocéros, Eugène Ionesco utilise, comme Schrödinger, un chat-parangon pour tourner en ridicule les sophismes et autres paralogismes, figures rhétoriques fallacieuses. Il place ainsi, dans la bouche d’un personnage appelé « le Logicien » , le faux syllogisme suivant : « Tous les chats sont mortels, [or] Socrate est mortel, donc Socrate est un chat. » Comble de stupidité, le vieux Monsieur auquel s’adresse le Logicien ne s’offusque pas de ce raccourci abusif et acquiesce : « C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate. »
  2. Tout aussi surréaliste est le chat du Cheshire, le fameux félin tigré né sous la plus de Lewis Carroll dans le roman Alice au pays des merveilles(1865). Il s’illustre à la fois par son grand sourire un peu dément, et par la rhétorique fantaisiste dont il use dans les conversations philosophiques, et qui trouble Alice. Une lecture moins terre-à-terre de cette œuvre conteste la folie de ce personnage : n’est-il pas au contraire l'un des rares esprits rationnels135 – quoique désabusé – du roman ? Ce caractère ambivalent, si seyant à un chat, lui a valu de devenir un personnage important de la culture populaire.

 c) Un mème de la culture pop

  1. En effet, le chat du Cheshire a inspiré des livres, des films, des jeux vidéo et même des paroles et titres de chansons. Preuve que la culture populaire, si elle ne manifeste évidemment pas le même désir d’abstraction que la culture savante, partage néanmoins un même goût pour le chat archétypique, qui prend souvent, mais pas toujours, la forme d’un chat humanisé ou d’un humain empruntant des caractéristiques habituellement propres au chat. Sans prétendre dresser ici une liste exhaustive, prétention aussi vaine qu’irréaliste, en voici quelques exemples représentatifs.
  2. On pensera par exemple à la Mère Michel, dont la comptine bien connue signale qu’elle a perdu son chat et crie par la fenêtre à qui le lui rendra. Finalement, le père Lustucru la rassure : son chat n’est pas perdu et, contre récompense, lui sera même restitué. La transaction n’aboutit pas et le pauvre félin est vendu136. Toujours à destination des enfants, Tom and Jerry (Tom et Jerry), série d’animation (6 à 10 minutes par épisode) initiée par William Hanna et Joseph Barbera en 1940 et qui s’est maintenue et renouvelée avec une incroyable longévité jusqu’au début des années 2020, avec quelques déclinaisons en longs métrages et jeux vidéo. La série Tweety & Sylvester (Titi et Grosminet), créée par Friz Feleng en 1942, a compté 46 épisodes de 7 minutes jusqu’à son interruption en 1964, elle aussi poursuivie par des longs-métrages. L’une et l’autre reposent sur le jeu du chat et de la souris – celle-ci prenant la forme d’un canari dans la seconde – où l’adresse et la malice inventive du chat sont systématiquement tenues en échec. La série Herman and Katnip, par Seymour Keitel, est contemporaine des précédentes (1944-1959) mais n’a pas connu de déclinaisons en format long. Enfin, une version parodique de ces séries est insérée dans certains épisodes des Simpson, de Matt Groening (depuis 1990) sous le titre The Itchy and Scratchy Show. Les chamailleries dont sont victimes Tom, Grosminet ou Katnip prennent contre Scratchy des tournures souvent mortelles, qui semblent ne pas choquer les enfants Bart et Lisa Simpson, hilares devant cette cruauté animale banalisée.
  3. Dans un esprit moins burlesque, The Aristocats (Les Aristochats), long-métrage d'animation des studios Disney (1970),tiré d’une histoire de Tom McGowan et Tom Rowe. Paris, 1910, l’ancienne cantatrice Adélaïde Bonnefamille a choisi pour héritiers la chatte Duchesse et ses trois chatons Marie, Toulouse et Berlioz. Le majordome Edgar ne l’entend pas de cette oreille et s’efforce de se débarrasser des encombrants félins, mais O’Maley, un chat de gouttière courageux, contrariera son plan machiavélique.
  4. À destination des adolescents, citons le manga Kyattsu Ai, ou Cat's Eye en français. Œuvre de Tsukasa Hojo, il comprend dix-huit volumes (1981-1985). La nuit venue, trois sœurs troquent leur tablier de propriétaires d’un café pour enfiler leur combinaison moulante de voleuses. Loin d’être de vulgaires braqueuses, elles volent uniquement des pièces ayant appartenu à leur père, mystérieusement disparu, dans l’espoir que sa collection reconstituée leur permette de le retrouver. Comble d’élégance (et de provocation), elles préviennent de leur projet en envoyant une carte signée « Cat's Eye », portant le lieu, la date et l’heure du vol prévu. Ces indications lancent à leurs trousses un inspecteur qui n’est autre que le fiancé de la benjamine, ignorant la double vie de cette dernière. Une série télévisée d'animation japonaise,en 73 épisodes de 24 minutes, en a été tirée (1983-1985). À la même époque est diffusée une autre série télé d’animation, franco-américaine : Les Entrechats (Heathcliff & the Catillac Cats, 1984-1987). Chacun des 86 épisodes de 22 minutes comprend deux parties indépendantes : la première raconte les aventures de l’élégant « Isidore le citadin », tandis que dans la seconde le chat de gouttière « Rif-Raf fait le roi malin », selon les paroles du générique ; les deux héros ne se rencontrent jamais.
  5. Dans un registre plus effrayant, le célèbre auteur de romans d’épouvante Stephen King a publié en 1977 la nouvelle « The Cat from Hell» (« Un chat d’enfer »). Un richissime septuagénaire a bâti sa fortune sur la production d’un médicament dont la phase de tests a coûté la vie à plusieurs milliers de chats. Par la suite, un mystérieux félin est arrivé chez lui et a causé la mort de tous ses proches. Le magnat pharmaceutique engage donc un tueur à gages pour se débarrasser de l’animal. L’issue de l’affaire ne sera pas celle escomptée… En 1985, plusieurs nouvelles du même auteur sont adaptées sous forme d’un long-métrage : Cat's Eye. Le fil rouge du film est un chat tigré doté du don de clairvoyance.
  6. Par chance, tous les chats ne sont pas si angoissants que ceux de Stephen King. Certains, de chair et d’os, sont même choisis comme gri-gris137 tel Dewey, mascotte de la bibliothèque municipale d’Iowa, passé à la postérité depuis qu’une bibliothécaire lui a consacré une biographie138. Bob, un chat de gouttière londonien, est devenu un héros de livres et même de films139. Les réseaux sociaux ont amplifié cette mode du chat-totem, à travers la pratique des « trends» (tendances) et des « mèmes » : des images et/ou textes courts basés sur des références culturelles populaires et souvent caricaturales, tantôt humoristiques et tantôt tendres. Les chats y occupent une grande place, au point qu’une catégorie entière leur est dédiée : les « lolcats » ou « cat mèmes », qui soulignent soit le côté affectueux / paresseux / maladroit / indécis des félins, soit au contraire leur caractère sournois / possessif / prompt à pousser du haut des meubles les objets courants de leurs maîtres (tasses, etc.).

 C. Le chat dans les arts

  1. Bien avant de devenir des stars de la pop culture, les chats ont su gagner le cœur des artistes, dont la sensibilité s’accordait peut-être plus naturellement avec le tempérament ambivalent, tantôt câlin et tantôt indépendant, de ces animaux de compagnie auxquels ils reconnaissaient une vraie capacité affective140. Giulia Guazzaloca replace ce phénomène dans le contexte d’adoption massive d’animaux de compagnie au xixe, dont le choix « reflétait l’image et l’iden­tité sociale »141 des classes moyennes. Elle met ainsi en regard d’une part la célébration des chiens de race par les poètes, romanciers, sculpteurs et peintres, comme « un indice de respectabilité et de bonne éducation. Les bâtards eux, tout comme les chats de gouttière, étaient magnifiés par les artistes bohémiens et représentaient une vie libre et non conventionnelle ».
  2. Tomohiro Kabahira acquiesce : « Ainsi, à l’époque contemporaine, les écrivains revendiquèrent le chat pour en faire une sorte d’animal totem du champ culturel. » Il voit apparaître, au siècle suivant, une distinction sociale entre propriétaires de chats et de chiens dans les « années 1980 : si les deux animaux existaient ensemble dans les foyers sans diplôme universi­taire, le chien était prisé par les entrepreneurs et les militaires, alors que le chat jouissait du suffrage des enseignants, des fonctionnaires civils, des écrivains et des artistes »142.
  3. Sans prétendre à un recensement exhaustif des occurrences du chat dans l’art, et en complément de ce qui a été écrit supra sur le félin dans la philosophie et la culture populaire, des exemples se trouvent, archives à l’appui, dans la poésie licencieuse143, dans la peinture144, la gravure145 et les créations audio-visuelles146. Dans bien des cas, le choix du chat repose sur des caractéristiques ambivalentes de nonchalance ou d’agilité déjà relevées par ailleurs. Tel est le cas du thème orchestral The Waltzing Cat (La valse du chat) de Leroy Anderson (1950). Cette pièce s’ouvre sur un motif de valse indolent mais sautillant, dans lequel le glissement des instruments à corde suggère un miaulement. La partie centrale évoque le ton espiègle d’une musique de dessin animé, comme un jeu du chat et de la souris. Le motif principal revient dans une nonchalance pleine de vitalité et de nouveaux miaulements concluent la pièce, qui n’est pas sans rappeler les œuvres de Johann Strauss Jr.

 IV. En guise de conclusion : les biais de la recherche

  1. Au terme de ce long parcours qui nous a conduit I. à interroger la classification du chat dans le vocabulaire et la taxonomie, II. à mesurer la place du chat dans l’environnement humain et III. à recenser les rôles symboliques du chat, le chercheur et l’archiviste auront pu relever dans l’accès aux sources plusieurs obstacles qui induisent des biais. Ces obstacles sont de deux natures contradictoires : d’une part la difficulté à identifier tous les résultats pertinents et d’autre part le « bruit » généré par des résultats non pertinents et qui brouillent la recherche.

A. Granularité, visibilité et surreprésentation

  1. Les archives, nous l’avons déjà rappelé147, sont produites dans l’exercice d’une activité. Elles sont donc accessibles aux chercheurs, mais cela représente un usage secondaire, postérieur à l’usage originel, administratif et/ou juridique. Compenser l’écart qui peut exister entre ces deux types d’usagers relève de l’activité de l’archiviste, qui classe de décrit les documents pour en faciliter l’accès. Le contexte de production des documents est une donnée majeure que l’archiviste doit restituer, il décrit donc les éléments du général (fonds, série) au particulier (dossier, fichier). L’instrument de recherche ainsi constitué prend la forme d’une arborescence dans laquelle l’archiviste s’est efforcé de ne pas répéter à un échelon inférieur une information déjà indiquée à un échelon supérieur, et qui vaut pour l’ensemble de cette branche de l’arborescence. Traditionnellement, le chercheur procède de la même manière, en consultant les instruments de recherche depuis les niveaux hauts vers les niveaux bas, pour affiner sa recherche en cercles concentriques qui le mènent progressivement vers les documents les plus proches de son sujet d’étude.
  2. Cependant l’informatique a constitué une révolution dans la création, la gestion et l’exploitation de l’information, de sorte que la recherche dominante est aujourd’hui celle des barres de recherche et autres moteurs de recherche : on part de l’information-cible et, éventuellement, si le temps le permet, on l’élargit ensuite aux sujets connexes. Les archivistes, en professionnels de l’information, se sont adaptés à ce renversement de paradigme : ils ont massivement rétroconverti leurs instruments de recherche pour rendre tous les niveaux « interrogeables ». Cette opération comporte bien des avantages, mais aussi un inconvénient, celui de permettre un accès direct aux niveaux bas sans l’accès préalable aux informations portées par les niveaux hauts et qui s’appliquent à toute la branche. Il peut s’ensuivre un manque de contexte qui ne permet pas, pour en revenir au sujet qui nous occupe, d’identifier facilement si le « chat » cité est un animal ou autre chose148.
  3. Autre élément qui peut avoir des incidences sur la recherche, le niveau de finesse – disons la granularité – choisie par l’archiviste dans sa description. Ce choix repose essentiellement sur le ratio entre temps à investir et valeur ajoutée. Il peut donc varier, sur un même type de dossiers, en fonction de critères objectifs. Il s’ensuit une hétérogénéité du seuil de visibilité entre données équivalentes, sans que le chercheur n’en ait forcément conscience, ce qui est source de biais. Par exemple, les séries B des archives départementales, consacrées aux institutions judiciaires du Moyen Âge et d’Ancien Régime, ont souvent été classées au xixe, quand le temps disponible pour la description ne manquait pas. Les inventaires sont donc souvent des successions de notices pièce à pièce détaillées. Des dossiers équivalents, pour des juridictions contemporaines (série W), seront classés par date, parfois avec une indexation des parties, sans précision supplémentaire sous peine de passer un temps dont l’archiviste ne dispose plus. En résulte une inégalité de visibilité et, par conséquent, une surreprésentation des série B dans les listes de résultats149, sans que cela n’induise nécessairement une pertinence plus grande des dossiers indexés au regard du sujet de la recherche. Parallèlement, l’absence de description ou d’indexation fine pour d’autres types de procédures ou d’autres supports comme les images entraîne de fait une sous-représentation. Le chercheur ne doit pas méconnaître les biais qui sont à l’œuvre dans ses outils d’accès à l’information, sans quoi il les reprend inconsciemment à son compte dans son travail. Enfin, l’absence de transcription en plein-texte pour les documents rend quasiment impossible un relevé des expressions populaires dans les documents. Cela ne signifie évidemment pas qu’elles n’existent pas, mais qu’il faut procéder autrement pour les trouver, en l’occurrence en dépouillant les documents originaux.
  4. Jusqu’à 2017, un autre obstacle se dressait devant le chercheur : la libre administration des services d’archives, notamment territoriaux. Les normes étaient les mêmes, mais leur application n’excluait pas des usages locaux, et surtout les instruments de recherche étaient diffusés sur des sites internet propres à chaque collectivité. Une recherche généraliste imposait donc une centaine de recherches départementales distinctes. Depuis 2017, le portail FranceArchives150 du Service interministériel des Archives de France résout une partie du problème en fédérant tous les instruments de recherche des collectivités partenaires, c’est-à-dire plusieurs centaines (au 15 avril 2024).

 B. Bruit, parasites, homonymie

  1. Cette agrégation en un lieu unique de ressources dispersées ne peut que satisfaire le chercheur dont elle facilite le travail. Néanmoins, cette agrégation amplifie les écarts de granularité déjà mentionnés, et génère du bruit. Ce dernier peut être réduit par le recours à des facettes (par date du document, par lieu de conservation, par identité du service producteur). Mais les facettes ne permettent pas de distinguer les homonymes. Dans le cas du chat, l’onomastique ajoute sa part de confusion. Toponymie et anthroponymie prouvent l’importance du félin au quotidien, à travers des patronymes « Chat/Lechat »151 ou des noms de lieux-dits « Pont-au-Chat/chêne au Chat ».
  2. Le chercheur ne se départira pas de sa prudence usuelle : en Bourgogne et en Champagne, le toponyme « Chat » est une déformation de « Chas », du latin casa (maison). Par ailleurs, la présence massive de dossiers de personnel dans les documents référencés génère une surreprésentation dans les résultats. Et bien souvent, ces dossiers ne sont pas indexés au nom de personne mais aux premières lettres du premier et du dernier nom portés sur les dossiers contenus dans la boîte d’archives correspondante152. Il s’agit là encore d’un bruit qui peut induire des biais.
  3. Là encore, les solutions existent, encore faut-il prendre le temps de les mettre en œuvre. La désambiguïsation, et notamment la caractérisation des termes selon un thésaurus de notices d’autorité, consiste à démêler pour les homonymes celui auquel se rattache chacune des occurrences. Dans la mesure où le portail FranceArchives rassemble plus de 24 millions d’unités d’archives153, ce travail ne sera pas fait du jour au lendemain. Il repose également, en amont, sur de nouvelles pratiques d’indexation dans les services d’archives. Par chance, ce travail est utile mais non indispensable aux recherches sur le droit des animaux et des chats en particulier. Si le chercheur est aussi bon chasseur que le félin, il saura se glisser avec agilité dans les rayonnages des archives et remplir sa gibecière même dans les zones d’ombre des instruments de recherche.

