Droit administratif
- Pascal Combeau
Professeur de droit public
Université de Bordeaux
Institut Léon Duguit - Maryse Deguergue
Professeure émérite de droit public
Université Paris
ISJPS (CERAP)
Les actes de prédation du loup : de l’indemnisation forfaitaire à la responsabilité sans faute de l’Etat législateur ?
Note sous CAA, Lyon, 30 avril 2025, Ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, n° 22LY03432
Mots-clés : prédation du loup, espèces protégées, indemnisation forfaitaire, responsabilité sans faute de l’Etat législateur, rupture d’égalité devant les charges publiques
- On sait déjà depuis quelques années que la réglementation concernant ce grand prédateur, guidée par le respect d’un équilibre précaire entre la défense d’une espèce protégée et la défense des troupeaux1, n’est pas dénuée d’ambiguïtés dès lors que la protection, affirmée avec force par la loi qui proscrit la destruction des espèces protégées2, doit s’accommoder de limites de plus en plus importantes. D’un plan national d’actions sur le loup (PNA) à un autre3, le système des autorisations de tirs accordées par les préfets se veut de plus en plus souple4, aidé par une interprétation jurisprudentielle plutôt favorable aux dérogations au régime de protection, assises sur l’article L. 411-2-4° du code de l’environnement5. D’un autre côté, face à la recrudescence de la prédation sur les troupeaux, consécutive à l’augmentation de la population lupine6, l’Etat a, dès 1993, mis en place un dispositif d’indemnisation forfaitaire des éleveurs : c’est précisément ce dispositif qui est au cœur de cet arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Lyon le 30 juin 2025 qui vient confirmer un autre arrêt rendu par la même juridiction le 13 novembre dernier7.
- En l’espèce, le troupeau d’un exploitant agricole et éleveur ovin domicilié dans la commune de Collandres (Cantal) a subi, dans la nuit du 2 au 3 mai 2019, une attaque dont vingt-neuf moutons ont été victimes. Suivant la procédure édictée par la circulaire du 27 juillet 2011 relative à l'indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques, alors applicable, le propriétaire prend attache avec le service national de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) – devenu, depuis le 1er janvier 2020, l’Office français de la biodiversité qui fusionne l’ONCFS et l’Agence française pour la biodiversité8 – qui réalise un constat de dommages le 3 mai puis un dossier technique le 4 mai. Les agents de l’ONCFS confirment bien un acte de prédation mais excluent la responsabilité du loup en raison de l'existence d'indices excluant cette responsabilité, à savoir le diamètre des perforations inférieures à 3 mm et la faible profondeur des lésions constatées. Sur la base de cette expertise, le préfet du Cantal écarte toute indemnisation par une décision du 14 mai 2019. Demandant le réexamen de son dossier, le propriétaire se voit opposer un deuxième refus préfectoral le 16 décembre 2019, sur le même fondement confirmé par un groupe de travail. Ce sont ces deux décisions de refus qui sont contestées devant le juge administratif. Le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, par un jugement en date du 22 septembre 20229, se prononçant comme juge de plein contentieux, condamne l’Etat à verser à l’éleveur une somme de 5472 euros par application du barème prévu par la circulaire : il estime qu’en lui refusant tout droit à indemnisation, le préfet a méconnu les dispositions de la circulaire de 2011 car il n’établit pas que les conditions permettant d’exclure avec certitude la responsabilité du loup sont réunies. Le juge relève en effet que l’expertise n’est pas aussi catégorique et que, pour certaines victimes animales, il demeure un doute technique qui, conformément aux prescriptions de la circulaire, doit profiter à l’éleveur. La Cour administrative d’appel confirme ce raisonnement : « un doute existant quant à l'absence de responsabilité du loup dans l'attaque survenue, c'est à bon droit que pour ce motif le tribunal a fait droit à la demande » de l’éleveur (point 6) ; il rejette par conséquent la requête du ministre tout en ajoutant, au titre de l’évaluation des préjudices, une somme de 1500 euros correspondant à l’indemnisation du préjudice moral que le Tribunal avait exclue mais que la Cour prend en considération en estimant que la circulaire n’excluait pas ce type d’indemnisation. Cet arrêt rendu par le juge lyonnais présente un double intérêt. S’il se fonde essentiellement sur le régime d’indemnisation du fait de la prédation des loups, il apporte des précisions importantes sur ce mécanisme forfaitaire qui a connu ces dernières années des modifications substantielles (I). Ensuite et surtout, il esquisse, dans le droit fil de quelques décisions rendues par des juridictions administratives territoriales, la possibilité – non explorée en l’espèce – d’une responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les charges publiques du fait de l'activité législative de l'Etat à raison des dommages causés par la prolifération des spécimens d'une espèce animale protégée (II).
