Actualité juridique : Jurisprudence

Droit animalier associatif

  • Jérôme Verlhac
    Maître de conférences en droit privé
    Université de Limoges

Les limites de l’exorbitance de l’action associative dans le portage des sans voix.

 

Mots clés : association / actio popularis / locus standi / adhésion

 

Le droit de recours individuel est un des piliers du droit européen. Le 4 juin 20201, la Cour E.D.H. constate le manquement des autorités françaises à protéger un jeune mineur des actes de maltraitance assénés par ses propres parents. Cette prise de position de la Cour EDH est d’un tout premier intérêt pour les associations de défense de causes non appropriables tel que l’environnement ou la défense des animaux. En effet, c’est sous l’angle de la décision de recevabilité de l’action menée par deux associations (reconnues représentantes de facto de la victime), que la Cour affirme sa volonté d’assurer l’effectivité des droits garantis par la convention. Les associations donnent de la voix à ceux qui n’en ont pas ou qui, comme en l’espèce, faute d’intention des représentants légaux, ne peuvent pas l’exprimer. Cela ouvre le champ des possibles de l’action associative en matière de défense de l’effectivité des droits garantis. En interfaçant cette décision avec le rattachement hors sol de la protection du bien-être animal au but légitime de protection de la morale publique2 figurant au paragraphe deux de l’article neuf nous pouvons sans contraindre l’esprit de la jurisprudence européenne prévoir une inflation des champs d’action des associations de défense et de protection des sans voix et notamment de la cause animale. Cela soulève la question de l’arrimage de la capacité pour agir de ces associations à la qualité de victime mais également celle de l’incidence de cet enrôlement tant sur la capacité du droit associatif d’absorber cette nouvelle tension que du droit européen de prévenir les dérives que cela peut faire naître.

 

I – L’arrimage de l’action associative à la qualité de victime

 

La victime n’a pas systématiquement la qualité pour agir. On retrouve cela pour ceux qui ne  relèvent pas, dans le texte, de l’article 34 de la Convention EDH (notamment les animaux, végétaux et autres composants environnementaux essentiels). Le portage de leurs actions participe plus largement de l’effectivité de la défense des principes fondamentaux reconnues par la morale publique (PFRMP).

 

A – La qualité pour agir : une exclusivité contraignante

 

Certaines causes ne font rien de moins que d’interroger l’avenir de l’humanité. Pour autant, bien que clairement partie de cet ensemble, un individu s’il n’est pas directement victime ne peut pas, dans l’absolu, soulever les atteintes portées à son propre environnement. Dans un arrêt de grande chambre Aksu c. Turquie3 la Cour n’autorise pas ce qu’elle considère être une action populaire (Actio popularis). Cela réhausse l’importance de la qualité de victime, clé de l’action en défense des intérêts en cause. Bien qu’elle se défende régulièrement4 d’aborder l’article 34 de « façon rigide, mécanique et inflexible » la jurisprudence de la Cour montre une perception certaine des limites d’une position ainsi arrêtée. Dans plusieurs arrêts et notamment le célèbre arrêt Gorraiz Lizarraga5, la Cour martèle que la notion de victime doit « faire l’objet d’une interprétation évolutive à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui ». Ainsi, sous réserve d’un lien direct avec le préjudice évoqué, sont considérées au titre de victime, celles et ceux qui allèguent d’une atteinte directe6, indirecte7 ou potentielle8.

Le droit de l’environnement, sans grande surprise9, a récemment était le théâtre de ce tri que le droit européen opère parmi les victimes entre celles qui peuvent et celles qui ne peuvent pas être entendues.

Dans deux affaires très attendues dans le domaine de l’action des États pour la lutte contre le changement climatique la grande chambre de la Cour EDH fait une application claire de sa jurisprudence en matière d’identification des victimes « audibles ».

Souvent oubliée dans l’ombre médiatique de la seconde décision que nous analyserons, l’action (insuffisante) de la France en matière climatique est soulevée dans une décision Carême contre France10. L’intérêt de cette jurisprudence réside dans la décision (à l’unanimité) d’irrecevabilité de la requête au motif que le plaignant ne justifiait d’aucun lien pertinent avec la commune de Grande-Synthe. La qualité d’ancien maire de cette commune n’a pas fait le poids face à son statut d’ancien résidant. L’évidence du lien est rompue sur l’hôtel de la temporalité. À la lecture de cette jurisprudence, il est clair que la qualité de victime, aux fins de l’article 34 de la Convention, sous aucun des volets des articles 2 et 8 n’est pas reconnue en matière climatique à celles et ceux qui ne sont plus sur le territoire de l’atteinte évoquée.

Ce même jour, cette même grande chambre condamne la Suisse pour mesures insuffisantes en matière de changement climatique. Ainsi cinq plaignantes, quatre femmes « âgées » et une association se plaignent de l’insuffisance d’action en matière climatique de la Suisse. Bien que toujours résidence de la Suisse les quatre plaignantes « âgées » ne remplissent pas, selon l’appréciation de la Cour les critères relatifs à la qualité de victime de l’article 34 de la Convention, ce faisant leurs griefs sont déclarés par la Cour et devant elle, irrecevables. L’âge du plaignant, vieux ou jeunes, semble être un critère particulièrement efficace de rejet des actions en matières environnementale11.

En revanche, l’association Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, cinquième plaignante est, elle, habilitée à agir près la Cour européenne des droits de l’homme. Si on s’en tient à la jurisprudence de la Cour12 relative aux actions menées par les associations, elles ne peuvent pas porter d’action relative à des troubles qu’elles ne peuvent pas, en tant que personne morale, ressentir. De plus, elles ne peuvent pas se fonder sur des troubles de santé pour justifier d’atteintes à l’article 813. Ce raisonnement a déjà été opposé à l’action associative en matière environnementale14. Dès lors, sans le dire clairement, la Cour accorde à l’association Verein KlimaSeniorinnen Scweiz non plus le statut de victime ou de mandataire de celle-ci mais l’enrôle au service de la lecture des principes européens. En effet, certains arrêts, d’une autre gamme, aux dires même de la Cour « servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes » 15. L’incantation aux « considérations spéciales » permet à la Cour, dans une démarche de principe que nous pouvons retrouver en droit interne, en l’espèce de recevoir l’action de l’association Verein KlimaSeniorinnen Schweiz là où l’action individuelle, pourtant tentée, est rejetée. S’il est évident que nous ne sommes pas sur une reconnaissance en matière environnementale d’une actio popularis, nous pouvons y voir le portage d’une revendication par une locus standi16. La Cour permet à l’action associative de jouer dans une clé de lecture différente de l’action individuelle. Il en résulte une hauteur d’action plus importante.

Nous pourrions retenir, classiquement l’approche observée dans l’arrêt Gorraiz Lizarraga et autres17. Or ici, point d’acte administratif extraordinairement complexe rendant le recours au sauvetage associatif de l’action indispensable. Il convient de le rappeler, les plaignantes « âgées », parallèlement membres de l’association requérante avaient agi près la Cour EDH sans que celle-ci retienne leurs actions.

Via ce glissement jurisprudentiel de la qualité pour agir de la victime directe vers les évocateurs de causes majeures, nous sommes bien, dans certains domaines de la jurisprudence EDH, dans la reconnaissance d’une exorbitance de l’action associative. L’exorbitance de l’action étant établi, il convient, en l’état de la jurisprudence d'en délimiter les champs d’intervention.

 

B – La raisonnabilité induite par l’enrôlement de l’action associative

 

Les associations de défense de toutes les sensibilités sont vecteurs des grandes causes et à ce titre ont une considération judiciaire singulière. Nous venons de voir qu’en matière de défense environnementale, elles ont chapitre là où les individus, faute d’atteinte directe, n’ont pas qualité pour agir. Il faut en revenir à l’arrêt Vides Aiizsardzibas Klubs c. Lettonie18 de 2004 pour définir précisément la reconnaissance de l’action associative. Celle-ci est classiquement reconnue comme « spécialisée en la matière » mais surtout élevée au rang de « chien de garde » 19 de l’environnement20. Dès lors, à l’image des journalistes visés ici par la symbolique, elles sont enrôlées21 fondamentalement au service de l’expression nécessaire à toute société démocratique. Reste à savoir22 si l'exercice d'expression des opinions nécessaires à la démocratie comporte toujours pour l'association des « devoirs et responsabilités » tels que cela figurent aux termes23 de la Convention E.D.H.. Il est sain de s’interroger sur le « degré d'hyperbole et d'exagération »24 retenu pour l’expression associative en matière de défense des grandes causes.

 

Rappelons que ce n’est pas en matière environnementale mais pour une cause très liée par leur construction concomitante, celle de la défense animale25, que la Cour a fixé l’extrême limite de la parole associative. Dans cet arrêt Peta Deutschland c/ Allemagne du 8 novembre 2012 la Cour EDH énonce classiquement que l’étendue de la liberté d’expression de l’article 10 couvre (« également ») les informations qui choquent ou dérangent26 mais rappelle fermement la nécessaire contextualisation de ce quasi devoir d’informer. En effet, le devoir de mémoire27 s’oppose ici à la comparaison faite par une association allemande de protection des animaux28 entre le traitement réservé aux animaux en élevage intensif (in mass stocks29)  et les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. En 2014, l’arrêt Tierbefreier E.V. v. Germany30 du 16 janvier 2014 fait un pas de plus dans une construction exemplaire de l’action en protection des grandes causes, par des associations de défenses. En soutenant des attaques individuelles31, et en cautionnant des actes extrémistes, l’association sort, selon la Cour, du rôle de gardienne de l’effectivité du débat public.  Il est ici question pour la première fois, par l’exclusion de tout extrémisme et de respect individuel, de moralisation de l’action associative et partant du débat démocratique.

La jurisprudence européenne a amorcé une démarche de « nécessaire qualification » de le l’action associative poursuivie avec zèle par le juge interne.

C’est en rappelant que la protection animale répond à un besoin social impérieux, que la première chambre civile de la Cour de cassation, le 8 février 2023, participe à son tour à la qualification nécessaire de l’action associative. En effet, selon la procédure au fond (CA Rennes, 30 septembre 2020), l’association de protection animale L214 a diffusé (site internet de l’association et réseaux sociaux) un film tourné sans autorisation dans un bâtiment privé d’élevage de lapins. Les moyens reprennent sans surprise, de part et d’autre, une vérification du respect de l’équilibre entre les droits fondamentaux de même valeur, le droit de propriété pour l’entreprise exploitante et le droit d’information pour l’association. Sur le fondement de la jurisprudence EDH32, le juge interne procède à la mise en balance des intérêts en présence et privilégie finalement la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Les juges procèdent à une cassation au motif que le trouble manifestement illicite provoqué par l’association (elle disposait déjà d’images permettant de dénoncer ces conditions d’élevage) n’est pas, en lui-même, suffisant au sens de la jurisprudence européenne33. Il est intéressant de voir apparaître, au crédit des associations de protection animale, outre le rejet du soutien à l’extrémisme vue plus tôt, une obligation de raisonnabilité34. Celle-ci se traduit notamment par le respect de la loi mais commande plus largement aux associations qui souhaitent user de la protection assurée aux journalistes, d’« observer un comportement responsable ». Touches après touches, la protection offerte à ceux qui assurent la diffusion de l’information se fait sous réserve de répondre au portrait attendu pour les porteurs de la « morale publique ».

 

L’action au nom de tous, y compris de ceux qui ne sont pas, ne sont pas encore ou ne seront jamais, est au prix du cadrage comportemental des associations qui prétendent, au soutien d’une cause noble et d’intérêt collectif, à une exorbitance de leur capacité à ester.

 

II – Le défaut de maîtrise de la géométrie interne de l’association.  

 

L’association de défense est considérée comme un porteur efficace de par sa capacité élargie a agir. En systématisant le recours à l’association comme assurance de l’effectivité des droits de la convention, il convient de prendre en compte que l’association est l’unité première du tissu associatif. Celui-ci est protéiforme, sa propre géométrie interne, voir les interactions entre associations peuvent, dans l’extrême atteindre à la mission réserver de représentation des causes majeures.

 

A – La perturbation du droit d’association par la revendication du droit d’adhésion

 

L’association est un vecteur de défense des grandes causes mais ce véhicule d’intérêts à besoin de sociétaires qui le pilotent, volontairement et dans une même direction. Ainsi le contrat d’association présuppose une réunion volontaire dans un but commun35. Si l’affectio associationis chère à certains nostalgiques du tout contrat pose le préalable à la relation d’association, c’est la liberté de s’y soumettre qui forme des pilotes efficaces, dévoués et désintéressés. La liberté d’association recouvre deux réalités, celle de s’associer et celle plus récente de ne pas ou ne plus s’associer. La première issue directement des textes internes (voir pour la France à titre d’illustration l’article 1 de la loi 1901) est garantie par une jurisprudence européenne stable et régulièrement enrichie36. La liberté d’association est appréciée comme une composante nécessaire de l’expression démocratique. La seconde, découverte plus récemment, est la garantie de ne pas être contraint à s’associer. L’invention de cette protection individuelle est issue du droit animalier. En vertu d’une loi de 1964 les propriétaires terriens français étaient membres de droit de l’association communale de chasse agréée locale et partant, devaient faire apport de leur terrain pour permettre la pratique de l’activité de ladite association. En retenant la prééminence de la mission de service public sur le droit de propriété, la Cour de cassation rejette37 la demande des plaignants et par la même le droit de ne pas s’associer. C’est dans la poursuite de cette action judiciaire que la Cour EDH, dans l’arrêt Chassagnou contre France38, fonde le droit d’association négatif par la condamnation de la France. La géométrie de l’association par l’assurance de la liberté d’association dans son aspect positif comme négatif semble cohérente. Cela permet d’envisager les associations comme des acteurs enrôlables au service de la morale publique39.

Toutefois, la jurisprudence interne en appel à notre vigilance. C’est en matière d’exploitation animalière, plus précisément relatif à la relation entre le chasseur et « son » association communale de chasse agréée que la jurisprudence française s’illustre à nouveau en modernisant le célèbre virelangue du chasseur : « Un chasseur sachant chasser, sait chasser sans son chien. Un chasseur sachant chasser sans son AICAF40, ça ne se chasse pas, sachez-le ». En l’espèce, selon l’exposé des juges du fond41, par un arrêté préfectoral, quatre communes voisines ont fusionné. Selon le code de l’environnement42, une telle fusion n’entraîne pas automatiquement la fusion des ACCA préalablement constituées.  Ainsi, une AICAF (l'AICAF des Trois ruisseaux) est créée par fusion des ACCA préexistantes dans les communes initiales à l’exception d’une ACCA qui préférait se maintenir au travers d’une fusion avec une AICAF (AICAF de l'Amicale des chasseurs du vignoble) hors du territoire de la nouvelle commune. Un chasseur domicilié dans la commune fusionnée souhaite étendre son territoire de chasse et bien que dépendant géographiquement de l’AICAF de l'Amicale des chasseurs du vignoble souhaite obtenir une carte de membre de l’AICAF des Trois ruisseaux. Cela lui est refusé. Membre d’une AICAF, ce chasseur ne subit pas de limitation à sa liberté de pratiquer son activité associative. Pour autant, aux fins d’étendre son champ de jeu, la Cour de cassation accède à sa demande d’adhésion. Certaines associations, comme les partis politiques et les associations religieuses, se sont vues reconnaître la capacité de limiter les adhésions à ceux qui partagent leur croyance43. Si l’opposition éthique, telle que prévue dans le code de l’environnement44 permet, pour les « petits » propriétaires terriens, de ne pas adhérer à une ACCA et partant de ne pas apporter ses terres à la pratique de la chasse45. Il faut garder à l’esprit qu’il est de jurisprudence constante que la liberté d’association n’emporte pas le droit d’adhésion à une association spécifique46. La jurisprudence interne vient là créer un précédent dans le domaine associatif qui porte atteinte à la sécurité contractuelle propre à la construction et au fonctionnement de ce type de groupements. Alors que certains craignent que les associations aient des « difficultés à assumer une réelle vie associative et démocratique »47 et que parallèlement la nécessité de véhiculer les causes sans voix les pare de tous les atours, l’ouverture d’un flou potentiel dans la géométrie des membres de ces associations n’est certainement pas à propos.

