Dossier thématique : Points de vue croisés

À propos des cochons en Égypte ancienne

  • Youri VOLOKHINE
    Maître d’enseignement et de recherche en histoire des religions
    Faculté des Lettres, Université de Genève

L’histoire des porcs au Proche-Orient implique d’évoquer au moins deux axes thématiques : les discours sur ces animaux, mis en lumière dans les textes ; l’élevage et la consommation dans les pratiques réelles révélées par l’archéologie. Or, on sait bien que dans au moins deux religions dites abrahamiques, le judaïsme et l’islam, un interdit frappe la consommation du porc. Dès lors, l’histoire de l’animal demande à être aussi évaluée dans le cadre d’une anthropologie historique des interdits. C’est dans cette perspective que l’histoire du cochon a été souvent traitée. Plusieurs travaux récents permettent d’avoir un large accès à ce dossier complexe1. Les raisons exactes du choix du cochon comme un animal à écarter de la table demeurent une énigme : seules des hypothèses plus ou moins probantes peuvent être avancées ; en revanche, il se trouve qu’en arrière-plan se profile une longue histoire des cochons dans le Proche-Orient révélant une histoire des discours sur ces animaux, et de multiples justifications ou explications a posteriori des raisons de cet interdit. On évoquera plus particulièrement ici, dans ses grandes lignes, le dossier égyptien du cochon, qui m’occupe depuis plusieurs années, non pas que je me passionne pour cet animal, mais parce qu’il soulève plusieurs questions sensibles touchant l’anthropologie2. En effet, on rencontre souvent l’Égypte ancienne dans le dossier. Nombre d’auteurs y ont situé l’existence antique d’une défiance envers la consommation de cet animal. En se penchant sur cette question, on peut en tirer plusieurs faits intéressant l’histoire des interdits alimentaires tout comme des relations nuancées nouées entre une société donnée et un animal domestique.

Les abominables cochons

La Torah formule à l’encontre de la consommation du porc un interdit sans équivoque. De la même façon, le Coran reprend cet interdit, de manière tout autant catégorique. Dans les deux cas, le texte ne justifie pas de manière évidente les raisons de cet interdit. Dans le Lévitique, on évoque une particularité de la bête « qui a le sabot fendu mais ne rumine ». Le Coran se contente de proscrire catégoriquement la consommation du porc. En revanche, les traditions postérieures tant dans la culture juive que musulmane vont, à plusieurs occasions, s’intéresser à trouver une justification3. Dans les deux cas, le rejet du porc apparaît aux yeux des exégètes comme un trait distinctif séparant Juifs ou Musulmans des Chrétiens. Dans la chrétienté, le rapport imaginé entre les Juifs au porc est essentiellement perçu comme un choix alimentaire incongru qui ne ferait que cacher un véritable abîme de perversions, orchestré en une cruelle symphonie par une tradition hostile4. Globalement, le refus de manger du porc est perçu en Occident comme un acte antisocial. Peu à peu, s’est donc constitué un discours identitaire qui, en tout état de cause, n’était pas soutenu par les textes anciens5. A partir du XIXe siècle, un nouvel hygiénisme médical est invoqué pour trouver une raison providentielle à la mise à l’écart de l’animal, mais qui, là encore, ne saurait être appliquée sous peine d’anachronisme aux préoccupations des anciens Juifs ou Arabes. Il est intéressant de voir qu’à son tour la science anthropologique a investi ces deux pôles explicatifs (raison pratique / choix identitaire) comme nous allons le rappeler à présent.