I. L’application du régime d’indemnisation forfaitaire
- La première précision est d’ordre contentieux et relève de l’office du juge administratif. En effet, dans son recours initial devant le Tribunal administratif, l’éleveur contestait, à titre principal, la légalité des décisions préfectorales lui refusant toute indemnisation. Le juge ne s’était pas placé sur ce terrain : il a considéré que les décisions préfectorales n’ont eu pour seul effet que de lier le contentieux à l’égard de l’objet de la demande du requérant « qui, en formulant ses conclusions, a donné à l’ensemble de sa requête le caractère d’un recours de plein contentieux »10. Il en a déduit que la demande le conduisant à se prononcer sur le droit de l’intéressé à percevoir la somme qu’il réclame, il n’a pas à se prononcer sur les vices propres entachant les décisions. La Cour confirme cet office restreint à la pleine juridiction : si le défendeur persiste à contester en appel les décisions préfectorales, « ainsi que l'a rappelé à bon droit le tribunal, les moyens de légalité soulevés par l'intimé à l'encontre de ces décisions sont sans incidence sur la solution du litige » (point 2). Cette affirmation n’est pas forcément évidente. L'objet d'une décision statuant sur une demande d'octroi de l'aide à la suite d'une attaque de troupeaux présente un caractère incontestablement pécuniaire, et, en application de la jurisprudence Lafage11, le juge administratif pouvait très bien être saisi d’un recours pour excès de pouvoir. C’était d’ailleurs la solution donnée par le Tribunal administratif de Marseille qui, saisi en 2022 d’un tel refus d’indemnisation, s’est prononcé sur la légalité des décisions préfectorales12. Mais il est vrai que la jurisprudence – issue essentiellement des tribunaux administratifs – n’est pas fixée : certains tribunaux s’estiment saisis d’un contentieux uniquement indemnitaire13, tandis que d’autres admettent un contentieux mixte, examinant d'abord la légalité du refus d'indemnisation puis le droit à indemnisation du requérant14. Un jugement du Tribunal administratif de Toulouse rendu en 2023 a tenté, en suivant les conclusions de son rapporteur public15, une clarification bienvenue : les décisions de refus d’indemnisation des éleveurs de troupeaux attaqués « qui ont un objet purement pécuniaire, peuvent être contestées par la voie du recours pour excès de pouvoir ou d'un recours indemnitaire dans le délai de recours contentieux de droit commun » 16. L’option des deux recours, conformément à la jurisprudence Lafage, est donc ouverte et si, dans notre affaire, c’est la voie du recours indemnitaire qui a été privilégiée, c’est sous réserve que ce recours soit introduit dans le délai de recours contentieux de droit commun de deux mois17.
- L’autre précision a trait au régime d’indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques, défini depuis 1993 et jusqu’en 2019, par voie de circulaires du ministre en charge de l'écologie. La circulaire du 27 juillet 2011, applicable en l’espèce, prévoit ainsi un barème d’indemnisation en fonction des animaux visés par des attaques (ovins, bovins, caprins, équins ou canidés) et en fonction de différentes situations, selon que les animaux sont tués, disparaissent ou subissent des perturbations (pertes indirectes). Elle précise également la procédure d’indemnisation : la signalisation par l’éleveur dans un délai de 72 heures à différents organismes (dont l’ONCFS), le constat et l’analyse technique et la décision prise par le préfet de département en fonction des conclusions de l’expertise technique. Ce dernier n’est pas tenu d’accorder l’indemnisation lorsque la responsabilité du loup dans l’attaque est écartée. Toutefois, la circulaire tient compte du doute : « la conclusion technique est ainsi élaborée par recherche des éléments écartant la responsabilité du loup, plutôt que de ceux qui la prouverait, ces derniers étant souvent aussi observés en cas d’attaque de chiens. La construction même de la décision d’indemnisation tient donc compte de cette incertitude et, en cas de doute technique, l’analyse conduit ainsi à une décision prise à l’avantage de l’éleveur ayant subi des dommages »18. L’arrêt commenté montre une interprétation compréhensive de ces dispositions, qui va dans le sens des intérêts de l’éleveur. D’abord en faisant application du doute raisonnable quant à l’absence de responsabilité du loup dans l’origine des dommages ; ensuite, en acceptant d’indemniser le préjudice moral subi par l’éleveur alors même que la circulaire ne prévoit pas cette hypothèse. Le tribunal administratif