Actualité juridique : Bibliographie

La sensibilité, ou comment une notion scientifique peut être au cœur de la condition juridique animale actuelle et future

Emeline Doré, La sensibilité animale en droit - Contribution à la réflexion sur la protection de l’animal, Editions Mare&Martin, Le Kremlin-Bicêtre, 2025, 876p., 65 euros.

Chères lectrices, chers lecteurs, mon propre travail de recherche étant paru en ce début d’année je me permets dès lors de vous en faire une brève présentation au sein de ce numéro de la RSDA.

L’objectif du travail ici présenté fut de démontrer en quoi la notion de « sensibilité animale », si présente dans les textes portant sur la condition juridique de l’animal et applicables en France, parait constituer le fondement de la protection instaurée au profit de cette entité et, à la fois, comment elle peut servir pour penser une meilleure protection juridique au profit de l’animal par le biais de sa subjectivisation. Cette dernière consistant « à opérer un changement de paradigme juridique [conduisant] à modifier […] son appréhension juridique, le faisant passer d’une place d’entité dépourvue d’intérêts propres à protéger par le biais de droits subjectifs à celle d’entité […] détentrice de tels intérêts qu’il convient de préserver au mieux grâce aux droits susmentionnés »1. Grâce à ce processus de subjectivisation, l’animal passe ainsi d’objet de droits, sa perception actuelle par le système juridique français (I), à sujet de droits, sa perception future possible (II), toutes deux fondées sur sa capacité à ressentir des maux divers.

Il convient, me semble-t-il, d’ajouter que pour parvenir à cette étude il fut recouru à l’interdisciplinarité2 tant sur le plan des disciplines mobilisées – sources juridiques, scientifiques et philosophiques - qu’au sein même du droit en usant à la fois de celui public, privé, ainsi que de l’histoire du droit.

 

I – la sensibilité animale comme porte d’entrée à la réflexion portant sur l’amélioration de la condition juridique de l’animal en France

Consacrer un travail de recherche à la notion de sensibilité animale parut
particulièrement pertinent en raison des multiples références faites à celle-ci, expressément comme implicitement au sein du droit français comme européen. Plus encore étant donné les débats ayant entouré la création du nouvel article 515-14 du Code civil consacrant les animaux en tant qu’« êtres vivants doués de sensibilité ». En outre, le vide juridique et doctrinal l’entourant en termes de définition, prise en considération et autres, en fait un sujet d’étude source d’intérêt semblant pouvoir et devoir être comblé dans un souci de clarification du droit relatif à l’animal. Enfin, la sensibilité paraissant revêtir un rôle majeur en tant que caractéristique distinguant l’être des autres entités objets de droits et justifiant sa protection3, réaliser un travail sur cette notion et en faire le fondement d’une nouvelle réflexion portant sur le droit positif relatif à l’animal parut extrêmement intéressant.

Ainsi, le dessein poursuivi à travers ce travail fut en premier lieu de démontrer que si le législateur a effectivement accordée une place centrale à la sensibilité animale, il n’en a pas tiré toutes les conséquences. Cela permettant de proposer, ensuite, les moyens d’y remédier.

La première partie de la recherche est dès lors consacrée à la mise en lumière des incohérences du système juridique et de la relativité de la protection octroyée à l’animal dit sensible. Elle permet alors de justifier la modification nécessaire du système interne au profit de l’animal.

Y est notamment développé la façon dont cette notion de sensibilité fut intégrée dans l’ordre juridique national et européen en analysant notamment les termes récurant intégrés aux dispositions régissant le sort de l’animal et démontrant sa faculté à ressentir (« douleur », « souffrance », « angoisse », etc.)4, la difficulté en matière d’identification de ce que recouvre exactement la notion5, la relativité et les paradoxes qui entourent la consécration de cette notion et la protection actuellement pensée pour l’animal - à l’image par exemple de l’appréhension divergente des animaux par le droit de l’environnement et les autres branches du droit6 ou bien encore du dessein implicite qui se dissimule parfois derrière des textes protecteurs ayant finalement pour volonté de préserver davantage l’intérêt humain lié à l’utilisation de l’animal7.

Cette partie fut également l’occasion de mettre en évidence une hétérogénéité en termes d’identification de ce que représente l’animal sensible sur le plan juridique. Des normes paraissent ainsi s’orienter bien davantage vers un maintien de la réification juridique traditionnelle de l’être8 tandis que d’autres semblent privilégier une conception déréificatrice à l’instar du droit pénal l’appréhendant plutôt comme un patient moral9.

Enfin, il fut mis en exergue le fait que la multiplicité des dérogations accompagnant les principes protecteurs profitant à l’animal sensible conduit à une protection désordonnée de ce dernier, nuisant à son efficience et à la cohérence du système10.

C’est ainsi que la première phase de cette étude s’achève, constituant à la fois une étape explicative des carences du droit et justificative de la réflexion posée en aval, dans une seconde partie consacrée à un droit prospectif élaboré dans le but d’améliorer la cohérence normative en pensant une condition juridique plus protectrice de l’animal dit sensible.