Les « raisons » des anthropologues

Un large courant fonctionnaliste, d’abord nord-américain, a cherché (et cherche encore) les « (bonnes) raisons » qui aurait conduit aux interdits touchant le porc et d’autres animaux. Parmi les thèmes principaux, on peut mentionner ceux proposés par Carleton Coon (1904-1981), pour qui la chèvre serait plus adaptée que le porc dans l’agriculture du Proche-Orient, lequel trop vorace demanderait de l’eau en abondance, et un approvisionnement en nourriture spécifique, qui le mettrait dès lors en concurrence avec l’homme6. La mauvaise réputation du porc serait née de ces circonstances. Dans la même veine, pour Marvin Harris (1927-2001), le tabou sur le porc se rencontre « partout où dans l’Ancien Monde se pratiquait le nomadisme pastoral », un fait qu’il explique de la façon suivante: le tabou qui le (= le porc) frappait dans les vastes régions pastorales de l’Ancien Monde et dans plusieurs régions avoisinantes tend à montrer que les interdictions prescrites par la Bible doivent être considérées comme une réponse adaptative, valable dans une large zone, à des transformations écologiques répétées, provoquées par le cycle intensification/épuisement accompagnant la naissance des premiers états et empires7. En ce qui concerne l’Égypte ancienne, Marvin Harris affirme que la répugnance envers le cochon, conséquence de cette « réponse adaptative », suscita le mythe l’assimilant à Seth, dieu égyptien du mal. Harris met également en avant les mécanismes de concurrence entre l’homme et les animaux domestiques, et l’antagonisme entre les mondes pastoraux agricoles. Les idées religieuses sur « l’impureté » de la viande procèderaient de conditions économiques : la prohibition du porc provient du fait que son élevage, qui met en péril l’écosystème, revenait trop cher.  Les thèses de Harris ont été remodelées voire reformulée avec quelques inflexions différentes. Ainsi Paul Diener et Eugene E. Robkin substituent à la thèse de Marvin Harris un autre modèle : en s’appuyant notamment sur les données égyptiennes, ils soutiennent que le pouvoir central est entré en collision avec les communautés rurales, qui bénéficiaient d’une certaine autonomie8. Avec l’apparition de l’État, se met en place une lutte des classes, tournant à l’avantage des élites urbaines qui forment l’aristocratie. Le rejet du porc proviendrait du dédain de la noblesse face aux paysans dont le porc est la nourriture favorite. La prohibition du porc ferait partie d’une stratégie de pouvoir. Il s’agit là encore d’un modèle simpliste : il cherche à expliquer rationnellement l’interdit, sans prendre en compte, notamment, la construction de celui-ci dans le temps, ni la portée exacte de l’interdit. Mais l’argument n’est rationnel qu’en apparence : rien ne permet de soutenir sérieusement à l’appui des sources que l’élevage du porc ne convient pas à une société au pouvoir centralisé. Les contre-exemples sont nombreux, en commençant par celui de la Chine9.

On doit à Mary Douglas une analyse fondée sur une approche théorique différente, ici structuraliste10. Pour elle, la souillure ne résulte pas de considérations hygiéniques ou morales, elle serait un phénomène culturel. La culture forme des filtres classificateurs, organisés en système. Ces filtres culturels permettent d’établir un ordre des choses : chaque chose à sa place, et en lien avec les choses qui lui sont compatibles, et séparé de ce qui au contraire lui serait incompatible. La mise en place de cet ordre est réalisée par les rites de séparation et les tabous, les interdits : ceux-ci délimitent les contours du cosmos, tracent des frontières et donnent à l’expérience sa dimension symbolique, qui permet la maîtrise de l’expérience. Tel serait le système de pureté énoncé par le Lévitique : sont impurs les animaux qui ne rentrent pas dans le cadre du schéma général du récit de création ; c’est le cas des bêtes qui grouillent, qui rampent, qui ne sont ni oiseaux, ni poissons ni bêtes à viande. Par certains traits de sa physiologie telle que comprise par les Juifs, le porc se présente comme une sorte d’hybride, à cheval sur les classes. Il faut donc le séparer des autres espèces, séparation qui passe par le refus de consommation de sa chair. On ajoutera encore que dans un second temps, Douglas a mis plutôt en avant la question du choix identitaire, notamment au gré de sa lecture de la crise des Maccabées11.

L’angle identitaire

L’absence des os de porcs dans les couches archéologiques de l’âge du Fer 1 et leur présence simultanée en grand nombre dans les sites Philistins a poussé les archéologues à retenir là un marqueur identitaire voire ethnique. La bibliographie est abondante12. Le problème principal posé par l’analyse de l’interdit juif sur le porc consiste en la difficulté de faire dialoguer les maigres données textuelles et les abondants témoignages archéologiques. Si c’est l’angle identitaire que les archéologues préfèrent, en revanche, en aucun cas c’est cet éclairage qu’indique les textes du Lévitique. Il y a donc un hiatus évident entre les données de terrain et celles fournies par l’histoire des discours. La genèse de l’un n’éclaire pas forcément l’autre. Or, un autre terrain où s’illustre le porc pourrait sembler à même d’apporter aussi quelques lumières, ou simplement exemples, sur la genèse des interdits : l’Égypte. En effet, on dit, depuis Hérodote, que le porc y serait impur. En fait, c’est un peu plus compliqué, comme nous allons le voir à présent.

