Elevages industriels porcins : une question d’aménagement du territoire.
- Jean-Jacques Gouguet
Professeur émérite
Université de Limoges
OMIJ
CDES
Introduction
1.D’un point de vue économique, le cochon renvoie à la place qu’il tient dans la consommation de viande au niveau national ou au niveau mondial. En France, avec 32 kg équivalent carcasse par habitant et par an, le porc arrive en tête des consommations, devant la viande de volaille et la viande bovine. Cette viande porcine représente ainsi une part stable de 39% de la viande consommée en France. Compte tenu d’un tel poids dans nos assiettes, il est légitime de s’interroger sur les conditions d’élevage de cet animal.
2.En 2014, la RSDA avait déjà consacré un dossier thématique à « l’élevage industriel ». Nous y dénoncions des élevages concentrationnaires indignes, que ce soit pour des raisons d’atteintes à l’environnement, de non rentabilité économique ou de non-respect de la condition animale1. Une décennie plus tard, il faut se rendre à l’évidence, les dysfonctionnements de ce type d’élevage se sont accentués sous la pression de deux phénomènes majeurs : l’augmentation de la taille des porcheries et des abattoirs et la concentration géographique de ces installations.
3.Ce double phénomène peut s’expliquer par la recherche de gains de productivité à des fins de compétitivité sur un marché mondial régulièrement perturbé du fait de la fluctuation des prix des intrants d’un côté (aliments, énergie…) et des crises sanitaires de l’autre (peste porcine). De nombreuses exploitations ont fait faillite et seules les plus grosses structures ont résisté aux crises successives qui ont secoué la filière.
4.Cet accroissement de taille des porcheries et leur concentration géographique n’ont fait qu’exacerber des tensions environnementales déjà bien prononcées, et ont fait émerger une réflexion sur le devenir de la filière autour de deux interrogations : peut-on imaginer un redéploiement territorial des installations pour éviter une trop grande concentration de mégaporcheries ? Ne faudrait-il pas mettre ne place un nouveau modèle territorial de production au service de la souveraineté alimentaire et sortir de la logique de mondialisation ?
5.Pour tenter de répondre à ces deux questions, nous structurons notre contribution de la façon suivante : une première partie s’interroge sur la soutenabilité de la filière porcine et une deuxième partie sur l’éventualité d’une alternative.
I.Une filière porcine non soutenable
6.Prenons l’exemple de la Bretagne pour illustrer les dysfonctionnements d’une filière porcine qui accueille plus de la moitié de tous les porcs français. Il en résulte en particulier une dégradation considérable de la ressource en eau dont les coûts de dépollution ne sont même pas supportés par les premiers responsables.
A.Les élevages de porcs en Bretagne
a)Chiffres-clés
7.La Bretagne est la première région de France de production porcine et détient 56% du cheptel français avec 6,8 millions de têtes fin 2022. En comparaison, l’élevage porcin dans la région Pays de Loire occupe la deuxième place avec 11,7% du cheptel national. Au total, la production porcine française est concentrée dans l’ouest du pays. Si l’on rajoute la Nouvelle Aquitaine (7%) et la Normandie (6%), le Grand Ouest de la France représente plus de 80% du cheptel total.
8.Cette concentration géographique se double surtout d’une concentration sectorielle des exploitations. Le premier indice d’une telle concentration est l’augmentation du nombre d’exploitations ayant une activité porcine significative, c’est-à-dire les exploitations ayant au moins 20 truies ou au moins 100 porcs ou au moins 100 places d’engraissement. En 2020, sur les 4170 exploitations, les petits ateliers représentaient seulement 5% du total, contre 49% en moyenne dans les autres régions françaises. A l’inverse, les exploitations porcines ayant une activité porcine significative pèsent 95% du total mais surtout ont vu leur taille moyenne augmenter. L’effectif moyen par exploitation est ainsi passé de 1420 têtes en 2000 à 1900 en 2020, soit une augmentation d’un tiers. Au total, les exploitations porcines bretonnes ont une taille moyenne 1,5 fois supérieure à celles des autres régions françaises.