 

Mots-clés : chat, félin, archives, sources, recherches, ambivalence

 

  • 1 Nous les citons ici de manière laconique ; elles seront développées et explicitées par la suite.
  • 2 Éric Baratay, Cultures félines (xviiie-xxie siècle). Les chats créent leur histoire, Paris, Seuil, 2021, coll. « L’univers historique », 336 p.
  • 3 D’après Code du patrimoine, art. L. 211-1. – Pour une analyse plus détaillée, voir Egle Barone Visigalli et Cyril Daydé, « Archives des animaux », Pierre Serna, Véronique Le Ru, Malik Mellah et Benedetta Piazzesi (dir.), Dictionnaire historique et critique des animaux, Seyssel, Champ Vallon, 2024, p. 89-90.
  • 4 Les éléments suivants sont issus d’Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1932 (rééd. 2001), p. 106 ; ils sont repris notamment par Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française. L'édition ultime, Paris, Le Robert, 2022, vol. I, p. 486.
  • 5 Nous reviendrons sur ce phénomène, qui s’est reproduit ensuite dans la langue française.
  • 6 Ernout et Meillet, op. cit., p. 223-224.
  • 7 Ernout et Meillet, op. cit., p. 106.
  • 8 La Grande Encyclopédie Larousse, Paris, Larousse, 1975, t. 5, p. 2657.
  • 9 Jacqueline Picoche, Dictionnaire d’étymologie du français. L’arbre généalogique des mots, Paris, Le Robert, coll. « Les usuels », 2020, p. 372. Alain Rey, op. cit., vol. 2, p. 1569, donne une chronologie différente mais partage l’essentiel de l’évolution.
  • 10 Alain Rey, loc. cit.
  • 11 Ibid., vol. 2, p. 1516.
  • 12 Ce terme entre en composition dans le nom du personnage de chat blanc imaginé par la Comtesse de Ségur, que l’on trouve à la fois dans un conte éponyme : « Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon », Nouveaux Contes de fées (1856) et dans Les malheurs de Sophie (1858).
  • 13 Ces deux valeurs contradictoires seront analysées en détail dans la troisième partie de l’article.
  • 14 Alain Rey, op. cit., vol. 2, p. 1159.
  • 15 Jules Gilliéron et Edmond Edmont, Atlas linguistique de la France, Paris, Champion, 9 vol., 1902-1910, carte n° 250 [http://lig-tdcge.imag.fr/steamer/eclats/cartesALF/TIFF/CarteALF0250.tif].
  • 16 La Grande Encyclopédie Larousse, loc. cit.
  • 17 Serge Rosolen, « Vision(s) animale(s) », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 559.
  • 18 Notons la particularité des chats nus, dont il existe une petite dizaine de races, et qui sont de fait des animaux de compagnie, moins armés pour la chasse et la vie à l’extérieur.
  • 19 La Grande Encyclopédie Larousse, p. 2257-2258.
  • 20 Cf. supra, note 3.
  • 21 MNHN, Mammifères, portefeuille 71, fol. 69 : Felis / Chat, aquarelle anonyme sur vélin, 460 × 330 mm (s. d.).
  • 22 MNHN, Est Zo Mam 52 (5) : Estampes de mammifères de la collection de planches séparées de la Bibliothèque centrale du Muséum > Miscellaneous > Planches diverses de félidés > 1. Chat des Chartreux et 2. Chat angora, gravure anonyme sur bois, 135 × 80 mm, issue d’une édition des Œuvres complètes de Buffon (xixe s.).
  • 23 MNHN, PHO 3 (3) : Auguste Bertsch, Album photomicrographique, 5 et 6, « Puce de chat », tirage sur papier salé, contrecollé sur carton (v. 1853-1860).
  • 24 Arch. dép. Hérault, Société royale des sciences de Montpellier, D 166 : Mémoires, notes et rapports > Description anatomique d'un chat monstrueux, envoïée à la Société royale par M. Poullin, correspondant, au mois de juin 1742 (fol. 62-63) ; D 194 : Publications de la Société > Observations sur les rapports et les différences du tigre avec le chat, par M. Lamorier, p. 201 à 206, avec une planche gravée signée « Jeanjean fecit » (1738).
  • 25 Alain Rey, op. cit., vol. I, p. 486-488 ; Trésor de la langue française (ci-après TLF), Paris, CNRS/Gallimard, 1977, vol. 5, p. 594.
  • 26 Ibid.
  • 27 Ce terme en apparence générique désigne également au Québec le raton-laveur
  • 28 Ce doublet étymologique de « guépard », à rapprocher de l’italien gattopardo, est aussi un ancien nom du serval.
  • 29 Alain Rey, op. cit., vol. 2, p. 1044. À noter que le terme « fouine », au sens figuré, conserve la même connotation.
  • 30 Ibid., vol. 1, p. 487.
  • 31 Emilio Padoa Schioppa, Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., « Dénombrement des animaux », p. 221-222.
  • 32=Ibid.
  • 33 Véronique Le Ru, « Notion d’espèce », p. 392. On y lit en guise d’illustration : « Ainsi le taxon pachydermes (qui regroupait éléphants, rhinocéros et hippopotames) n’est plus utilisé aujourd’hui car ces trois espèces n’ont pas d’ancêtre commun récent. »
  • 34 Ibid.
  • 35 Cf. supra, notes 4 et 7.
  • 36 Arch. dép. Hérault, C 44 (vues n° 526-528) : Intendance de Languedoc > Eaux et forêts, louveterie > Traque de la bête du Gévaudan : lettre lettre adressée à l'intendant (25 mars 1765) [en ligne : https://archives-pierresvives.herault.fr/ark:/37279/vtae4d7c596d1d6505e/daogrp/0/526].
  • 37 Cf. supra, Introduction.
  • 38 Sur cette distinction : « Animal domestique, sauvage, apprivoisé, de compagnie : quelles différences ? », Service-Public.fr, mis en ligne le 22 décembre 2023 [https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F34904].
  • 39 Arrêté du 11 août 2006 fixant la liste des espèces, races ou variétés d'animaux domestiques, annexe [https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000789087].
  • 40 Emmanuel Desveaux, « Sélection », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 511.
  • 41 Voir le numéro dédié de la Revue semestrielle de droit animalier (ci-après RSDA), Montpellier : Université de Montpellier/Institut de droit européen des droits de l’Homme, « La domestication », 1/2020 [en ligne : https://www.revue-rsda.fr/revue-rsda/6749-revue-rsda-1-2020].
  • 42 Tomohiro Kabahira, « Chat. L’invention du chat moderne », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 160.
  • 43 Alain Rey, op. cit., vol. 1, p. 486, rapporte que le terme « chatière », désignant la petite ouverture au bas d'une porte pour laisser passer les chats est attestée au moins dès le xiiie s.
  • 44 Nicolas Gary, « Urine de chat et manuscrits médiévaux : la malédiction du scribe », ActuaLitté, 18 janvier 2014 [https://actualitte.com/article/51733/insolite/urine-de-chat-et-manuscrits-medievaux-la-malediction-du-scribe]. Estela Bonnaffoux, « Chats alors au Moyen Âge », Actuel Moyen Âge, 8 août 2019 [https://actuelmoyenage.wordpress.com/2019/08/08/chats-alors-au-moyen-age/].
  • 45 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 161.
  • 46 À la même époque, les compagnies maritimes généralisaient la présence de félins à bord pour traquer le moindre rat susceptible de ravager les provisions nécessaires à la traversée.
  • 47 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 161.
  • 48 Ibid., p. 162.
  • 49 Ibid.
  • 50 Giulia Guazzaloca, « Animal de compagnie », Dictionnaire historique et critique des animaux, p. 48.
  • 51 Ibid.
  • 52 bid., p. 49.
  • 53 Ibid.
  • 54 Ibid., p. 50.
  • 55 Ibid.
  • 56 Serge Rosolen, art. cit., p. 563. – Voir également RSDA, « Le soin », 1/2023 [https://www.revue-rsda.fr/revue-rsda/7110-revue-rsda-1-2023].
  • 57 Cyril Daydé, « Un remède de cheval pour éviter d’être malade comme un chien ? Soin humain et/ou soin animal au prisme des archives », RSDA, 1/2023, n. 136 à 138, p. 445.
  • 58 Giulia Guazzaloca, art. cit., p. 51.
  • 59 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 160.
  • 60 Ibid., p. 163.
  • 61 « Sir Henry Cole’s rat », The National Archives, rubrique « Records revealed » [https://beta.nationalarchives.gov.uk/explore-the-collection/stories/sir-henry-coles-rat/].
  • 62 « Downing Street : Larry a enfin chassé sa première souris ! », 30 Millions d’Amis, 30 août 2012 [https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/2813-downing-street-larry-a-enfin-chasse-sa-premiere-souris/].
  • 63 « L'identification des animaux de compagnie, une obligation légale qui les protège », mise à jour 2 juin 2023, https://agriculture.gouv.fr/lidentification-des-animaux-de-compagnie-une-obligation-legale-qui-les-protege].
  • 64 [https://www.i-cad.fr/].
  • 65 Code du patrimoine, art. L211-4, alinéa 2° [https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000032860057].
  • 66 Arch. dép. Côte-d’Or, B 9760 : Cours et juridictions > Comptabilité féodale > Châtellenie de Saint-Rambert > Amende de 6 sous, payée par Jeannet de Morgelle, pour n'avoir pas déclaré à la cour que la femme Turelle avait un chat dans la maison de Jean de Serrières (1368).
  • 67 Arch. dép. Hérault, 245 J 143 : Fonds du photographe et cinéaste montpelliérain Eusèbe Bras > « Germaine Rozières portant un chat », 1 tirage sur papier, n. et b., 6 × 6,5 cm et 4 tirages sur papier, monochrome, 9 × 14 cm (s. d., 1ère moitié xxe s.).
  • 68 Cyril Daydé, « Compagnons dans l’effort : les animaux au travail, pistes de recherche et sources à exploiter dans les archives », RSDA, 1-2/2019, p. 401-417.
  • 69 Ibid., p. 405, fig. 7. Voir aussi infra, fig. 1.
  • 70 Et à ce titre nous y reviendrons dans la dernière partie.
  • 71 Arch. dép. Côte-d’Or, Cours et juridictions > Comptabilité féodale > B 9856 : Châtellenie de Saint-Sorlin et Lagnieu > Amende de 9 deniers payée par Pierre Budin pour avoir pris un chat (1368). – B 9063 : Châtellenie de Pont-d'Ain > Amende de 11 deniers payée par Jean Beczon pour avoir pris le chat sauvage chassé par Guillaume Sellier (1394). – B 9767 : Châtellenie de Saint-Rambert > Compositions de 4 deniers payée par une femme inculpée d'avoir volé un chat (1386). – B 10099 : Châtellenie de Seyssel > Compositions de 3 deniers payée par la femme Tignat pour avoir caché le chat de la Fillarde (1375).
  • 72 Arch. dép. Côte-d’Or, Cours et juridictions > Comptabilité féodale > B 9747 : Châtellenie de Saint-Rambert > Amende de 20 sous infligée à Jean Bolozon (1338). – B 9418 : Châtellenie de Rossillon et Ordonnaz > Amende de 12 deniers payée par Jean Martel, qui avait tué le chat de Jean de Pierre (1400). – B 9548 : Châtellenie de Saint-Genis et Cordon > Amande de 14 florins infligée à la femme Birard, qui avait tué le petit chat de Martin Pechet (1420).
  • 73 Marie-Angèle Hermitte, « Animisme juridique animal », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 78.
  • 74 Cyril Daydé, « Un remède de cheval », art. cit., n. 98 et 99, p. 436.
  • 75 Robin Doreau, « L’affaire de maltraitance animale d’un adolescent jetant des chatons du haut d'un pont vire à la chasse à l’homme sur les réseaux sociaux », FranceTV Info, 10 avril 2024 [https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/aveyron/rodez/l-affaire-de-maltraitance-animale-d-un-adolescent-jetant-des-chatons-du-haut-d-un-pont-vire-a-la-chasse-a-l-homme-sur-les-reseaux-sociaux-2953229.html].
  • 76 Loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes [https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044387560].
  • 77 « La lutte contre l'abandon des animaux de compagnie », mis à jour le 19 juin 2023 [https://agriculture.gouv.fr/la-lutte-contre-labandon-des-animaux-de-compagnie].
  • 78 Mission du député Loïc Dombreval dont le rapport est en ligne [https://agriculture.gouv.fr/telecharger/113603].
  • 79 « L'observatoire de la protection des carnivores domestiques (OCAD) », mis à jour le 2 août 2023 [https://agriculture.gouv.fr/lobservatoire-de-la-protection-des-carnivores-domestiques-ocad].
  • 80 « La stérilisation des chats, un acte de protection », mis à jour le 24 juin 2020 [https://agriculture.gouv.fr/la-sterilisation-des-chats-un-acte-de-protection].
  • 81 Code rural et de la pêche maritime, art. L211-27 [https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000021666336&cidTexte=LEGITEXT000006071367&dateTexte=20100701].
  • 82 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 163.
  • 83 La Grande Encyclopédie Larousse, op. cit., p. 2657-2658.
  • 84 Arnaud Exbalin, « Canicide », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 127.
  • 85 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 160-161.
  • 86 Frédéric Keck, « Zoonose », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 569.
  • 87 Ibid.
  • 88 Marie-Angèle Hermitte, loc. cit.
  • 89 Voir le numéro dédié de la RSDA, 2/2020 [https://www.revue-rsda.fr/revue-rsda/6849-revue-rsda-2-2020].
  • 90 « Les chats sont-ils en train de détruire la biodiversité ? », France Nature Environnement, 8 février 2022 [https://fne.asso.fr/actualites/les-chats-sont-ils-en-train-de-detruire-la-biodiversite].
  • 91 « Position LPO sur la prédation du chat domestique », site internet de la LPO, 28 avril 2021 [https://www.lpo.fr/qui-sommes-nous/projet-associatif/positionnements/position-lpo-sur-la-predation-du-chat-domestique].
  • 92 Mathias Noël, « 800 millions d’oiseaux croqués par an ? », Le chasseur français, 7 juillet 2023 [https://www.lechasseurfrancais.com/nature/800-millions-doiseaux-croques-par-an-82099.html].
  • 93 Pierre Ropert, « Le chat domestique, une menace pour la biodiversité », RadioFrance, 4 avril 2023 [https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-chats-domestiques-une-menace-pour-la-biodiversite-6261898].
  • 94 Voir le numéro dédié de la RSDA, 2/2018 [https://www.revue-rsda.fr/revue-rsda/6814-revue-rsda-2-2018].
  • 95 La médaille d’or de ce triste palmarès est attribuée au rat, crédité de 75 espèces éteintes, dont 2/3 d’oiseaux. Sur le rat, voir le numéro dédié de la RSDA, 1/2018 [https://www.revue-rsda.fr/revue-rsda/7564-rsda-1-2018].
  • 96 Christine Dell'Amore, « Jungle Cat Mimics Monkey to Lure Prey – A First », National Geographic, 16 juillet 2010 [https://www.nationalgeographic.com/science/article/100712-cats-mimics-monkeys-prey-science].
  • 97 Cyril Daydé, « Santé humaine et contamination animale : retracer les zoonoses dans les archives », RSDA, 1/2021, p. 435-437 [https://www.revue-rsda.fr/revue-rsda/6781-revue-rsda-1-2021].
  • 98 Arch. dép. Hérault, 19 HDT 50 : Hôpital de Saint-Pons-de-Thomières > Papiers provenant de la succession de Françoise de Flottes, veuve de Jean Maynadier > Compte de Chambert, pour la dernière maladie de Madame de Maynadier (s. d., XVIIe siècle).
  • 99 Arch. dép. Yonne, G 347 : Archevêché de Sens > Comptabilité au temporel > Doyenné de Melun (1365-1366).
  • 100 « Suisse : des articles en peau de chat toujours commercialisés ? », Fondation 30 millions d’amis, 4 juillet 2013 [https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/6224-suisse-des-articles-en-peau-de-chat-toujours-commercialises/].
  • 101 Arch. dép. Savoie, 2B 12010 : Procédures criminelles > Juge mage de Savoie > Condamnation de François Marin-Grosjean pour le meurtre de Maurice Marin-Bertin (1778).
  • 102 Arch. dép. Côte-d'Or, B 3690 : Comptabilité domaniale > Bailliage du Chalonnais > Compte du receveur Jean de Genlis (1139).
  • 103 Jeremy MacClancy, Consuming the Inedible: Neglected Dimensions of Food Choice, Providence, Berghahn Books, 2009, 258 p.
  • 104 Malcolm Moore, « Cat-nappers feed Cantonese taste for pet delicacy », The Telegraph, 1er janvier 2009 [https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/china/4061850/Cat-nappers-feed-Cantonese-taste-for-pet-delicacy.html].
  • 105 Francis Ngwa-Niba, « The cat eaters of Cameroon », BBC News,‎ 17 mars 2003 [http://news.bbc.co.uk/1/hi/uk/2857891.stm].
  • 106 Antoine Krempf, « Les Suisses sont-ils de gros mangeurs de petits chats ? », Radio France, 28 novembre 2014 [https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux-numerique/les-suisses-sont-ils-de-gros-mangeurs-de-petits-chats_1769775.html].
  • 107 Camille Lestienne, « Siège de Paris de 1870 : chaque jour Le Figaro recensait les bons plans pour survivre », Le Figaro, 17 septembre 2020 [https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/siege-de-paris-de-1870-chaque-jour-le-figaro-recensait-les-bons-plans-pour-survivre-20200917]. – Cecil Sommers, Temporary Crusaders, Londres/New York, 1919 [https://net.lib.byu.edu/estu/wwi/memoir/Crusaders/Sommers.htm].
  • 108 Alain Rey, op.cit., vol. 1, p. 486.
  • 109 Cf. supra, n. 14.
  • 110 TLF, op. cit., vol. 5, p. 595.
  • 111 En référence à la fable Le singe et le rat de Jean de La Fontaine.
  • 112 TLF, op. cit., vol. 5, p. 594.
  • 113 Ibid.
  • 114 Service historique de la Défense (Vincennes), B 5/12-94 : Archives militaires de la guerre de Vendée > Correspondance > Armée de l'Ouest > Lettre du général Willot au général Lacuée soupçonnant le général Hoche de vouloir « changer de place en jetant le chat aux jambes de ses successeurs » (24 novembre 1795).
  • 115 Arch. dép. Savoie, 2B 10163 : Procédures criminelles > Juge mage de Maurienne > Affaire de vol par force de trois fromages dans une grange ; le procureur général déclare : « il n'y a pas de quoi fouetter un chat » (1750).
  • 116 Elsa Dorlin, « Humanité/animalité, masculin/féminin », Dictionnaire historique et critique des animaux, op. cit., p. 318
  • 117 Sur la place du chat dans l’imaginaire misogyne, on associe généralement le chat à la femme asociale, en particulier le chat noir de la sorcière.
  • 118 Il s’agit des fonds des châtellenies, précision que nous n’avons pas répétée dans les références citées infra.
  • 119 B 9850 : Saint-Sorlin et Lagnieu.
  • 120 B 9624 : Saint-Germain-d'Ambérieux (1409) ; B 7163, B 7191, B 7192 et B 7221 : Bourg (1417, 1445-1446 et 1472) ; B 8243 : Loyes (1427) ; B 8930 et B 8937 : Poncin (1427 et 1431) ; B 9790 : Saint-Rambert (1428) ; B 8599 : Montluel (1434) ; B 9896 : Saint-Sorlin et Lagnieu (1448) ; B 8823 et B 8868 : Pérouges (1452 et 1510) ;
  • 121 B 9256 : Pont-de-Vaux (1473) ; B 8194 : Jasseron (1508) ; B 10079 : Saint-Trivier (1531). Arch. dép. Hérault, L 6322 : Tribunal du district de Montpellier > Affaires criminelles > Procédures > Antoinette Larene, épouse Astruc, contre la famille de Jac qui l’a injuriée en la traitant de moustache de chat romain et l’a agressée le soir même en la battant (1790).
  • 122 Merriam Webster OnLine Dictionary [https://www.merriam-webster.com/dictionary/catcall].
  • 123 Alain Rey, op. cit., vol. 1, p. 486.
  • 124 Ibid.
  • 125 Ibid.
  • 126 TLF, vol. 5, p. 595-596.
  • 127 En chorégraphie, et par référence à son agilité, on pratique le « saut de chat » ou les « entrechats », suite de sauts latéraux s'effectuant les jambes écartées et repliées. Le « trou du chat », par comparaison avec une chatière, désigne dans les navires un espace rectangulaire ménagé dans la hune pour le passage des hommes et du matériel vers et depuis le mât. Quant à l’or de chat, c’est un or massif, utilisé pour dorer les statuettes et dont le lien avec l’animal ne s’explique pas.
  • 128 Arch. dép. Cher, E/1577 : Minutier de Me Michel Bounet, notaire à Bourges > Détail des bijoux et pierreries de la succession de Jean Batailleau, marchand lapidaire à Bourges, […] dans le lot de Georges Sarrazin [gendre du testateur], sont compris « troys yeulx de chat » (1569).
  • 129 Arch. dép. Côte-d'Or, B 8924 : Justices du Moyen Âge et de l’Époque moderne > Comptabilité domaniale > Châtellenie de Poncin > Achat d’un millier de grands clous « chappeluz », pour faire « chat à rompre mur » (1405). – Arch. dép. Hérault, 74 H 35 : Clergé régulier du Moyen Âge et de l’Époque moderne > Ordres religieux de femmes > Œuvre du Bon Pasteur de Montpellier [spécialisée dans l’accueil de femmes et filles « de mauvaise vie », ce qui explique la suite] > Comptabilité > Dépenses pour chat de fers et menottes pour les prisonnières (1694-1695). – Arch. dép. Vendée, B 1052 : Justices d'Ancien Régime > Baronnie de Palluau > Procédures civiles > Procès-verbal de réapposition des scellés sur les meubles du sieur Cantin, chirurgien, décédé dans sa maison, au bourg de Commequier, car ils avaient été brisés par un chat [on pourrait aussi interpréter ici le terme comme désignant l’animal…] (30 avril 1784).
  • 130 Arch. dép. Côte-d'Or, PS 935-S et 744 : Sceau d’Étienne Héraut, avocat demeurant à Troyes, représentant un écu penché (…) timbré d'un heaume de profil cimé d'un chat assis (1386).
  • 131 Arch. dép. Côte-d'Or, B 1793 : Justices du Moyen Âge et de l’Époque moderne > Comptabilité domaniale > Comptes de Jean Johanneau, conseiller, maître des comptes du Roi à Dijon et receveur général de la province de Bourgogne > Tableau de la valeur des monnaies d'or et d'argent en usage, dont le florin du chat, valant 10 sous et demi. À noter que trois autres animaux ont donné leur nom à des monnaies citées dans ce document : le lion, 28 sous ; l'écu de Foy à la vache, 23 sous et le mouton de Montpellier, 13 sous (1485-1488).
  • 132 Arch. dép. Côte-d'Or, G 2561 : Clergé régulier > Chapitre de Notre-Dame de Beaune > Registres des délibérations > Grand H initial du mot « Hodie », sur la barre transversale inférieure, un porc armé d'un bâton qu'il agite dans un mortier et un chat enroulé sur un soufflet, fol. 1 (1552).
  • 133 Arch. dép. Vienne, C 696 : Administrations provinciales > Greffe de l’élection de Poitiers > Procès-verbal de l’enregistrement fait par Jacques-Bernard Vigier, directeur des Aides à Poitiers, sur une plaque de cuivre rouge, de poinçons pour la marque des objets d'or et d'argent, (…), représentant (…) un chat, une tête de bouc, une tête de levrette (…) (1775).
  • 134 Étienne Klein, Il était sept fois la révolution, Albert Einstein et les autres, Paris, Flammarion, 2005, 237 p. ; « Du bon usage des chats », Le monde selon Étienne Klein. Recueil des chroniques diffusées dans le cadre des "Matins" de France Culture (septembre 2012 – juillet 2014), Paris, Flammarion, coll. « Champs sciences », 2016, 352 p.
  • 135 On en oublierait presque qu’Alice croise une chatte, bien avant de rencontrer ce chat. Il s’agit de Dinah, qui marque le point de bascule entre réalité et fiction comme le chat symbolise parfois le passage entre le jour et la nuit.
  • 136 Dans certaines versions, le père Lustucru conclut : « pour un lapin, votre chat est vendu ». Si l’on se rapporte à une certaine expression des années 1870-1940 (cf. supra, II.C.c, la dernière phrase du paragraphe), le vers admet une interprétation différente : « pour un lapin » ne signifierait pas « en échange d’un lapin » mais « en guise de [c’est-à-dire avec l’étiquette de] lapin ».
  • 137 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 164.
  • 138 Ibid.
  • 139 Ibid.
  • 140 Honoré de Balzac, « Les peines de cœur d’une chatte anglaise », Scène de la vie privée et publique des animaux, t. I, 1842, p. 42-52.
  • 141 Giulia Guazzaloca, art.cit., p. 49.
  • 142 Tomohiro Kabahira, art. cit., p. 163.
  • 143 Arch. dép. Hérault, 249 J 74 : Archives familiales des seigneurs de Jonquières > Famille Massol > Génération II > Raymond Massol (vers 1715-1789) > Archives personnelles > Poème paillard ayant pour sujet un chat (s. d., vers 1750).
  • 144 Élisabeth Foucart-Walter et Pierre Rosenberg, Le Chat et la palette. Le chat dans la pein­ture occidentale du xve au xxe siècle, Paris, Adam Biro, 1987.
  • 145 Arch. dép. Vosges, 374 J 2332 à 2519 : Fonds de l’imagier Jean-Paul Marchal > Matrices en bois gravé et en linoléum gravé > Animaux, dont 22 ayant pour sujet un chat, chat assis, chat au dos rond, chats en ribambelle, chat s’étirant, chien et chat (1985-2013).
  • 146 Arch. nat., 20210224/1471/5 : Archives de Jack Lang, ministre de la Culture > Audiovisuel > Productions musicales > Le Chat, 1 vinyle (s. d.).
  • 147 Cf. supra, n. 3.
  • 148 Voir par exemple supra le documents B 1052 des Arch. dép. Vendée cité dans la n. 128.
  • 149 Une surreprésentation des Arch. dép. de la Côte-d’Or est également constatée, conséquence de la même cause.
  • 150 [https://francearchives.gouv.fr/fr].
  • 151 L’étymologie usuellement retenue est celle d’un sobriquet appliqué à une personne rusée voire sournoise.
  • 152 Jean Tosti, professeur de lettres dans les Pyrénées-Orientales (décédé en 2021) s’est illustré par son dictionnaire des noms de famille (dont l’accès en ligne a été supprimé). Il ne recensait pas moins d’une trentaine de patronymes débutant par les quatre lettres « CHAT ».
  • 153 Chiffre début juin 2024, qui ne peut aller qu’en augmentant. Certaines unités d’archives peuvent compter plusieurs notices d’autorité à renseigner, voire des centaines s’il s’agit d’un fichier ou d’un ensemble de dossiers de personnel.
 