 

II – La sensibilité animale prise au sérieux pour l’avenir, l’animal sensible nouveau sujet de droits

Justifié par la démonstration réalisée au sein de la première partie de l’étude, le développement présenté dans un second temps représente un ensemble de propositions destinées à repenser la condition juridique de l’animal en France, plus particulièrement celle de l’animal pouvant être qualifié de sensible selon une définition élaborée par mes soins en recourant aux données scientifiques11. Le droit n’ayant pas tiré toutes les conséquences de la consécration de l’animal en tant qu’être sensible il semblait en effet nécessaire de repenser le système lorsqu’il appréhende cet être.

C’est ainsi que cette seconde partie tente de construire une nouvelle condition juridique pour cette entité en se fondant pour cela sur un pan important de la théorie et de l’histoire du droit. Déréifier – et non personnifier12 - juridiquement l’animal sensible peut ainsi se justifier lorsqu’est mobilisée dans un premier temps la notion d’intérêts. Aujourd’hui au cœur de la théorie du droit s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles une entité doit pouvoir détenir des droits subjectifs, l’analyse de la notion paraissait opportune. L’étude de la doctrine, notamment les textes de René DEMOGUE et Rudolf von JHERING, portant sur l’intérêt, fit dès lors ressortir le principe selon lequel l’existence d’un tel intérêt possédé par une entité peut constituer le fondement de l’établissement de la norme juridique, et, notamment, du droit subjectif dont elle devrait être titulaire. Or, aujourd’hui, le système juridique français ne conçoit le droit qu’en tant qu’avantage détenu par une entité sujet. Les travaux semblant concevoir l’intérêt et le droit subjectif comme deux chaînons entremêlés du système, cela permet alors de justifier la nécessité de repenser le statut juridique de l’entité animale, d’objet à sujet, dès lors qu’est estimé qu’elle détient au moins un intérêt pouvant être pris en compte juridiquement : celui de ne pas ressentir négativement13.

Si la théorie du droit permet de justifier ce pour quoi des droits peuvent être pensés pour l’animal, l’histoire du droit permet de mettre en exergue des conditions juridiques particulières ayant régit le sort d’individus humains à la fois titulaires de droits et soumis à ceux d’autrui – l’esclave, la femme, le mineur et plus particulièrement l’infans, les descendants du paterfamilias en droit romain pré-Empire14. C’est alors cette possibilité qui permet de rendre concevable l’élaboration pour l’animal sensible, ayant en commun avec les individus susmentionnés notamment la vulnérabilité, de nouveaux statut et régime juridiques compatibles à la fois avec une amélioration notable de sa protection et un maintien restreint de son utilisation.

Le statut d’« être sensible dépendant » alors créé15 fut accompagné de nombreuses propositions en termes de modifications du régime juridique16 applicable à cet animal sensible – octroi de droits fondamentaux et de droits spécifiques, droit de propriété repensé et notion d’autorité familière créée, modification du droit pénal, etc.

 

Je ne peux évidemment vous proposer une conclusion / appréciation de mon propre travail, je ne peux que vous indiquer qu’il saura retenir votre attention si vous vous intéressez aux possibilités d’évolution de la condition juridique de l’animal, au travail interdisciplinaire, et à cette notion si prégnante dans notre système interne qu’est la « sensibilité » animale.

 

Dans le prochain numéro de la Revue vous retrouverez une chronique portant sur la thèse de Madame Diane Menard relative à l'encadrement juridique de l'élevage canin appréhendé sous l’angle de la notion de bien-être animal.

  • 1 Voir : p.44. Toute mention de numéro de page en note de bas de page sans référence à un ouvrage signifie qu’il s’agit de page(s) contenue(s) dans la thèse ici présentée aux Editions Mare&Martin.
  • 2 Voir notamment en ce sens : p.59-60 sur le plan de la méthodologie ; p.144 et s. sur le plan de la mobilisation des sciences naturelles ; p.324 et s. sur le plan de la mobilisation de la philosophie ; p.520 et s. sur le plan de la mobilisation de l’histoire du droit.
  • 3 Voir en ce sens, notamment : le chapitre intitulé « La sensibilité : caractéristique de l’être justifiant sa protection », p.181 et s.
  • 4 Voir : p.81-136.
  • 5 Voir : p.137-176.
  • 6 Voir : p.223-247.
  • 7 Voir en ce sens, de façon plus générale : le chapitre intitulé « La sensibilité subsidiairement protégée, la primauté des intérêts humains sur la sensibilité animale », p.257 et s.
  • 8 Voir notamment : p.339-350.
  • 9 Voir : p.323-338.
  • 10 Voir : p.407-461.
  • 11 Voir : p.585-607.
  • 12 Au sein du droit prospectif pensé en l’espèce, l’animal sensible n’est ni personne physique, ni personne morale. Voir dans ce sens : p.509-516.
  • 13 Voir : p.481-489.
  • 14 Voir : p.520-581.
  • 15 Voir : p.582-633.
  • 16 Voir : p.697-793.
 

RSDA 1-2025

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