9.Le deuxième indice de concentration de la filière porcine bretonne concerne l’abattage des porcs. En 2022, 33 abattoirs en France concentrent 94% de tous les porcs charcutiers abattus. Les 12 plus importants sont situés dans le Grand Ouest dont 10 en Bretagne qui concentrent 99% des abattages de la région. Cela signifie également que la concentration économique des abattoirs est plus importante en Bretagne qu’à l’échelon national. Les trois plus grands groupes d’abattage réalisent 70% de l’activité quand ce pourcentage n’est que de 50% en France.
10.Le troisième indice de concentration de la filière concerne son mode d’organisation. Les éleveurs sont regroupés dans 32 organisations commerciales de producteurs appelées groupements de producteurs et organisées sous forme de coopératives. Ces 32 organisations commercialisent 90% de la production porcine française. A l’inverse, les circuits courts restent très minoritaires en Bretagne : seules 5% des exploitations y ont recours. De façon générale, les groupements de producteurs ont investi massivement dans l’amont de la filière (génétique, alimentation animale, conseil…) et dans l’aval (abattage, découpe, transformation). On a donc des groupements fortement intégrés qui sont supposés être capables de résister à la concurrence internationale.
b) Un marché mondial très instable
11.La justification principale donnée à la concentration des exploitations bretonnes réside dans la capacité supposée de la grande taille à résister à des crises cycliques qui frappent régulièrement la filière porcine depuis une quarantaine d’années. Une première crise significative en 1983, due à une baisse des prix du porc de l’ordre de 20%, entraîna de nombreuses faillites et vit s’accroître la concentration de la production pour ceux qui restèrent en activité. Les plus touchés furent les moins compétitifs. Une seconde crise survint en 1999, dans un contexte de surproduction et de concurrence accrue au niveau européen, ce qui entraîna à nouveau faillites et augmentation de la concentration de la production. Une troisième crise toucha le secteur porcin en 2015 suite à l’embargo russe sur les importations européennes (peste porcine) et à l’écroulement du prix du porc d’où des faillites en nombre.
12.On assiste alors à un rebond de la production du fait de la remontée des cours due à la baisse de l’offre mais surtout à la remontée de la demande asiatique de viande de porc. Cette demande explosera en 2019 avec l’épidémie de peste porcine africaine qui touche particulièrement la Chine, premier marché mondial du porc. Cela entraîne une remontée des cours qui va de pair avec une baisse du cheptel, la production totale restant stable grâce à une augmentation du poids moyen des carcasses et une meilleure prolificité des truies.
13.Selon le Ministère de l’agriculture2, ces crises ont reconfiguré la filière porcine pour rendre les exploitations concurrentielles au niveau européen (concurrence des pays du Nord et de l’Espagne), et au niveau mondial. Ces dernières doivent être capables de s’adapter à un contexte international caractérisé par une volatilité des prix du porc, des crises sanitaires, des contraintes environnementales et des relations internationales difficiles. Un tel contexte économique contraignant permet peut-être d’expliquer le laxisme observé en matière de préservation de l’environnement et de respect de la condition animale. Au nom de la compétitivité, la Bretagne a laissé se dégrader un certain nombre de ses ressources naturelles. Dans le cadre de cette contribution, nous nous limiterons au problème de la ressource en eau.
B. La dégradation de la ressource en eau
a) Une situation alarmante
14. Les algues vertes en Bretagne constituent certainement l’un des exemples les plus emblématiques de la pollution des eaux par les nitrates en raison des rejets des élevages industriels3. La prolifération des algues vertes résulte principalement d’un excès de nitrates dans les eaux côtières apporté par les rivières. Cet excès provient en grande partie du modèle breton d’agriculture intensive, dont les élevages industriels de porcs.