RSDA 1-2024

Doctrine et débats : Doctrine

Le pigeon : un fugitif volant susceptible d’être volé (XIXᵉ siècle)

  • Joaquim Verges
    Doctorant contractuel en histoire du droit
    Université de Bordeaux
    Institut de recherche Montesquieu (IRM)

« [Les pigeons] ne sont réellement ni domestiques comme les chiens et les chevaux, ni prisonniers comme les poules ; ce sont plutôt des captifs volontaires, des hôtes fugitifs, qui ne se tiennent dans le logement qu’on leur offre qu’autant qu’ils s’y plaisent »1

1. Cette citation du biologiste Buffon fait état de la nature itinérante du pigeon, le distinguant ainsi des autres animaux domestiques2. Il s’agit d’un animal dont le caractère domestique est loin de faire l’unanimité tant chez les biologistes3 que chez les juristes4 au XIXᵉ siècle. Le pigeon fait l’objet d’une protection pénale et extra-pénale contre l’infraction de vol, qu’il s’agit de mettre en exergue à travers la présente publication.

2. Le droit civil considère le pigeon comme un bien immeuble par destination faisant partie intégrante du patrimoine de l’individu5. De ce fait, il doit être protégé contre les individus se rendant coupable de vol, infraction visée par les articles 379 et suivants du Code pénal de 1810 et considérée comme l’infraction délictuelle la plus fréquemment commise au XIXᵉ siècle selon le pénaliste Joseph Ortolan6. En ce sens, c’est l’animal en tant qu’élément du patrimoine de l’homme qui est protégé, et non l’animal en tant qu’être vivant : l’animal est juridiquement réifié7. Le vol de pigeon est considéré comme un vol simple puni d’une peine d’emprisonnement comprise entre un et cinq ans et, dans certaines hypothèses, d’une amende dont le quantum est susceptible de varier entre seize et cinq cents francs. Il est donc assimilé à une infraction qu’aucune circonstance spéciale ne vient modifier ou aggraver8, pouvant être commise avec une certaine facilité et sans préméditation9 par n’importe quel individu. L’évolution de la répression de cette infraction ne peut se comprendre qu’au regard du contexte socio-économique du XIXᵉ siècle. Selon le Professeur Rémi Luglia, « la première dynamique historique à l’œuvre au sein du mouvement naturaliste de protection de la nature est celle qui conduit à la protection par l’utilitarisme »10. Or, la protection juridique du pigeon contre l’infraction de vol semble s’inscrire dans cette dynamique, car elle demeure intimement liée à l’utilité considérable et plurielle de cet oiseau dans le quotidien de vie et de travail de l’individu tout au long du XIXᵉ siècle11. Le droit a d’abord accordé une protection temporaire, et ainsi légitimé le vol de pigeon dans certaines circonstances (I), avant d’homogénéiser cette protection et de proscrire complètement la soustraction frauduleuse de ce fugitif (II).

I. Une protection ratione temporis du pigeon

3. Le pigeon, tout comme l’abeille et le lapin, ne fait pas partie du patrimoine du propriétaire de manière continue12. Le jurisconsulte Jean Domat mettait déjà en exergue, dans son éminent ouvrage « Les loix civiles dans leur ordre naturel », la difficulté inhérente à la propriété des pigeons et des abeilles13, propriété qui demeure fluctuante, incertaine, discontinue. Le droit du début de la période révolutionnaire semble reprendre la position adoptée par le jurisconsulte : le décret du 4 août 1789 met fin au droit exclusif de fuie et de colombier, jusqu’alors considéré comme un privilège seigneurial, et prévoit en son deuxième article la possibilité de détruire les pigeons sauvages lorsque ces derniers dévastent les récoltes14. Ainsi, les pigeons des colombiers ne sont pas réputés gibiers indéfiniment, mais seulement pendant les périodes de l’année au cours desquelles lesdits colombiers doivent être tenus fermés. Cette disposition s’apparente à une forme de sanction prononcée à l’encontre du propriétaire négligent qui aurait laissé ses pigeons libres alors qu’il aurait dû veiller à les tenir enfermés, ce qui n’est nullement étonnant à une époque où émerge l’idée selon laquelle la propriété doit être le fondement du nouvel ordre social révolutionnaire ainsi que le socle des valeurs bourgeoises et rurales15. Par conséquent, le pigeon peut être approprié légitimement lorsqu’il est considéré comme un gibier par le droit, car il est alors réputé res nullius et il n’appartient à personne. Au soutien de cette idée, une partie de la doctrine pénale du XIXᵉ siècle s’insurge contre la qualification de vol retenue à l’encontre de celui qui s’empare de pigeons qu’il a préalablement tués. C’est ainsi que le pénaliste Joseph Carnot soutient l’opinion suivante : « il est difficile de se faire à l’idée que celui qui tue des pigeons en plein champ et qui en fait son profit, commet un véritable vol dans le sens de l’article 379, et qu’il n’y ait pas seulement contre lui l’exercice d’une simple action civile en réparation du dommage causé ; car en considérant le fait comme constitutif d’un vol proprement dit, il s’ensuivrait, par une conséquence nécessaire, que le seul fait d’avoir ramassé sur une grande route un pigeon, dans un temps qu’ils pourraient divaguer, devrait emporter contre son auteur la peine des travaux forcés à perpétuité, aux termes de l’article 383 ; ce qui serait révoltant »16.

4. Selon lui, il serait injuste d’appliquer la peine du vol à l’appropriation d’un pigeon, ce dernier pouvant alors être réputé gibier par la loi. Bien que sa position n’ait pas été pleinement consacrée par la loi, le pigeon pouvant bel et bien faire l’objet d’un vol en certains temps, elle ne semble pas être restée sans écho en jurisprudence. En témoigne un jugement rendu par le tribunal correctionnel de Loudun le 7 mars 1884, au terme duquel l’infraction de vol de pigeons est écartée, les juges estimant que « le motif qui l’a produite n’offre pas un caractère de criminalité suffisant pour servir de base légale à une inculpation de vol, alors que le propriétaire des pigeons est inconnu »17. Ce jugement ne caractérise pas la soustraction frauduleuse des pigeons, car l’identité du propriétaire de ces derniers demeure inconnue. Ainsi, le fait de déclarer le prévenu coupable du vol de ces oiseaux reviendrait à faire preuve d’une sévérité excessive dans la mesure où, du fait de leur nature itinérante, ces derniers sont susceptibles d’échapper à leur propriétaire avec une facilité déconcertante.

5. Il s’avère cependant nécessaire de tempérer l’ampleur de cette pratique : si le pigeon peut, à certaines périodes de l’année, être réputé gibier et faire l’objet d’une appropriation légitime, il ne s’agit nullement d’un principe absolu. En effet, cet animal est réputé appartenir à son propriétaire et est susceptible d’être volé en dehors des périodes pendant lesquelles les colombiers doivent être tenus fermés18. Rien n’est expressément indiqué relativement à l’infraction de vol de pigeons dans le décret de 1789 abolissant le droit exclusif de fuie et de colombier. Il en est de même du décret des 28 septembre et 6 octobre 1791 sur la police rurale, au sein duquel il n’est question que du droit de destruction des espèces de volailles, mais nullement du droit d’appropriation ni du vol de ces animaux19. La jurisprudence vient, la première, apporter une précision importante quant à la soustraction frauduleuse des pigeons réputés domestiques au terme d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 20 septembre 1823. Les juges précisent, à propos des pigeons, que « tuer ces oiseaux et se les approprier, dans tout autre temps que celui pendant lequel ils sont réputés gibiers par la loi, c’est nécessairement attenter à la propriété d’autrui, c’est commettre le délit de soustraction frauduleuse déterminé par l’article 379 du Code pénal, et que punit l’article 401 du même Code »20.

6. En l’espèce, les juges conditionnent l’application des dispositions pénales relatives au vol à la nature du pigeon au moment où ce dernier est détruit : le pigeon gibier ne peut pas faire l’objet d’un vol, mais il en va autrement du pigeon domestique. Dans le même sens, la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 9 janvier 1868, estime que « c’est seulement pendant le temps où ils doivent être tenus enfermés que les pigeons de colombier, réputés gibiers s’ils se trouvent sur le terrain d’autrui, peuvent être tués et même enlevés. Hors ce temps, ceux qui causent un dommage actuel peuvent bien être tués […] mais ce droit de défense du fonds ou de ses produits n’est pas exclusif de l’imputation de vol, s’il y a enlèvement frauduleux »21.

7. Cet arrêt est encore plus précis dans la mesure où les juges indiquent que si la destruction de ces animaux est envisageable afin de protéger les récoltes, il en va autrement de leur appropriation, qui est prohibée en toutes hypothèses.

8. Alors que la protection des pigeons contre le vol s’avère fluctuante au cours de la majeure partie du XIXᵉ siècle, les deux dernières décennies de ce siècle sont marquées par l’entrée en vigueur de lois qui entendent outrepasser la distinction entre le caractère domestique et le caractère sauvage du pigeon, et qui visent ainsi à assurer une protection homogène de ce bien fugitif contre le vol.

II. Vers une protection homogène des pigeons

9. Si la protection du domaine agricole et des récoltes doit effectivement être assurée, il en est de même de celle des animaux domestiques appartenant au patrimoine rural du propriétaire22. En effet, le propriétaire du pigeon doit lui aussi être protégé contre les atteintes portées à son propre bien. Les hypothèses dans lesquelles un individu lésé par les dégâts des pigeons peut légitimement s’approprier ces derniers sont restreintes par le droit de deux manières qu’il s’agit de présenter successivement.

10. Le législateur, en adoptant la loi rurale du 4 avril 1889 venant modifier le décret de 1791, édicte une première limite ratione personae tenant à la qualité de la personne qui peut s’approprier légitimement les pigeons. Le droit de destruction et d’appropriation des pigeons est limité à deux catégories d’individus, en l’occurrence les fermiers et les propriétaires23. En effet, ces derniers sont des victimes récurrentes des dévastations commises par les pigeons sur leur propriété rurale. Le droit prône donc la défense de la propriété des populations rurales contre les dégâts que sont susceptibles de causer ces oiseaux en leur permettant de les détruire puis de se les approprier en toute légitimité. En ce sens, le fermier et le propriétaire sont protégés contre la nature nuisible du pigeon, qui a été mise en exergue par plusieurs auteurs au XIXᵉ siècle24. Cette appropriation légitime est bel et bien consacrée par la loi de 1889 alors même que cette prérogative avait fait l’objet de vives critiques quelques années auparavant de la part du député Henri De Gavardie. Ce dernier s’est exprimé en ces termes à l’occasion d’une séance au Sénat en 1882 : « Pourquoi ajouter ce droit dans la rédaction de votre article ? Voyez comme c’est dangereux [...] Très souvent la conscience hésite quand il s’agit de tuer des pigeons qui sont quelquefois non la propriété des riches, mais des pauvres. La conscience hésite à enlever cette ressource précieuse ! »25.

11. Il émet une critique virulente contre la potentielle introduction de ce droit d’appropriation légitime du pigeon dans la législation, car cela viendrait attenter de manière abusive au patrimoine de l’individu. En nous appuyant sur les termes du député, nous pouvons penser que le pigeon est un bien possédé par de nombreux propriétaires quelle que soit leur condition sociale. De ce fait, la protection spéciale de cet oiseau contre le vol se justifierait a fortiori.