Le porc en Égypte ancienne

L’intérêt des Grecs pour les pratiques des autres peuples est notoire ; en ce qui concerne les défiances vis-à-vis des cochons, on ne saurait sous-estimer les apports de cette documentation, mais il importe en premier lieu d’en relativiser la portée pour la compréhension des données propres à l’Égypte. On a largement pu démontrer que les Grecs parlant de l’Égypte parlent en fait d’eux-mêmes, et font jouer aux Égyptiens un rôle exotique particulier. On peut certes glaner des informations précieuses de leurs discours, mais il s’agit de les contextualiser. En rapport à ce qui concerne l’histoire des discours, on peut admettre que les Grecs inventent le thème de l’interdit égyptien, tout en le présentant comme relatif et circonstanciel. Le texte le plus fameux est celui d’Hérodote qui évoque l’impureté du cochon en Égypte. Les Grecs ont en effet été les premiers à formuler un discours sur les interdits alimentaires au sein d’une réflexion où les Égyptiens vont rejoindre les Judéens13. Manifestement, les Grecs, friands de porcs, lesquels constituent chez eux la plus normale des offrandes sacrificielles, s’intéressent aux mœurs différentes. Les Grecs s’intéressent aussi aux ambivalences porcines, notamment celles de la peau du cochon, si proche de la peau humaine et sujette également à des « lèpres »14. Hérodote, affirme que les Égyptiens considèrent le porc comme une bête impure (miaros). En conséquence selon lui, on ne pourrait en sacrifier aux dieux – si ce n’est dans le cadre de cérémonies particulières consacrées à la Lune (II, 47-48).  L’observation d’Hérodote n’est pas complètement erronée, car la documentation égyptienne confirme l’existence d’offrandes sacrificielles de porc dans des cérémonies probablement liées au cycle férial osirien ou en l’honneur de la déesse Sekhmet, qui aime particulièrement les offrandes carnées grillées sur les autels15. Hérodote ne dit pas cependant qu’il est autrement interdit de manger du porc en Égypte. D’autres auteurs grecs iront plus loin qu’Hérodote. Plutarque, par exemple, qui stipule que les prêtres égyptiens (et non pas l’ensemble de la population) ne mangent ni porc ni mouton, car ces nourritures seraient peu digestes et compromettraient la pureté (Isis et Osiris, 353 E-354). De même, chez Flavius Josèphe (Contre Apion, II, 137-144), on envisage un interdit alimentaire, un trait culturel qui rapprocheraient les prêtres égyptiens des Judéens, tout comme la circoncision. Ces quelques étapes orientent en tous cas vers un discours concernant une ambiguïté du porc égyptien : on va voir à présent que la documentation pharaonique, si elle confirme le statut ambigu de l’animal, est loin de poser à son encontre un interdit alimentaire.

Pour comprendre la situation égyptienne, il faut tenir compte de nombreux paramètres liés à l’économie de l’élevage, aux pratiques alimentaires ainsi qu’au système religieux (rituel et mythologique) les mettant en jeu.