15.Depuis 2010, des plans de lutte contre les algues vertes (PLAV) ont été mis en place par les pouvoirs publics mais, selon le rapport du Sénateur Delcros4, les résultats sont notoirement insuffisants. La Cour des Comptes et la Chambre Régionale des comptes de Bretagne, dans un rapport de juillet 2021 arrivaient aux mêmes conclusions que celles du Sénat. Cela ne fait que confirmer la difficulté des mesures à mettre en place qui sont de nature structurelle et touchent à la nature même du modèle productiviste breton.
16.Le ramassage des algues ne peut constituer une solution sans actions préventives en amont pour réduire les flux de nitrates. La Bretagne est la première région d’élevage en France avec plus de la moitié des cochons (56%), une bonne partie des poulets (33%), des œufs (44%), des veaux (22%), du lait (22%), le tout sur seulement 6% de la SAU nationale. On comprend que la capacité des sols et des plantes à absorber cet excès de nitrates et autres rejets est largement dépassée. La solution de bon sens consisterait à réduire le cheptel et à mettre en place un modèle qui préserve l’environnement et respecte la condition animale5, ce qui est loin d’être le cas.
b)Une résistance au changement
17.La difficulté résidera bien-sûr dans les modalités de transition vers un tel modèle alternatif. Voilà pourquoi les orientations contenues dans le rapport de la Cour des Comptes6 méritent réflexion :
« Etendre la lutte contre la prolifération des algues vertes au-delà des huit baies bretonnes concernées par les plans de lutte.
Définir des objectifs évaluables et en suivre la réalisation à l’échelle des bassins versants.
Redéfinir les leviers incitatifs au changement des pratiques et des systèmes agricoles.
Mobiliser les leviers du foncier agricole et des filières agroalimentaires.
Adapter et faire respecter les réglementations. »
18.Dans cette perspective, plusieurs outils vont être déployés dans le cadre de la mise en œuvre d’un PLAV 2022-2027, notamment une nouvelle mesure agroenvironnementale et climatique (MAEC) spécifiquement consacrée aux algues vertes. En dépit de cette avancée, le rapporteur spécial du Sénat déplore que les montants consacrés à la lutte contre les pollutions par les nitrates soient sans commune mesure avec les montants alloués aux agriculteurs par la PAC. Ces derniers bénéficient d’aides à la production de l’ordre de 420 millions d’euros pour 2022 et ce, en l’absence de toute conditionnalité environnementale. Or, si ces aides étaient conditionnées au respect de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement, il y aurait ici un levier efficace de lutte contre la pollution par les nitrates. Par ailleurs, le rapporteur spécial du Sénat regrette le manque de moyens affectés aux effectifs de contrôle des exploitations.
19.En réalité, la transition vers un modèle alternatif s’avère difficile tant la résistance au changement des principaux bénéficiaires du modèle productiviste est forte. Il reste donc à voir en quoi les arguments avancés par ces tenants du productivisme sont contestables et sur quelles bases envisager une alternative.
II.Le choix d’une alternative territoriale
20.Deux approches sont envisageables pour justifier de la sortie du modèle productiviste agricole et envisager un modèle alternatif. Il y a tout d’abord l’analyse d’un redéploiement territorial de la filière porcine : l’hyperspécialisation des exploitations en Bretagne pourrait laisser place à une redistribution de petites unités sur l’ensemble du territoire national. Il y a ensuite l’analyse des conditions de la souveraineté alimentaire qui ne plaide pas en faveur d’une concentration de grosses unités de production sensées résister à la concurrence internationale.
A.Un redéploiement territorial de la filière
a) Les trois effets
21.Les théories de la localisation se sont depuis longtemps confrontées à la question de la localisation optimale des hommes et des activités en termes de calcul de coût d’opportunité entre économies d’échelles et coûts de transport. Par exemple, si la structure productive d’une économie est dominée par des activités sensibles aux économies d’échelles et si les coûts de transport sont faibles, cette économie sera concentrée. C’est une justification que l’on pourrait donner de la concentration porcine en Bretagne.