12. La seconde limite tient à l’espace géographique dans lequel l’infraction a été commise et elle se retrouve d’abord en jurisprudence. En ce sens, une décision rendue par la Chambre correctionnelle de la Cour de Paris le 11 novembre 1857 précise qu’ « il y a vol de la part de l’individu qui, pour se les approprier, tue les pigeons d’autrui sur un fonds dont il n’est pas propriétaire »26. Le juge entend assurer une protection accrue du pigeon, en tant qu’objet de propriété, en limitant le droit d’appropriation de cet animal au seul terrain du propriétaire lésé. Le législateur, par la loi du 4 avril 1889 précitée, vient consacrer cette limite ratione loci du droit d’appropriation des pigeons réputés gibiers. En effet, l’article 7 de ladite loi fait référence au droit d’appropriation du pigeon gibier qui doit être trouvé sur le fonds du propriétaire lésé. Ce dernier ne peut tuer ni s’approprier un pigeon qui aurait causé des dégâts sur un terrain qui ne lui appartient pas. La loi de 1889 prévoit une hypothèse d’appropriation légitime du pigeon-gibier qui n’existait pas dans le décret de 1791, ce dernier interdisant catégoriquement toute hypothèse d’appropriation des pigeons et des volailles tués. Toutefois, le principe selon lequel il existe une appropriation légitime du pigeon ne doit pas être considéré comme une prérogative absolue dans la mesure où il n’est accordé qu’à un individu vivant dans la ruralité et se trouvant dans l’obligation de protéger son propre terrain contre les dévastations commises par les pigeons.

13. Cette loi rurale contribue à protéger davantage le pigeon contre le vol, qu’il soit réputé domestique ou gibier. Sous l’influence de juristes et d’hommes d’État soucieux d’instaurer une protection homogène de tous les pigeons contre le vol, le législateur va plus loin dans la logique protectrice en adoptant une loi qui interdit toute appropriation de ces itinérants, dépassant ainsi la dichotomie domestique/sauvage jusqu’alors en vigueur.

14. Nous avons insisté, dans l’introduction du présent article, sur le caractère progressif de la protection juridique du pigeon contre les soustractions frauduleuses. L’idée d’un régime juridique plus lisible, visant à dépasser la dichotomie domestique/sauvage du pigeon jusqu’alors en vigueur, et surtout plus protecteur du pigeon en sa qualité de bien utile est défendue dans un premier temps par des hommes d’État et des juristes de la fin du XIXᵉ siècle. C’est ainsi que De Gavardie énonce, à l’issue de son discours prononcé en 1882, l’opinion suivante : « Même en temps prohibé, je blesse mortellement une pièce de gibier sauvage ; elle tombe sur le terrain d’autrui. Le propriétaire pourra me défendre d’entrer sur son terrain, mais il n’a pas le droit de s’approprier le gibier. Donc, vous n’avez plus le droit de vous approprier les pigeons, que vous considérez comme gibiers »27.

15. Le député envisage, le premier, une interdiction de s’approprier le pigeon réputé gibier. L’avocat André-Paul Morillot s’inscrit dans ce même mouvement au terme de sa plaidoirie prononcée en 1896. Il va même plus loin en apportant des précisions importantes sur la nature de cet oiseau, précisant que « le pigeon n’est plus jamais un gibier. C’est toujours une volaille, que le fermier lésé a seul le droit de tuer par exception, à certaines conditions, sur son terrain »28. En adoptant une telle position, l’avocat renie la nature potentiellement sauvage du pigeon. En conséquence, tous les pigeons doivent désormais être regardés comme des volailles, c’est-à-dire comme des animaux domestiques, et peuvent donc faire l’objet d’un vol. À la suite des différents discours prononcés en faveur d’une meilleure protection du pigeon en tant que bien, le législateur intervient avec la loi du 21 juin 1898 sur le Code rural, qui abonde dans le sens d’une protection accrue du pigeon en interdisant à l’individu qui le détruit de se l’approprier, quelles que soient les circonstances29. Le législateur semble reprendre les arguments de Morillot énoncés deux ans plus tôt dans la mesure où elle assimile les pigeons aux volailles et aux autres oiseaux de basse-cour en énumérant ces trois catégories d’oiseaux sans opérer la moindre distinction de régime juridique applicable. Le pigeon bénéficie donc d’une protection similaire à celle applicable aux autres animaux domestiques contre le vol. Désormais assimilé à un animal domestique, ce fugitif semble être protégé à son paroxysme contre toute soustraction frauduleuse en ce qu’il ne peut plus faire l’objet d’une appropriation légitime. Par conséquent, le propriétaire ou le fermier lésé par les dégâts du pigeon ne peut plus se l’approprier sans commettre un vol, quand bien même cet oiseau aurait été détruit sur son terrain et quand bien même le véritable propriétaire de l’animal ne se serait pas occupé de l’enlever. Mais encore, une obligation d’agir incombe au propriétaire lésé si le propriétaire de l’animal ne s’est pas manifesté après un délai de vingt-quatre heures : au lieu de pouvoir se l’approprier, il est tenu d’enfouir sur place le pigeon tué30. La législation applicable aux pigeons tient compte de leur singularité, caractérisée par leur nature itinérante, et tend à renforcer leur protection en tant que biens : ils sont ainsi protégés contre le vol à l’image des autres oiseaux domestiques ruraux. Cependant, cette protection juridique ne s’arrête pas aux portes des colombiers, mais est étendue à leurs congénères des villes, les pigeons voyageurs, à la fin du XIXᵉ siècle.

16. Le regard porté sur le pigeon change profondément avec l’utilisation de plus en plus importante du pigeon voyageur. Sa fonction sociale évolue : il n’est plus considéré seulement comme un animal nuisible aux récoltes qu’il est possible de détruire, mais également comme un messager de la Nation ayant un véritable intérêt public31. Cela conduit le juriste à opérer une distinction entre le régime applicable au pigeon voyageur et celui applicable à son congénère des colombiers32. En outre, le vol de pigeon peut désormais être motivé par un mobile n’ayant nullement trait à la valeur économique de cet animal, mais visant plutôt à intercepter une correspondance importante entre Paris et la province33. Ainsi, il est urgent d’apporter une solution juridique à ce problème en envisageant une protection spécifique du pigeon voyageur qui prendrait en compte sa mission d’intérêt général. Or, l’utilité particulière de cet animal domestique n’a pas échappé aux hommes politiques de l’époque. C’est ainsi qu’une circulaire relative à la police de la chasse et aux pigeons voyageurs, adoptée le 6 avril 1887, instaure une protection accrue de ces derniers. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, René Goblet, reconnaît expressément l’utilité particulière des pigeons voyageurs et souhaite qu’une législation le protégeant spécialement soit édictée. Selon ses termes, « cette législation ne protège pas suffisamment les pigeons voyageurs. Mais, en raison des services spéciaux auxquels on l’emploie, cet oiseau ne rentre plus dans les conditions prévues par la loi du 4 août 1789 et semble comporter une réglementation spéciale »34. Quelques années plus tard, le législateur semble prendre conscience que le pigeon voyageur ne peut plus bénéficier d’une législation commune à tous les pigeons eu égard à son utilité dépassant les seuls intérêts privés. La loi du 4 mars 1898 modifiant la loi du 22 juillet 1896 sur les pigeons voyageurs35 prévoit une peine d’amende pour tout individu qui aurait volé un pigeon voyageur appartenant à autrui. Une protection spécifique de ce messager de la Nation contre toute soustraction frauduleuse est donc consacrée par le législateur.

Conclusion

17. L’instauration d’une protection du pigeon contre le vol se comprend parfaitement au XIXᵉ siècle, celui-ci étant alors regardé comme un bien polyvalent et utile à l’individu en ville comme à la campagne, et la politique pénale essayant de lutter contre le voleur, considéré comme « l’archétype du délinquant »36 à cette époque. Si l’utilisation du pigeon voyageur reste importante au XXᵉ siècle, plus particulièrement en temps de guerre37, celle du pigeon des colombiers, en sa qualité de bien rattaché au domaine rural, se justifie moins aisément à une époque où « c’étaient l’automobile et le machinisme qui frappaient à la porte des juristes »38 et durant laquelle « le pigeon [a suivi] l’homme dans son urbanisation »39. Aujourd’hui, le pigeon apparaît davantage comme une res nullius vivant au contact des individus, notamment dans l’espace urbain. Si l’infraction de vol d’animaux est loin d’avoir disparu, le pigeon ne semble pas être l’animal le plus convoité par les pillards40.

 

  • 1 G-L. LECLERC DE BUFFON, Histoire naturelle, générale et particulière. Des oiseaux, Paris, F. Dufart, 1799, tome 43, p. 154.
  • 2 L’expression « animaux domestiques » est d’abord définie par la jurisprudence. Au terme d’un arrêt Lichière rendu par la Cour de cassation en 1861, les juges estiment que doivent être regardés comme étant domestiques « tous les animaux qui vivent, s’élèvent, sont nourris et se reproduisent sous le toit de l’homme et par ses soins » (S.61.1.1012).
  • 3 F. LESCUYER, Les oiseaux dans les harmonies de la nature, J-B. Baillière, 1878, p. 176 : « La domestication est partielle […] quand, fixée complètement à l’habitation, elle conserve comme le pigeon une partie de son habitude de sauvagerie ».
  • 4 J. CARNOT, Commentaire sur le Code pénal, Paris, B. Warée, 1823-1824, tome 2, p. 218 : « Pas de doute qu’[en dehors du] temps où les pigeons doivent être tenus renfermés dans les colombiers, ils ne soient une propriété particulière : mais ce n’est qu’une propriété précaire puisqu’ils cessent d’appartenir à leur maître, lorsqu’ils passent à un autre colombier [...] ».
  • 5 L’article 524 du Code civil de 1804 dispose que « […] sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : […] Les pigeons des colombiers […] ». La référence au service ainsi qu’à l’exploitation du fonds opérée par le législateur renvoie à la finalité économique et utilitariste des animaux domestiques dans le quotidien du propriétaire.
  • 6 J. ORTOLAN, Éléments de droit pénal : pénalité, juridiction, procédure, Paris, H. Plon, 1863-1864, tome 1, p. 125.
  • 7 J. CARBONNIER, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2014, 10ᵉ édition, p. 236 : « La tradition, le Code Napoléon jettent sur l’animal un manteau réificateur ; l’animal est un bien, donc objet, non-sujet de droit ».
  • 8 R. GARRAUD, Traité théorique et pratique du droit pénal français, Paris, 1913-1935, tome 6, p. 144.
  • 9 M-R. SANTUCCI, Délinquance et répression au XIXᵉ siècle : l’exemple de l’Hérault, Paris, Economica, 1986, p. 249 : « […] plusieurs fois en allant racheter des pigeons, les victimes se trouvent face à ceux qui leur avaient été volés ».
  • 10 R. LUGLIA, « Premiers jalons pour une histoire de la protection des oiseaux en France métropolitaine (milieu XIXᵉ-Entre-deux guerres) », in Revue semestrielle de droit animalier, 2-2020, p. 483.
  • 11 D. LAPOSTRE et C. DEHAYE, « Grandeur et déclin d’un héros ou l’histoire d’un déclassement : le pigeon des villes », in Revue semestrielle de droit animalier, 1/2012, p. 272 : « […] le pigeon a été considéré comme utile en France et dans le monde pour quatre raisons : sa chair, qui est agréable et peu coûteuse ; sa fiente, qui peut servir d’engrais ; son rôle de messager ; son rôle d’animal d’agrément […] ».
  • 12 N. MAILLARD, « La domestication et l’état domestique : le légitime pouvoir de dénaturer les animaux utiles (XVIIIᵉ-XXᵉ siècles) », in Revue semestrielle de droit animalier, 1/2020, p. 316 : « Pigeons, lapins et abeilles oscillent donc entre deux régimes, parfois propriété de l’homme lorsqu’ils résident dans les colombiers, garennes ou ruches, parfois en régime de pleine liberté lorsqu’ils se montrent "infidèles" […] ».
  • 13 J. DOMAT, Les loix civiles dans leur ordre naturel […], Paris, Pierre Debats, 1713, p. 260 : « Comme on peut posséder des animaux qu’il n’est pas possible d’avoir toujours sous la main et en la puissance, on en conserve la possession tandis qu’on les renferme, qu’on les fait garder, ou qu’étant [apprivoisés], ils reviennent sans garde, comme font les abeilles à leur ruche et les pigeons à leur colombier. Mais les animaux qui échappent à notre garde et ne reviennent point, ne sont plus en notre possession, jusqu’à ce que nous les recouvrions ».
  • 14 Article 2 du décret du 4 août 1789 : « Les pigeons seront enfermés aux époques fixées par la communauté ; et durant ce temps, ils seront regardés comme gibiers, et chacun aura le droit de les tuer sur son terrain ».
  • 15 A-D. HOUTE, Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol. XIXᵉ-XXᵉ siècles, Paris, Gallimard, 2021, p. 26.
  • 16 J. CARNOT, op.cit., p. 253.
  • 17 Journal du droit criminel, 1884, p. 99.
  • 18 E. FUZIER-HERMAN, Vº « Animaux », Répertoire général alphabétique du droit français, Paris, L. Larose et Forcel, 1886-1924, tome 4, p. 211.
  • 19 Article 12 al. 3, Titre II du décret du 28 septembre-6 octobre 1791 : « Si ce sont des volailles, de quelque espèce que ce soit, qui causent le dommage, le propriétaire, le détenteur ou le fermier qui l’éprouvera pourra les tuer, mais seulement sur les lieux, au moment du dégât ».
  • 20 S.24.1.99.
  • 21 Journal du droit criminel, 1868, p. 272.
  • 22 J-L. HALPÉRIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, PUF, 2012, p. 118 : « L’énumération des biens immeubles respire l’air de la campagne : il y est question […] des animaux attachés à la culture, des pigeons de colombiers, des lapins de garenne, des ruches à miel ».
  • 23 Article 7, al. 1 de la loi du 4 avril 1889 : « Pendant le temps de la clôture des colombiers, les propriétaires et les fermiers peuvent tuer et s’approprier les pigeons qui seraient trouvés sur leurs fonds ».
  • 24 M. GIRARD, Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles de la France […], Paris, Hachette, 1878, p. 205 : l’auteur écrit, à propos des pigeons, que ce sont des « Oiseaux migrateurs et nuisibles » ; C. Vogt, Leçons sur les animaux utiles et nuisibles, les bêtes calomniées et mal jugées, Paris, C. Reinwald, 1867, p. 48 : l’auteur souligne que les pigeons « sont dans toutes circonstances nuisibles à l’agriculture ».
  • 25 Observations du député Henri DE GAVARDIE devant le Sénat le 18 février 1882, in N-A. CARRÉ, Animaux employés à l’exploitation rurale, commentaire de la loi du 4 avril 1889, Paris, Marchal et Billard, 1889, p. 36.
  • 26 Journal du droit Criminel, 1857, p. 383.
  • 27 Extrait de la Séance du 18 février 1882, in N-A. Carré, op.cit., p. 37.
  • 28 A-P. MORILLOT, Le pigeon voyageur est-il un animal domestique ou un gibier ? Plaidoirie prononcée le 8 décembre 1896 devant les Chambres réunies de la Cour de cassation, Paris, 1896, p. 13.
  • 29 Article 15 de la loi du 21 juin 1898 sur le Code rural : « Lorsque les animaux errants qui causent le dommage sont des volailles, des oiseaux de basse-cour de quelque espèce que ce soit, ou des pigeons, le propriétaire, fermier ou métayer du champ envahi pourra les tuer, mais seulement sur le lieu, au moment où ils auront causé le dégât et sans pouvoir se les approprier ».
  • 30 Ibid : « Si, après un délai de vingt-quatre heures, celui auquel appartiennent les volailles tuées ne les a pas enlevées, le propriétaire fermier ou métayer du champ envahi est tenu de les enfouir sur place ».
  • 31 G. BORNERT, F. CALVET, J-P. DEMONCHAUX, R. LAMAND, « Une brève histoire de la colombophilie », in Revue historique des armées, numéro 248, 2007 p. 97 : « L’importance de ces messagers était très bien comprise par la population assiégée : rarement au cours des 5 mois, un de ces oiseaux n’a été capturé pour être mangé. Un décret l’interdisait, certes, mais c’était le rôle même du pigeon qui était respecté par les Parisiens. ».
  • 32 E. FUZIER-HERMAN, Vº « Colombier », Répertoire général et alphabétique du droit français, Paris, Larose et Forcel, 1886-1924, tome 11, p. 307 : les pigeons voyageurs « possèdent et conservent le caractère d’objets mobiliers, et ne deviennent jamais l’accessoire du fonds sur lequel ils se trouvent établis mobiliers, et ne deviennent jamais l’accessoire du fonds sur lequel ils se trouvent établis […] il ne saurait être question, en ce qui les concerne, de l’application de l’article 564 du Code civil ».
  • 33 M. BEZUT, « Pigeon voyageur », in H. MOUTOUH, Dictionnaire du renseignement, Paris, Perrin, « Hors collection », 2018, p. 606 : « Lorsque le message était intercepté, la perte était double : le renseignement n’arrivait pas jusqu’à son destinataire, et l’ennemi savait quelle information avait été envoyée. Certains furent capturés ou tirés par des paysans ».
  • 34 R. GOBLET, Circulaire relative à la police de la chasse et aux pigeons voyageurs, Bulletin officiel du Ministère de l’Intérieur, Paris, 1887, p. 73.
  • 35 Article 6, al.1 de la loi nº34471 du 4 mars 1898 modifiant l’article 6 de la loi du 22 juillet 1896 sur les pigeons voyageurs : « Sera punie d’une amende de seize à cent francs […] tout personne qui, en n’importe quel lieu ou quel temps, par n’importe quel moyen, aura capturé ou détruit, ou tenté de capturer ou de détruire des pigeons voyageurs ne lui appartenant pas ».
  • 36 P. LASCOUMES, P. LENOËL, P. PONCELA, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989, p. 284.
  • 37 Auteur non renseigné, Exploitation des pigeons voyageurs : résultats obtenus par ce mode de liaison pendant les batailles de Verdun et de la Somme, 1916, p. 4 : « À Verdun, les pigeons voyageurs ont, à eux seuls, remplacé à maintes reprises tous les autres moyens de liaison, rendant ainsi au Commandement […] des services dont on ne saurait mesurer l’importance ».
  • 38 S. DESMOULINS, L’animal, entre science et droit, thèse, droit, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2006, tome 1, p. 204.
  • 39 D. LAPOSTRE et C. DEHAYE, op.cit., p. 273.
  • 40 C. LANTY, Le scandale de l’animal business, Paris, Éditions du Rocher, 2009, p. 163 : « Au total, ce sont 60 000 chiens et chats qui sont volés chaque année en France » . Par ailleurs, un certain nombre d’articles de journaux locaux font état de vols d’animaux de basse-cour ou de bestiaux commis dans les campagnes françaises.
 