 

B – Du parasitisme à la concurrence entre les associations de protection animale

 

Nous assistons à une appropriation progressive de la défense des grandes causes par des actions judiciaires issues du tissu militant. Les raisons de ce phénomène sont multifactorielles, pressions diverses, difficulté d’action, complexité procédurale, coût démesuré, action asynchrone et longue pour un particulier isolé (etc.). En l’état des contraintes, et par défaut, l’association est le véhicule judiciaire qui s’impose. Consciente de la prééminence de cet acteur, la jurisprudence, notamment européenne tente, dans un parfait mouvement de balancier, de protège ce porte-voix nécessaire tout en vérifiant de manière dynamique qu’il répond à un minimum qualitatif commun. Cependant, le tissu associatif lui-même, protéiforme, couvre parfois pour une même cause des intérêts antagonistes. Cette réalité, dû à la patrimonialisation de l’action de défenses des sans voix par le tissu associatif peut, dans les cas extrêmes desservir la cause elle-même.   

Dans une première approche, c’est un cas de parasitisme entre associations de protection d’une même cause qui questionne. Déjà en 201848, une association de protection des animaux était condamnée pour concurrence déloyale et parasitisme aux motifs que l’association (SPA) entretenait la confusion dans l’esprit du public en utilisant systématiquement les éléments distinctifs d’une autre association du même secteur de protection (SPA France). En 2022, c’est à nouveau l’Association de Protection des Animaux qui subit les coûts d’une autre association. En effet, quelques jours seulement après sa campagne nationale pour dénoncer la torture faite aux animaux dans divers cadres (Corrida, expérimentation médicale et paramédicale, abattage), les éléments de communication sont repris par l’association La Manif Pour Tous. Elle le fait pour dénoncer notamment l’avortement « tardif », l’euthanasie, la procréation médicalement assistée sans père et la gestation pour autrui.  La seconde association est condamnée pour parasitisme, aux motifs que « fondée sur l’article 1382, devenu 1240, du code civil, qui implique l’existence d’une faute commise par une personne au préjudice d’une autre, peut être mise en œuvre quels que soient le statut juridique ou l’activité des parties, dès lors que l’auteur se place dans le sillage de la victime en profitant indûment de ses efforts, de son savoir-faire, de sa notoriété ou de ses investissements »49. Une telle pratique atteint directement la cause défendue par la SPA en ce sens qu’elle brouille et affaiblit le message de la campagne initiale par la réutilisation des éléments de langage pour une toute autre cause.

Une étape supplémentaire est franchie dans le constat d’instabilité du tissu d’associations porteuses de la défense animale. Un récent arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation fait état de déviance dans l’appropriation associative de la cause animale. En l’espèce, les dirigeants d’une association en charge d’un refuge pour équidés soustraits à la maltraitance, à l’abandon ou à l’abattoir sont condamnés pour mauvais traitement sur ces animaux. Le comble ne s’arrête pas là. Lorsque qu’une seconde association de protection animale accompagnée des forces de l’ordre s’est présentée sur les terrains du refuge pour soulager de la charge de gardiennage et d’entretien des équidés, les dirigeants ont compliqué voir empêché l’action, y compris en faisant mordre les animaux visés par leur chien. Force est de constater que la qualité n’est ici nullement remise en cause. Toutefois, cause commune, ne signifie pas toujours communauté de causes. Si les associations ne sont pas remises en cause dans leur atours contractuels (la cause défendue et le but recherché) c’est bien leur pilotage qui peut devenir source de déviance.

Peut-être un prochain trait de caractère que le véhicule associatif devra justifier lors du contrôle opéré pour lui conférer la qualité de porteur à l’occasion d’une action de défense d’une cause sans voix.

Nous avons pu voir ici l’expression nouvelle des limites de l’approche contractuelle du droit associatif lors qu’il est retenu au soutien de l’expression des grandes causes. Une nouvelle fois, constat est fait que l’élasticité du droit associatif, tant interne qu’européen, est éprouvée parfois au-delà de son point de rupture. D’un référencement judiciaire uniquement patrimoniale des victimes et acteurs audibles, peut-être est-il temps de songer à la viabilité d’une approche systémique englobante de l’ensemble des acteurs qui composent notre environnement ?  

  • 1 CEDH, affaire Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France, 4 juin 2020, N° 15343/15.
  • 2 J.-P. Marguénaud, D. recueil, 11 avril 2024, n° 14/8035, l’abattage rituel avec étourdissement réversible, au sujet de CEDH, affaire Executif Van de Moslims Van België c/ Belgique, 13 février 2024.
  • 3 CEDH, Aksu c. Turquie [GC], nos4149/04 et 41029/04, §§ 50‑51, CEDH 2012.
  • 4 Voir Mutadis mutandis, CEDH, Albert et autres c. Hongrie [GC], no 5294/14, § 121, 7 juillet 2020.
  • 5 CEDH, Gorraiz Lizarraga et autres, précité, § 38, et Yusufeli İlçesini Güzelleştirme Yaşatma Kültür Varlıklarını Koruma Derneği c. Turquie (déc.), no 37857/14, § 39, 7 décembre 2021 ; D. Recueil Dalloz, 18 avr. 2024, n°15/8036.
  • 6 CEDH, Mansur Yalçın et autres c. Turquie (no 21163/11, § 40 in fine, 16 septembre 2014.
  • 7 CEDH, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013.
  • 8 CEDH, Senator Lines GmbH c. Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Suède et Royaume-Uni (déc.) [GC], no 56672/00, CEDH 2004‑IV.
  • 9 CEDH, Di Sarno et autres c. Italie, no 30765/08, § 80, 10 janvier 2012.
  • 10 CEDH, Carême C/ France, [GC], 9 avr. 2024, n° 7189/21.
  • 11 CEDH, GC, Duarte Agostinho c/ Portugal et 32 autres, 9 avr., 2024, n° 39371/20.
  • 12 CEDH, Besseau et autre c. France (déc.), no 58432/00, 7 février 2006.
  • 13 CEDH, Greenpeace e.V. et autres c. Allemagne (déc.), no18215/06, 12 mai 2009.
  • 14 CEDH, Yusufeli İlçesini Güzelleştirme Yaşatma Kültür Varlıklarını Koruma Derneği c. Turquie (déc.), no 37857/14, § 39, 7 décembre 2021.
  • 15 CEDH, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie[GC], no 47848/08, § 105, 2014.
  • 16 F. Gélinas, Les cahiers du droit, Le locus standi dans les actions d’intérêt public et la relator action : l’empire de la common law en droit québécois, Volume 29, numéro 3, 1988.
  • 17 Gorraiz Lizarraga et autres, Op. Cit. , § 38.
  • 18 CEDH, Affaire Vides Aiizardzibas Klubs c. Lettonie, Requête n° 57829/00, 27 mai 2004, définitif le 27/08/2004.
  • 19 CEDH, Affaires Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, série A N°239, p. 27, #63; Goodwin c. R.-U., 27 mars 1996, Recueil 1996-II, p. 500, #39, et Bladet Tromso et Stensaas c. Norvège, n°21980/93, #59, CEDH 1999-III ; qualification de la presse comme le « chien de garde » de la démocratie.
  • 20 CEDH, Affaire VAK, op. cit., n°42.
  • 21 CEDH Affaire VAK, op. cit., n° 36, 40 b, 40 b, 42, 42.
  • 22 CEDH, Affaire Mamére c. France, 7 nov. 2006 ; Légipresse n° 239, mars 2007, III, p. 34, comm. H. Leclerc; D.2007.1704, note J-P Marguénaud.
  • 23 Convention E.D.H., article l0§2, Liberté d'expression.
  • 24 Voir Mutadis mutandis, CEDH, Affaires Steel et Morris, Op. Cit., et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995.
  • 25 CEDH, Affaire Peta Deutschland v. Germany, 8 novembre 2012 (final 18 mars 2013), n° 43481/09.
  • 26 CEDH, Affaire, Peta Deutschland v. Germany, Op. Cit., n° 46.
  • 27 CEDH, Affaire, Offer and Annen v. Germany, 13 janvier 2011, (final 20 juin 2011), nos. 397/07 and 2322/07
  • 28 People for the Éthical Treatment of Animals.
  • 29 CEDH, Affaire, Peta Deutschland v. Germany, Op. cit., n° 7.
  • 30 CEDH, Affaire Tierbefreier E.V. v. Germany, 16 janvier 2014, n° 45192/09.
  • 31 CEDH, Affaire, Tierbefreier E.V. v. Germany, Op. Cit., n°56.
  • 32 CEDH, Affaire, Beyeler c. Italie, 5 janvier 2000, n° 33202/96, # 107 ; CEDH, Affaire, Aliniae et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine, 16 juillet 2014, n° 60642/08, #108. 
  • 33 CEDH, Affaire Atoll C. Suisse, 10 déc. 2007, n° 69698/01, # 112 ; CEDH, Affaire, Pentikäinen c. Finlande, 20 octobre 2015, n° 1182/10, # 90.
  • 34 C. cass., Civ. 1ère, 8 février 2023, 22-10.542, inédit, #15. 
  • 35 CEDH, Affaire, Young James et webster Ctre R.U., rapport de la commission, 1981, #167.
  • 36 Voir mutadis mutandis, au sujet de l’expulsion de membres : CEDH, affaire Lovric ctre Croatie, n° 38458/15
  • 37 Cass. civ. 3, 16-03-1994, n° 91-16.513, FP-B, Rejet.
  • 38 CEDH, Affaire Chassagnou et autres ctre France, n° 25088/94, 28331/95 et 28443/95, 29 avr. 1999. 
  • 39 J.-P. Marguénaud, Op. Cit., au sujet de CEDH, affaire Executif Van de Moslims Van België c/ Belgique, 13 février 2024.
  • 40 Association Intercommunale de Chasse Agrée Fusionnée.
  • 41 CA, Besançon, 8 mars 2022, n° 2°/01147.
  • 42 Code de l’environnement, article L. 422-4, alinéa 2.
  • 43 CEDH, Affaire Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) vs The united Kingdom, 27/05/2007, n° 11002/05.  
  • 44 C. de l’environnement, art. 422-10-5.
  • 45 CEDH, Affaire Chabauty ctre France, 4 oct. 2012.
  • 46 CEDH, Décision Ernest Dennis Cheall C/ Royaume Uni, 13 mai 1985, n° 10550/83.
  • 47 F. Mayaux, Juris Association, Lorsque les frontières se brouillent : le risque de banalisation, 1er Avril 2024, n°696.
  • 48 CA Paris, 30 mars 2018, N° 17/07421.
  • 49 Cass. Com., 16 févr. 2022, n° 20-13.542.
 

RSDA 1-2024

Dossier thématique : Points de vue croisés

Le chat : animal sentinelle ou victime collatérale de la pollution lumineuse ?

  • Serge Rosolen
    Docteur-vétérinaire, Docteur ès sciences, HDR
    Institut de la Vison

1.A l’instar du cheval, le chat est sans doute l’espèce animale domestique qui a le plus inspiré les écrivains (Balzac, Léautaud), les philosophes (Georges Steiner…), les artistes (Vélasquez, Goya… et les peintres de genre des XVIIe et XVIIIe siècles), les hommes politiques (Churchill, Malraux…) et les photographes (Yann Arthus-Bertrand). Tous partagent la même fascination pour la beauté de cet animal et son « caractère indépendant ». Bien qu’il puisse s’adapter facilement à un mode de vie que l’on qualifie de « sauvage », le chat est considéré comme un animal de compagnie idéal, de petite taille, volontiers joueur, appréciant la présence humaine et le confort des foyers.  Avec le chien, c’est l’espèce animale la plus médicalisée.

2.L’augmentation du niveau de vie des Trente Glorieuses du XXème siècle a permis une réelle médicalisation des animaux de compagnie, considérés comme de véritables « patients ». Cela s’est traduit par une augmentation de leur espérance de vie et de leur longévité. Il est fréquent de rencontrer des chats de plus de 20 ans.

3.Vivant au contact de l’homme et partageant son environnement, le chat est soumis aux mêmes impacts environnementaux, notamment la pollution lumineuse, c’est à dire la réduction de la part d’obscurité, en temps et en espace, dans notre environnement domestique ou dans les espaces publics urbains ou péri-urbains. L’éclairage public des villes, des ports et du réseau routier réduit les zones d’ombre. L’éclairage domestique et l’utilisation d’écrans (télévision, ordinateurs, smartphones …) remplacent la lumière du jour par des lumières artificielles que nous allumons avant le lever du soleil et que nous éteignons bien après le coucher du soleil.  Qu’il soit nomade1 ou sédentaire, le chat est donc soumis aux effets de cette pollution lumineuse imposée par les activités ou le mode de vie des hommes et qui affecte la santé humaine et l’environnement. En est-il de même pour le chat ? Observer et étudier le chat s’avère essentiel pour qui s’intéresse au concept de santé holistique ou de santé globale (One Health).

Une démographie féline en pleine expansion et les enjeux économiques qui en découlent

4.Parmi les 340 millions d’animaux de compagnie que comptait l’Union Européenne en 2022, on comptait plus de 127 millions de chats médicalisés2, selon la FEDIAF3, contre seulement 104 millions de chiens. Toujours selon la FEDIAF, 91 millions de foyers possèdent un animal de compagnie, dont un sur quatre possède au moins un chat. Avec plus de 34 millions d’animaux de compagnie (dont 14,9 millions de chats), la France se situe après l’Allemagne (39 millions dont 15,2 millions de chats), le Royaume Uni (38 millions dont 12 millions de chats), l’Italie (36,5 millions dont 10,2 millions de chats) mais largement derrière la Russie avec ses 55,4 millions d’animaux (dont plus de 23 millions de chats) ! En France, un foyer sur deux possède au moins un chat ou un chien. Autre indicateur permettant d’évaluer l’importance des animaux de compagnie dans la démographie animale européenne : le budget alloué à leur alimentation. Le chiffre d’affaires généré en 2022 en Europe par l’industrie alimentaire des animaux de compagnie était de 29 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter 24,5 milliards pour les produits dérivés. Cette industrie génère plus d’un million d’emplois directs et indirects. Sur le marché des aliments, qui connaît une croissance de 3.5% par an, 150 marques différentes sont proposées, toujours selon la FEDIAF. Ces chiffres montrent l’importance que les propriétaires accordent à la santé et à l’alimentation de leurs animaux de compagnie.

Un mode de vie souvent mal connu

5.Même si la chronologie est difficile à retracer, on considère  que la domestication du chat (sous-espèce Felis silvrestris lybica4devenu domestique sous le nom de Felis catus5), trouve son origine dans le développement de l’agriculture dans le Croissant fertile (vers -10000/-9000 ans) qui a entraîné l’adaptation de deux animaux qui deviennent alors commensaux des êtres humains et de leur habitation : la souris qui profite de l’expansion de la culture des céréales et le chat qui est l’un de ses prédateurs6. L’analyse de l’éthogramme du chat7 montre qu’il doit bénéficier d’un environnement riche ; il a besoin de jouer, observer, chasser, marquer son territoire en imposant son odeur. C’est pourquoi le chat a besoin de sortir souvent. De plus, il est l’animal domestique le plus capable de s’adapter à des changements environnementaux, il peut passer d’une existence pratiquement autonome à une dépendance totale à l’être humain, et réciproquement, en l’espace d’une vie8. En outre, lorsqu’il est en liberté, il peut vivre en groupe9. On ne peut pas distinguer morphologiquement un chat en fonction de son mode de vie (figure 1).