22.Au-delà de ses avantages, la concentration génère néanmoins des externalités négatives qui peuvent remettre partiellement en cause les gains précédents : encombrements, pollutions, problèmes sociaux, condition animale… Voilà pourquoi, devant les effets négatifs de la concentration, on est en droit de lui opposer les avantages d’une dispersion des activités économiques : pourrait-on redéployer intelligemment la filière porcine bretonne pour alimenter des circuits courts dans une perspective de souveraineté alimentaire retrouvée ?
23.Pour asseoir notre raisonnement, nous reprenons les analyses classiques de C.Larrue et R.Prud’homme7 concernant les conséquences environnementales des politiques d’aménagement du territoire. Il serait possible de distinguer trois effets :
- l’effet serpillère part du fait que la relation entre degré de pollution et dommage causé à l’environnement est une fonction croissante. La déconcentration des facteurs de pollution et leur répartition plus homogène sur le territoire peut contribuer à l’amélioration globale de l’environnement par dilution des pollutions. Pour éviter des points noirs de pollution, voire risquer d’atteindre des seuils d’irréversibilité, il est envisageable de redéployer spatialement les sources de pollution.
- l’effet tache énonce que les dommages marginaux causés à l’environnement sont décroissants au fur et à mesure de l’augmentation de la pollution. Un front de mer peut être complètement défiguré par la construction d’un immeuble de dix étages. Rajouter un immeuble de deux étages se fera à coût marginal décroissant puisque le mal est déjà fait !
- l’effet balai signifie qu’il est plus facile et moins coûteux de traiter une pollution concentrée. Du fait de l’existence d’économies d’échelles, le coût unitaire de traitement d’une pollution est d’autant plus faible que la quantité traitée est grande, jusqu’à un certain seuil bien sûr. La dispersion de la pollution sur tout le territoire rend la dépollution plus difficile et plus coûteuse. C’est le cas par exemple de la pollution diffuse.
b) Un choix impossible
24.Il est très difficile d’opter en faveur de l’un ou l’autre de ces effets dans la mesure où ils jouent en sens contraire. L’effet serpillère qui pousse à la dispersion va à l’encontre de l’effet tache et de l’effet balai qui poussent à la concentration. Cela peut se vérifier dans le cas de la filière porcine en Bretagne.
25.Nous avons vu que la filière porcine française se concentrait en Bretagne avec 56% de l’effectif national. De plus, la Bretagne concentre les exploitations porcines de plus grande taille par rapport à la moyenne nationale. Voilà pourquoi, devant les conséquences environnementales désastreuses de ce type de concentration d’élevages industriels, il a été discuté de l’opportunité d’un redéploiement de cette filière. La Hollande, avant la Bretagne, avait expérimenté une telle stratégie de redéploiement vers des zones moins polluées.
26.A l’inverse de l’effet serpillère, les deux autres effets jouent en faveur du maintien des porcheries en Bretagne. D’une part, l’effet tache permet de justifier l’augmentation de la taille des exploitations qui se fera à coût marginal décroissant. D’autre part, l’effet balai joue en faveur de solutions techniciennes à grande échelle pour traiter une pollution à coût unitaire décroissant.
27.Par ailleurs, la concentration de la filière porcine en Bretagne signifie que le reste du territoire français est épargné par la pollution. Un redéploiement de porcheries vers des territoires attractifs du fait de la qualité de leurs aménités naturelles risquerait donc de rentrer en conflit avec d’autres objectifs territoriaux comme le développement touristique, un cadre de vie agréable ou une réserve de ressources naturelles.
28. Devant l’impossibilité de choisir, notre conclusion est qu’il est nécessaire d’inventer un autre modèle que l’élevage intensif qui conduit inévitablement à des impasses en sacrifiant des objectifs sociaux et environnementaux pour satisfaire l’impératif économique de compétitivité internationale. Il faut donc considérer le problème plus globalement pour dessiner une alternative territoriale à la mondialisation permettant d’atteindre une vraie souveraineté alimentaire.