Elite et troupeaux

L’Égypte est une très ancienne terre de domestication, et l’histoire nouée entre les humains et les animaux qu’ils exploitent y est bien antérieure à la civilisation pharaonique. Lorsque celle-ci émerge au tournant du 4e millénaire avant notre ère, tout une culture agricole existe déjà. Le système de pouvoir qui se met en place peu à peu est celui d’une cour royale qui centralise tout autour d’elle. Dans le domaine agricole, c’est elle qui possède les terres, donc les troupeaux16. Il n’y a pas de propriétaires terriens hormis le monde des temples, lequel est celui de l’institution royale. Ceux qui remplissent les fonctions de bergers, laboureurs, éleveurs, pêcheurs, bouviers, âniers, porchers, etc., tous participent d’un vaste système agricole dont les éléments (humains, animaux, végétaux, etc.) s’inscrivent eux-mêmes dans une grille productive, certes, mais aussi symbolique. A cet égard, les recherches sur la société égyptienne se sont plus intéressées aux aspects socio-économiques constitutifs de ce système qu’aux tenants symboliques et religieux des acteurs (humains, animaux, plantes), lesquels ne constituent certes pas un domaine délaissé par la recherche, mais généralement plutôt abordé séparément. Or, pour la question qui nous intéresse (les cochons), je pense que l’on doit absolument tenir compte d’une approche globale pour résoudre les questions anthropologiques. Plus précisément, si l’on se pose la question des éventuels interdits alimentaires en Égypte, la balance s’effectue en prenant en considération d’une part les données relatives à l’alimentation révélée par les représentations, le discours sur l’alimentation produit par les sources textuelles, et les traces archéologiques concrètes des pratiques. Ces données doivent ensuite être envisagées selon un système de règles et de normes propres à plusieurs sphères de la culture pharaonique : au sommet, les règles palatiales et par extension les normes sacerdotales, celles de l’élite sociale et enfin le peuple. A un autre niveau, les diètes mondaines et supra-mondaines doivent être distinguées : ce que mangent (réellement) les humains ; ce que mangent (symboliquement) les dieux ; ce que mangent les défunts (soit par le truchement de l’offrande, soit par le discours lié à la poursuite de l’alimentation dans ou en rapport à l’Au-delà (en égyptien, la Douat). L’ensemble de ces données demande à présent à être prises en considération lorsque l’on se penche vers les différentes espèces domestiquées (je n’entre pas en matière ici sur la pêche et la chasse). En premier lieu, j’aimerais souligner qu’il n’existe pas un mot signifiant « animal » en ancien égyptien. Ceux-ci sont nommés suivants différentes espèces : les bovidés, qui incluent plusieurs espèces spécifiques ; le « petit bétail », qui se dit aout, qui recoupe les ovins, les suidés, et également les ânes17. Il en résulte que parfois si les textes mentionnent uniquement le terme générique aout, on ne peut exactement avoir si les cochons y sont ou non inclus. L’échelle de valeur liée au prestige des espèces place les bovidés en position supérieure. En tant qu’offrande, et en tant que viande consommée, c’est une catégorie nettement valorisée. Suit la catégorie non valorisée du petit bétail, fournissant une nourriture du commun. Cette hiérarchie agricole est en gros invariable. En ce qui concerne les cochons, on notera néanmoins qu’ils sont valorisés durant la XVIIIe dynastie, notamment dans la région thébaine : on les représente volontiers dans les scènes funéraires dévoilant la richesse des troupeaux, on le cite en nombre dans divers dénombrements. L’archéologie confirme ces données, car la viande de cochon figure souvent parmi celle le plus consommée ; on a fouillé également des porcheries soigneusement bâties.