6.La méconnaissance de ces comportements complexes est source de malentendus chez les propriétaires, par exemple lorsqu’ils sont confrontés à des épisodes de malpropreté sans pouvoir en expliquer la cause10.

 

 

7.Le comportement alimentaire du chat est très spécifique. Dans la nature, le chat est un carnivore strict, chassant seul, attrapant de petites proies (souris, oiseaux, lapins…)11. Il peut se nourrir 10 à 20 fois par jour. Ce comportement le prédispose à l’obésité12 en l’absence de régulation « naturelle ». Or l’obésité est l’un des principaux facteurs de risque de survenue de diabète de type 2 avec l’âge13 . Ainsi s’explique l’augmentation de la prévalence de cette maladie métabolique chez le chat domestique. Au Royaume Uni, un chat sur 200 est diabétique14 et 80% des chats diabétiques présentent un diabète de type 215.

8.Parmi les conséquences du diabète, la rétinopathie figure parmi les plus graves et les plus handicapantes, conduisant souvent à la cécité. Le chat domestique présente ce type de lésions. Une étude de 201816 portant sur plus de 2500 chats a confirmé l’augmentation de la prévalence de surpoids chez le chat de l’ordre de 45%. Différentes causes peuvent expliquer ces pathologies, mais les auteurs ont surtout mis en évidence les facteurs comportementaux : les interactions avec le propriétaire, l’anxiété, en modifiant le comportement alimentaire de l’animal, lui font perdre le contrôle de la satiété17. Une étude qualitative18 a porté sur 120 chats castrés ayant un mode de vie sédentaire (dont 60 présentant un poids normal et 60 en surpoids ou obèses) et les interactions avec leurs propriétaires (majoritairement des femmes vivant seules). Les résultats montrent que dans le groupe de chats en surpoids, les relations sont plus étroites entre le propriétaire et son chat (éthogramme respecté sauf pour le comportement alimentaire, voir infra).  Une nette différence apparaît entre les deux groupes concernant les prises alimentaires : pour les chats en surpoids, l’alimentation est donnée ad libidum. Ainsi, le chat sédentaire et confiné dans un appartement a tendance à devenir « boulimique » comme son propriétaire. C’est pourquoi Sandöe en 201419 considère que les obésités canine, féline et humaine constituent des problèmes de santé publique qui devraient être inclus dans la perspective « One Health »20, « vétérinaires et médecins devant associer leurs forces pour un bénéfice mutuel pour leurs patients respectifs ». 

Les effets de la pollution lumineuse domestique auraient-elles un impact sur l’obésité et le diabète de type 2 chez le chat ?

9.En 2016, Rybnikova écrivait : « on a de plus en plus de preuves que la pollution lumineuse joue un rôle dans le développement de l’obésité chez l’homme »21.

10.La lumière et la chaleur du soleil sont les sources de la vie sur terre. La lumière suit des cycles journaliers (rotation de la terre sur elle-même en 24h) et saisonniers (rotation de la terre autour du soleil en une année). Les rythmes biologiques circadiens sont synchronisés sur ces cycles d’alternance lumière/obscurité. Or depuis une trentaine d’années, le développement des activités humaines, dans le domaine public (urbanisation, transports, éclairage public, vitrines…) ou privé (éclairage domestique, différents types d’écrans…) a considérablement éclairé la nuit et remplacé la lumière naturelle solaire par des lumières artificielles dont la composition spectrale est différente de celle du soleil. Cet éclairement nocturne a été constaté par des vues satellitaires22 et il augmente de 2.2% par an23. Dans la sphère privée, et depuis 2020, la directive européenne pour l’éco-conception (2005/32/CE) dite « EuP » (Energy using Products) fait obligation aux États membres d’utiliser exclusivement des diodes électroluminescentes (DEL/LED), certes beaucoup moins énergivores, mais s’avèrant dangereuses pour la santé des êtres vivants24. Chez les mammifères, le capteur biologique de lumière, la rétine, a deux fonctions essentielles : une fonction visuelle qui envoie les informations encodant la scène visuelle aux aires cérébrales via la voie rétino-géniculée-corticale et une fonction non visuelle permettant à l’horloge biologique située dans les noyaux suprachiasmatiques de l’hypothalamus antérieur de se resynchroniser quotidiennement avec des signaux externes, indiquant le début ou la fin de la journée25, via la voie rétino-hypothalamique. Ces deux voies se retrouvent chez le chat qui possède la rétine d’un animal diurne26. De plus, la rétine du chat présente deux caractéristiques anatomo-fonctionnelles expliquant son mode de vie de « chasseur mésopique »27 : un tapetum lucidum couvrant les 2/3 de la surface rétinienne, dont le rôle serait d’augmenter le rendement des photons incidents et une zone péri area centralis28 où la densité des bâtonnets est plus importante29. En outre, l’exploration fonctionnelle de sa rétine montre qu’elle est très sensible à de très faibles intensités lumineuses comme celles du lever du jour et du crépuscule30.

11.Pour la fonction rétinienne visuelle, les photopigments contenus dans les articles externes des cônes pour la vision diurne et des bâtonnets pour la vision nocturne constituent le point de départ moléculaire de la vision. Chez les mammifères diurnes (comme le chat et l’homme) ils sont consommés le jour et régénérés la nuit. Le respect du rythme circadien est fondamental car le passage par une phase d’obscurité est nécessaire pour leur régénération31.

12.Pour la fonction rétinienne non visuelle, à côté des cellules ganglionnaires assurant la transmission du message visuel aux aires corticales, il existe des cellules ganglionnaires intrinsèquement photosensibles (ipRGC)32 dont le photopigment est la mélanopsine33. Le transducteur chimique de la mélanopsine est la mélatonine, sécrétée par la glande pinéale pendant les phases d’obscurité34.

13.Un excès de lumière aura des effets sur ces deux fonctions (figure 2).

 

 

14.Localement ces excès peuvent endommager la rétine en fonction de l’intensité et de la composition spectrale du stimulus et de sa durée d’exposition. On parle de phototoxicité35 ; les effets observés localement sont de type photo-mécaniques, photo-thermiques ou photo-chimiques.

15.La diminution de la période d’obscurité se traduit aussi par des effets généraux liés à une diminution de sécrétion de mélatonine. Ce processus perturbe en aval tous les mécanismes dépendant de la chronobiologie notamment les processus immunitaires et inflammatoires, endocriniens et comportementaux entrainant des conséquences physiopathologiques comme la prise de poids36, l’intolérance au glucose37 et la résistance à l’insuline38, à l’origine du diabète. On parle d’effets de type chrono-disruptif.

16.De plus les chats domestiques à poils courts auraient une prédisposition génétique à des développer des diabètes de type 2. En effet, le gène MC4R (Melanocortin 4 Receptor Gene) impliqué dans la corrélation entre obésité et diabète de type 2 chez l’Homme39 40  a été retrouvé chez des chats européens obèses et présentant un diabète de type 241.

17.La pollution lumineuse dans le foyer domestique et la chrono-disruption induite par le mode de vie des propriétaires affecteraient-elles aussi les chats ? La question est d’autant plus importante qu’un allongement du temps d’éclairement, même à de faibles intensités, inhibe la sensation de satiété42 chez un animal dont le comportement alimentaire normal est celui d’un grignoteur permanent (voir infra) et le fait de laisser de la nourriture à sa disposition contribue à accentuer le phénomène.

Les effets de la pollution lumineuse des espaces publiques : le chat vecteur de zoonoses43?

18.Nous avons vu que l’augmentation de la part de lumière a des conséquences sur la physiologie des êtres vivants et leur santé. Elle a aussi des effets sur la biodiversité et les écosystèmes44 en perturbant les habitats de la faune sauvage45. Le chat, essentiellement prédateur diurne d’oiseaux, de rongeurs et de squamates (lézards, serpents, etc.)46, chasse de préférence en ambiance mésopique. Au cours de ses déplacements, il est susceptible de rencontrer des animaux de la faune sauvage, perturbés par la pollution lumineuse et par ailleurs vecteurs de zoonoses47.

19.Une majorité de chats entrent et sortent librement du foyer domestique. En 2021 on estimait qu’en France le nombre de chats « nomades » était d’environ 11 millions48.  Le domaine vital d’un chat, c’est à dire l’espace qu’il parcourt au cours de sa vie, varie de quelques hectares à une centaine d’hectares dans les zones rurales49. Les chats nomades sont particulièrement nombreux dans les zones urbaines françaises : en 2012 on l’estimait à 970 individus par km250. Le chat domestique est une espèce prolifique. La chatte est une poly-oestrienne saisonnière (fin février, septembre) mais la durée de cette période d’oestrus dépend de la longueur de la journée51. Un allongement de deux heures de lumière par jour est suffisant pour réduire les périodes d’anoestrus52. Cette méthode utilisée par certains éleveurs pour augmenter le nombre de portées annuelles53 démontre que la sur-illumination participe à la prolifération des animaux non castrés. En 2004, chez les chats errants, le nombre de portées est estimé à 1.6 par an, avec un nombre moyen de chatons par portée de 2.1 à 554. Carnivore strict55 le chat fait partie de la liste des 100 espèces les plus envahissantes dans le monde56. Toutes les études mettent en évidence que l’impact de la prédation des chats sur les oiseaux, les rongeurs et les squamates (voir infra) s’avère majeur, surtout dans les zones insulaires57. Tous les continents sont concernés : en Finlande les chats errants sont responsables de la disparition de plus d’un million d’oiseaux par mois58 ; aux USA, ils détruisent annuellement entre 2.1 et 4 milliards d’oiseaux et plus de 20 milliards de rongeurs59.

20.L’éclairage nocturne permet à des espèces diurnes ou crépusculaires, dont les chats, d’augmenter leur temps et leurs champs d’activité. De plus, la composition spectrale des ampoules de l’éclairage public attire certains insectes, ainsi que leurs prédateurs, les oiseaux, qui sont eux-mêmes chassés par les chats. L’éclairage perturbe les habitats des animaux nocturnes, les oblige à chercher d’autres refuges. Ils deviennent, pendant leurs déplacements, des proies faciles pour des chasseurs à l’affût.  La pollution lumineuse, en surface et en durée, permet la rencontre d’espèces animales qui n’auraient jamais dû se croiser : le chat domestique avec d’autres carnivores (furets, fouines, renards…), des oiseaux, des rongeurs (mulots, rats sauvages…) et des chauve-souris60. Ces deux dernières catégories de proies représentent des sources de transmission et de réservoir animal de nombreuses zoonoses, notamment la rage. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que des pays indemnes de rage terrestre comme la France ne sont pas indemnes de rage des chiroptères. Le chat reste la première espèce domestique atteinte de rage aux USA61. Cette confrontation entre espèces domestiques et espèces de la faune sauvage représente un risque très important en ce qui concerne l’émergence de nouvelles zoonoses dont on sait que plus de 75% proviennent de la faune sauvage62 (figure 3).

21.Les chats peuvent être aussi porteurs de nombreuses zoonoses infectieuses, parasitaires ou virales comme les coronaviroses63. Ce risque de contagion est d’autant plus important que le chat est omniprésent dans l’espace domestique, joue avec les enfants, s’installe sur les fauteuils et canapés. Ajoutons que 45% des chats en France et 60% aux USA, dorment dans la chambre de leur propriétaire64. La dernière pandémie de COVID-19 est un exemple significatif.

22.S’il est connu que l’Homme atteint de COVID-19 peut contaminer le chat, le risque que ce dernier puisse contaminer l’Homme ne peut être écarté65. Parmi les rares cas d’animaux domestiques atteints par le SARS-CoV-2, les félidés semblent présenter une réelle sensibilité même si elle reste très inférieure à celle des mustélidés, comme les furets (faune sauvage mais aussi ACNT66) et les visons (faune sauvage et animaux d’élevage). Cependant il faut remarquer que la découverte de chats positifs a été essentiellement observationnelle voire fortuite, ce qui peut expliquer le faible nombre d’animaux positifs détectés. Une première étude a été réalisée en France pendant la première vague épidémique, chez des animaux de compagnie vivant dans des familles atteintes de COVID-1967. Elle a montré un niveau élevé d’infections. Une autre étude sérologique géographique et temporelle à grande échelle a été conduite afin de déterminer le niveau de l’infection des animaux de compagnie par le SARS-CoV-2 tout au long de la deuxième vague épidémique à COVID-19, en France, de novembre 2020 à juillet 202168. Dans les deux cas, la prévalence pour les chats était plus élevée que pour les autres espèces (chiens et lapins).

Conclusion

23.Le chat est un cas unique :  il jouit d’une particulière affinité avec l’Homme, vit au cœur des familles, c’est une star des réseaux sociaux et l’animal de compagnie numéro un dans de nombreux pays, mais il reste un prédateur qui peut revenir à l’état sauvage et à la vie en groupe si l’occasion se présente.

24.S’il a un mode de vie sédentaire, le chat subit l’environnement lumineux intérieur imposé par la famille dans laquelle il vit. La méconnaissance de son comportement alimentaire peut entraîner une obésité et un diabète de type 2, véritable problème de santé publique. C’est un modèle clinique d’étude pour l’obésité et le diabète de type 2 particulièrement pertinent car il présente les mêmes signes cliniques que ceux rencontrés dans la maladie homologue humaine.

25.S’il est nomade, le chat subit également l’impact de la pollution lumineuse extérieure. Au fil de ses parcours, il peut rencontrer fortuitement des animaux de la faune sauvage et liminaire69, dont le comportement est lui aussi modifié par cette pollution lumineuse. Il peut servir de disséminateur passif (ou actif) de maladies virales, bactériennes ou parasitaires de l’homme vers la faune sauvage et réciproquement, sans pour cela constituer une espèce animale réservoir. Il peut alors jouer le rôle « d’animal sentinelle ». Dans un contexte de pandémie, la libre circulation des chats peut poser problème. Les vaccinations et les traitements antiparasitaires devraient être obligatoires pour tout chat ayant un comportement nomade.

26.En raison de cette double caractéristique d’animal de compagnie et de prédateur, le chat domestique offre un large champ d’études sur les effets environnementaux de la pollution lumineuse. On peut envisager des analyses au long cours, car les populations de chats sont numériquement importantes et en voie d’expansion, largement médicalisées et la longévité des individus est importante. On pourrait qualifier le chat d’animal « hybride », à la fois animal sentinelle et victime collatérale. Pour le soigner, l’aimer et le défendre il faut bien connaître les comportements naturels qui lui sont propres. 

 

Mots-clés : chats, pollution lumineuse, obésité, diabète type 2, risques zoonotiques

 

RSDA 1-2024

Economie du droit
Dossier thématique : Points de vue croisés

Chat et biodiversité : quelle régulation?