29.Le modèle agro-industriel breton est en effet très vulnérable car dépendant de la conjoncture internationale, à la fois pour ses intrants et pour ses débouchés. Par ailleurs, c’est un modèle destructeur de ressources naturelles et irrespectueux de la condition animale. C’est tout le système agricole dans lequel il est inséré qu’il faudrait modifier à des fins de souveraineté alimentaire et de préservation de l’environnement.
30.Rappelons que les trois premières enseignes (Leclerc, Carrefour et Intermarché) se partagent les deux tiers du marché de la distribution. On imagine leur poids dans la négociation des prix avec les producteurs. De plus, ces grands groupes mettent en concurrence des producteurs du monde entier du fait de la réduction des coûts de transport et des progrès réalisés dans le maintien de la chaîne du froid. On importe ainsi un quart de la viande de porc consommée en France.
31.Un enjeu majeur pour l’avenir de notre souveraineté alimentaire résidera dans notre capacité à sortir de l’hyperspécialisation de nos territoires. Il s’agit notamment de recréer des systèmes alimentaires territoriaux en coordonnant toutes les parties prenantes qui participent à l’approvisionnement alimentaire de la population.
B.La reterritorialisation de la souveraineté alimentaire8
a) La création des projets alimentaires territoriaux (PAT)
32.La reconnaissance de la nécessité de repenser l’autonomie alimentaire des territoires est une vieille idée au cœur de la contestation de la centralisation économique dans les années 1970. Devant l’échec d’un modèle de développement imposé par en haut, est née l’idée que l’on pouvait inventer un nouveau modèle par en bas : le développement local, endogène, décentralisé. Le principe en était la valorisation locale des ressources par et pour les locaux. De multiples expérimentations ont ainsi été tentées ponctuellement mais elles sont restées marginales.
33.L’avénement du néolibéralisme et de la mondialisation dans les années 1980 a sonné le glas du développement local considéré comme utopique à l’heure du retour de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. Chaque pays aurait intérêt à se spécialiser dans des productions où il possède de bonnes dotations en facteurs de production et où il serait donc le plus efficace. Grâce à la libéralisation des échanges au niveau mondial, le Marché permettrait d’atteindre l’optimum économique.
34.L’agriculture et l’alimentation n’ont pas échappé à un tel mouvement de spécialisation des productions, d’où une perte de souveraineté alimentaire en fonction de la nature des spécialisations. C’est le cas de nombreux pays du Sud qui ont renoncé à leurs cultures vivrières pour privilégier des cultures d’exportation, toujours au nom de la théorie des avantages comparatifs. Tous les pays sont ainsi rentrés dans une relation d’interdépendance généralisée qui fragilise la souveraineté alimentaire de bon nombre d’entre eux. On constate cependant aujourd’hui le retour du territoire comme solution à la crise de la mondialisation.
35.Une telle reterritorialisation de la souveraineté alimentaire a fait l’objet de multiples expérimentations et s’est fait consacrer en France par la loi agricole de 2014 (loi n°2014-1170) qui institue les projets alimentaires territoriaux (PAT). 454 PAT sont reconnus aujourd’hui par le Ministère. Il s’agit de fédérer les acteurs d’un territoire autour de la question alimentaire en contribuant à la prise en compte des dimensions sociales, environnementales, économiques et sanitaires de ce territoire.
36.Tous les territoires sont concernés par les PAT : communes, villes, agglomérations, départements, régions, parcs naturels… Il est donc difficile de percevoir une stratégie globale sans coordination d’ensemble de la part de l’Etat pour insuffler une ligne directrice, et sans reconnaissance d’une compétence officielle qui serait octroyée aux collectivités porteuses des projets et leur donnerait une légitimité d’organisation.
37.Sans une telle légitimité, les collectivités peuvent toujours tenter de s’appuyer sur d’autres compétences qui leur sont accordées, par exemple :
- l’aménagement du territoire et notamment les documents d’urbanisme qui leur permettent de rationaliser l’usage du sol.
- la politique de l’eau pour justifier de la protection de la ressource face à de multiples pollutions
- la formation professionnelle et agricole pour produire de nouvelles compétences techniques.