RSDA 1-2024

Actualité juridique : Jurisprudence

Contrats spéciaux

  • Christine Hugon
    Professeur de droit privé
    Université de Montpellier
    Laboratoire de droit privé
  • Kiteri Garcia
    CDRE Bayonne – UPPA

De la distinction entre contrat d’entraînement et contrat de location d’équidé (obs. sous Cour d'appel de Paris - Pôle 4 - Chambre 11 - 7 mars 2024 - n° 22/07555)

Mots clefs :  contrat d’entraînement, contrat de location d’équidés

 

L’exploitation d’équidé peut se faire au travers de contrats divers dont la distinction n’est pas toujours aisée, comme l’atteste l’affaire ayant conduit à l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 7 mars 2024.

En l’espèce, une jeune fille de 14 ans, inscrite dans un centre équestre exploité par une association et affiliée à la Fédération française d'équitation, a été victime d'une chute de cheval le 12 août 2015 alors qu'elle effectuait une sortie avec une autre cavalière, à l'extérieur du centre. À la suite de cette chute, elle a présenté un grave traumatisme crânien puis est décédée en 2021. La lecture de l’arrêt ne permet pas de déterminer si le décès est consécutif à la chute.

En vue de l’indemnisation de ces lourds dommages, la famille de la victime a assigné l’association et son assureur devant le tribunal judiciaire de Paris. Elle estimait en effet d’une part que l’association était responsable de l’accident survenu le 12 août 2015 et d’autre part que l’association avait manqué à son obligation d’information et de conseil à l’égard de la victime.

Le tribunal parisien rejette la demande d’indemnisation le 31 mars 2022, ce que la Cour d’appel de Paris confirme le 7 mars 2024. La juridiction d’appel a en effet déduit des circonstances de l’espèce qu’aucune faute en lien de causalité direct et certain avec l'accident ne pouvait être reprochée à l'association, pas plus qu’un manquement à son obligation d'information.

Il n’est pas fréquent de voir des demandes indemnitaires rejetées face à des circonstances aussi tragiques. Aussi, nous aborderons tour à tour l’absence de responsabilité de l’association dans l’accident puis la parfaite exécution de son obligation d’information, toutes deux constatées par la Cour.

Quant à la responsabilité de l’association dans l’accident, objet de la première demande en indemnisation de la famille de la victime, Tribunal judiciaire et Cour d’appel parviennent à la même conclusion sans toutefois emprunter le même raisonnement juridique. Le cœur de la question résidait dans la qualification du contrat ayant permis à la jeune victime de sortir du centre équestre avec un cheval, sans accompagnement. Pour les juges de première instance, une telle hypothèse révèle un contrat de louage d’équidé. Dès lors, ont-ils poursuivi, sans preuve d’un vice affectant l’animal, aucune faute ne pouvait être mise à la charge de l’association. Différemment, pour les juges de seconde instance, le contexte témoigne d’un contrat d’entraînement dont l’exécution ne révèle aucune faute en lien de causalité avec l’accident.

La qualification du contrat semblait d’autant moins aisée que les parties au litige y allaient de leur propre conception, suggérant notamment qu’il s’agissait d’un prêt à titre gracieux. Bien qu’essentielle puisque déterminante des obligations en découlant, la qualification posait problème parce que la victime, au moment de l’accident, était inscrite à un cours d’équitation collectif qu’elle a souhaité au dernier moment remplacer par une sortie en extérieur sans accompagnement. Cette demande a d’ailleurs fondé l’argumentation d’une des compagnies d’assurances partie au litige qui y voyait une novation du contrat d’entraînement en contrat de location d’équidé.

La Cour d’appel a cru bon devoir remettre un peu d’ordre en raisonnant pas à pas ; premièrement, elle déduit du paiement de cotisation et des cours collectifs une relation contractuelle entre la victime et l’association concernant la pratique de l’équitation. L’adhésion au centre équestre étant payante, de même que le cours d’équitation prévu originairement, la qualification de prêt d’équidé à titre gratuit devait être écartée.

Restait donc à savoir comment qualifier la mise à disposition à titre onéreux de l’animal. S’agissant de la jouissance temporaire d’un animal moyennant un prix, le contrat de louage défini à l’article 1709 du Code civil semblait pouvoir être adapté. Seulement ici, la jouissance de l’animal ne devait pas être regardée isolément ; elle s’inscrivait dans le cadre plus général d’un entraînement et donc d’une prestation de services.  Certes, l’entraîneur n’était pas présent au moment de la chute de sa cavalière mais c’est lui qui avait autorisé et encadré la sortie. La prestation de service se justifiait d’autant que la victime préparait un concours d’endurance qui devait se dérouler quelques jours après l’accident. L’optique de la sortie était donc de préparer ce concours. La jouissance temporaire de l’animal faisait alors partie d’un ensemble contractuel bien plus vaste qui relevait alors d’un contrat d’entraînement.

Contrat de louage ou d’entraînement, les obligations afférentes aux parties ne sont pas les mêmes. S’il s’agit d’un contrat de location, le loueur sera tenu d’indemniser le locataire si son préjudice résulte d’un défaut ou d’un vice de la chose. La difficulté réside bien évidemment dans la preuve de l’existence d’un vice avant le début de la location, compliquée à rapporter pour le locataire. Lorsque la location porte sur un animal, cela revient pour la victime à démontrer qu’un problème de comportement préexistait au contrat et que c’est ce vice qui a entraîné avec certitude la chute subie. Il faut admettre que, dans le cas d’un être vivant, qui a un comportement évolutif et changeant en fonction et de son cavalier et de son environnement, cette preuve est extrêmement difficile à rapporter.

S’il s’agit d’un contrat d’entraînement, les obligations du débiteur sont plus étendues et ne se limitent pas aux seuls défauts de l’animal ; par exemple, l’entraîneur, comme ici le centre équestre, est soumis à l’égard de ses élèves, et adhérents, à une obligation de sécurité de moyens. C'est sur la victime et ses ayants droit que pèse la charge de la preuve d'un manquement à l’obligation de prudence et de diligence. Ces différences entre les deux contrats éclairent les moyens des parties : pour la victime, il s’agissait d’un contrat d’entraînement alors que l’association prétendait qu’il s’agissait d’un contrat de louage. L’arrêt contribue sans doute à tracer les frontières entre les deux.

La Cour écarte en effet la qualification de location d'équidé car celle-ci suppose que le cavalier soit libre de déterminer son itinéraire, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. En effet, l’entraîneur ayant donné l'autorisation de sortie à la jeune cavalière l’a fait en fonction d'un parcours préalablement validé. De même, la Cour accorde grande importance au fait que le cheval était la monture habituelle de la jeune fille, qu’elle montait depuis plusieurs années et avec laquelle elle sortait en concours. Il s’agissait dès lors bien plus que d’une simple jouissance temporaire de l’animal ; le prêt du cheval relevait d’un entraînement global.  

Dans la mesure où la cavalière a demandé à transformer un cours collectif en sortie en extérieur sans accompagnement, la novation du contrat d’entraînement en contrat de location était-elle envisageable ? Elle aurait sans doute allégé les obligations du centre équestre mais la Cour ne l’a pas retenue. Au regard des anciens articles 1134 et 1271 du Code civil, les juges déclarent que la novation ne se présume pas et que, tout en pouvant être implicite, elle doit résulter clairement des faits et actes des parties. En l’espèce, tant la volonté de la jeune fille d’effectuer une sortie en autonomie au lieu d’un cours collectif que l’accord de sa mère présente lors de la sortie ne suffisent pas à caractériser une volonté non équivoque d'opérer une novation du contrat originaire en location d'équidé sans accompagnement, avec les conséquences que cela implique. La novation permet en effet d’éteindre une obligation ancienne pour permettre la naissance d’une obligation nouvelle ; dans cette affaire, le souhait exprimé par l’élève de modifier le contenu d’une séance d’entraînement, validé par sa mère, ne vise pas à mettre un terme définitif à cet entraînement. Puisqu’il ne peut y avoir de novation sans obligation à éteindre, l’on voit mal ici quel aurait été l’intérêt de la victime de mettre un terme au contrat d’entraînement pour basculer sur une simple location d’équidé.

Statuant dès lors au regard du contrat d’entraînement, restait pour la Cour à déterminer si l’association avait respecté son obligation de sécurité de moyens. Pour vérifier l’existence d’éventuels manquements, la Cour revient scrupuleusement sur le contexte de l’accident afin de vérifier le respect des règles de sécurité allant du port de la bombe correctement attachée au tracé validé qui ne présentait pas de difficultés particulières au regard du niveau de la cavalière. La Cour s’attarde également sur le tempérament de la jument, polyvalente et adaptée à tous les niveaux de cavaliers ainsi que sur la connaissance qu’en avait la victime. Il résulte de toutes ces précautions l’absence de faute de l’association qui ne peut être tenue responsable de l’accident. C’est sans doute extrêmement sévère pour la famille de la victime, qui se voit privée d’indemnisation, mais les professionnels s’étaient montrés en l’occurrence particulièrement vigilants et étaient clairement demeurés dans le cadre du contrat d’entraînement. Que la jument se soit emballée jusqu’à chuter et mettre à terre sa cavalière ne suppose pas pour autant une faute de l’association.

Cette affaire permet également à la Cour d’appel de revenir sur un point sans doute moins litigieux : l’obligation d’information et de conseil imposée aux groupements sportifs. La famille de la victime estimait en effet que l’association avait manqué à son obligation d’informer ses adhérents de l'intérêt que représente la souscription d'un contrat d'assurance couvrant les dommages corporels auxquels leur pratique peut les exposer, au regard de l’article L.321-4 du code du sport. Est-il réellement du rôle des groupements sportifs non seulement d'attirer l'attention de leurs adhérents sur leur intérêt à souscrire une assurance de personne couvrant leurs dommages corporels, mais encore de leur proposer plusieurs formules de garantie leur permettant, s'ils estiment utile de contracter une telle assurance, de choisir la garantie la mieux adaptée à leurs besoins ? Pour la Cour d’appel, l’obligation d’information et de conseil d’un club affilié à une fédération est circonscrite, précisément parce que la prise de licence reporte sur la fédération le poids de cette obligation. C’est à la fédération de remettre aux adhérents la notice d'information établie par l'assureur définissant la nature et l'étendue des garanties souscrites et de les informer de la possibilité de souscrire des garanties individuelles complémentaires. Surtout, il n’appartient pas aux groupements sportifs de conseiller le pratiquant sur l’option la mieux adaptée à sa situation. En l’espèce, la victime était licenciée l’année de son accident ; qui plus est, les garanties souscrites par la Fédération française d'équitation au bénéfice de ses licenciés étaient affichées dans le club house du centre équestre et rappelées dans le règlement intérieur du centre remis aux cavaliers. Aucun manquement à l’obligation d’information prévue à l'article L. 321-4 du code du sport ne pouvait être mis à la charge de l’association, laissant justement mais tristement la famille de la victime sans autres recours indemnitaires envisageables. 

 

Kiteri Garcia

 

L’astreinte à l’épreuve du droit de rétention (obs. sous Cour d’appel de Montpellier, 30 avril 2024, n°22/03298)

Mots clefs : vente, pension, astreinte, rétention

 

L’arrêt rendu le 30 avril 2024 par la cour d’appel de Montpellier permet de s’arrêter sur l’articulation du droit de rétention du créancier de pensions impayées avec une astreinte à prendre possession du cheval.

En l’espèce, une SASU pratiquant l’élevage avait vendu un cheval. Le nouveau propriétaire n’avait pas retiré l’animal, mais n’avait pas, non plus, réglé la moindre pension. La SASU s’est montrée assez réactive en agissant en paiement devant le tribunal de commerce de Béziers lequel avait condamné le propriétaire à prendre possession de son cheval dans les 15 jours de la signification du jugement sous astreinte de 150 € par jour de retard pendant trois mois et à payer la totalité des pensions dues. La cour d’appel de Montpellier confirma la décision. Deux mois après l’arrêt confirmatif, le propriétaire avait tenté de reprendre son cheval. La SASU arguant du fait que le propriétaire n’avait pas réglé l’intégralité des pensions dues avait fait jouer son droit de rétention et refusé de lui laisser reprendre le cheval laissant tourner le compteur des pensions dues et potentiellement celui de l’astreinte. Dix-huit mois après cette infructueuse tentative de reprise, la SASU fait signifier le jugement du tribunal de commerce en même temps que l’arrêt de la cour d’appel au propriétaire. Elle lui fait, à cette occasion, commandement de régler la somme totale de 28 968,68 euros correspondant aux pensions impayées. Le commandement étant resté sans effet, la SASU a assigné, pour la deuxième fois, le propriétaire devant le tribunal de commerce de Béziers. Cette juridiction s’étant dans sa décision précédente, réservée le droit de liquider l’astreinte qu’elle avait ordonnée, fit droit à la demande en paiement des pensions et liquida l’astreinte à la somme de 13 500 euros.

Pour échapper à ces condamnations, le propriétaire, en appel, invoquait plusieurs arguments dont le plus intéressant tenait à la combinaison de l’astreinte et du droit de rétention. L’astreinte telle qu’elle avait été ordonnée dans la première décision du tribunal de commerce de Béziers venait au soutien de l’obligation faite au propriétaire de récupérer son cheval. Celui-ci plaidait le fait que le refus de la SASU de lui laisser reprendre son cheval aurait dû justifier la réduction ou la suppression de l’astreinte dans la mesure où l’exercice du droit de rétention pour pensions impayées l’avait mis dans l’impossibilité d’exécuter son obligation de retirer son cheval alors que celle-ci était assortie d’une astreinte. L’argument ne manquait pas de logique. L’astreinte venait au soutien de l’obligation de reprendre le cheval alors que le droit de rétention était au soutien de l’obligation de payer les pensions. L’exercice du droit de rétention avait bien eu pour effet d’empêcher l’exécution de l’obligation assortie de l’astreinte.

Pourtant, comme le tribunal de commerce de Béziers, la cour d’appel de Montpellier a jugé que le refus de remettre le cheval ne suffisait pas à justifier la suppression ou la réduction de l’astreinte sollicitée par l’appelant1. Les juges du fond admettent donc que le jeu du droit de rétention rende impossible l’exécution de l’obligation assortie de l’astreinte. En faveur de cette solution, il peut être observé que s’il est admis qu’une astreinte ne puisse venir au soutien d’une obligation impossible à exécuter ; cette impossibilité n’était pas, pas en l’espèce, matérielle, mais juridique. Il suffisait de payer les pensions pour récupérer l’animal.  Il n’en demeure pas moins que ces deux obligations, payer les pensions dues et retirer le cheval, étaient assorties de deux mécanismes comminatoires se paralysant l’un l’autre. Cette situation plaçait le propriétaire, peut-être impécunieux, dans un cercle vicieux : l’impossibilité de retirer son cheval avait pour effet d’accroître sa dette. Non seulement le montant des pensions dues augmentait chaque jour, mais surtout le refus de l’élevage de le laisser retirer le cheval l’exposait à payer une astreinte par jour de retard ! Il n’est pas certain que le justiciable ait perçu cette solution comme juste et logique. Or, il n’est jamais très heureux que la justice, fut-elle rendue avec science, donne l’impression de mettre à la charge du justiciable des obligations paradoxales plaçant celui-ci dans ce que la psychanalyse présente comme une double contrainte2. Le juge lui ordonne sous une astreinte de 150 € par jour de retard de retirer son cheval et alors même qu’à travers l’exercice du droit de rétention le Droit l’en empêche ! Vu par un non juriste, le Droit peut parfois donner l’impression d’être schizophrène !

 

C H

 

Encore et toujours la dysplasie coxofémorale du chien à l’aune du droit de la consommation (obs. sous Cour d’appel de Poitiers, 7 mai 2024, n°22/01843)

Mots clefs : vente, conformité, vice caché, dysplasie coxofémorale

 

Les faits sont très classiques. En octobre 2020, un particulier acquiert auprès d’un professionnel un chiot de race Tervueren pour le prix de 490 €. Dans les mois qui suivent, le chien subit une opération du bassin en raison d’une dysplasie coxofémorale sévère. L’acheteur se tourne alors vers sa protection juridique laquelle met en demeure le professionnel de prendre en charge les frais d’opération. En l’absence de réaction de ce dernier, l’acheteur l’assigne devant le tribunal judiciaire et demande plus de 5000 € de dommages-intérêts. La cour d’appel de Poitiers confirme la décision des premiers juges déboutant l’acheteur de l’ensemble de ses prétentions. Pour parvenir à ce résultat, la cour d’appel considère qu’il n’est pas parvenu à apporter la preuve de l’existence du vice allégué.  La vente étant intervenue avant le 1er janvier 2022, l’acheteur pouvait encore se placer sur le terrain du droit de la consommation, mais parce qu’elle était postérieure à la réforme de 2014, il supportait la charge de la preuve de l’existence du défaut de conformité au moment de la vente. Alors qu’il avait pris possession du chien le 15 octobre 2020, le certificat de cession établi par un vétérinaire, le 10 octobre 2020, indiquait un appareil locomoteur « normal ».  Au soutien de sa demande, il produit des relevés de consultation établis par une clinique vétérinaire. Le premier en date du 30 janvier 2021 indiquait « depuis quelques semaines, difficultés sur le train arrière (…) avec confirmation d’une dysplasie sévère à gauche » et le second correspondant à une consultation du 27 janvier 2021 proposait deux possibilités de chirurgie. La cour d’appel en déduit que « ces documents, qui ne sont pas une expertise mais, pour le plus complet d’entre eux, un relevé de consultation vétérinaire et qui ont été établis non contradictoirement, n’établissent pas que la dysplasie existait à la date de la vente du chien. La cause de la dysplasie diagnostiquée n’est pas précisée ». La cour en déduit que l’appelante ne justifie ni du défaut de conformité allégué, ni du vice dont aurait été atteint le chien à la date de la vente.