  • Jean-Jacques Gouguet
    Professeur émérite
    Université de Limoges
    OMIJ
    CDES

Introduction

  1. Le chat domestique est l’animal de compagnie le plus apprécié des Français qui en possèdent environ 15 millions. Néanmoins, pour un certain nombre d’observateurs, il est considéré comme un redoutable prédateur qui s’attaque principalement aux petits mammifères, aux reptiles, aux oiseaux, aux insectes et aux amphibiens. Son objectif n’est pas nécessairement de se nourrir mais de satisfaire ses instincts naturels. Le chat serait donc devenu, par sa prolifération, un véritable fléau pour la biodiversité voire, dans certains cas, une espèce invasive. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il est nécessaire de reconstituer l’historique de la domestication du chat.
  2. Le rapprochement du chat et de l’homme s’est certainement effectué à partir de la révolution du néolithique (- 11000) et du développement de l’agriculture. La production de céréales et leur stockage dans les greniers ont attiré des populations grandissantes de rongeurs venant bénéficier de cette nourriture abondante. Dans le même temps, le chat se serait alors rapproché des villages pour profiter d’une telle concentration de ses proies naturelles. C’est ainsi qu’une relation de cohabitation entre chats et humains va progressivement se renforcer à l’avantage des deux parties et les chats vont s’habituer à vivre à proximité des humains.
  3. On retrouve ce même phénomène en Egypte (- 3500) où la domestication du chat va se renforcer par la reproduction volontaire et la sélection d’individus dociles. Un troisième foyer de domestication va enfin se développer en Chine (- 2000) selon les mêmes modalités que lors de la révolution du néolithique au Proche Orient, mais l’arrivée des chats occidentaux (vers – 1000) va entraîner un déclin des chats domestiques (chats léopards). On observe une diffusion mondiale de la présence du chat au gré des mouvements de populations humaines et de la formation des routes commerciales.
  4. Le chat va se retrouver dans les civilisations grecques et romaines, puis en Orient et Extrême Orient. L’Europe va également connaître la présence du chat que ses explorateurs du 14e siècle introduisent dans les Amériques. L’Australie et la Nouvelle Zélande connaîtront, du fait de leur éloignement géographique, une arrivée plus tardive du chat à la fin du 18e siècle. Aujourd’hui, la mondialisation de la présence du chat est totale. En dépit de sa domestication, l’instinct de prédation du chat n’a pas été affecté, ce qui explique son impact sur la biodiversité mondiale.
  5. Dans un premier temps, nous présentons les difficultés rencontrées pour établir un état des lieux fiable de la présence du chat. En particulier, il est nécessaire d’établir une typologie des chats errants pour apprécier l’ampleur de la prédation. Il faudra également s’interroger sur le fait de savoir si le chat peut être classé comme espèce invasive et quelles sont les causes de sa prolifération. Dans un second temps, nous aborderons des éléments de réponses politiques à une telle prolifération de chats. Il s’agit d’abord de déterminer quelle est l’ampleur de la prédation avant de détailler les solutions peut-on y apporter. Il faut ensuite réfléchir au type d’arbitrages à effectuer entre la protection de la biodiversité et le respect de l’animal. L’acceptabilité sociale des solutions sera alors à mettre en balance avec leur efficacité.

I. Etat des lieux

  1. Le principal obstacle tenant à l’évaluation de l’impact du chat sur la biodiversité tient à la difficulté de connaître le nombre exact de chats errants relevant de catégories différenciées. C’est en effet en fonction du nombre de chats errants, que l’on sera en mesure d’établir si l’on est face à une espèce invasive.

A. Présence du chat

 a) Typologie

  1. L’élément discriminant le plus important pour appréhender l’ampleur de la prédation du chat est la distinction entre les chats domestiques confinés et les chats errants. Les premiers n’ont aucun impact sur la biodiversité, contrairement aux seconds que l’on peut classer en trois catégories :
  • Les chats domestiques non confinés. Pour des raisons diverses (méconnaissance des problèmes, respect du bien-être animal), de nombreux propriétaires laissent sortir leurs chats à l’extérieur de la maison. En dépit du fait qu’ils sont nourris par leur propriétaire, ces chats, par instinct, vont chasser, ramener ou non, manger ou non leurs prises.
  • Les chats de quartier. Ce sont des chats qui vivent à proximité des humains en milieu urbain, périurbain ou rural. Ils n’appartiennent pas à un propriétaire particulier mais relèvent en partie de la générosité des habitants ou d’associations qui leur apportent de la nourriture. De plus, au-delà des déchets de nourriture qu’ils peuvent trouver, ces chats sont de redoutables prédateurs de la petite faune sauvage.
  • Les chats harets. Ce sont des chats qui vivent loin des humains et qui se nourrissent de façon totalement autonome. Ils sont peu visibles et chassent généralement la nuit. Ils ont acquis une image négative qui va jusqu’à les faire assimiler à une espèce invasive.
  1. Ces différentes catégories de chats sont régies par des règles juridiques spécifiques. Ces règles pourraient donner naissance à des politiques de régulation qui seront difficiles à rendre effectives, faute d’une connaissance exacte des populations concernées de chats errants.

 b) Recensement des chats errants

  1. Il n’existe pas de statistiques officielles sur les chats errants. Cela permet de comprendre que les fourchettes d’évaluation des effectifs présentent des écarts considérables. Par exemple, en France, selon Julien Hoffmann1, il y avait (en 2016) 13,5 millions de chats domestiques, dont 9 millions de chats non confinés, soit 67%. Selon Maëlys Cluzeaud2, il y aurait (en 2020) 15,1 millions de chats sur la base du recensement effectué par la fédération des fabricants d’aliments pour chiens, chats, oiseaux et autres animaux familiers (FACCO). Ce chiffre ne ferait que souligner une tendance de moyen terme à la hausse, du taux de détention de chats par les ménages français. Cela est confirmé par la source la plus sûre, issue du ministère de l’Agriculture avec le fichier i-cad (identification des carnassiers domestiques). Au 31 décembre 2022, il y avait 7 233 519 chats identifiés en France, soit une hausse de 30% en cinq ans. Sachant que le taux de déclaration est d’environ 50%, l’estimation de 15 millions de chats en France est crédible. Il n’est pas possible néanmoins d’opérer une distinction entre chats domestiques confinés et non confinés. Si l’on appliquait le taux précédent de 67%, cela donnerait 10 millions environ de chats non confinés.
  2. Concernant les chats de quartier et les chats harets, il n’y a pas de statistiques fiables. L’association One Voice3 annonce 11 millions de chats errants en 2015 mais sans aucune justification et en reconnaissant « qu’il n’existe à ce jour aucune étude évaluant précisément la population de chats errants ». Cela rend très problématique l’évaluation de l’impact des chats sur la biodiversité. Les études donnent le nombre moyen de proies tuées par chat avec des écarts considérables. En multipliant ainsi des estimations très fragiles par un nombre de chats errants inconnu, il y a un risque d’erreur considérable qui peut conduire à des politiques de régulation non pertinentes.
  3. Cette difficulté d’évaluation se retrouve dans tous les pays et, à plus forte raison, à l’échelle planétaire. Par exemple, dans la thèse de Maëlys Cluzeaud, l’Australie compterait 3,8 millions de chats domestiques et de 2,1 à 6,3 millions de chats harets (soit du simple au triple !). Pour les Etats Unis, selon certaines sources, le nombre de chats libres (de quartier et harets) s’élèverait à 32 millions, mais selon d’autres sources ils seraient plus de 60 millions. On retrouve la même imprécision au niveau planétaire. Selon la World Animal Association, et sur la base d’informations en provenance de 194 pays, il y aurait en 2007 environ 272 millions de chats dont 58% de chats libres. Selon International Cat Care, les chats harets en 2020 seraient de l’ordre de 300 millions et Wildlife Society estime à 600 millions le nombre de chats sur la planète. Une telle incertitude dans l’évaluation du nombre de chats errants doit appeler à la prudence quant aux résultats sur l’estimation de leur prédation. Des politiques de précaution seront à privilégier comme seule réponse raisonnable. Cela pose également problème pour répondre à la question : le chat constitue-t-il une espèce invasive ?

 B. Une espèce invasive?

 a) Critères

  1. On sait aujourd’hui que les espèces exotiques invasives sont une cause majeure de la diminution de la biodiversité terrestre, derrière la destruction des écosystèmes. Leur impact revêt plusieurs formes comme la prédation, la compétition, la transmission de maladies. Le chat domestique fait partie des espèces invasives et menace de nombreuses espèces de vertébrés. Nous avons déjà signalé son omniprésence planétaire au gré de la mondialisation des échanges commerciaux. On peut dire que le chat originaire du Moyen Orient est une espèce exotique dans la plupart des pays où il a été transporté. Par ailleurs, ce félin peut développer des capacités d’adaptation étonnantes dans tous les milieux, et il peut se reproduire à une très grande vitesse.
  2. Voilà pourquoi, en raison de la croissance exponentielle des chats harets dans tous les écosystèmes insulaires, des chats de quartier en milieu urbain, périurbain et rural, le chat peut être considéré comme une espèce envahissante dans la plupart des milieux qu’il colonise. De plus, au-delà de ses capacités remarquables d’adaptation et de reproduction, le chat a peu de prédateurs naturels. « L’intégralité de ces caractères combinés font du chat un envahisseur efficace capable de trouver une niche trophique appropriée dans de nombreux environnements pour se développer »4.

 b) Causes de la prolifération

  1. Le chat est doté de caractéristiques lui conférant une très grande prolificité : maturité sexuelle précoce du mâle et de la femelle, gestation courte, multiplicité des gestations par année, ovulation systématique par accouplement. Cela permet de comprendre en partie que les populations de chats errants connaissent une croissance exponentielle. Selon One Voice : « Dès l’âge de 6 à 9 mois, les femelles peuvent avoir au moins deux portées par an, avec en moyenne 2,8 chatons à chaque fois et dont la moitié sont des femelles. Cela signifie qu’après seulement 7 ans, et un taux de mortalité des chatons de 15%, la descendance d’une seule femelle et de ses filles est théoriquement de plus de 1000 chatons »5. Par ailleurs, en milieu urbain, les chats domestiques non stérilisés sont à l’origine d’une explosion démographique, soit par abandon des portées non désirées ou des adultes, soit du fait des chats mâles non confinés et non stérilisés. Voilà pourquoi l’un des enjeux pour éviter la prolifération des chats errants réside dans la stérilisation généralisée, ce qui posera éventuellement un débat de nature éthique.

 II. Politiques de régulation

  1. Face à la croissance non maîtrisée du nombre de chats errants, des politiques diverses ont été proposées. Leur pertinence repose avant tout sur la qualité des études scientifiques menées au sujet de l’impact des chats sur la biodiversité. Face à l’incertitude des résultats, des arbitrages seront nécessaires, et il n’est pas certain que l’instrument économique de l’analyse coûts/bénéfices soit adapté. Il faudra alors tenir compte de dimensions éthiques conditionnant l’acceptabilité sociale des solutions proposées.

A. Ampleur de la prédation

a) Principaux résultats d’études scientifiques

  1. La prédation du chat se caractérise par une très grande diversité de ses proies : oiseaux, reptiles, mammifères, insectes, amphibiens…,dont la part respective varie selon les continents6. Au niveau des chiffres bruts, il faut se méfier des montants annoncés de la prédation des chats tant ils sont impressionnants. Par exemple, une étude menée aux Etats Unis en 2012 et toujours citée dans la littérature7, mentionne que les chats seraient responsables dans ce pays de la mort de 1,3 à 4 milliards d’oiseaux et de 6,3 à 22,3 milliards de mammifères tous les ans. Le deuxième exemple le plus cité concerne l’Australie. Selon le Western Australian Biodiversity Science Institute8, les chats sauvages tueraient 272 millions d’oiseaux, 466 millions de reptiles et 815 millions de mammifères par an. En rajoutant la prédation des chats de quartier et des chats domestiques non confinés, ce serait un total de 2,2 milliards d’animaux sauvages tués tous les ans en Australie.
  2. La question est de savoir si ces chiffres sont vraiment crédibles quand on voit par exemple la fourchette d’estimation du nombre de chats sauvages en Australie : elle varie de 1,4 à 5,6 millions d’individus9! Par ailleurs, les chiffres de prédation proviennent d’études locales qui se réfèrent donc à des milieux bien spécifiques. Le cas des environnements insulaires est toujours mis en avant pour démontrer que l’introduction du chat a été responsable de la diminution de certaines espèces endémiques, voire de leur disparition (Australie, Nouvelle Zélande, île de la Réunion, îles du sud du Japon…). Le résultat de l’agrégation de ces montants n’est pas nécessairement significatif et l’impact du chat sur la biodiversité n’est pas facile à établir. Il varie d’une espèce à une autre, d’un écosystème à un autre et fluctue dans le temps.
  3. En résumé, de nombreux débats et controverses subsistent concernant l’impact global négatif du chat sur la biodiversité, tant celui-ci dépend du milieu local étudié. Par ailleurs, au-delà de cet effet direct du prédateur sur ses proies, de nombreux autres effets indirects se produisent, venant ainsi complexifier la compréhension de la prédation du chat. Dans sa thèse de doctorat, M. Cluzeaud10 mentionne les points suivants : des modifications, du fait de l’insécurité due à la présence du chat, du comportement des proies en matière de reproduction, de soins apportés par les parents à leurs petits, de recherche de nourriture ; une mise en concurrence avec d’autres prédateurs, d’où une compétition alimentaire avec le chat sauvage, le renard, les rapaces les serpents ; une hybridation avec le chat forestier ; une transmission de maladies ; une altération de boucles d’interaction entre espèces dans certains écosystèmes. L’impact de la présence du chat est beaucoup plus difficile à qualifier précisément du fait de la complexité liée à tous ces effets indirects et résumer cet impact à la seule ampleur de sa prédation est profondément réducteur voire trompeur.

 b) Solutions proposées

  1. Face à la prédation et aux risques que le chat fait courir à la biodiversité, des solutions très contrastées ont été avancées. En ce qui concerne les chats errants sans propriétaires (chats de quartier, chats harets), trois types de mesures sont utilisées dans le monde11: la prévention de la reproduction, la réduction des effectifs, l’éradication. La prévention de la reproduction va de méthodes réversibles jusqu’à la stérilisation définitive. La réduction et l’éradication des populations vont des méthodes non létales (capture, stérilisation, retour au site) aux méthodes létales (capture, euthanasie). En ce qui concerne les chats de compagnie, deux types de mesures sont fortement recommandées : la stérilisation que certains voudraient voir rendue obligatoire ; la prévention de la prédation avec des zones d’exclusion ou des restrictions des sorties, des dispositifs divers comme des colliers, des collerettes, des répulsifs… Toutes ces méthodes sont plus ou moins faciles et plus ou moins coûteuses à mettre en place. Elles mériteraient également des études plus conséquentes pour comparer leur efficacité relative.