- la commande publique pour l’approvisionnement de la restauration collective qui peut constituer un débouché sûr au service de la pérennité des exploitations locales.
38.Toutes ces compétences seraient renforcées avec la reconnaissance d’une compétence souveraineté alimentaire. Le rapport Marchand9 propose ainsi de reconnaître les PAT comme de véritables politiques territoriales : « Doter les collectivités d’une compétence alimentation pour en faire des Autorités organisatrices de l’alimentation durable et résiliente. L’échelle retenue sera celle du bassin de vie et cette compétence doit être partagée. Nous recommandons un schéma ouvert tenant compte des dynamiques existantes, des caractéristiques du territoire et de la capacité des acteurs à fédérer. Ce sujet fait consensus auprès de toutes les parties entendues, et il permettra de répondre à l’exigence d’organisation de la résilience du système que les enjeux multiples mettent crûment en évidence. »
39.Il faut bien reconnaître aujourd’hui que ces PAT vont se heurter à des oppositions, notamment de la part des tenants du modèle productiviste agricole qui en particulier détiennent un grand pouvoir en matière de maîtrise foncière.
b) L’enjeu de la maîtrise foncière
40.On touche ici à un obstacle de taille s’opposant à l’installation de jeunes pouvant rentrer en concurrence avec l’agrandissement d’exploitations existantes. Rappelons en effet que pour réguler la question foncière, la France s’est dotée dans les années 1960 de trois instruments majeurs :
- les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) disposant d’un droit de préemption.
- Les commissions départementales d’orientation agricole (CDOA) qui choisissent les repreneurs de terres libérées par leurs anciens propriétaires.
- Les schémas directeurs régionaux des exploitations agricoles (SDREA) qui fixent les priorités d’orientation dans l’usage des terres.
41.Dans un tel contexte, les problématiques autour de la souveraineté alimentaire pèsent peu face aux objectifs d’agrandissement des exploitations industrielles. En théorie, une SAFER peut décider de préempter une vente pour l’octroyer à un meilleur acheteur. Le comité départemental peut départager les différents dossiers des potentiels acquéreurs pour attribuer la terre à celui qui en a le plus besoin, le tout dans la cohérence d’ensemble donnée par le schéma directeur. Mais dans la réalité, les choses ne se passent pas ainsi. Aujourd’hui, les terres sont devenues l’objet de spéculations qui ont permis le développement de procédures de contournement des règles de la SAFER.
42.Des millions d’hectares vont changer de mains dans les années à venir mais la terre ne va pas nécessairement aller vers ceux qui en auraient le plus besoin en tant que paysans. En effet, le prix du foncier risque de s’envoler du fait de projets industriels, touristiques, urbains, énergétiques qui favorisent l’accaparement de terres agricoles par des non paysans. Aujourd’hui, 42% des exploitations sont sous forme sociétaire (GAEC, EARL, SCEA, SARL). A l’exception des GAEC, ces nouveaux associés n’ont pas besoin d’un statut d’exploitant agricole. On assiste donc à une augmentation de la proportion des investisseurs privés non exploitants dans les sociétés agricoles. S’ils deviennent majoritaires en parts sociales, ils peuvent décider de l’orientation de l’usage de la terre. Ces nouveaux propriétaires mettent la main sur des milliers d’hectares en France au détriment de l’installation de jeunes paysans exploitants. De nombreuses opérations échappent ainsi au contrôle des SAFER et relèvent d’une logique de firme totalement étrangère à la culture paysanne. Devant ce constat, la dernière loi d’orientation agricole du 24 mars 2025 s’est fixée comme objectif de lutter contre la concentration excessive des terres et leur accaparement.