Même si la solution d’espèce doit être approuvée en ce sens que le demandeur n’était pas parvenu à prouver l’antériorité de la dysplasie, cet arrêt révèle des zones d’ombre suscitant la curiosité du juriste.

La première concerne l’application du code rural. Comme le savent les lecteurs de cette revue, la garantie spéciale du code rural est limitée aux vices énumérés dans la partie réglementaire du code lesquels, pour l’espèce canine, incluent « la dysplasie coxofémorale »3.  

Or, les articles suivants, ceux de la section deux intitulée « action en garantie et expertise », disposent que l’acheteur, à peine d’irrecevabilité, doit provoquer dans les délais fixés par la même section pour introduire l’action, la nomination d’un ou de plusieurs experts chargés de dresser procès-verbal. Ce délai est toujours extrêmement court. Il est en principe de 10 jours à compter de la vente. Il peut être plus long pour certaines maladies avec un maximum de 30 jours. L’objectif est d’aller vite, pour tenir compte de la rapidité avec laquelle l’état de santé d’un animal peut évoluer. Ce système favorise un règlement rapide du litige afin de régler au plus vite le sort de l’animal. Ce souci ressort aussi de la simplicité de la procédure de nomination du ou des experts pour laquelle l’article R.213-3 du même code dispose que « la requête est présentée verbalement ou par écrit, au juge du tribunal judiciaire du lieu où se trouve l’animal ». Ce juge doit constater dans son ordonnance la date de la requête et nommera immédiatement un ou trois experts qui doivent opérer dans le plus bref délai. Dans l’espèce commentée, le tribunal judiciaire ayant été saisi plus d’un an après la vente, l’action aurait donc dû être considérée comme forclose, ce qui n’a pas été le cas.

Il est vrai que le régime particulier de la dysplasie coxofémorale dans le code rural révèle une chronologie paradoxale. Alors même que l’action est enfermée dans le délai de 10 jours et suppose, dans ce même délai, que soit déposée une requête en vue de l’expertise spéciale, l’article R. 213-2 du code rural dispose que « lorsqu’un chiot est vendu avant l’âge d’un an, les résultats de tous les examens radiographiques pratiqués jusqu’à cet âge seront pris en compte en cas d’action résultant des vices rédhibitoires ». Comment peut-on prendre en considération les examens radiographiques jusqu’à l’âge d’un an, alors que l’action doit être intentée dans les 10 jours de la vente et l’expertise menée rondement afin d’obtenir un jugement rapide ? Par exemple, si un chiot est vendu à trois mois, comment pourra-t-on concilier la rapidité de la procédure avec la possibilité d’utiliser pour prouver l’existence de la pathologie de radios pratiquées jusqu’à l’âge d’un an ? Faudrait-il surseoir à statuer en attendant que le chiot ait atteint l’âge d’un an ? Une autre question se pose, l’existence de ces clichés permet-elle d’échapper à l’expertise spécifique du code rural ? Il paraît difficile de l’admettre tant elle est au cœur de la procédure spécifique de ce droit très spécial.

L’autre zone d’ombre entretient vraisemblablement un lien avec la précédente. En droit de la consommation, le consommateur doit prouver que le défaut de conformité de l’animal existait au moment de la délivrance. Or, si dans le droit spécial du code rural, la preuve de l’existence de vices rédhibitoires doit résulter de l’expertise particulière mise en œuvre dans les semaines qui suivent la vente, en droit de la consommation, le droit commun de la preuve s’applique. L’existence du défaut de conformité étant un fait juridique, il doit pouvoir être prouvé par tout moyen. Or, en l’espèce, la cour d’appel reproche aux documents probatoires fournis par le demandeur de ne pas résulter d’une expertise mais d’être des relevés de consultations vétérinaires n’ayant pas été établis contradictoirement. L’affirmation est étonnante dans la mesure où, en dehors de la procédure spécifique du code rural, l’expertise n’est pas imposée et où, en droit commun de la preuve, le contradictoire n’intervient qu’en cours de procédure au moment de la discussion des éléments de preuve. Certes, au fond cela ne change rien au fait qu’en l’espèce, les documents produits ne parvenaient pas à prouver l’antériorité du défaut de conformité, mais il n’en demeure pas moins que la formule retenue par la cour d’appel de Poitiers donne le sentiment de juxtaposer inutilement les deux régimes probatoires. Toutefois, il faut bien avouer, à la décharge des magistrats, que le droit applicable aux ventes d’animaux demeure encore un droit bien complexe entremêlant plusieurs régimes de garantie dont un seul, celui du code rural, a réellement été pensé en fonction de la très grande spécificité de l’objet de la vente à savoir un animal que le droit accepte désormais de considérer comme un être vivant et sensible4.

 

C. H.

  • 1 Comme le permet pourtant l’article L. 131-4 du CPCE lequel permet de liquider l’astreinte en tenant compte du comportement de celui à qui l’injonction a été adressée et des difficultés qu’il a rencontrées pour l’exécuter.
  • 2 Bateson, G., Jackson, DD, Vers une théorie de la schizophrénie, 1956
  • 3 R. 213-2 du code rural et de la pêche maritime.
  • 4 Ch. Hugon, L’animal, objet de consommation, in La loyauté économique, mélanges en l’honneur d’Yves Picot, Dalloz, 2023, p. 35.
 

RSDA 1-2024

Actualité juridique : Jurisprudence

Droit national de l'environnement

  • Simon Jolivet
    Maître de conférences Droit public
    Poitiers - Faculté de droit
    Responsable d'année Licence 1 droit (groupe A), Faculté de droit et sciences sociales de l'Université de Poitiers
    Secrétaire-général adjoint de la Société française pour le droit de l'environnement (SFDE)

Un saut qualitatif pour l’application du principe de précaution

Mots-clés : précaution – référé liberté – raison impérative d’intérêt public majeur – libre circulation des animaux sauvages - cétacés – blaireaux – aigle de bonelli

 

1. Cette chronique porte sur l’actualité nationale1 du droit de l’environnement en 2023. Grâce au premier arrêt qui sera rapporté, portant sur les échouages de cétacés, on peut affirmer que cette année est marquée par un renforcement de l’application du principe de précaution au bénéfice des espèces. Toutefois, le bilan du millésime 2023 est mitigé, notamment car les menaces continuent de s’accumuler autour de la procédure de dérogation à la protection des espèces, peu à peu vidée de sa substance.

2. Comme les années précédentes, notre sélection de décisions et (dans une moindre mesure) de textes tentera d’illustrer les trois temps du droit de la conservation de la nature2. Les arrêts rapportés intéressent ainsi la protection directe des animaux sauvages par le contrôle de leur prélèvement et celui de leur chasse (I), la protection de leurs habitats ou de leurs milieux (II), et, enfin, celle de leurs déplacements (III).

 

I - La protection directe des animaux sauvages

 

3. Nous débuterons ainsi notre tour d’horizon par l’actualité relative aux cétacés (A), avant de revenir sur le premier référé-liberté fructueux en matière de protection des espèces (B). Cette première partie de la chronique se poursuivra par des rubriques plus habituelles, sur la chasse (C) puis sur les « mal-aimés de la biodiversité »3, que sont les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts et les espèces exotiques envahissantes (D).

 

A - Le principe de précaution au soutien des cétacés

 

4. L’arrêt du Conseil d’État du 20 mars 20234 mérite doublement les honneurs de cette chronique : il est important pour la protection des cétacés, et pour le renforcement de la protection des espèces animales en général. Des associations de protection de l’environnement attaquent ici la décision implicite de refus de la ministre de la mer, suite à leur demande d’adopter des mesures complémentaires visant à réduire les captures accidentelles de dauphins communs dans le golfe de Gascogne, pour l’hiver 2020-2021. Il s’agit en fait de pointer l’absence de réaction de l’administration face aux épisodes récurrents, depuis les années 1990, d’échouage de cétacés sur les côtes atlantiques. Un phénomène accentué à partir du milieu des années 2010, et dont tout porte à croire qu’il est dû à des captures accidentelles d’individus dans les filets de pêche5. Leurs requêtes en annulation sont assorties de demandes d’injonction à prendre diverses mesures, dont la fermeture spatio-temporelle des pêcheries concernées par les risques les plus importants de captures accidentelles de petits cétacés dans le golfe de Gascogne pendant les mois les plus à risque (du 15 janvier au 15 mars), et le renforcement de la surveillance de ces pêcheries. En réalité, il s’agit (au moins) de la troisième tentative pour obtenir de telles mesures : la première résultait d’une action en responsabilité contre l’État pour carence fautive dans la protection des mammifères marins sur la côte atlantique6, et la seconde d’un référé-liberté devant le Conseil d’État7. C’est finalement la voie du plus classique recours pour excès de pouvoir qui s’avèrera fructueuse.

5. En effet, le Conseil d’État fait partiellement droit aux conclusions relatives à l’insuffisance des mesures prises pour la protection des espèces de petits cétacés dans le golfe de Gascogne. Il enjoint notamment à l’État d’adopter, dans un délai de six mois, des mesures complémentaires de nature à réduire l'incidence des activités de pêche dans le golfe de Gascogne sur la mortalité accidentelle des petits cétacés à un niveau ne représentant pas une menace pour l’état de conservation de ces espèces, en assortissant de mesures de fermeture spatiales et temporelles de la pêche appropriées, les mesures engagées ou envisagées en matière d’équipement des navires en dispositifs de dissuasion acoustique. Les injonctions prononcées par le juge ne sont cependant pas assorties d’astreinte8. En réaction à cet arrêt, le Secrétaire d’État à la mer a adopté tardivement, le 24 octobre 20239, un arrêté minimaliste établissant des mesures de fermeture spatio-temporelles pour un mois seulement (du 22 janvier au 20 février inclus, pour les années 2024 à 2026), applicables aux navires d’une longueur supérieure ou égale à huit mètres. Plusieurs associations ont obtenu, en référé, la suspension de l’exécution de certaines dispositions de cet arrêté du fait de trop nombreuses exemptions10. Un texte complémentaire, étendant l’interdiction aux navires étrangers, a été adopté le 17 janvier 202411. Même si les scientifiques restent prudents, les premiers bilans des échouages effectués durant la période de fermeture de la pêche à risque sont plutôt encourageants quant à l’efficacité de cette mesure12.

6. Dans une perspective plus large, le contentieux autour de la protection des cétacés confirme, par cette jurisprudence, son caractère de contentieux stratégique13 contribuant à une évolution positive du droit de la protection des espèces. Plus précisément, l’arrêt du 20 mars 2023 est l’occasion d’un saut qualitatif dans l’application du principe de précaution en matière de protection des espèces animales, moins de trois ans après la reconnaissance de son invocabilité dans ce domaine14. Les requérantes obtiennent ici un « considérant de principe » du Conseil d’État qui fournit, d’une part, un mode d’emploi pour l’application du principe de précaution, par l’administration, lorsqu’elle est saisie d’une demande de renforcement de mesures de protection existantes d’une ou plusieurs espèces, et, d’autre part, les caractéristiques du contrôle du juge saisi d’un refus de prendre des mesures de précaution supplémentaires : « Il appartient aux autorités compétentes, saisies d’une demande de renforcement des mesures de protection existantes, de rechercher s’il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l’hypothèse d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution. Si cette condition est remplie, il leur incombe de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en œuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que des mesures de précaution soient prises. Il appartient au juge, saisi de conclusions dirigées contre la décision par laquelle les autorités compétentes ont refusé de prendre des mesures de précaution supplémentaires et au vu de l’argumentation dont il est saisi, de déterminer si l'application du principe de précaution est justifiée à la date à laquelle il se prononce, et dans l’affirmative, en cas d’erreur manifeste d’appréciation dans le choix des mesures de précaution déjà prises, caractérisant l’insuffisance globale de la protection assurée […], quelles sont les mesures qui doivent être ordonnées au titre de ses pouvoirs d'injonction ».

 

B - Un premier référé-liberté fructueux pour la protection des espèces animales

 

7. Notre précédente chronique débutait avec la reconnaissance, par le Conseil d’État, du droit de l’Homme à un environnement équilibré et respectueux de la santé comme une liberté fondamentale15. Cette innovation avait, en effet, été effectuée à propos de la protection d’espèces animales, plus précisément dans le cadre de la procédure de dérogation à la protection dans le cadre d’opérations d’aménagement. Les conditions d’obtention d’un référé-liberté pour violation de cette liberté fondamentale étant cependant très encadrées, il est rare que les requérants obtiennent satisfaction. L’ordonnance de référé du tribunal administratif de Toulouse, en date du 19 juillet 202316, n’est en est que plus remarquable : il s’agit, à notre connaissance, du premier succès d’un référé-liberté en matière de protection des espèces. L’association requérante a ainsi obtenu la suspension d’un arrêté préfectoral autorisant des tirs d’effarouchement de l’ours brun dans les Pyrénées. L’arrêté préfectoral était fondé sur l’article 4 de l’arrêté ministériel du 4 mai 2023, qui encadre les effarouchements17. Ce dernier permet, sous certaines conditions, l’effarouchement « renforcé » par tirs à effet sonore. Or, en l’espèce, la condition tenant à l’existence d’une nouvelle attaque depuis le précédent arrêté d’effarouchement n’était pas remplie. L’urgence était par ailleurs caractérisée, car l’arrêté litigieux avait commencé à être exécuté la veille de l’ordonnance, et l’effarouchement devait avoir lieu à nouveau la nuit qui suivait. Dans son sillage, les tentatives pour donner un effet utile et une véritable portée au référé-liberté environnemental devraient se poursuivre, au bénéfice de la protection des espèces animales.

 

C - Chasse

 

8. Au-delà de la fin annoncée des chasses traditionnelles (a), plusieurs actualités intéressantes peuvent également être relevées, au titre de la rubrique « chasse » : sur l’extension des suspensions de chasse à certains oiseaux (b), ou encore sur les récents développements du contentieux stratégique de la vénerie sous terre au blaireau (c).

 

a – Fin annoncée des chasses traditionnelles : la « poutre travaille encore »

 

9. Dans un arrêt du 17 mars 2021, rendu sur renvoi préjudiciel du Conseil d’État, la Cour de justice de l’Union européenne concluait en faveur de la non-sélectivité de la chasse à la glu, en tant que méthode de capture susceptible de causer aux espèces capturées non ciblées des dommages autres que négligeables18. Cette jurisprudence a eu des effets en cascade, y compris sur d’autres modes de chasses traditionnels19. On en a encore eu l’illustration pendant l’année chroniquée. Dans un arrêt du 24 mai 2023, le Conseil d'État ordonne l'abrogation de trois arrêtés « cadres » du 17 août 1989 relatif à l'emploi des gluaux pour la capture des grives et des merles destinés à servir d'appelants, relatif à la tenderie aux vanneaux et relatif à la tenderie aux grives20. Jusqu’à présent, les décisions de justice portaient surtout sur les arrêtés fixant les quotas de capture par des chasses traditionnelles, pris en application des arrêtés cadres. L’effet systémique est ainsi plus grand. De même le Conseil d'État enjoint-il, par un autre arrêt du 20 décembre 2023, à l’abrogation de l’arrêté du 7 novembre 2005 relatif à l’emploi de tendelles dans les départements de l’Aveyron et de la Lozère21. Avec ces jurisprudences convergentes, c’est la fin de l’ensemble des modes de chasses traditionnels qui semble, à terme, se profiler.

 

b - Extension du domaine des suspensions de chasse à certaines espèces d’oiseaux

 

10. Dans un arrêt du 6 décembre 202322, le Conseil d’État valide la suspension de la chasse au grand tétras organisée par un arrêté du 1er septembre 202223. Cette décision n’est pas surprenante, car la suspension de la chasse au grand tétras avait été prononcée sur injonction de cette même juridiction suprême24. Par un effet d’entraînement favorable à la protection des espèces, le tribunal administratif de Grenoble suspend à son tour la chasse à la perdrix bartavelle et au tétras-lyre dans le département de la Savoie, en s’inspirant de la jurisprudence du Conseil d’État sur le grand tétras25. On notera par ailleurs que trois arrêtés du Ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires reconduisent, pour une année supplémentaire, la suspension de la chasse à la barge à queue noire, au courlis cendré et à la tourterelle des bois sur l’ensemble du territoire métropolitain26.

 

c – Contentieux stratégique sur le blaireau : « work in progress »

 

11. Gibier à statut particulier, le blaireau est encore loin de bénéficier d’une telle suspension de la chasse. Toutefois, des associations déploient à son égard un contentieux stratégique dont l’objectif est d’améliorer son statut de (non-) protection27. Ce contentieux porte sur la contestation quasi-systématique des périodes complémentaires d’autorisation de la vénerie sous terre à partir du 15 mai, au motif que les blaireautins sont toujours en état de dépendance vis-à-vis des adultes à cette époque de l’année28. Les périodes complémentaires sont mises en place par arrêtés préfectoraux, pris en application de l’article R. 424-5 du code de l’environnement. Ce dernier est souvent contesté, par la voie de l’exception, en tant qu’il entrerait en contradiction avec l’interdiction de destruction des petits des mammifères dont la chasse est autorisée, posée par l’article L. 424-10 du code de l’environnement29.

12. Sur ce sujet, l’arrêt du Conseil d'État du 28 juillet 2023 peut laisser un sentiment mitigé30. S’il confirme la légalité de l’article R. 424-5 du code de l’environnement, le juge administratif infléchit sa position traditionnelle31 dans un sens plus protecteur. Un encadrement renforcé de l’autorisation des périodes complémentaires de vénerie sous terre devrait en résulter. Les préfets doivent ainsi s’assurer que la période complémentaire ne porte pas atteinte au bon état de la population des blaireaux, et ne conduit pas à la destruction de petits blaireaux32.

 

D – Espèces susceptibles d’occasionner des dégâts et espèces exotiques envahissantes

 

13. Depuis la réforme de 201233, le ministre chargé de la chasse doit fixer tous les trois ans, sur proposition des préfets et après avis de la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage, la liste des espèces d’animaux indigènes classées susceptibles d’occasionner des dégâts (ex-nuisibles), précisant les périodes et les territoires concernés, ainsi que les modalités de destruction. Le nouvel arrêté triennal du 3 août 202334 ne contient pas de modifications substantielles, et ne retire en particulier aucune nouvelle espèce animale de la liste nationale (depuis celle du putois, en 202235). Neuf espèces continuent ainsi de figurer sur cette liste : belette, fouine, martre, renard, corbeau freux, corneille noire, pie bavarde, geai des chênes et étourneau sansonnet. Le référé visant la suspension de l’exécution de l’arrêté du 3 août 2023 a été rejeté par le Conseil d'État36.