 B. Quels arbitrages ?

 a) Impuissance de l’évaluation monétaire

  1. L’analyse coûts/bénéfices semble particulièrement difficile à utiliser dans le champ de l’évaluation de la biodiversité. Du côté des coûts, si l’on prend l’exemple des milieux insulaires, le chat a été introduit sur plus de 179 000 îles dans le monde. Sa présence aurait des conséquences négatives sur au moins 120 d’entre elles, « affectant 175 espèces de vertébrés (25 reptiles, 123 oiseaux et 27 mammifères) dont plusieurs figurent sur la liste rouge de l’UICN […] les chats harets seraient responsables, du moins en partie, de 14% des extinctions mondiales d’oiseaux, de mammifères et de reptiles »12. Est-il possible de donner une valeur à une telle perte de biodiversité ? On touche ici aux limites de l’évaluation monétaire en économie. Dans le cas présent, on est face à l’incommensurabilité. Une espèce disparue est disparue à tout jamais et son évaluation par un simple montant d’argent n’a pas grand sens.
  2. Du côté des bénéfices, le chat haret est capable de réguler des populations de rongeurs ou de lapins, responsables de multiples dégâts sur la biodiversité ou les écosystèmes locaux. En comparant les coûts et les bénéfices précédents, on en arrive à la conclusion que, face à un risque d’extinction d’espèces sauvages, le coût l’emporte largement sur le bénéfice. D’où la proposition d’une éradication des chats harets pour protéger la biodiversité. En Australie, les chats seraient responsables de la mort de 9 millions d’animaux tous les jours dont 3 millions de mammifères, 1,7 million de reptiles, 1 million d’oiseaux, 2,8 millions d’invertébrés et de 337 000 amphibiens. Les coûts occasionnés à la faune australienne ont ainsi été estimés à 181 millions d’euros. Sur ces bases, les autorités australiennes ont annoncé, à la fin juin 2023, un plan d’éradication des chats sauvages de 4,6 millions d’euros à l’aide de robots tueurs. L’Australie n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Il était déjà préconisé de réguler le nombre de chats sauvages par empoisonnement, tir ou piégeage, combinaison qui a montré son efficacité dans les îles australiennes de l’ouest. Le gouvernement australien ne recule devant aucun moyen quand il le juge nécessaire : introduction de virus, emploi de pesticides, éventuellement technologies géniques à venir. Il faut se souvenir de l’exemple des lapins exterminés grâce à l’introduction du virus de la myxomatose. Pour les chats sauvages, ce sera l’utilisation de robots tueurs porteurs d’un poison mortel et régis par un algorithme d’intelligence artificielle pour reconnaître un chat.
  3. Une telle décision pourrait s’avérer complètement erronée du fait de la complexité des relations entre proies et prédateurs. En effet, si l’on retire un super prédateur comme le chat d’un écosystème ilien, on va assister à une explosion du nombre de méso-prédateurs qui peut aboutir à l’extinction de la proie. L’exemple classique est celui de l’éradication du chat (super-prédateur) sur des îles où cohabitent des rongeurs envahissants (méso-prédateurs) et des oiseaux marins (la proie). L’éradication du chat peut conduire à la disparition des oiseaux, mangés par les rats, mais l’éradication des rats peut conduire également à la disparition des oiseaux.
  4. La complexité des relations proies/prédateurs fait prendre conscience que la stabilité des écosystèmes repose sur des équilibres précaires entre de multiples éléments, d’où la très grande responsabilité des décideurs de mettre en place des plans d’éradication d’espèces comme le chat. Il peut en résulter des conséquences non prévues qui pourraient s’avérer pires que la prédation initiale. La décision du gouvernement australien d’éradiquer les chats harets mériterait donc plus ample discussion : existe-t-il des solutions moins radicales ? est-on sûr que la cause de la disparition d’espèces est bien uniquement le chat ? mesure-t-on toutes les conséquences de l’élimination totale de millions de chats ? En quoi le chat est-il responsable ?
  5. Les développements précédents suggèrent que l’évaluation économique n’est pas suffisante pour effectuer les arbitrages nécessaires mais également, qu’au-delà de l’avis des experts, les décideurs devraient s’interroger sur l’acceptabilité sociale des mesures préconisées pour limiter l’impact du chat sur la biodiversité.

 b) Acceptabilité sociale des solutions

  1. Romain Eichstadt13 a réalisé une enquête pour tester l’acceptabilité des mesures visant à diminuer l’impact des chats sur la biodiversité : obligation de stérilisation des chats non destinés à l’élevage ; limitation du nombre de chats non confinés par ménage ; instauration de zones d’exclusion à proximité desquelles les chats doivent être confinés ; incitation des propriétaires à équiper leurs chats de dispositifs de prévention des captures. Incitation des propriétaires à confiner leurs chats dans les limites de leur propriété.
  2. Les mesures les mieux acceptées ont été la stérilisation, les dispositifs anti-capture et le maintien des chats dans les limites de propriété. A l’inverse, le plus faible soutien concerne les zones d’exclusion et la limitation du nombre de chats confinés par foyer. Ces résultats résument bien l’attitude des propriétaires de chats à l’égard de la perception du bien-être de leur animal qui ne devrait pas être sacrifié sur l’autel de la biodiversité. Voilà pourquoi les mesures les plus coercitives sont aussi celles qui sont le plus contestées, notamment les mesures de confinement, même si le confinement nocturne est mieux toléré. Néanmoins, le confinement du chat est vécu comme « inacceptable », « anormal », non naturel », vis-à-vis d’un animal considéré comme « indépendant », « autonome », « libre », « sauvage », ce qui en fait tout son attrait. Ces résultats rejoignent les préconisations de l’association One Voice14: stérilisation de tous les chats âgés de six mois ou plus ; création obligatoire d’un lieu de vie pour les chats libres sans foyer dans toutes les communes.
  3. Ces difficultés à faire admettre certaines mesures coercitives à l’encontre du chat relèvent d’un conflit d’éthiques15 mais également d’un conflit de rationalités : d’un côté la rationalité économique qui a incité à faire du chat un instrument de lutte contre les ravageurs puis, devant les dégâts occasionnés à la biodiversité, pousse à leur éradication ; de l’autre, la rationalité écologique qui reconnaît la place de tous dans la réalisation d’un équilibre écosystémique. Dans le système productiviste actuel, c’est la rationalité économique qui domine et dans ce cadre, on est dans une impasse, le calcul coûts/bénéfices faisant face à une double incommensurabilité : celle de la valeur de la biodiversité et notamment de la valeur d’une espèce disparue ; celle de la valeur de l’animal domestique dont la valeur patrimoniale dépasse largement la valeur du service rendu par l’animal. Les arbitrages sont donc très difficiles à effectuer et l’exemple australien montre que la décision d’éradication du chat sauvage mériterait d’être débattue plus scientifiquement et démocratiquement.

Conclusion

  1. La question de l’impact du chat sur la biodiversité pose de multiples difficultés d’approche à la fois méthodologiques et éthiques. D’un point de vue méthodologique, il y a tout d’abord un problème de quantification. On ne connaît pas exactement à combien s’élève la population des chats errants. Les fourchettes d’évaluation allant du simple au triple, il est très présomptueux dans ces conditions de prétendre évaluer le nombre de proies décimées par les chats errants. Se pose ensuite la question de l’évaluation monétaire des dégâts occasionnés par les chats sur la biodiversité et notamment la valeur de la disparition d’espèces endémiques. Dans une logique économique dominante, l’analyse coûts/bénéfices penche toujours en faveur de l’éradication des chats sauvages dont la valeur du service rendu (l’élimination de nuisibles) ne compense pas la valeur de la biodiversité détruite. Néanmoins, de telles décisions prises au vu d’un calcul économique simpliste pourraient constituer une erreur, faute de prendre en compte la complexité des relations entre prédateurs et proies. L’exemple australien est instructif à ce sujet et, au-delà du fondement méthodologique de la décision d’éradication, se pose des questions de nature éthique. Il n’apparaît pas juste de faire payer des animaux qui ne sont en rien responsables des maux dont on les accuse, leur introduction en Australie est d’origine humaine et ils ne font qu’obéir à leur instinct naturel de prédateur16. Dans ces conditions, et à minima, une étude d’impact de cette mesure d’éradication de masse s’impose avec à la suite une conférence de citoyens pour proposer des solutions alternatives. C’est finalement tout notre rapport à l’animal qui est posé ici et, de façon générale, tout notre rapport au vivant.

Mots-clés : analyse coûts/bénéfices, valeur économique, externalités-biodiversité, espèce envahissante, dynamique des populations, modèles proies/prédateurs.

  • 1 J. Hoffmann : « Les chats, un problème pour la biodiversité autant que pour le réchauffement climatique ». Blog DEFI Ecologique. htpps://blog.defi-ecologique.com.
  • 2 M. Cluzeaud : Prédation du chat domestique et impact sur la faune sauvage. Etat des lieux des connaissances et illustration par analyse statistique des proies admises en centre de sauvegarde. Thèse de médecine-pharmacie soutenue le 16 décembre 2022 à l’université Claude Bernard Lyon1. dumas-03946801.
  • 3 One Voice : « Chats errants en France. Etat des lieux, problématiques et solutions », 2018, htpps://one-voice.
  • 4 M.Cluzeaud : op.cit. p.90
  • 5 One Voice op.cit. p.3
  • 6 Lepczyk Ch. et al. : « A global synthesis and assessment of free-ranging domestic cat diet », Nature Communications, 2023.
  • 7 Scott R. Loss et al. : « The impact of free-ranging domestic cats on wildlife of the United States », Nature Communications, 2013.
  • 8 B. L. Webber, The Western Australian Biodiversity Science Institute : Increasing knowledge to mitigate cat impacts on biodiversity. A research program for Western Australia. Perth, 2020, ISBN 978-0-646-81470-4
  • 9 S. Legge et al. : « Enumerating a continental scale threat : how many feral cats are in Australia ? » Biological Conservation, vol 206, February 2017, p. 293-303.
  • 10 M. Cluzeaud : op.cit.
  • 11 R. Eichstadt : Impact de la prédation du chat domestique (felis catus) sur la faune sauvage : enquête auprès des propriétaires français portant sur la perception de cette problématique et de mesures de contrôle proposées. Thèse pour le diplôme de docteur vétérinaire soutenue le 15 décembre 2020 à la faculté de médecine de Créteil.
  • 12 M. Cluzeaud : op.cit., p.100
  • 13 R. Eichstadt : op. cit.
  • 14 One Voice : op. cit.
  • 15 A. Atlan et al. : Protection de la nature ou protection des animaux ? La gestion des chats harets à la croisée des éthiques environnementales, 2022, hal-03652586.
  • 16 Une lueur d’espoir existe néanmoins du côté de la recherche avec un nouveau traitement reposant sur une hormone qui permet de réguler l’ovulation des chattes. Cette thérapie génique pourrait constituer une alternative à l’éradication des chats en garantissant une contraception durable des femelles par une simple injection intramusculaire.
 

RSDA 1-2024

Dossier thématique : Points de vue croisés

Le changement du rapport entre chat et humain au cours des 10000 dernières années

  • Jeanne Mattei
    Docteure en génétique
    Université Paris-Cité
    IJM
  • Thierry Grange
    Directeur de Recherche CNRS
    Université Paris-Cité
    IJM
  • Eva-Maria Geigl
    Directeur de recherche CNRS
    Université Paris-Cité
    IJM

 

Introduction

  1. Nous avons un rapport unique avec les espèces domestiquées par rapport aux espèces sauvages. Elles jouent de nombreux rôles dans nos sociétés, qu’ils soient économiques, sociaux, culturels ou religieux. A l’exception du chien, probablement domestiqué au cours du Mésolithique voire du Paléolithique pour participer à la chasse1, les données archéologiques et génétiques placent l’initiation de la domestication de premières espèces au Néolithique, il y a 10 000 ans. A cette période, les sociétés humaines connaissent une profonde transformation : elles passent d’une économie de chasse et de cueillette à une économie d’agriculture et d’élevage. Cette transformation sociétale, qualifiée de transition néolithique, s’accompagne généralement de sédentarisation et d’innovations techniques telles que la poterie en céramique. Cette transition a été réalisée par plusieurs sociétés à différents moments selon les régions du monde, mais le plus ancien foyer de néolithisation remonte au Xe millénaire avant notre ère dans le Croissant Fertile2. A partir de ce foyer, les populations d’agriculteurs se sont diffusées dans toutes les directions. En Europe, l’expansion néolithique aurait suivi deux routes principales à partir de la région égéenne : l’une le long des côtes méditerranéennes d’est en ouest, l’autre en remontant le Danube du sud au nord, puis du bassin des Carpates vers l’ouest et le nord de l’Europe. Cette expansion démique et culturelle est associée à la diffusion, volontaires ou non, d’espèces commensales en sus des plantes et animaux domestiqués et apprivoisés.
  2. La domestication se distingue de l’apprivoisement, qui est la modification du comportement d’un individu non transmise à sa descendance. La domestication correspond à l’acquisition, la perte ou le développement de caractères comportementaux, morphologiques ou physiologiques héréditaires3. Elle s’inscrit sur des temps longs et s’accompagne de la modification des caractères au cours des générations. Lors de la phase initiale de la domestication, la relation entre humain et espèce d’intérêt peut se mettre en place involontairement. Cette phase se traduit par un enrichissement en variations génétiques qui favorisent cette relation, en affectant le comportement de l’espèce d’intérêt ou son adaptation à la niche anthropique. L’intention humaine s’affirme progressivement durant le processus de domestication par la sélection dirigée de traits d’intérêt. Il en émerge des populations domestiques distinctes des populations sauvages ancestrales. La paléogénomique, l’étude des génomes anciens, permet l’accès direct à l’évolution spatio-temporelle des génomes des espèces au cours de ce processus.
  3. Selon l’archéologue Melinda Zeder, il existerait trois « voies de domestication »4 se distinguant par la nature de la phase d’initiation. La plus commune concerne les animaux commensaux, qui se seraient rapprochés des humains et de leur campement, cherchant nourriture ou refuge. Ils auraient par la suite développé une relation forte avec les humains qui seraient devenus actifs dans le maintien et l’essor de cette relation. La seconde voie de domestication, suivie par la majorité du bétail, correspond aux animaux chassés pour leur viande. La chasse intensive aurait progressé vers une gestion du gibier, puis une gestion des troupeaux, avec une implication croissante des humains pour assurer une ressource accessible et durable plutôt que son exploitation immédiate, réalisée par la mort de l’animal. Enfin, la dernière voie correspondrait à un processus délibéré, initié par la volonté humaine d’exploiter une ressource par la domestication de l’espèce d’intérêt.
  4. Malgré les différentes initiations du processus, les animaux domestiques tendent à partager des caractères communs rarement retrouvés chez leurs ancêtres sauvages5, rassemblés sous la notion de « syndrome de domestication »6. Parmi eux peuvent être cités une plus grande docilité, une fertilité accrue, une réduction de la taille du museau, des dents et du cerveau, une plus grande palette de pelage ou encore des taches de dépigmentation. Ils seraient les effets secondaires du processus de domestication sans que leur origine soit clairement établie. Sur la base des travaux de Belyaev menés dès la fin des années 1950 dans un élevage de renards, il a d’abord été avancé que la sélection sur la seule base du comportement des individus pouvait conduire à l’apparition du syndrome de domestication7 8. Récemment, il a été proposé que ces traits émergeaient par la perturbation des régimes de reproduction sauvages, par exemple avec l’intégration à la niche anthropique et l’adaptation aux nouvelles pressions de sélection s’y exerçant9. Nonobstant ce débat, ces traits seraient la conséquence d’une perturbation du développement embryonnaire, durant lequel de très nombreuses voies moléculaires sont impliquées. L’une d’entre elles implique la migration de cellules propres aux vertébrés, les cellules de la crête neurale6. Elles donnent lieu au cours du développement à de nombreux types cellulaires et tissulaires, tous participant au syndrome de domestication.
  5. Ainsi, au fur et à mesure qu’ils progressent sur le chemin de la domestication, les animaux accumulent des traits singuliers, résultant ou non d’une volonté humaine, au point de former une population physiquement et génétiquement distincte de la population sauvage, laquelle peut parfois disparaître. Notamment, les bovins européens n’existent plus qu’à l’état domestique. L’aurochs, leur ancêtre, a vu sa descendance sauvage s’éteindre définitivement en 1627 à cause de la chasse, de la diminution de son territoire et du croisement avec les bovins domestiques. Dans certains cas, une population marronne peut émerger d’individus engagés dans le processus de domestication lors de la colonisation d’une nouvelle niche disponible. Le mouflon corse aurait été introduit en Corse et en Sardaigne lors des migrations néolithiques des agriculteurs anatoliens10. Il aurait échappé au contrôle humain avant de s’établir et de prospérer comme population sauvage dans les régions montagneuses, dont il est aujourd’hui endémique. Le phénomène de marronnage atteste d’une certaine porosité entre les compartiments sauvages et domestiques. Cette porosité est d’autant plus marquée lorsque des populations sauvages et domestiques apparentées sont trouvées sur un même territoire. Elles peuvent alors s’hybrider et leur descendance hybride peut intégrer soit le compartiment domestique, soit le compartiment sauvage, voire rester à la frontière entre les deux. Ce phénomène d’hybridation affecte l’intégrité génétique des populations sauvages, qui connaissent en parallèle d’autres dangers comme la réduction de leur habitat aux profits des activités anthropiques ou encore le changement climatique et les bouleversements qu’il induit. Le chat illustre parfaitement la porosité entre les compartiments sauvages et domestiques.
  6. Avec plus de 600 millions d’individus, le chat domestique Felis silvestris lybica (F.s. lybica) est retrouvé sur presque tous les continents. Pour autant, il ne correspond pas à une population au statut homogène. Dans les villes, il est tantôt un animal de compagnie, tantôt errant. Dans les campagnes, il est un membre de la communauté rurale où il agit comme souricier. La liberté qui en découle permet son hybridation avec les populations de chats sauvages présentes sur les continents eurasiatiques et africains. La descendance hybride peut rejoindre les populations sauvages, errantes ou domestiques, voire former un entre-deux parfois qualifié « d’essaim d’hybrides »11. En Europe, il est considéré que l’intégrité génétique du chat sauvage local, le chat forestier F.s. silvestris, est mise en danger par ce phénomène d’hybridation, bien qu’il soit variable d’une population à l’autre12 13. La situation complexe du chat domestique et son impact sur les populations sauvages pourraient être le résultat de l’histoire de sa domestication, au cours de laquelle il serait très longtemps resté à la frontière du domestique et du sauvage.