Mythologie contrastée des porcs

Si des indices ténus nous permettent de supposer que des mythes soutiennent le discours symbolique associés aux cochons dès les plus anciennes époques, c’est à partir des Textes des Sarcophages du Moyen Empire que l’on peut lire les contours bien dessinés d’un horizon mythologique porcin. Pour l’essentiel, l’animal y est pris en mauvaise part, car dans sa voracité il avait porté la dent sur l’œil d’Horus, dans un récit permettant de positionner cette « mutilation qualifiante » dans la perspective d’un cycle de récits autour des yeux-astres en l’occurrence la lune et ses phases d’obscurcissement18. Ce cochon agressif est une incarnation du dieu Seth, et cette association positionne l’animal dans un pôle symbolique négatif. Selon le mythe attesté dans les Textes des Sarcophages, un « porc noir » aurait blessé l’œil du dieu Horus. On peut certainement d’emblée lire là derrière une transposition d’un mythe d’obscurcissement de l’astre lunaire. Il découle de la fâcheuse aventure d’Horus et du porc noir, que le dieu blessé (mais guéri) affirme à présent « détester » le porc ; en conséquence il le refuse comme offrande ; le colophon de la formule 158 des Textes des Sarcophages ne doit pas être récitée « en mangeant du porc » (CT II 326.c). Cette méfiance n’est pas une interdiction générale de consommation, mais bien une restriction dans un cadre rituel donné. Le mythe est transmis dans la tradition funéraire ultérieure : on le retrouve notamment dans le Livre des Morts (chap. 112), avec peu de modifications. De manière comparable, un porc nommé « l’avaleur » est expulsé du palais d’Osiris figuré dans le Livre des Portes, dans une scène de jugement des morts19. Quoi que cela ne soit pas indiqué, on peut supposer là encore que l’animal recouvre une forme de Seth, expulsé du monde osirien. Là, le cochon est nommé « avaleur » ; si l’on ne dit pas exactement ce que l’animal a avalé, on peut déduire qu’il s’agit encore une fois de l’œil d’Horus. Le porc vorace et agressif apparaît aussi en lien avec le dieu de la terre, Geb : le porc, qui dans la vie rurale fouille le sol de son groin, et fonctionne d’ailleurs comme véritable charrue ou défricheur, rencontre donc le dieu de la terre, dont la mythologie dépeint plus d’une fois le côté redoutable.  Le « Papyrus du Delta » complète la somme des reproches formulées contre le cochon dans les textes religieux : le porc habite même une curieuse bauge, mentionnée dans la topologie sacrée héliopolitaine, une enceinte mystérieuse où il serait reclus, contraint de se nourrir de déjections pour avoir agressé son père Shou20. Dans ce texte, le porc aurait en outre blessé « l’œil de Rê » et en aurait avalé quelque émanation liquide. Ceci lui aurait causé une maladie terrible, se manifestant par une purulence cutanée, une « lèpre »21. Thot, s’emparant du mal, en profita pour en créer la lune. La maladie en question est nommée « hemet-za », ce que l’on peut comprendre comme « l’art du sorcier », art magique envisagé dans ses facettes les plus sombres : une « magie noire ». Un réseau d’indices ténus mais néanmoins signifiant permet d’envisager que cette association d’une « lèpre » au cochon est en connexion avec une mythologie des étiologies lunaires – astre dont le cycle est susceptible d’être contrarié par le cochon dévorateur – dans lequel l’astre crevassé peut apparaître lui-même comme affligé d’un mal cutané. Ce détail est d’importance, car il positionne l’animal dans une mythologie des lèpres, où intervient notamment Khonsou, grand pourvoyeur des maux cutanés22.

La truie et le verrat

L’angle du genre demande de relire tout autrement la position des cochons dans la pensée égyptienne. En effet, un mythe attesté dès le Nouvel Empire nous apprend que la déesse du ciel « avale » ses enfants les astres et étoiles pour leur redonner naissance. Ce texte cosmographique est connu d’abord par une version du Nouvel Empire ( Osireion d’Abydos) puis par des versions tardives sur papyrus23.  On y apprend que Nout, la déesse du ciel, « mange » ses enfants les étoiles. Cette dévoration met en fureur son époux Geb, le dieu de la Terre. Cependant, si Nout mange ses enfants les étoiles, ce n'est point pour les digérer, c’est au contraire pour leur donner naissance à nouveau ; en effet, la déesse du ciel « avale » de même l’astre solaire au soir et le met au monde au matin. Cette dévoration stellaire (qui équivaut, à l’instar du soleil, à la phase invisible du cycle des astres) doit donc être lue dans un sens positif ; la bonne truie prolixe assume un modèle de la maternité, bonne mère pour ses ribambelles de porcelets comme pour la multitude des étoiles. Cette « bonne truie » est celle-là même qui reçoit ailleurs le nom de Réret, La « Cochonne », protectrice de l’enfance, connue par de nombreuses amulettes, images de la sollicitude maternelle. Cette « Truie Blanche » (nom qu’elle reçoit parfois) forme un couple contrasté avec le sombre Porc Noir séthien qui incarne au contraire des forces néfastes. Si l’on réfléchit du côté des règles non plus mythologiques mais agricoles, on réalise rapidement que le statut tout différencié des animaux selon le genre est d’importance également : il faut bien élever et soigner les truies pour produire une floppée de petits cochons, promis à la boucherie ; ces cochonnes mènent leur vie d’étable bien plus paisiblement que les mâles fécondateurs, plus susceptibles de graviter entre une vie extérieure sous la houlette des porchers et une demi-sauvagerie lorsqu’ils pourraient se retrouver en vadrouille. A cet égard, on peut réaliser aussi que les cochons sont nourris au grain lorsqu’ils sont en porcherie ; cependant, en extérieur, et semble-t-il particulièrement dans les rues villageoises, leur appétit les pousse à manger tout ce qui passe sous leur groin, ordures comprises ; ce fait peut bien entendu les mettre en position défavorable, dans le pôle de l’impureté, mais cette mauvaise posture n’est pas fondamentalement attachée à l’espèce24.