14. L’introduction de certaines espèces exotiques, qualifiées d’envahissantes en raison de leur impact négatif sur la biodiversité locale et/ou les activités humaines, est interdite sur le territoire national en application des articles L. 411-5 et suivants du code de l’environnement. Le Conseil d'État a été amené à préciser, dans un arrêt du 25 janvier 2023, qu’il n’exerce qu’un contrôle restreint sur la définition de leur liste37.

 

II - La protection des habitats des animaux sauvages

 

15. La rubrique habituelle sur les dérogations à la protection des espèces et de leurs habitats (A) sera rejointe, cette année, par la première jurisprudence sur la police de l’accès aux espaces protégés. La raison est que cette décision est bénéfique à la préservation de la quiétude de l’aigle de Bonelli (B).

 

A – Dérogations à la protection des espèces et de leurs habitats

 

16. Cette année est principalement marquée par l’action du législateur, visant à la neutralisation progressive de la condition relative à la raison impérative d’intérêt public majeur (a). C’est la raison pour laquelle, bien que ce dernier élément concerne l’obtention de la dérogation, nous le traiterons préalablement à la question des conditions de sollicitation, sur lesquelles des précisions jurisprudentielles ont également été apportées en 2023 (b).

 

a – La neutralisation progressive de la condition d’octroi relative à la raison impérative d’intérêt public majeur

 

17. Nous revenons régulièrement, dans ces colonnes, sur le contentieux relatif aux dérogations à la protection des espèces animales. Depuis le milieu des années 2010, il s’est progressivement cristallisé autour de la condition d’octroi relative à la raison impérative d’intérêt public majeur38, issue de l’article 16 de la directive « Habitats »39. Après une période de flottement au niveau des juges du fond, le Conseil d'État a semblé opter pour une interprétation stricte de cette notion40, même si la jurisprudence reste largement casuistique. Toujours est-il que la satisfaction de cette condition a été accusée de bloquer, ou du moins retarder, la mise en œuvre de nombreux projets, y compris ceux visant à développer les énergies renouvelables.

18. En conséquence, le législateur a imaginé un mécanisme de présomption de raisons impératives d'intérêt public majeur. C'est l'objet de l'article 19 de la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables (C. envir., art. L. 411-2-1)41. Il s’inspire du règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre pour l'accélération du déploiement des énergies renouvelables42, dont l’esprit a été pérennisé par la directive sur les énergies renouvelables réformée du 18 octobre 202343 « jusqu’à ce que la neutralité climatique soit atteinte ». Ces textes européens s'inscrivent dans le cadre du plan « REPowerEU », présenté le 18 mai 2022 par la Commission européenne afin de réduire la dépendance de l’Union européenne aux énergies fossiles russes (COM (2022) 230 final). Directement applicable dans l'ordre juridique interne, le règlement instaure une présomption simple de raison impérative d’intérêt public majeur pour les installations de production d’énergie renouvelable, « lors de la mise en balance des intérêts juridiques dans chaque cas, aux fins » notamment de l'article 16 de la directive « Habitats » et de l'article 9 de la directive « Oiseaux »44 (qui portent tous deux sur les dérogations à la protection européenne des espèces). C'est précisément pour « gagner du temps » que les projets entrant dans le champ d'application - précisé par décret45 - de l'article 19 de la loi du 10 mars 2023 sont dispensés de démontrer qu'ils répondent à une raison impérative d'intérêt public majeur. Cette condition serait difficile à prouver pour les projets à faible capacité installée. En revanche, les deux autres conditions, à savoir l’absence d'atteinte au maintien des populations des espèces concernées dans un état de conservation favorable, et l'absence de solution alternative satisfaisante, doivent toujours être démontrées. Saisi de l'article 19 de la loi par des parlementaires de l'opposition, le Conseil constitutionnel a confirmé sa constitutionnalité en insistant sur le maintien des deux autres conditions cumulatives, l'autorité administrative devant veiller à leur respect sous le contrôle du juge46. Par ailleurs, en réponse aux requérants qui invoquaient une atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement « compte tenu des effets nocifs que ces installations pourraient avoir sur la santé des riverains et sur les espèces protégées et leurs habitats », le Conseil constitutionnel a rétorqué que le législateur poursuit lui-même un tel objectif lorsqu'il entend favoriser la production d'énergie renouvelable et le développement des capacités de stockage d'énergie. Cette situation est assez emblématique des conflits d'intérêts au sein même de la protection de l’environnement, en l’occurrence entre climat et biodiversité.

19. En outre, par un effet d'entraînement typique de la logique régressive du droit de l'environnement contemporain, la présomption de raison impérative d'intérêt public majeur a été rapidement étendue par le législateur. Ce fut d'abord le cas avec l'article 12 de la loi du 22 juin 2023 relative à l'accélération de la production d'électricité d'origine nucléaire47. Il permet à certains réacteurs nucléaires de bénéficier de la présomption de raison impérative d'intérêt public majeur. Cependant, contrairement à la situation prévalant pour les énergies renouvelables, il ne s’agirait pas d'une présomption simple, mais irréfragable48. Sa compatibilité avec le droit de l’Union européenne (directives « Habitats » et « Oiseaux ») est donc douteuse.

20. Ce fut ensuite le cas avec l'article 19 de la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte49, au bénéfice des projets industriels qualifiés, par décret, de projets d'intérêt national majeur « pour la transition écologique ou la souveraineté nationale » (nouvel alinéa de l'article L. 411-2-1 du code de l'environnement). Ce n'est donc plus nécessairement la protection du climat qui justifie la présomption d'une raison impérative d'intérêt public majeur. De plus, cette reconnaissance ne peut être remise en cause dans le cadre du recours contre la décision accordant la dérogation « espèces protégées », mais seulement contre le décret qualifiant le projet industriel d'intérêt national majeur. Ne s’agirait-il pas d’une restriction indirecte de l'accès au juge, pour les requérants insuffisamment au fait de cette particularité procédurale ?

 

b – Nouvelles précisions sur les conditions de sollicitation de la dérogation

 

21. Notre précédente chronique réservait une place importante à l’avis contentieux du Conseil d’État du 9 décembre 202250. Pour rappel, invités à se prononcer notamment sur les conditions de sollicitation de la dérogation, les juges du Palais-Royal ont considéré que « le pétitionnaire doit obtenir une dérogation « espèces protégées » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d'évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte. Dans l'hypothèse où les mesures d'évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l'administration, des garanties d'effectivité telles qu'elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu'il apparaisse comme n'étant pas suffisamment caractérisé, il n'est pas nécessaire de solliciter une dérogation « espèces protégées ». »

22. Cette notion de risque suffisamment caractérisé est discutable, en ce qu’elle semble restreindre de façon prétorienne le champ de la dérogation, en contradiction avec le principe de précaution et plus largement l’approche européenne de la protection des espèces51. Elle a cependant connu de nombreuses applications contentieuses en 202352. L’une d’entre elles a judicieusement conduit le Conseil d’État à affirmer, explicitement, que seules les mesures d’évitement et de réduction des atteintes doivent être prises en compte pour apprécier si le risque est suffisamment caractérisé, à l’exclusion des mesures de compensation53.

 

B – Jurisprudence sur la police de l’accès aux espaces protégés : une première au profit de l’Aigle de Bonelli

 

23. Une nouvelle police administrative spéciale de l’accès aux espaces protégés54, en principe confiée au maire (ou au préfet maritime en mer), a vu le jour avec l’article 231 de la loi « climat et résilience » du 22 août 202155. Elle est codifiée à l’article L. 360-1 du code de l’environnement. Son objectif est de prévenir, au sein de ces espaces, le phénomène qualifié d’« hyperfréquentation » liée au tourisme et plus largement aux activités de loisirs. Plus précisément, parmi les motifs d’intervention retenus au titre de ce texte, figure « la protection des espèces animales ou végétales »56 dont l’espace protégé constitue l’habitat (ou qui y séjournent momentanément). De fait, les impacts de la fréquentation humaine croissante des espaces naturels sur les animaux sauvages font, aujourd’hui, l’objet d’une documentation scientifique abondante. Sont notamment pointés le dérangement de la faune et les modifications de son comportement (les animaux marins étant particulièrement sensibles au bruit), voire le risque d’extinction locale des populations de certaines espèces par l’accumulation de stress physiologiques et leurs conséquences comportementales57. Pour la microfaune, la dégradation des écosystèmes terrestres, notamment par le piétinement de la végétation ou l’érosion des sols, peut conduire à des baisses substantielles de densités de populations58.

24. Les premières expériences de mise en œuvre de la nouvelle police de l’accès aux espaces protégés ont eu lieu en 202259. À l’instar de quelques autres60, l’arrêté du maire de Chauzon interdisant l’accès au cirque de Gens (Ardèche) a pour objectif de garantir la quiétude d’espèces animales (protégées), spécialement pendant la période de reproduction61. Il s’agit ici des oiseaux rupicoles, et en particulier du menacé Aigle de Bonelli. Le maire de Chauzon motive notamment ainsi l’interdiction totale d’accès : « il suffit d’un seul dérangement pour que la reproduction des rapaces rupicoles échoue ».

25. Ce texte a été contesté en justice, et l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Lyon, en date du 6 juillet 2023, constitue à notre connaissance la première jurisprudence en lien avec l’application de la police de l’accès aux espaces protégés62. Les associations requérantes, qui promeuvent l’escalade et plus largement les sports de montagne, arguent que la mesure prise présente un caractère disproportionné dès lors qu’au regard de l’objectif poursuivi, il est porté une atteinte excessive à la liberté d’aller et venir, au libre accès aux activités physiques ou sportives et à la liberté d’entreprendre. Toutefois le juge rejette, pour défaut d’urgence, la demande de suspension d’exécution de l’arrêté du maire de Chauzon. Bien que relativement lapidaire, du fait de la nature spécifique du contentieux de l’urgence, la motivation du juge n’en reste pas moins relativement intéressante. D’abord, il confirme implicitement la légalité du motif d’intervention de la mesure (« assurer la quiétude requise sur un des quelques sites identifiés comme étant propices à la réinstallation de l’aigle de Bonelli »). Ensuite, et surtout, il insiste sur son caractère à la fois limité (l’arrêté « ne porte que sur deux secteurs d’escalade comptant une soixantaine de voies sur un site qui comporte lui-même douze secteurs d’escalade et où plus de 300 voies sont recensées »), et réversible (« il n’apparaît pas qu’un rééquipement des voies concernées se heurterait, le cas échéant, à des difficultés techniques ou à un coût substantiels »). Le jugement au fond n’a, à notre connaissance, pas encore été rendu. Quoi qu’il en soit, on peut se demander si la préservation de la quiétude des animaux sauvages en liberté ne constitue pas une nouvelle frontière du droit de la protection des espèces.

 

III – La protection des déplacements des animaux sauvages

 

26. En érigeant comme objectif la préservation et la remise en bon état des continuités écologiques, les trames verte (pour les milieux terrestres) et bleue (pour les milieux aquatiques) issues du Grenelle de l’environnement appréhendent l’animal comme une espèce qui se déplace pour accomplir son cycle de vie63. Elles symbolisent ainsi, en droit français de l’environnement64, le passage au troisième temps de la conservation de la nature évoqué en introduction.

27. En 2023, la libre circulation des animaux sauvages a été mise à l’honneur par la loi visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels (A). Une autre mesure favorable à la continuité écologique (des cours d’eau) est passée non par un ajout de la loi, mais par une abrogation : celle de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement (B).

 

A - La libre circulation des animaux sauvages à l’honneur de la loi visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels

 

28. L’adoption de la loi du 2 février 2023, visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée65, sera brièvement mentionnée. Son article 1er exige la mise en conformité des clôtures implantées dans les espaces naturels afin de permettre, en tous temps, la libre circulation des animaux sauvages (C. envir., art. L. 372-1). En particulier, ces clôtures doivent être posées « 30 centimètres au-dessus de la surface du sol, leur hauteur est limitée à 1,20 mètre et elles ne peuvent ni être vulnérantes ni constituer des pièges pour la faune ». Sauf exceptions, la mise en conformité doit avoir lieu avant le 1er janvier 2027 pour les clôtures existantes de moins de 30 ans. Celles de plus de 30 ans sont exemptées de l’obligation de mise en conformité.

29. Cette nouvelle mesure est une réaction au risque de « Solognisation » des espaces naturels, c’est-à-dire la multiplication des enclos hermétiques souvent mis en place à des fins cynégétiques. Il est intéressant de noter, sur le plan de l’organisation du code – et indirectement du droit – de l’environnement, que le législateur a souhaité explicitement inclure cette disposition dans le cadre de l’objectif de maintien en bon état et de restauration des continuités écologiques. Dénommé « Continuités écologiques », le titre VI du livre III du code de l’environnement est désormais composé de deux chapitres. Le premier, dont l’origine remonte aux lois Grenelle, porte sur la trame verte et bleue ; le second, intitulé « dispositions propres aux clôtures », est la véritable nouveauté de la loi du 2 février 2023. La mise en conformité des clôtures pour permettre la libre circulation des animaux sauvages constitue, en effet, une sorte de prérequis, avant de pouvoir envisager la mise en place de corridors écologiques (sous forme de réseaux de haies, par exemple) entre les réservoirs de biodiversité.

 

B – Abrogation de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement : une mesure favorable aux déplacements des animaux aquatiques

 

30. L’an passé, nous revenions sur le contentieux des exemptions aux obligations de préserver la continuité écologique des cours d’eau, dont l’objectif est de faciliter la libre circulation de la faune sauvage aquatique66. Pour rappel, les articles L. 214-17 et suivants du code de l’environnement consacrent une obligation de préserver la continuité écologique des cours d’eau, qui pèse en particulier sur les ouvrages hydrauliques. Toutefois, l’article 15 de la loi du 24 février 201767 avait prévu une exclusion des obligations de continuité écologique au bénéfice d’une catégorie particulière d’ouvrages hydrauliques, celle des moulins à eau équipés pour produire de l’électricité et existants à la date de publication de ladite loi (C. envir., art. L. 214-18-1). Dans un arrêt du 28 juillet 2022, le Conseil d’Etat a jugé cette disposition incompatible avec le droit de l’Union européenne, et en particulier avec les objectifs de protection de l’anguille68.

31. En réaction à cette décision, l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement a été abrogé par la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables (art. 71). Cette abrogation est naturellement favorable à la préservation des capacités de déplacements des animaux aquatiques, même si des obstacles substantiels demeurent avant que la continuité écologique des cours d’eau ne (re)devienne une réalité.