Au départ, un chat synanthrope

  1. Au Néolithique, les agriculteurs auraient accumulé des denrées et des déchets à proximité de leurs colonies, attirant divers petits animaux. En parallèle, la sédentarisation et l’urbanisation auraient instauré un environnement à la prédation réduite et aux abris nombreux et pérennes, permettant la prolifération de commensaux comme la souris14. Leur abondance aurait causé des désagréments, comme la destruction de récoltes. Cependant, cette même abondance aurait porté en elle le remède à ses propres maux en attirant des prédateurs dans la niche anthropique. Par exemple, à travers les différents foyers de néolithisation, il apparaît que près de 40% des espèces de félins ont été apprivoisées15, sans doute pour remplir le rôle de chasseur.
  2. Il a été proposé que les premiers félins commensaux de Chine étaient issus des populations locales de chats léopards du Bengale16 17 sans que les chats domestiques asiatiques actuels y soient apparentés. Quelques félins d’Asie du Sud-Ouest analysés par notre équipe datés de 12 000 à 9 500 ans, coïncidant avec les prémices du Néolithique, étaient également apparentés aux populations félines sauvages locales18. Retrouvés dans des sites archéologiques, ils correspondraient aux premiers chats attirés et gardés par les colonies humaines sans qu’ils aient nécessairement participé aux lignées domestiques qui leur ont succédé18. Il est probable que la situation au début du Néolithique ait été ambigüe et que la limite entre chat apprivoisé et chat sauvage y ait été ténue15. A titre d’exemple, le chat aurait été introduit à Chypre à cette époque aux côtés d’autres animaux comme le chien et le renard. Si certains individus ont été retrouvés portant des traces de découpe et de cuisson19, un chat a été retrouvé enterré dans une tombe singulière20. Il est considéré comme la plus ancienne trace archéologique d’apprivoisement du chat. Daté de 7 500 ans avant l’ère commune (AEC)21 et retrouvé dans le site néolithique chypriote de Shillourokambos, ce jeune chat aurait été inhumé aux côtés d’un humain dans une tombe remarquable par la richesse de ses offrandes19. Le jeune âge du chat, l’absence de traces de découpe et le soin apporté à sa dépouille évoquent un statut exceptionnel. Aucun chat retrouvé sur l’île ou au Proche-Orient à la même époque ne présente de caractéristiques comparables. Néanmoins, les analyses génomiques réalisées au laboratoire suggèrent que sa lignée n’est pas directement apparentée aux chats domestiques actuels18.
  3. Malgré les nombreux rapprochements entre félins et humains, une seule sous-espèce de chat représente la plus grande partie de l’hérédité des chats domestiques : le chat ganté F.s. lybica. Ce chat sauvage, présent au nord de l’Afrique et au Moyen-Orient, aurait intégré la niche anthropique des agriculteurs du Croissant Fertile dès le Néolithique, attiré par les petits animaux synanthropes. Les humains, bénéficiant de sa présence, auraient cherché à le maintenir à proximité des habitations. Peu de données sont disponibles pour comprendre la chronologie exacte de sa domestication et les processus génétiques impliqués. Cependant, depuis 2017, le processus de sa diffusion s’éclaircit22. Les chats gantés synanthropes auraient été diffusés le long des routes migratoires des agriculteurs anatoliens depuis le Proche-Orient. Cette diffusion aurait pu être volontaire, les communautés humaines emmenant directement avec eux ces petits chasseurs, ou involontaire, les chats ayant suivi les communautés et la niche anthropique à laquelle ils étaient désormais adaptés, comme cela fut le cas pour les moineaux23.
  4. La première occurrence de chats proche-orientaux en Europe remonte à 4 400 AEC en Bulgarie et à 3 200 AEC en Roumanie22, après l’arrivée des agriculteurs dans les Balkans. Ces chats sont à distinguer des chats sauvages européens F.s. silvestris, largement établis sur le continent européen depuis le Pléistocène Tardif24. Ces derniers correspondent à une autre sous-espèce interfertile avec les chats gantés, occupant une niche différente. Au travers d’analyses isotopiques permettant d’inférer leur alimentation, il a été mis en évidence que les chats sauvages européens prénéolithiques et néolithiques auraient vécu à l’écart des humains et se nourrissaient exclusivement d’animaux sauvages présents dans les forêts25. Les chats de la lignée proche-orientale présentaient plutôt une alimentation composite, se nourrissant à la fois d’animaux sauvages des forêts et d’animaux présents dans la niche anthropique. Il semblerait alors que les chats anatoliens aient été des synanthropes opportunistes, exploitant aussi bien les écosystèmes naturels qu’anthropiques, avec une préférence pour les proies synanthropes présentes dans les paysages agricoles des communautés humaines25.
  5. Il apparaît donc que les chats gantés se sont rapprochés des agriculteurs anatoliens avant de les suivre au cours des expansions néolithiques. Arrivés en Europe, ils auraient partagé la niche écologique des chats sauvages européens avec qui ils pouvaient se reproduire, tout en restant proches des communautés humaines et de la niche anthropique, où ils chassaient des animaux synanthropes. Lors de l’Antiquité Classique (de 800 AEC à 300 EC26), une seconde vague de diffusion, plus intense que la première, est détectée au Proche-Orient et en Europe. Si l’anthropisation des milieux apparaît comme un prérequis pour le rapprochement entre les chats et les humains, un autre déclencheur semble être intervenu pour accentuer leur domestication.

 Par la suite, une intégration par la religion ?

  1. Cette seconde vague de diffusion a été mise en évidence par la détection d’une nouvelle lignée au Proche-Orient et en Europe du Sud-Est à partir de l’Antiquité Classique22. Cette lignée se diffuse largement en Europe, au-delà du pourtour méditerranéen, peut-être du fait des conquêtes romaines15, 22. Elle est par exemple détectée au nord de la France autour du IIIe siècle et dans un port viking en Allemagne daté entre le VIIIe et le IXe siècle. La lignée égyptienne devient fréquente à partir du Ve siècle de notre ère et reste commune parmi les chats domestiques actuels. Avant d’être retrouvée en Europe et au Proche-Orient, cette lignée était présente uniquement en Afrique du Nord, plus particulièrement en Égypte d’où elle serait originaire.
  2. L’Égypte apparaît comme un lieu clé de l’histoire de la domestication du chat. Durant la période prédynastique (entre 3600 et 3300 AEC), il semblerait que des chats aient été gardés en captivité aux côtés d’animaux sauvages et domestiques27. Sans parler de domestication, il transparait qu’une relation ait été établie entre chats et humains, sans doute née de la capacité des félins à éliminer rongeurs, serpents et scorpions. De façon comparable au processus ayant eu lieu au Proche-Orient, les chats se seraient alors adaptés à la captivité tout en restant discrets dans la culture égyptienne. En effet, si le panthéon égyptien de l’époque présente plusieurs déités à tête de félins, les chats sont très peu présents dans l’iconographie des premières dynasties égyptiennes28.
  3. Il faut attendre le Moyen Empire et particulièrement la XIIe dynastie (entre 1976 et 1793 AEC) pour que les représentations de chats se généralisent29 30. Les scènes naturelles avec des chats sauvages se voient mutées en scènes mythologiques où le chat de Rê armé d’un couteau combat Apophis, dieu du chaos, et en scènes de vie avec des chats compagnons de nobles et de chasseurs. Les diverses représentations du chat et leurs évolutions nous informeraient sur le rôle muable du chat dans la société égyptienne. Représenté face à des rats, c’est sa qualité de chasseur qui est louée. Ce rôle est étayé par l’existence de couteaux apotropaïques d’ivoire aux représentations de chats, protégeant des maux du quotidien tels que les serpents30. Progressivement, les représentations se font intimistes. Le chat est tantôt le compagnon du scribe Nebamon lors d’une scène de chasse dans les marais (environ 1350 AEC), tantôt le compagnon de femmes nobles et de rois, présent sous leurs chaises30. A cette période, durant le Nouvel Empire (entre 1500 et 1000 AEC), la déesse à tête de lionne Bastet est dissociée en deux déesses : Sekhmet à tête de lionne et Bastet à tête de chat, dont le culte s’organise à Bubastis.
  4. Dès la XXIIe dynastie (entre 945 et 715 AEC), Bastet devient l’une des divinités les plus vénérées du panthéon égyptien. Son culte continue de croître durant la Basse époque (entre 664 et 332 AEC) et en découle une demande grandissante d’offrandes votives sous la forme de momies de chats31. Pour satisfaire les pèlerins louant la déesse, des programmes de reproduction s’organisent dans les temples, où les prêtres élèvent des chats en vue de leur sacrifice32. Les momies retrouvées aujourd’hui correspondent généralement à des juvéniles tués lorsqu’ils atteignaient la taille désirée pour leur momification ou lorsqu’il s’avérait qu’ils ne serviraient pas à la reproduction33. Cette nouvelle étape d’intégration du chat dans la société égyptienne semble opérer un tournant dans sa domestication. Pour la première fois, il apparaît des élevages de chats avec une volonté humaine marquée.
  5. L’intégration grandissante des chats se retrouve également dans les sociétés méditerranéennes et plus largement occidentales. Le chat égyptien y aurait été diffusé par le biais de voies commerciales et guerrières. Sa large influence sur les populations domestiques actuelles se traduit au niveau génomique : les chats anciens d’Égypte semblent autant apparentés aux chats domestiques européens qu’asiatiques, formant des populations pourtant distinctes18. Elles auraient émergé d’une même population source, peut-être égyptienne, avant d’être diffusées vers des régions différentes. Au cours de ces diffusions elles auraient lentement acquis des caractéristiques génétiques propres, en se reproduisant avec les populations félines locales ou selon d’autres mécanismes évolutifs comme la sélection ou la dérive génétique, donnant les populations domestiques singulières que l’on observe aujourd’hui34.
  6. Si le chat a d’abord été perçu comme un animal exotique et luxueux par les peuples grecs et romains, il aurait ensuite gagné en familiarité. Initialement trouvé aux côtés de mustélidés tel que le furet, domestiqué pour chasser les souris35, il les aurait par la suite supplantés, probablement car il est plus adapté au milieu urbain n’utilisant pas de terriers pour s’abriter. En Gaule romaine, des stèles funéraires portant des représentations alliant chats et enfants illustrent le rapprochement entre chats et populations humaines36. Il semblerait que la religion ait aussi joué un rôle dans la domestication du chat en France, avec l’identification d’un lien entre potentiels élevages de chats et lieux de culte. Les chats issus de ces élevages auraient présenté des éléments constitutifs du syndrome de domestication18. En parallèle, les liens entre les chats domestiques d’Europe centrale romanisée et les populations humaines locales se seraient renforcés, illustrés par une alimentation bien plus anthropisée pour ces chats que pour ceux arrivés lors des migrations néolithiques25.

 Chat des villes, chat des champs

  1. En Europe médiévale, malgré sa familiarité croissante et son association encore inexpliquée à certains lieux de culte gallo-romains, le chat reste surtout un souricier. A ce titre, il est utilisé dans des œuvres littéraires médiévales pour illustrer l’idée selon laquelle la nature l’emporte sur l’éducation, le chat gardant son instinct de chasseur malgré tout37. Pour autant, il revêt une certaine ambiguïté à cette période. S’il peut être gardien des greniers du roi, il peut également être matière première de pharmacopée ou de vêtement, être compagnon de moines qui lui dédient des poèmes38 ou le critiquent. En 874, le conte du chat de l’ermite rédigé par le moine Jean Diacre condamne le rapport affectif entre le chat et l’homme de Dieu. Au-delà du chat, ce sont les animaux familiers qui sont pointés du doigt pour deux raisons : d’une part ils détourneraient l’amour des humains pour Dieu et d’autre part la relation familière entretenue par les humains détournerait les animaux de leur fonction primordiale dictée par Dieu. Cet écrit illustre bien la familiarité du chat, souricier du quotidien, tout en soulignant la méfiance que la religion chrétienne lui porte.
  2. L’Église chrétienne médiévale méprise d’ailleurs ses comportements naturels, qu’elle utilise pour illustrer certains vices. Ainsi, l’image de la chatte qui vagabonde en dehors du foyer et rencontre d’autres chats est associée à la femme vagabonde et vaniteuse. Cette image marque le faible contrôle exercé sur les chats qui peuvent rencontrer leurs congénères vivant dans les centres urbains ou dans les campagnes. La France étant restée majoritairement rurale pour la plus grande partie de son histoire, il devait exister par ailleurs de très larges zones de contact entre les chats domestiques et les chats sauvages européens vivant dans les régions forestières. Au moment de l’introduction du chat domestique en Europe, les chats forestiers étaient encore très nombreux et auraient facilement pu rencontrer les chats vivant en synanthropie avec les humains.
  3. La propension des chats à s’hybrider se détecte très tôt dans les génomes anciens18. Dès le IIe siècle de notre ère, les chats analysés provenant de sites archéologiques tels que des temples gallo-romains et des villae romaines sont des chats domestiques présentant des signatures de métissage avec des chats forestiers. Ce métissage reste détectable tout au long des siècles suivants et se retrouve encore aujourd’hui dans les génomes de nos chats domestiques18! La grande liberté laissée à ces chats, couplée aux nombreux chats sauvages dans nos campagnes d’alors, ont sans doute permis ce flux génétique entre les populations. Les chats sauvages étant moins régulièrement trouvés sur les sites archéologiques, nous avons moins de connaissances sur l’impact immédiat de l’arrivée des chats domestiques sur leur intégrité génétique. En effet, l’archéologie et la paléogénomique sont soumis à de forts biais d’échantillonnage : les chats vivant en milieux très anthropisés ont plus de chance d’y mourir et d’être découverts par la suite, là où les chats errants et les chats sauvages qui meurent généralement en milieu sauvage font rarement l’objet de fouilles archéologiques.
  4. Pour autant nous pouvons supposer qu’un continuum de populations félines s’est rapidement mis en place dès l’arrivée des chats domestiques en Europe. Dans les centres urbains, on retrouvait des chats domestiques issus des vagues de diffusion apparentés à F.s. lybica. Au Moyen Âge, l’alimentation des chats des centres urbains était diversifiée et reflétait les activités humaines qui y étaient développées, comme des activités halieutiques39. Les ressources anthropisées ont probablement aidé à la présence de larges populations de chats errants dans les villes, soulignée par la dénomination de certains lieux au XIIIe siècle comme le « carrefour aus chaz » à Paris ou la « fontaine des chats » de Strasbourg35. En périphérie des centres urbains et en milieu rural, l’alimentation des chats analysés renvoie à un mode de vie synanthrope opportuniste38. Ils auraient autant pu rencontrer des chats domestiques vagabonds que des chats sauvages, servant de « pont génétique » entre ces populations. Le statut de leur descendance aurait probablement dépendu de la population d’origine de la mère. On peut en effet supposer qu’une femelle domestique aurait ramené sa portée hybride dans le milieu anthropisé qu’elle fréquentait, là où une femelle sauvage l’aurait emportée avec elle dans la forêt. L’identification de chats avec une mère domestique et un père sauvage dans un complexe religieux des Ier et IIIe siècles de notre ère va dans le sens de cette hypothèse18. Avec l’arrivée des chats domestiques et leur intégration progressive dans la société médiévale européenne, il apparaît alors une diversification des populations félines variant selon l’anthropisation des milieux : des chats vivant dans les centres urbains et se reposant sur des ressources alimentaires anthropisées, des chats ruraux vivant en synanthropie de façon comparable aux chats des agriculteurs néolithiques, et des chats sauvages. Cette diversification pourrait expliquer l’ambivalence que le chat revêt à cette époque.
  5. Le chat domestique se transforme en élément de l’intime durant les XIVe et XVe siècles, indispensable dans le décor d’un tableau représentant l’intérieur d’une maison noble ou humble, sans pour autant être détaché de son rôle primordial de souricier. Il faut attendre le XVe siècle pour un déclin relatif du couple chat-souris, marqué par la disparition des mots savants désignant le chat de souricier, qui coïncide avec une banalisation du couple chat-chien. Le rapprochement de ces deux animaux signifierait une évolution de la sensibilité envers les chats, moins objet et plus sujet35. Les premières races recensées par Linné au XVIIIe siècle40 (chat domestique, chat d’Espagne, chat des Chartreux et chat d’Angora) marquent un tournant pour certains chats qui revêtent alors le statut d’animal de compagnie ou d’apparat. Ils sont appréciés pour ce qu’ils sont plutôt que ce qu’ils font. Aujourd’hui, on reconnait une centaine de races, dont la majorité a été développée durant ces 75 dernières années principalement sur la base de critères esthétiques.
  6. Néanmoins, les chats de race sont l’exception plutôt que la règle et sont associés aux centres urbains. Ils reflètent la phase la plus tardive et la plus dirigée de la domestication. Aujourd’hui encore, la majorité des chats domestiques sont des chats dits « de gouttière », prospérant dans nos paysages anthropisés auxquels ils semblent parfaitement adaptés. Cependant, le développement et l’expansion de ces paysages mettent en danger le chat sauvage européen, qui voit son territoire se réduire et se fragmenter. Ces derniers siècles, la taille des zones boisées a diminué en même temps que les activités humaines se sont accentuées41. En parallèle, le chat sauvage a été persécuté car jugé responsable, à tort, de massacres dans les cheptels42. Désormais, il est considéré que son intégrité génétique est mise en danger par l’hybridation avec les chats domestiques43.