Alimentation et règle sacerdotale

Les mentions explicites d’interdits alimentaires sont en fait peu fréquentes dans les textes égyptiens25. Elles peuvent figurer dans des listes éphémérides ; on en rencontre parfois aussi, à l’époque ptolémaïque notamment, dans des énumérations liée à la géographie cultuelle, c’est-à-dire des énumérations synthétiques de la matière sacrée (ou proscrite) liée aux différentes provinces. On en trouve aussi parfois dans des règlements d’accès au temple, ou à telle partie du temple. Quoi qu’il en soit, la question de l’alimentation n’est pas décisive ou centrale pour l’obtention de la pureté rituelle. Elle peut y contribuer, certes, mais elle n’est pas l’objet d’une attention toujours scrupuleuse. En tous cas, il n’existe aucun interdit alimentaire permanent concernant l’ensemble de la société de l’Égypte ancienne. En revanche, la mise en avant de l’interdit alimentaire égyptien procède fondamentalement du regard grec. Hormis les prêtres, tenus à un ensemble de règles, voire la population des fidèles qui pouvait avoir accès lors de circonstances particulières (fêtes, processions, etc.) à certaines parties du temple, nous ne pouvons pas juger facilement des implications alimentaires quotidienne découlant des prescriptions sacerdotales. Rien dans la documentation pharaonique ne laisse entrevoir l’idée que les pratiques alimentaires constituent une part identitaire décisive de la vie sociale. La hiérarchie des espèces place toutefois les bovins en position prééminente ; les cochons (comme les poissons), sont quant à eux des aliments du commun et sans prestige (d’où leur absence habituelle dans les listes d’offrandes).

En ce qui concerne le cochon, si l’on envisage de manière globale le sujet, les données égyptiennes mettent en lumière une complexité relationnelle entre l’espèce domestiquée et les humains, une relation nuancée qui se déploie dans des pôles très différents. Selon les cas (c’est-à-dire, en ce qui concerne l’égyptologie, selon le contexte documentaire) l’animal peut se trouver dans des situations fort différentes, de la valorisation au rejet, de l’indifférence à la stigmatisation. De l’horizon sanglant de la boucherie à la douce sollicitude maternelle, les cochons offrent matière à un paysage symbolique riche qui nous confronte certainement à des ambiguïtés fondamentales sur lesquelles travaille la mythologie, laquelle aime à jongler avec les ambivalences et les tensions en jetant des ponts permettant de construire un univers symbolique référentiel.

 

 