  • 1 L’actualité internationale trouvera sa place dans le prochain numéro de la revue, et sera traitée par Séverine Nadaud et Joseph Reeves.
  • 2 M. Bonnin, Les corridors écologiques : vers un troisième temps du droit de la conservation de la nature ?, L’Harmattan, 2008.
  • 3 Ph. Billet, « ESOD et EEE : les mal-aimés de la biodiversité », EEI 2023, alerte 168.
  • 4 CE, 20 mars 2023, FNE et a., no 449788 : AJDA 2023, p. 1294, note L. Peyen ; RJE 2023, p. 711, note A. Duplan.
  • 5 M. Valo, « Plus de 600 dauphins échoués depuis décembre », Le Monde, 25 février 2020.
  • 6 TA Paris, 2 juillet 2020, Assoc. Sea Shepherd France, no 1901535/4-2 : RSDA n° 1/2021, p. 118, cette chronique.
  • 7 CE, ord., 27 mars 2021, Sea Shepherd France, n° 450592 : RSDA n° 1/2022, p. 109, cette chronique.
  • 8 Sur ce point, v. L. Peyen, « Capture des cétacés dans le golfe de Gascogne : c’est assez ! », note précitée.
  • 9 JO du 26 octobre 2023, texte n° 3.
  • 10 CE, ord., 22 décembre 2023, FNE et a., n° 489926, 489932, 489949.
  • 11 Arrêté du 17 janvier 2024 établissant des mesures spatio-temporelles pour les navires battant pavillon étranger, visant la réduction des captures accidentelles de petits cétacés dans le golfe de Gascogne pour l’année 2024, JO du 18 janvier 2024, texte n° 19 ; M. Valo, « Dauphins : le golfe de Gascogne fermé à la pêche », Le Monde, 21-22 janvier 2024.
  • 12 https://www.observatoire-pelagis.cnrs.fr/bilan-des-echouages-durant-la-fermeture-des-engins-de-peche-a-risque-hiver-2024/
  • 13 S. Jolivet, « Les contentieux stratégiques en matière de protection des espèces : essai de systématisation », in Ch. Cournil et A.-S. Denolle (dir.), Le droit : une arme au service du vivant ? Plaidoyers et contentieux stratégiques, Pedone, 2024, à paraître.
  • 14 CE, ord., 11 septembre 2020, LPO et One Voice, n° 443482 et 443567 : RSDA, n° 1/2021, p. 112, cette chronique.
  • 15 CE, 20 sept. 2022, n° 451129 : RSDA n° 1/2023, p. 97.
  • 16 TA Toulouse, ord., 19 juillet 2023, One Voice, n° 2304194.
  • 17 Arrêté du 4 mai 2023 relatif à la mise en place de mesures d’effarouchement de l’ours brun dans les Pyrénées pour prévenir les dommages aux troupeaux, JO du 5 mai 2023, texte n° 32. L’un des prédécesseurs de cet arrêté (en date du 20 juin 2022) a été validé l’an passé par le Conseil d’État : CE, 10 juillet 2023, One Voice et a., n° 465654 : RSDA n° 2/2023, chron. M. Deguergue (https://www.revue-rsda.fr/articles-rsda/7526-chronique-droit-administratif).
  • 18 CJUE, 17 mars 2021, One Voice et a. c/ Ministre de la transition écologique et solidaire, n° C-900/19 : RSDA n° 1/2021, p. 140, note E. Chevalier.
  • 19 V. notre chronique dans la RSDA n° 1/2022, p. 115-116, et la chronique « cultures et traditions » de Claire Vial dans la RSDA n° 2/2022, spéc. p. 134 et s.
  • 20 CE, 24 mai 2023, LPO et a., no 459400 : EEI 2023, no 62, note L. Daydie.
  • 21 CE, 20 décembre 2023, One Voice, n° 458522 : EEI 2024, n° 16, obs. L. Daydie.
  • 22 CE, 6 décembre 2023, FNC, n° 468959 : EEI 2024, n° 14, note L. Daydie.
  • 23 JO, 17 septembre 2022.
  • 24 CE, 1er juin 2022, FNE Midi-Pyrénées et a., no 453232 : RSDA, n° 2/2022, p. 77, note M. Deguergue ; AJDA 2022, p. 1249, note Ph. Yolka ; RJE 2023, p. 233, note I. Michallet.
  • 25 TA Grenoble, 18 octobre 2023, One Voice et ASPAS, n° 2306162 : EEI 2023, n° 94, note L. Daydie.
  • 26 Textes parus au JO du 4 août 2023. V. L. Daydie, « Le Gouvernement prolonge la suspension de chasse de trois espèces d’oiseaux en déclin », RDR, novembre 2023, Étude 17.
  • 27 C. Robert et A. Rigal Casta, « Le développement d’un contentieux stratégique en matière de protection de la biodiversité : le cas de la vénerie sous terre du blaireau », RJE 2024, p. 107-123.
  • 28 Sur la vénerie sous terre et la protection des animaux en tant qu’individus êtres sensibles, v. aussi la chronique de Claire Vial, dans le précédent numéro de la revue : https://www.revue-rsda.fr/articles-rsda/7530-chronique-cultures-et-traditions
  • 29 V par ex. TA Pau, ord., 5 mai 2023, no 2301024, AVES et ASPAS ; et, plus largement, la jurisprudence citée dans l’étude de Coline Robert et Andréa Rigal Casta mentionnée ci-dessus.
  • 30 CE, 28 juillet 2023, n° 445646, AVES France et a. : EEI 2023, no 76, note L. Daydie.
  • 31 CE, 30 juillet 1997, Nature 18, n° 171050 : Gaz. Pal. 1997. 2. 762, note Ch. Lagier.
  • 32 Nous citons un extrait de l’arrêt : « les dispositions du deuxième alinéa de l'article R. 424-5 du code de l'environnement, si elles permettent au préfet d'autoriser une période de chasse complémentaire par vénerie sous terre du blaireau à compter du 15 mai, n'ont pas par elles-mêmes pour effet d'autoriser la destruction de petits blaireaux ou de nuire au maintien de l'espèce dans un état de conservation favorable, le préfet étant notamment tenu, pour autoriser cette période de chasse complémentaire, de s'assurer, en considération des avis de la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage et des circonstances locales, qu'une telle prolongation n'est pas de nature à porter atteinte au bon état de la population des blaireaux ni à favoriser la méconnaissance, par les chasseurs, de l'interdiction légale de destruction des petits blaireaux ».
  • 33 Décret n° 2012-402 du 23 mars 2012 relatif aux espèces d’animaux classés nuisibles, JO du 25 mars 2012.
  • 34 JO du 4 août 2023, texte n° 31 : v. Ph. Billet, « ESOD et EEE : les mal-aimés de la biodiversité », loc.cit. ; L. Daydie, « Le Gouvernement renouvelle à l’identique – ou presque – la liste des espèces dites « nuisibles », RDR 2023, alerte 183.
  • 35 Arrêté du 16 février 2022 modifiant l’arrêté du 3 juillet 2019 pris pour l’application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement et fixant la liste, les périodes et les modalités de destruction des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts, JO du 14 mai 2022, texte n° 2.
  • 36 CE, ord., 29 août 2023, One Voice et LPO, no 480996.
  • 37 CE, 25 janvier 2023, Assoc. Réunion Biodiversité, no 460440 B : AJDA 2023, p. 153.
  • 38 G. Audrain-Demey, « Aménagement et dérogation au statut d'espèces protégées : la « raison impérative d'intérêt public majeur » au cœur du contentieux », Droit de l’environnement 2019, p. 13.
  • 39 Directive 92/43/CEE du Conseil européen du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, JOUE du 22 juillet 1992.
  • 40 CE, 3 juin 2020, n° 425395, Société La Provençale : RSDA n° 1/2021, p. 124, cette chronique.
  • 41 Loi n° 2023-175, JO du 11 mars 2023, texte n° 1.
  • 42 JOUE L 335 du 29 décembre 2022, p. 36.
  • 43 Directive (UE) 2023/2413 du 18 octobre 2023, JOUE L 31 oct. 2023, p. 1
  • 44 Directive 2009/147/CE du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages, JOUE L20 du 26 janvier 2010.
  • 45 Décret no 2023-1366 du 28 décembre 2023, JO du 30 décembre 2023, texte n° 115. V. C. énergie, art. R. 211-1 à R. 211-6.
  • 46 Cons. Const., 9 mars 2023, Loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables, n° 2023-848 DC : AJDA 2023, p. 1127, obs. F. Savonitto ; RJE 2023, p. 881, chron. M. Fleury et M.-A. Cohendet.
  • 47 Loi no 2023-491, JO du 23 juin 2023, texte n° 1.
  • 48 A. de Prémorel, « Souveraineté industrielle et énergétique : l’intérêt public majeur reprend de la vigueur », BDEI, décembre 2023, supplément n° 108, p. 13.
  • 49 Loi no 2023-973, JO du 24 octobre 2023, texte n° 1.
  • 50 CE, avis, 9 déc. 2022, Assoc. Sud-Artois pour la protection de l'environnement et a., no 463563 : RSDA n° 1/2023, p. 103.
  • 51 V. J. Bétaille, « La protection européenne des espèces mise à mal par le Conseil d’État », RTDE 2023, p. 187.
  • 52 V., entre autres, CE, 17 févr. 2023, ADET 54 et a., no 460798 : EEI 2023, no 36, note R. Micalef ; CE, 22 juin 2023, no 465839 : Droit de l’environnement 2023, p. 393, note B. Steinmetz ; CE, 6 déc. 2023, Sté Eoliennes des Terres Rouges et a., n° 466696 : EEI 2024, n° 15, obs. S. Galipon.
  • 53 CE, 28 avril 2023, n° 460062 : RJE 2024, p. 187, chron. J. Makowiak et I. Michallet.
  • 54 S. Jolivet, « La police de l’accès aux espaces protégés. Ordre public écologique et politique des « petits pas » », Droit administratif n° 11, novembre 2021, Étude 15 (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03423101).
  • 55 Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, JO du 24 août, texte n° 1.
  • 56 Extraits de l’article L. 360-1 du code de l’environnement : « L’accès et la circulation des personnes, des véhicules et des animaux domestiques aux espaces protégés en application du [livre III] ou du livre IV peuvent être réglementés ou interdits, par arrêté motivé, dès lors que cet accès est de nature à compromettre soit leur protection ou leur mise en valeur à des fins écologiques, agricoles, forestières, esthétiques, paysagères ou touristiques, soit la protection des espèces animales ou végétales ».
  • 57 Cela a été documenté par exemple pour les balbuzards pêcheurs dans la réserve naturelle nationale de Scandola (F. Monti, O. Duriez, J.-M. Dominici et al., « The price of success : integrative long-term study reveals ecotourism impacts on a flagship species at a UNESCO site », Animal Conservation, 2018, vol. 21, p. 448-459), ou pour les craves à bec rouge de l’île d’Ouessant (C. Kerbiriou, I. Le Viol, A. Robert, E. Porcher, F. Gourmelon, R. Julliard, « Tourism in protected areas can threaten wild populations: from individual response to population viability of the chough Pyrrhocorax pyrrhocorax », Journal of Applied Ecology, 2009, vol. 46, p. 657–665).
  • 58 Une étude a par exemple été conduite sur les chilopodes (qui sont des myriapodes, ou « mille-pattes ») inféodés aux plages au sein du parc national de Port-Cros. Il en ressort que les plages non fréquemment ou quasiment non fréquentées par l’Homme rassemblent 91 % des effectifs cumulés de chilopodes halophiles, contre 9 % pour les plages peu ou modérément fréquentées. Sur les plages à fréquentation humaine élevée ou très élevée, les chilopodes halophiles sont absents. La conclusion est que « l’anthropisation des plages est un facteur profondément antagoniste avec le maintien de ces chilopodes dans leurs habitats » : É. Iorio, Étude des chilopodes du Parc national de Port-Cros avec évaluation de l’impact anthropique sur les espèces inféodées aux plages, Parc national de Port-Cros, 2019, 48 p., spéc. p. 24-25.
  • 59 Pour un (très) bref tour d’horizon, v. S. Jolivet, « Utiliser la police de l’accès aux espaces protégés, c’est possible ! Des quotas à Bréhat », AJCT, juillet-août 2023, p. 393 (https://shs.hal.science/halshs-04166966).
  • 60 C’est le cas en particulier de trois arrêtés interdisant l’accès de secteurs limités du Grand site Concors Sainte-Victoire (Bouches-du-Rhône), entre le 1er février et le 15 juillet 2023 (arrêtés des maires de Puyloubier et de Meyrargues).
  • 61 Arrêté municipal du 16 mai 2023 portant réglementation de l’accès et de la circulation des personnes et des véhicules dans le cirque de Gens en vue d’assurer la protection des espèces animales et végétales sauvages.
  • 62 TA Lyon, ord., 6 juillet 2023, Féd. française de la montagne et de l’escalade et a., n° 2304835.
  • 63 Les dispositions relatives à la trame verte et bleue sont codifiées aux articles L. 371-1 et suivants et D. 371-1 et suivants du code de l’environnement.
  • 64 Mais il est clair que le droit interne s’inscrit ici dans un mouvement beaucoup plus large initié au niveau international, dès la Convention sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage (Bonn, 23 juin 1979). On renverra sur cet aspect aux chroniques de Séverine Nadaud et Joseph Reeves sur l’actualité du droit international de l’environnement.
  • 65 Loi n° 2023-54, JO du 3 février 2023, texte n° 1. Pour un comm., v. L. de Redon, « Libérée, délivrée… la biodiversité comme jamais ! », EEI 2023, Comm. 37.
  • 66 RSDA n° 1/2023, cette chronique, spéc. p. 118 et s.
  • 67 Loi n° 2017-227 du 24 février 2017 ratifiant les ordonnances n° 2016-1019 du 27 juillet 2016 relative à l'autoconsommation d'électricité et n° 2016-1059 du 3 août 2016 relative à la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables et visant à adapter certaines dispositions relatives aux réseaux d'électricité et de gaz et aux énergies renouvelables, JO du 25 février 2017, texte n° 4.
  • 68 CE, 28 juill. 2022, SARL Centrale Moulin Neuf, no 443911 : Droit de l’environnement 2023, p. 34, concl. S. Hoynck.
 

RSDA 1-2024

Actualité juridique : Jurisprudence

Droit sanitaire

  • Maud Cintrat
    Maîtresse de conférences en droit
    Université Claude Bernard Lyon 1
    Faculté de pharmacie – Laboratoire Parcours Santé Systémique
    Membre associée au CERCRID – UMR 5137 – CNRS

La réglementation des aliments pour animaux face à celle des denrées alimentaires : une meilleure protection de la santé animale ?, note sous CJUE, 21 mars 2024, aff. C-7/23, Marvesa contre Belgique

 

Mots clés : droit de l’Union européenne – importation – produits de la pêche – aliments pour animaux – santé animale

 

1. L’Union européenne a édicté des règles pour protéger les humains et les animaux qui consomment des denrées alimentaires et des aliments pour animaux en provenance de pays tiers. C’est le cas, comme en l’espèce, pour l’huile de poisson en provenance de Chine utilisée en alimentation animale : son entrée sur le territoire de l’Union européenne est interdite. L’agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire s’est donc logiquement opposée à l’entrée sur leur territoire de deux conteneurs d’huile de poisson pour cette utilisation et en provenance de Chine. La société importatrice (Marvesa) basée sur le territoire néerlandais conteste les deux décisions de refus d’importation émises par les autorités belges les 20 et 24 avril 2018. Selon elle, l’huile de poisson serait un produit de la pêche qui fait partie d’une liste de produits pouvant être importés sur le territoire de l’Union.

2. Marvesa a formé un recours contre les décisions des autorités belges près le Conseil d’État belge. Celui-ci a décidé de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. La première question visait à déterminer l’interprétation de la notion de « produits de la pêche », afin d’en déduire si elle inclut les aliments pour animaux. La seconde question préjudicielle avait pour objectif, dans le cas où la notion de produits de la pêche ne visait que les produits destinés à la consommation humaine, de vérifier que l’interdiction édictée uniquement pour les produits destinés à l’alimentation animale respecte les principes de subsidiarité et de proportionnalité. En effet, dans cette seconde hypothèse, la réglementation des aliments pour animaux est plus contraignante que celle des denrées alimentaires : l’huile de poisson pour l’alimentation humaine peut être importée en provenance de Chine, ce qui n’est pas le cas de l’huile de poisson pour l’alimentation animale.

3. En application de la directive 97/78/CE du Conseil, du 18 décembre 1997, fixant les principes relatifs à l’organisation des contrôles vétérinaires pour les produits en provenance des pays tiers introduits dans la Communauté, modifiée, la Commission européenne a, pour plusieurs raisons graves de police sanitaire, interdit l’importation d’huile de poisson pour l’alimentation animale aux termes de la décision 2002/994 du 20 décembre 20021. En effet, il a non seulement été détecté du chloramphénicol dans certains produits de la pêche et de l’aquaculture importés de Chine et des lacunes ont été décelées lors d’une visite d’inspection en Chine concernant les règlements de police vétérinaire et le système de contrôle des résidus présents dans les animaux vivants et les produits animaux (considérant 4). La Commission a donc posé le principe d’interdiction d’importation de tous les produits d’origine animale en provenance de Chine, qu’ils soient destinés à la consommation humaine ou à l’alimentation animale (article 1er). En revanche, elle a aussi prévu des exceptions énumérées à l’annexe de sa décision (article 2 et annexe). Aux termes de l’annexe, l’importation des produits de la pêche, de la gélatine, des aliments pour animaux de compagnie et des additifs alimentaires sont donc autorisées. Si les aliments pour animaux d’élevage ne sont pas mentionnés dans la liste des exceptions, il appartenait à la Cour de justice de déterminer si l’huile de poisson destinée à l’alimentation animale était un « produit de la pêche ».

4. Concernant la première question préjudicielle, la Cour indique dans un premier temps que même si le principe d’interdiction d’importation ainsi que la formulation de l’annexe 1 visent des produits d’origine animale, destinés à l’alimentation humaine ou animale, il ne faut pas en déduire que tous les produits sont nécessairement destinés à la fois à l’alimentation humaine et animale. Cette simplification aurait permis de faire entrer les huiles de poisson dans le champ de la notion de « produits de la pêche ». La Cour rappelle ensuite que les produits destinés à la consommation humaine et ceux pour l’alimentation animale relèvent de textes juridiques différents, cette distinction se justifiant par la nécessité de prendre en compte les spécificités de ces deux types de produits. La difficulté se situe dans l’absence de définition de la notion même de « produits de la pêche ». La directive de 1997 sur laquelle la Commission a basé sa décision renvoie à deux règlements pour définir la notion de « produits » : le règlement sur les contrôles officiels relatifs aux denrées d’origine animale2 et le règlement sur les règles d’hygiène pour les denrées d’origine animale3. Or, ces deux règlements, parmi lesquels on trouve une définition des produits de la pêche, ne s’appliquent qu’aux denrées destinées à l’homme. La Cour en déduit facilement que « dans le cadre de la réglementation relative aux produits d’origine animale, dont relève la décision 2002/994, la notion de « produits de la pêche » vise les seuls produits destinés à la consommation humaine » (pt 41). La différence de traitement entre les produits de la pêche destinés à la consommation humaine et les produits d’origine animale pour l’alimentation animale s’explique par leur différence de nature, de destination et des risques spécifiques qu’elles engendrent pour l’animal ou l’homme. Il en résulte que la santé animale n’est pas mieux protégée que la santé humaine à travers l’interdiction de l’importation d’huiles de poisson. En effet, les garanties susceptibles d’être apportées par les autorités chinoises et les résultats des analyses réalisés sur place diffèrent selon la destination de l’huile, ce qui justifie une différence de traitement.

5. Concernant la seconde question préjudicielle, l’argument soulevé par la société néerlandaise était de remettre en cause la validité de la différence de traitement entre les produits destinés à la consommation humaine et ceux destinés à l’alimentation animale au regard de la directive du Conseil de 1997 sur les contrôles vétérinaires des produits importés ainsi que des principes de subsidiarité et de proportionnalité prévus par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. « Sans surprise »4, la Cour a balayé cet argument. Non seulement la directive de 1997 laissait la possibilité à la Commission de prendre des mesures d’interdiction des importations pour des raisons graves de police sanitaire, adaptées à la gravité de la situation et au risque encouru pour l’homme ou l’animal, ce qui justifiait par nature une différence de traitement selon les produits. Ensuite, la Cour ne détecte pas non plus d’atteinte au principe de proportionnalité puisque les principes d’interdiction de l’importation d’huile de poisson destinée à l’alimentation animale et d’autorisation de l’importation de produits de la pêche pour la consommation humaine ne vont pas en eux-mêmes au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger la santé humaine et la santé animale.

Il résulte de cet arrêt que les règles sur l’alimentation animale et destinées à protéger la santé animale peuvent être plus restrictives que celles sur la consommation humaine et destinées à protéger la santé humaine en raison de la spécificité des risques y afférent.

  • 1 Décision de la Commission du 20 décembre 2002 relative à certaines mesures de protection à l'égard des produits d'origine animale importés de Chine, modifiée
  • 2 Règlement (CE) n° 854/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 fixant les règles spécifiques d’organisation des contrôles officiels concernant les produits d’origine animale destinés à la consommation humaine modifié.
  • 3 Règlement (CE) n° 853/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 fixant des règles spécifiques d’hygiène applicables aux denrées alimentaires d’origine animale modifié.
  • 4 D. Bouvier, « Restriction d’importation des huiles de poisson en provenance de Chine », Europe n° 5, Mai 2024, comm. 208.
 

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