 Et le chat des forêts ?

  1. Le métissage, ou hybridation, est un processus complexe pour la biologie de la conservation, qui s’intéresse à la protection de la biodiversité. D’une part, ce mécanisme est moteur d’évolution et d’adaptation et permet le maintien de la biodiversité. Lorsqu’il permet l’échange de gènes favorables, on parle d’introgression adaptative. A contrario, l’hybridation peut mener à l’extinction d’espèces quand les spécificités biologiques des hybrides ne sont pas adaptées à un environnement donné44. Généralement, seule l’hybridation résultant d’activités humaines est dénoncée par la biologie de la conservation45. Elle peut être facilitée par la transformation, la perte ou la fragmentation des habitats naturels ou par l’introduction d’espèces sauvages et domestiques non indigènes dans de nouveaux territoires46. Elle implique souvent une espèce domestique et une espèce sauvage apparentée. Ce phénomène est amplifié par la surreprésentation des individus domestiques par rapport aux animaux sauvages47 et par le phénomène de marronage. Pour préserver l’intégrité génétique des espèces menacées par l’hybridation, il peut être nécessaire d’identifier les hybrides pour les retirer de leur milieu et limiter leur reproduction.
  2. Dans le cas des chats présents en Europe, les populations domestiques F.s. lybica et sauvages F.s. silvestris peuvent être difficilement distinguables l’une de l’autre sur la seule base de critères morpho-anatomiques dont les mesures se chevauchent48. C’est d’autant plus vrai pour leurs hybrides qui forment un continuum de morphologies entre les deux populations parentales49. S’ajoute à cela une longue histoire d’hybridation entre F.s. lybica et F.s. silvestris s’étant accentuée ces derniers siècles du fait d’une population de chats domestiques toujours plus grande et d’une expansion récente de l’aire de répartition du chat sauvage européen50 grâce aux efforts mis en place pour le protéger. Il en découle des zones d’interface toujours plus étendues où se rencontrent un petit nombre de chats sauvages et un grand nombre de chats domestiques « marrons » ayant échappé au contrôle humain51. Pour autant, la situation n’est pas la même partout en Europe. Si les populations de chats sauvages d’Europe centrale et du sud-est semblent relativement bien se porter, la population écossaise n’est plus que composée d’hybrides52. La situation alarmante de cette population est le résultat du lent déclin des chats sauvages de Grande-Bretagne sous la pression anthropique. Comme les autres chats sauvages européens, ils ont été chassés comme trophée et pour leur fourrure, ont été persécutés car considérés comme nuisibles et ont vu leur habitat se réduire et se fragmenter53. Aujourd’hui disparus des paysages anglais et gallois, ils sont menacés d’extinction en Ecosse. Il a été récemment proposé de restaurer la population sauvage en sélectionnant les chats sauvages qui participeraient aux générations suivantes sur la base de leurs données génétiques54. L’idée est alors d’éliminer les régions du génome des chats sauvages héritées des chats domestiques au fur et à mesure de croisements dictés par la génétique, tout en maintenant une diversité génétique assez grande pour permettre à la population restaurée de prospérer. Néanmoins, soigner la conséquence sans résoudre la cause questionne. Comment durablement rétablir une population sauvage saine dans un environnement fragmenté et fortement anthropisé où les chats errants prolifèrent ?
  3. La preuve la plus convaincante du lien entre perturbation de l’habitat et hybridation provient d’études s’étant penchées sur l’effet de la restauration de l’habitat sur la présence d’hybrides au sein de la population d’intérêt55. L’une d’entre elles s’était intéressée à l’évolution d’essaims d’hybrides de tournesols s’étant établis après la perturbation de leur habitat. Lorsque l’habitat avait été restauré, les individus dominant la population ressemblaient aux populations parentales ; cependant, si l’habitat restait inchangé, les hybrides dominaient56. De telles observations soulignent l’importance de la préservation et la restauration des habitats dans lesquelles les populations sauvages pourraient résister à l’hybridation.
  4. En Corse et en Sardaigne, des populations de chats sauvages atypiques, apparentées aux chats gantés F.s. lybica, ont été récemment identifiées57. Elles auraient été introduites sur ces îles méditerranéennes lors de migrations humaines, peut-être comme synanthropes. Elles se seraient éloignées des humains pour s’établir dans les régions montagneuses au cœur des îles. En Corse, les chats sauvages nommés localement ghjatti-volpe forment une population homogène et singulière18. Malgré quelques signatures d’hybridation avec des chats domestiques, l’homogénéité génétique qu’ils présentent serait le résultat de plusieurs éléments. Premièrement, la bonne continuité territoriale en Corse permet un brassage génétique efficace au sein de la population, limitant les effets délétères qui pourraient émerger dans une petite population, comme la consanguinité. Deuxièmement, l’environnement particulier auquel les chats ont dû s’adapter a pu favoriser le maintien de certains traits physiques à défaut d’autres. Cette pression de sélection importante se traduit par une diversité phénotypique étroite, adaptée à la survie dans les forêts corses. Ainsi, si l’environnement offre suffisamment de pressions pour favoriser les chats sauvages plutôt que les hybrides, et si la population sauvage est suffisamment diversifiée pour pouvoir continuer à s’adapter aux changements, prévenir à tout prix l’hybridation pourrait ne pas être nécessaire. Préserver l’habitat des chats sauvages reviendrait à préserver leur singularité génétique. N’est-ce pas finalement l’environnement fortement anthropisé qui favorise la prévalence des hybrides ?

 Conclusion

  1. L’histoire de la domestication du chat est longue, complexe et beaucoup reste encore à découvrir. Il apparaît cependant que la majorité de cette histoire s’est écrit en synanthropie, à la frontière entre les environnements naturels et anthropiques. Notre étude des génomes de chats anciens nous fait proposer que sa domestication active aurait réellement débuté avec l’urbanisation grandissante et la popularité du culte de Bastet. Malgré l’intégration progressive du chat aux sociétés humaines, l’indépendance accordée par son statut de souricier a conduit à sa large présence au sein et autour des niches anthropiques. La multiplicité des populations qui en a résulté pourrait expliquer l’ambivalence que revêt le chat durant le Moyen Age. Même si le chat domestique a fini par prendre le statut d’animal d’apparat avec le développement de races à partir du XVIIIe siècle, la porosité entre les compartiments sauvages et domestiques subsiste et questionne l’intégrité génétique des populations sauvages. Elle se retrouve aujourd’hui au cœur des discussions de conservation, en particulier depuis que les chats domestiques sont bien plus nombreux que les chats sauvages dans nos paysages désormais anthropisés. La restauration et le maintien des populations sauvages sont un enjeu majeur dans la crise de la biodiversité que nous traversons. A l’instar du chat corse, la sauvegarde des populations de chats sauvages s’avère indissociable de celle de leur environnement. Impossible de séparer au sein d’un écosystème la biocénose, l’ensemble des êtres vivants en interactions, du biotope, l’environnement physique particulier dans lequel ils évoluent. Si l’environnement est dégradé, l’équilibre de l’écosystème est bouleversé et les espèces qui y vivaient doivent s’adapter à ces changements au risque d’en disparaître si elles n’y parviennent pas. Ainsi, la réintroduction d’une espèce sauvage dans un environnement dégradé qui l’avait vue disparaître aboutirait à une répétition de l’histoire.

 Mots-clés : chat, domestication, paléogénomique, hybridation, biodiversité

 

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  • 54 Lawson, D. J., J. Howard-McCombe, M. Beaumont, et H. Senn. « How Admixed Captive Breeding Populations Could Be Rescued Using Local Ancestry Information ». Molecular Ecology n/a, no n/a (2024): e17349.
  • 55 Todesco, M., M. A. Pascual, G. L. Owens, K. L. Ostevik, B. T. Moyers, S. Hübner, S. M. Heredia, et al. « Hybridization and Extinction ». Evolutionary Applications 9, n°7 (2016): 892‑908.
  • 56 Heiser, C. B. « Hybrid Populations of Helianthus divaricatus and H. microcephalus after 22 Years ». Taxon 28, n°1/3 (1979): 71‑75.
  • 57 Portanier, E., H. Henri, P. Benedetti, F. Sanchis, C. Régis, P. Chevret, M. Zedda, A. El Filali, S. Ruette, et S. Devillard. « Population Genomics of Corsican Wildcats: Paving the Way toward a New Subspecies within the Felis Silvestris Spp. Complex? » Molecular Ecology 32, n°8 (2023): 1908‑24.
 

RSDA 1-2024

Dossier thématique : Points de vue croisés

Le rituel du quart d'heure de folie du chat

  • Philippe Merlier
    Professeur habilité à diriger des recherches en philosophie
    Université de La Réunion
    chercheur associé U.R. 7387 D.I.R.E.
  1. La vie domestique avec ses humains de compagnie étant un peu trop sédentaire, le chat a besoin d’une petite décompensation quasi quotidienne. Soudain le voici qui « court, grimpe, descend, prend les virages à toute allure, fait valdinguer les tapis. Que se passe-t-il donc ? Il paraît se jouer à lui-même un tour. Il est celui qui fait peur et celui qui a peur. Peut-être donne-t-il ainsi un peu de relief et de piquant à une vie qui en manque », observe Florence Burgat (Burgat, 2016, 28). A force d’être enfermé tout le jour, après seize heures de sieste, quatre heures de toilette et dix-sept repas, la coupe est pleine : l’impérieuse nécessité d’un défoulement physique et psychique se fait sentir. Juste au sortir de la litière, courir partout ventre à terre, glisser bondir et salto arrière ! Ou même courir sur le mur à l’équerre. La crise de furie passée, le chat retrouve aussitôt l’impassible quiétude du sphinx. Il fallait au félin sa folie. Aucune honte, aucune « animalséance » à faire le fou, contrairement à Derrida nu devant son chat, qui a honte, surtout s’il est « nu face aux yeux du chat qui [le] regarde de pied en cap » (Derrida, 2006, 19), et qui a même honte d’avoir honte. Bien sûr, le chat n’est ni fou ni ne « fait le fou », et ce que nous appelons « rituel » ne désigne rien d’autre, scientifiquement, qu’un pic particulier d’activité intense qui a lieu à la tombée du jour. C’est le rituel entendu comme « la formalisation ou la canalisation adaptative d’un comportement à motivation émotionnelle » (Huxley, 1971, 9).
  2. Le présent article se propose simplement d’examiner un peu plus avant cette crise de folie passagère du chat, en tant que rituel normal – dans les deux sens de « norme » que sont une moyenne et une constante : pourquoi cette démence ordinaire ? Mais qu’est-ce qui fait basculer cette frénésie tout à fait saine et normale en furie pathologique ? (I). L’éthologie nous apprend que ce sont des conditions de vie domestique inadéquates qui en sont responsables, et que la rythmicité normale de l’activité du chat et l’expression de sa capacité de mouvement sont fonction de l’espace dont il dispose (II). La liberté de mouvement de l’animal en général et du chat domestique en particulier est en effet l’une de ses capabilités essentielles : elle doit être considérée comme un droit (III).

 I. La frénésie normale

  1. La frénésie survient souvent au crépuscule, parfois à l’aube, c’est-à-dire aux moments de la chasse du prédateur, ou bien n’importe quand pour compenser l’ennui, par manque de stimulation extérieure, et par besoin de décharge d’énergie. Il s’agit de la « période d’activité frénétique aléatoire » (FRAP : Frenetic Random Activity Period), dite encore « zoomie ». Cette folie qui n’en est pas une est un comportement présent chez tous les chats, qu’ils vivent en intérieur comme en extérieur – mais il est bien sûr davantage présent et surtout plus visible chez ceux qui ont moins d’activité et s’ennuient en intérieur. C’est un rituel tout à fait normal, au sens où il est fréquent lorsque le chat n’a pas eu assez de stimulations durant la journée. C’est pourquoi les éthologues préconisent de faire jouer l’animal, par des solutions simples qui miment les conditions de vie naturelle (le célèbre bouchon de liège accroché à une ficelle pour imiter un petit mulot, l’aménagement d’étagères en guise de branches d’arbre, etc.). Il convient alors d’enrichir le milieu et de renouveler régulièrement les leurres de prédation. « L’équilibre émotionnel du chat passe par la pratique régulière de la chasse » (Vieira, 2012, 25). Le jeu du chat lui permet d’aguerrir sa fonction de chasseur et, lors de sa phase d’hyperactivité ludique, tout devient pour lui simulacre de prédation.
  2. Le rituel de la frénésie normale doit être clairement distingué du comportement stéréotypique de la furie pathologique. Lorsqu’elle devient un trouble du comportement, cette frénésie s’appelle « anxiété du chat en milieu clos ». Certains chats peuvent en effet développer anxiété, dysthymie, dépression ou dissociation. Henry Ey a montré qu’il existe « un psychisme propre à chaque espèce » (Brion et Ey, 1964, 26), et la zoopsychiatrie étudie les causes et les effets symptomatiques des troubles du comportement animal. Hermann Dexler, vétérinaire tchèque cité par Jan Patočka, observait dès 1908 que des animaux peuvent « tomber en syncope à la suite d’une excitation subite et violente » (Patočka, 2021, 616). Mais c’est moins l’approche zoopsychiatrique que l’approche éthologique que nous souhaitons privilégier ici.
  3. Quand l’activité du chat devient agressive et non plus ludique, alors il ne s’agit plus d’un rituel mais d’un comportement stéréotypé. Il peut se déclencher lorsque le propriétaire est absent plus de dix heures par jour, dans un petit appartement non aménagé, sans jouet ni fenêtre offrant un point de vue sur l’extérieur, c’est-à-dire lorsque l’environnement présente un défaut de stimulations ou un déficit d’activité de chasse. Le quart d’heure de folie se mue alors en comportement pathologique, la frénésie enjouée se transforme en furie agressive – et la contention de ce comportement pathologique évoque celle que certains de nos contemporains humains ont mis en place dans de grandes métropoles avec les « fury-rooms ». L’individu doit alors consulter.