43.Il faudrait donc que les collectivités locales parviennent à peser dans la gouvernance de la transmission des exploitations agricoles pour faire reconnaître la légitimité des objectifs d’une nouvelle stratégie foncière : maintien d’un tissu vivant d’exploitations agricoles sur le territoire ; préservation de la qualité des sols, de l’eau ; lutte contre l’artificialisation des terres…
c) Les leviers de la territorialisation
44.La souveraineté alimentaire réclame des producteurs mais également des transformateurs pour satisfaire les besoins de la population locale. Pour le pain par exemple, à côté du paysan producteur de blé, il faudra un meunier pour la farine puis un boulanger pour la fabrique du produit final. Pour les élevages, c’est surtout l’abattoir (à dimension humaine) qui est indispensable. Au-delà de ces exemples triviaux, il est possible de concevoir un tissu d’activités diversifiées autour de l’alimentation du territoire. Si la production dépasse les besoins de base de la population locale, une partie du surplus peut être exporté ou, à l’inverse, peut attirer une population extérieure au territoire. Dans les deux cas, des flux financiers nouveaux rentrent dans le territoire, se dépensent en partie sur place et, par un effet de multiplicateur, génèrent une création nette d’emploi et de revenu. L’alimentation peut ainsi constituer une activité basique majeure pour le développement du territoire.
45.A côté de l’offre de produits, la demande peut également jouer un rôle moteur de développement des activités. C’est le cas par exemple de l’impulsion que peut donner la commande publique avec les cantines scolaires ou la restauration collective. En cas de difficultés rencontrées par les collectivités pour respecter le droit européen de non-discrimination, la solution peut être trouvée dans l’implantation de fermes municipales.
46.Le troisième levier concerne la satisfaction des besoins alimentaires des habitants en difficultés. C’est tout l’enjeu d’un modèle de sécurité sociale de l’alimentation qui constituerait un tournant dans la lutte contre l’exclusion et la pauvreté.
Conclusion
47.La filière porcine bretonne est emblématique d’un modèle agricole productiviste qu’il faudrait abandonner au plus vite. D’une part, les conditions d’élevage et d’abattage des animaux sont indignes, le respect de l’animal étant sacrifié sur l’autel de la compétitivité. D’autre part, les conséquences environnementales sont dramatiques, notamment sur la ressource en eau. Enfin, l’instabilité de la filière au niveau international génère des crises régulières qui provoquent une fuite en avant dans le productivisme et la concentration des exploitations.
48. L’hyper spécialisation des territoires n’est pas capable de garantir notre souveraineté alimentaire dans le cadre de la mondialisation, bien au contraire et les conséquences du redéploiement territorial de la filière sont difficiles à évaluer et peuvent rentrer en contradiction les unes avec les autres (effet tache, effet balai, effet serpillère).
49.La solution réside certainement dans la reterritorialisation de la souveraineté alimentaire et dans la maîtrise foncière au service d’exploitations paysannes à taille humaine respectueuses de l’environnement et de la condition animale.
Mots clés : souveraineté alimentaire, filière porcine, mondialisation, aménagement du territoire, maîtrise foncière, externalités, projets d’alimentation territoriale, économie territoriale.
- 1 J.J.Gouguet : Elevages concentrationnaires : mettre fin à un modèle indigne et non rentable. RSDA 2/2014.
- 2 Agreste. Les dossiers. La filière porcine en Bretagne, n°1, février 2024.
- 3 Greenpeace : De l’élevage industriel aux algues vertes en Bretagne, les errements de la politique agricole ? Juillet 2019.
- 4 B.Delcros : Rapport d’information sur le suivi des recommandations du rapport « Algues vertes en Bretagne, de la nécessité d’une ambition plus forte ». Sénat. 9 février 2022.
- 5 Eau et rivières de Bretagne : Dix mesures pour mettre fin aux marées vertes. 10 mai 2021.
- 6 Cité in B.Delcros op.cit. p.11.
- 7 C.Larrue et R.Prud’homme : les conséquences environnementales des politiques d’aménagement du territoire. Un essai d’évaluation. Observatoire de l’économie et des institutions locales (ŒIL). Créteil. 1992.
- 8 Terre de Liens : Souveraineté alimentaire. Un scandale made in France. L’état des terres agricoles en France n°4. 2025.
- 9 F.Marchand, D.Chabanet : Projets Alimentaires Territoriaux. Plus vite, plus haut, plus fort. Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Juillet 2022.