  • 1 Max D. Price, Evolution of a Taboo : Pigs and People in the Ancient Near East, Oxford, Oxford UP, 2021 ; Jordan D. Rosenblum, Forbidden. A 3,000-year History of Jews and the Pig, NYU Press, New York, 2024.
  • 2 Youri Volokhine, Le porc en Égypte ancienne. Mythes et histoire à l’origine des interdits alimentaires, Presses Universitaires de Liège, Liège, 2014 ; idem « La question de l’interdit du porc en Égypte ancienne », dans Tabous et transgressions, Actes du Colloque organisé par le Collège de France, Paris, les 11-12 avril 2012, Jean-Marie Durand, Michaël Guichard, Thomas Römer (éds.), Orbis Biblicus et Orientalis 274, Academic Press, Vandenhoeck & Ruprecht, Fribourg / Göttingen, 2015, p. 273-286 ; idem « Les porcs du Nil », dans Sangliers et Cochons dans la Préhistoire et l’Antiquité, Eugène Warmebol (éd.), Editions du Cedarc, Mariemont, 2025, p. 69-77
  • 3 Mohammed Hocine Benkheira, Islâm et interdits alimentaires. Juguler l’animalité, Paris, PuF, 2000.
  • 4 Claudine Fabre-Vassa, La bête singulière. Les Juifs, les Chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1994.
  • 5 Pierre Birnbaum, La République et le cochon. Paris, Seuil, 2013;  Misgav Har-Peled et David Nadjari, Le complexe du cochon. Faut-il manger du jambon pour être français? Paris, Hermann, 2019.
  • 6 Carleton Coon, Caravan: the Story of the Middle East, New York, Holt, 1951.
  • 7 Marvin Harris, Cannibales et monarques. Essai sur l’origine des cultures, Paris, Flammarion, 1979, p. 171.
  • 8 Paul Diener et Eugene E. Robkin, « Ecology, Evolution and the Search for Cultural Origins : the Questions of Islamic Pig Prohibition », Current Anthropology 19, 1978, p. 493-540.
  • 9 Mohammed Hocine Benkheira, « Quelques interprétations anthropologiques du tabou du porc en Islam », dans Brigitte Lion et Cécile Michel (éds.), De la domestication au tabou. Le cas des suidés au Proche-Orient ancien, Paris, De Boccard, 2006, p. 233-244.
  • 10 Mary Douglas, De la souillure. Etudes sur la notion de pollution et de tabou, Paris, Maspero, 1981.
  • 11 Mary Douglas, Natural Symbols. Explorations in Cosmology, New York, 1970.
  • 12 Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman,  La Bible dévoilée, Paris, Bayard, 2002, p. 144-145 ; Brian Hesse et Paula Wapnsih, « Pig Use and Abuse in the Ancient Levant : Ethnoreligious Boundary-Building with Swine », dans Ancestors for the Pigs. Pigs in Prehistory, Sarah Nelson (éd.), MASCA Research Papers in Science and Archaeology, 15, 1998, p. 123-135.
  • 13 Cristiano Grottanelli, « Avoiding Pork : Egyptians and Jews in Greek and Latin Texts », dans Food and Indentity in the Ancient World, C. Grottanelli et L. Milano (éds.), Padova, S.A.R.G.O.N., 2004, p. 59-93.
  • 14 Petra Pakkanen, « Beyond Skin-deep : Considering the Pig in Ancient Greece through the Particularities of Its Skin », Kernos 34, 2021, p. 123-158.
  • 15 Pascal Vernus, « Des cochons pour Sakhmis ! À propos du porc comme animal sacrificiel », dans I. Guermeur et Chr. Zivie-Coche (éds),  « Parcourir l’éternité ». Hommages à Jean Yoyotte,  Bibliothèque de l’École pratique des Hautes Études 156, Brepols, 2012, p. 1059-1074.
  • 16 Juan-Carlos Moreno Garcia, « J’ai rempli les pâturages de vaches tachetées … Bétail, économie royale et idéologie en Egypte, de l’Ancien au Moyen Empire », Revue d’égyptologie 50, 1990, p. 241-257.
  • 17 Sara Mastropaolo, Lexique animalier égyptien. Les caprins, les ovins et les bovins, BAR International Series 2484, Oxford, 2013.
  • 18 Gyula Priskin, The Ancient Egyptian Book of the Moon, Oxford, Archaeopress, 2019, p. 105-109
  • 19 Colleen Manassa, « The Judgment Hall of Osiris in the Book of Gates », Revue d’égyptologie 57, 2006, p. 109-150.
  • 20 Dimitri Meeks, Mythes et légendes du Delta d’après le papyrus Brooklyn 47.218.84, MIFAO 125, Le Caire, 2006, p. 15, 218-220
  • 21 Joachim Fr. Quack, “The Heliopolitan Ennead and Geb as a Scrofulous Boar in the PGM:Two Case Studies on Cultural Interaction in Late-Antique Magic”, dans M. Bortolani (et alii) (dir.), Cultural Plurality in Ancient Magical Texts and Practices Graeco-Egyptian Handbooks and Related Traditions (Orientalische Religionen in der Antike 32), Tübingen, Mohr Siebeck, 2019, p. 191-207.
  • 22 Thierry Bardinet, Médecins et magiciens à la cours du pharaon, Paris, Khéops, 2018, p. 131-209 ( sur le « livre des tumeurs de Khonsou »).
  • 23 Alexandra von Lieven, The Carlsberg Papyri 8. Grundriss des Laufes der Sterne. Das Sogenannte Nutbuch, Copenhague, CNI Publications, 2007.
  • 24 Robert J. Miller, « Hogs and Hygiene », JEA 76, 1990, p. 124-140.
  • 25 Youri Volokhine, « Les interdits alimentaires en Egypte ancienne », dans Religion et alimentation en Egypte et Orient anciens, édité par Marie-Lys Arnette, RAPH 43, vol. II, IFAO, Le Caire, p. 557-591.
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RSDA 1-2025

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