 II. Approche éthologique

  1. C’est au crépuscule qu’a lieu chez les félins – plutôt que le matin chez tous les autres mammifères, le pic de sécrétion d’hormones thyroïdiennes T3 et T4. La sécrétion de ces hormones varie selon le cycle nychtéméral, et génère une augmentation du taux de calcium dans le plasma, responsable de la décontraction musculaire du chat, qui elle-même favorise son hyperactivité. Pour peu qu’il se déleste des derniers segments du gros colon, il se sent plus léger, prêt à fuir et attaquer, et le besoin de dépense physique se fait sentir de façon irrépressible : le corps exulte alors avec la plus grande exquisité.
  2. Une récente hypothèse suggère que l’hyperthyroïdie semblerait particulièrement fréquente chez le chat, et que cette prédisposition à l’hyperthyroïdie pourrait jouer un rôle dans le coup de folie. Elle serait responsable à la fois de l’augmentation du métabolisme de base et du changement de comportement en situation normale, comme en situation pathologique (cette dernière s’accompagnant, entre autres symptômes possibles, de boulimie, de troubles digestifs, d’agressivité, du syndrome du tigre, etc.). Comme toujours, la frontière du normal et du pathologique est poreuse, et il faut rester d’autant plus prudent que cette hypothèse sur l’hyperthyroïdie du chat est promue par les laboratoires pharmaceutiques très insistants pour persuader les vétérinaires de la traiter. Or on sait que l’industrie pharmaceutique, dans son dernier quart de siècle de folie, n’hésite pas à créer parfois de toutes pièces des pathologies afin de pouvoir produire sur le marché les molécules qui les soignent – y compris en psychiatrie humaine. Par quelle folie l’homme crée-t-il de la folie pour la soigner ? c’est une autre question. Canguilhem définissait « l’état normal d’un vivant par un rapport normatif d’ajustement à des milieux » (Canguilhem, 2028, 125). On notera le pluriel (« des » milieux »). Il est donc normal que le chat ajuste son terrain de chasse à notre salon. Et il n’est pas anormal qu’un chat normothyroïdien ou même hypothyroïdien ait son quart d’heure de joie ludique. En suivant Henry Ey pour qui le normal est « une notion limite qui définit le maximum de capacité d’un être » (cité par Canguilhem, ibid.), ayons l’audace de penser que le chat accomplit véritablement son être dans son pic maximal d’hyperactivité. Il atteint chaque soir l’état de pleine actualité de sa puissance – telle est l’entéléchie du chat !
  3. Comme nous le confirme Bertrand Deputte (directeur de recherches honoraire du CNRS et professeur honoraire d’éthologie à l’école nationale vétérinaire de Maisons Alfort), l’épisode soudain et spectaculaire d’hyperactivité, tel qu’il est « observé dans des conditions non systématiquement explorées [ressort d’un fait qui, lui, est scientifiquement avéré, à savoir] l’existence chez le chat d’un rythme d’activité bimodal avec un pic à la tombée du jour ».
  4. Une récente étude d’éthologie établit une « comparaison des rythmes locomoteurs et alimentaires entre les chats vivant en captivité à l’intérieur et à l’extérieur » (Parker et al., 2022)1. L’enquête porte sur un groupe de 27 chats âgés d’un à douze ans environ, dont 15 vivant en intérieur et 8 en extérieur. Les auteurs ont « recherché les facteurs influençant la rythmicité diurne de l’activité locomotrice et des comportements alimentaires des chats en utilisant des outils chronobiologiques pour comparer deux populations de chats vivant dans deux conditions d’habitat différentes », en s’attendant à ce que « les deux populations montrent une bimodalité de rythme et des pics crépusculaires dans leurs modèles de locomotion ». Ils ont donc enregistré l’activité locomotrice du groupe de chats pendant 21 jours en continu. « En intérieur, deux petits traceurs ont été attachés au collier de chaque chat, l’un pour suivre leur activité locomotrice, l’autre pour suivre leurs périodes d’alimentation (…) La stabilité interjournalière, la variabilité intrajournalière et l’apparition de la phase la moins active pendant cinq heures ont été calculées ». Il s’agissait de « quantifier la fragmentation des périodes de repos et d’activité » et de calculer leur nombre de déplacements. Un rythme d’activité élevé et vigoureux est caractérisé par « une grande amplitude et une stabilité interjournalière, mais une faible variabilité intrajournalière ».
  5. Les principaux résultats de l’expérimentation sont les suivants : « l’amplitude du rythme d’activité et la stabilité interjournalière des chats sont significativement plus élevées chez les chats d’intérieur que chez les extérieurs (…) La variabilité intrajournalière du rythme d’activité ne diffère pas significativement entre les deux populations. De nombreux chats montrent la bimodalité dans leur rythme d’activité (…) A l’intérieur, les chats sont plus actifs entre la première intervention humaine et la seconde (entre 8h et 12h), ainsi qu’après le coucher du soleil (entre 21h et 23h) ».
  6. De la discussion des résultats, nous retenons trois points : 1) « l’activité de ces prédateurs peut être améliorée par un environnement extérieur assez grand pour courir et donner accès à de nombreux stimuli » ; 2) l’expérimentation « confirme les résultats de plusieurs études précédentes selon lesquels les pics d’activité culminent au crépuscule. De relatifs creux dans la courbe d’activité ont été détectés au milieu de la nuit et au milieu de la journée pour les deux populations » et « la bimodalité de rythme se rencontre dans les deux populations », la principale différence étant que les chats d’extérieur sont plus actifs et actifs plus longtemps la nuit. 3) « Il semble que les chats soient enclins à un comportement d’exploration plus qu’à un comportement alimentaire, dans l’environnement nocturne extérieur (…) Le poids et le sexe des chats influent sur leur utilisation de l’espace » et des expérimentations complémentaires devront tenir compte de ces biais, avec un échantillon plus grand et une enquête sur toutes les saisons.
  7. L’article conclut que les différences de locomotion « selon les conditions d’habitat sont flagrantes [… Les chats] d’intérieur, qui reçoivent moins de stimulations environnementales, peuvent inhiber le comportement nocturne et développer une plus grande routine. Les chats domestiques aiment avoir une grande flexibilité de comportement. Malgré la domestication, ils restent adaptés à la vie en extérieur, en préservant des caractères ancestraux de prédation extérieure, comme on peut le voir dans les pics crépusculaires maintenus à l’intérieur»2.
  8. Le problème est donc celui de la liberté de mouvement, et de savoir dans quelle mesure les chats domestiques peuvent se mouvoir librement dans l’espace, sachant qu’ils sont de plus en plus nombreux à vivre aujourd’hui en captivité avec peu d’accès aux extérieurs, et moins d’occasion d’exprimer leurs traits ataviques de prédation extérieure.

 III. La liberté de mouvement

  1. La première cause motrice interne de l’animal en général est sa forme, c’est-à-dire son âme, pensait Aristote, pour qui l’animal n’est pas doué de désir sans imagination : c’est en tant qu’il est « doué de désir qu’il est son propre moteur, mais il n’est pas doué de désir sans l’être d’imagination » (Aristote, 1995, 207) – l’imagination jouant elle-même un rôle essentiel dans l’accomplissement de son mouvement. On le voit bien chez le chat en particulier : lorsque son hyperactivité est à son faîte, tout laisse accroire qu’il se plaît à s’imaginer chasser, et à jouer en alternance au prédateur et à la proie.
  2. Mais comment l’homme « connaît-il par l’effort de son intelligence les branles internes et secrets des animaux ? » (Montaigne, 2002, 710). La question de Montaigne reste aujourd’hui intacte. « Par quelle comparaison d’eux à nous, conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ? Quand je joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ai mon heure de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne » (Montaigne, ibid.). Le chat a son heure, Montaigne l’observait déjà. Le passage est célèbre mais on cite d’ordinaire l’exemple, et jamais l’argument que cet exemple illustre, à savoir que les intentions kinesthésiques de l’animal échappent à notre entendement, et que nos explications anthropomorphiques n’en peuvent rendre raison. L’idée de l’inconnaissable « branle interne » de l’animal en général, et du chat en particulier, c’est celle du se-mouvoir corporel qui l’anime, de sa liberté de mouvement.
  3. L’habitat partagé avec l’homme est bien sûr trop petit, l’espace trop étriqué, pour répondre au besoin d’évoluer dans son monde environnant naturel atavique. « Prenons-nous jamais la pleine mesure de notre responsabilité envers les animaux familiers dont l’existence est de part en part encadrée par la nôtre et qui ont l’environnement domestique pour tout horizon ? », nous interroge Florence Burgat (Burgat, 2016, 28). La capacité à se mouvoir de manière autonome est une capabilité fondamentale, et nous considérons que le droit de se mouvoir librement et sans entraves est un droit essentiel que nous, humains, devrions reconnaître aux animaux. C’est une condition nécessaire (et non suffisante) au droit de mener une vie digne. Penser les problèmes de justice fondamentale dans le cadre de l’approche par les capabilités donne sans doute « une meilleure aide théorique dans ce domaine que celle que peuvent fournir les approches néo-contractualistes et utilitaristes de la question des droits animaux » (Nussbaum, 2010, 226), parce que tout contrat en la matière serait nécessairement asymétrique, et parce que l’utilitarisme suppose un hédonisme réduit au calcul social des plaisirs et des peines (qui ne prend pas en compte les privations des animaux dont ils n’ont pas conscience, par exemple). Or, il y a bien « d’autres choses susceptibles d’être valorisées dans la vie d’un animal que le seul plaisir, telle que la liberté de mouvement » (Nussbaum, 2010, 236).
  4. Le devoir humain de respecter l’intégrité territoriale de l’habitat animal est ici l’enjeu. Et le respect de l’habitat est lui-même un enjeu éthique, dans la mesure où l’habitat n’est autre qu’une projection et un prolongement du corps vécu. L’habitat est l’espace intime. Le philosophe phénoménologue Jan Patočka définit l’habitat humain comme « la projection à l’extérieur d’un mécanisme originellement corporel, et on peut en dire autant de nombreux autres aménagements de l’environnement animal et humain » (Patočka, 1988, 311). C’est d’une éthique écophénoménologique du monde de la vie dont il s’agit, et elle pose la difficile question du partage de la nature (terre, ciel, océans) entre ses « habitants » humains et non-humains (c’est aussi la question que pose le concept de « communauté » en éthique environnementale – avec les rapports réciproques entre communauté éthique et communauté biotique).
  5. Patočka conçoit par ailleurs l’inventivité animale comme une sorte de jugement de sa corporéité : il observe que dans l’excitation du jeu animal, « l’activité corporelle s’accompagne d’une tension qui demande à être résolue, ce qui est accompli par une restructuration du champ perceptif » (Patočka, 2021, 656). Autrement dit, non seulement le comportement animal est en lui-même structure (l’idée se retrouve de la Gestalttheorie à Merleau-Ponty), mais l’inventivité comportementale est une « restructuration » qui satisfait à la fois l’énergie et le mouvement de son corps propre – ce dont l’hyperactivité crépusculaire du chat nous paraît être la meilleure illustration. Tout se passe comme si de l’élan vital qui avait été trop longtemps réprimé, subitement demande à se décharger et se résoudre. Ce qu’on appelle communément le quart d’heure de folie du chat, c’est alors en réalité la libération d’une tension d’énergie qui s’exprime avec la plus grande vivacité dans un jeu d’improvisation sur terrain de chasse fictif, mimétique et perceptivement restructuré à cet effet.

Conclusion

  1. « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit » : on serait tenté par anthropocentrisme d’appliquer au chat cette maxime de La Rochefoucauld (La Rochefoucauld, 1995, 46). Mais c’est bien sûr à l’homme qu’il revient d’avoir la sagesse de comprendre, d’accueillir voire d’accompagner le quart d’heure de folie de son chat, en étant conscient et responsable des conditions de la vie domestique étriquée qu’il lui impose, le plus souvent pour son propre plaisir. La cohabitation exige ses concessions ; « apprivoisé plutôt que domestiqué, le chat qui entre dans le monde humain en partage la vie domestique mais n’est jamais le domestique de personne » (Merlier, 2020, 337). Sa période d’activité frénétique aléatoire est l’exultation d’un jeu où le mouvement du corps enfin se libère, et peut-être n’est-elle pas si éloignée de la joie du danseur-improvisateur en transe. Evidemment, cette dernière comparaison est encore anthropomorphique : nous n’avons jamais fini de domestiquer notre propre pensée de manière à nous soucier de l’animal tel qu’il est pour lui-même, et à voir derrière ce que nous croyons un coup de folie adventice du chat, une manifestation de l’essence féline elle-même.

 

Mots-clés : Chat - Quart d'heure de folie - rythmicité - période d'activité frénétique - rituel - comportement stéréotypé.

 

Bibliographie

Ouvrages :

Aristote : De l’âme, trad. J. Tricot, éd. Vrin, Paris, 1995

Brion A. et Ey Henri : Psychiatrie animale, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1964.

Burgat Florence : Vivre avec un inconnu, Miettes philosophiques sur les chats, éd. Payot, coll. Rivages poche, Paris, 2016

Canguilhem Georges : Le Normal et le pathologique, éd. P.U.F., coll. Quadrige, Paris, 2018

Derrida Jacques : L’animal que donc je suis, éd. Galilée, Paris, 2006

Huxley Julian (dir.) : Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, éd. Gallimard, Paris, 1971

La Rochefoucauld François (de) : Maximes, éd. PML Maxi-poche classiques français, Paris, 1995

Montaigne Michel (de) : Essais, Livre II, chap. 12, éd. Librairie Générale Française, coll. La Pochothèque, Paris, 2002

Nussbaum Martha : « Par-delà la compassion et l’humanité, justice pour les animaux non humains » dans H. F. Afeissa et J. B. Jeangène-Vilmer (dir.), Philosophie animale, éd. Vrin, Paris, 2010

Patočka Jan : Qu’est-ce que la phénoménologie ?  trad. E. Abrams, éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, Grenoble, 1988 ; Carnets philosophiques 1945 – 1950, trad. E. Abrams, éd. Vrin, Paris, 2021.

 

Articles :

Merlier Philippe : « Domestiquer ou apprivoiser », in Revue Semestrielle de Droit Animalier RSDA, dossier thématique « La domestication », 1/2020

Parker Marine, Serra Jessica, Deputte Bertrand L., Ract-Madoux Brunilde, Faustin Marie, Challet Etienne : « Comparison of locomotor and feeding rhythms between indoor and outdoor cats living in captivity », in Revue Animals, 2022, 12, 2440

Vieira, Isabelle : « Le jeu du chat », in Revue L’Auxiliaire vétérinaire, N° 78, 2012

 

  • 1 Toutes les citations de cet article sont traduites de l’anglais par nos soins.
  • 2 Nous soulignons.
 

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