avait, sur ce point, une interprétation plus restrictive en considérant que « la circulaire a vocation à couvrir l’indemnisation de la totalité du préjudice de l’éleveur, le requérant n’apparait pas fondé à demander la condamnation de l’Etat à l’indemniser du préjudice moral qu’il invoque »19. Si le requérant peut être satisfait de cette solution, il n’en reste pas moins que le régime d’indemnisation prévu par la circulaire de 2011 fut régulièrement critiqué. Le plan d’actions sur le loup pour la période 2018-2023 relevait ainsi que les barèmes d’indemnisation ont été en quelque sorte cristallisés en 2011 et que « plusieurs années après leur fixation, il est légitime de réviser ces modalités d’indemnisation pour tenir compte des évolutions des prix de marché constatées et des nouveaux contextes de prédation »20. Cette révision interviendra avec le décret n° 2019-722 du 9 juillet 2019 relatif à l'indemnisation des dommages causés aux troupeaux domestiques par le loup, l'ours et le lynx21. En dehors du fait que le régime d’indemnisation adopté sur la base des lignes directrices de l'Union européenne concernant les aides d'Etat dans les secteurs agricole et forestier et dans les zones rurales 2014-2020, est désormais reconnu par un texte de droit « dur », s’appliquant de manière commune aux loups, aux ours et aux lynx, ce texte simplifie les démarches et précise les modalités d’indemnisation. Il pose surtout le principe que les montants forfaitaires et les modalités de calcul de l’indemnisation sont déterminés par un arrêté conjoint des ministres chargés de l’Environnement et de l’Agriculture et sont révisés tous les trois ans22. Si le décret de 2019 n’est pas invoqué dans notre affaire dès lors que les faits sont antérieurs à son entrée en vigueur, cette évolution montre que les pouvoirs publics souhaitent bien renforcer le dispositif d’indemnisation forfaitaire. Mais avant comme après 2019, la question se pose de savoir si le droit commun de la responsabilité administrative peut s’appliquer ; c’est justement ce qu’explore notre arrêt.
II. La voie de la responsabilité sans faute de l’Etat législateur
- L’apport essentiel de l’arrêt tient en effet à ce considérant qui mérite d’être cité entièrement : « Il résulte des principes qui gouvernent l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat que le silence d'une loi sur les conséquences que peut comporter sa mise en œuvre ne saurait être interprété comme excluant, par principe, tout droit à réparation des préjudices que son application est susceptible de provoquer. Ainsi, même si les dispositions de l'article L. 411-1 du code de l'environnement ne le prévoient pas expressément, le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application de ces dispositions, doit faire l'objet d'une indemnisation par l'Etat lorsque, excédant les aléas inhérents à l'activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés » (point 3). Si la Cour n’exploite pas cette voie, se focalisant pour l’essentiel sur le régime d’indemnisation forfaitaire, elle n’en pose pas moins le principe d’une responsabilité sans faute de l’Etat pour rupture d’égalité devant les charges publiques à raison des dégâts causés par les loups, en tant que ceux-ci constituent une espèce protégée par la loi. C’est ici l'article L. 411-1 du code de l'environnement, codifiant la loi n° 76-629 du 10 juillet 1976, qui est spécifiquement visé et on sait comment cette loi a pu justifier la reconnaissance par le Conseil d’Etat de la responsabilité sans faute (issue de la célèbre jurisprudence La Fleurette) pour des dommages causés aux pisciculteurs par les grands cormorans 23. En première instance, le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand avait déjà admis l’extension de cette jurisprudence aux dommages causés par les loups24, suivi par le Tribunal administratif de Toulouse25. Quant à la Cour administrative d’appel de Lyon, elle n’en est pas à son premier coup d’essai : après l’avoir admis implicitement en 202026, elle a posé franchement le principe en 2024 que notre arrêt reproduit in extenso27.
- La reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat législateur dans le cas de la prédation du loup ne découlait pourtant pas de soi. La difficulté tenait en particulier au fait qu’il existe un régime d’indemnisation forfaitaire : l’existence d’un tel mécanisme pousse en principe la jurisprudence à considérer que l’action en responsabilité de droit commun est fermée28 ; on peut ajouter que le décret de 2019, même s’il n’est pas invoqué en l’espèce, prend soin de préciser : « aucune autre aide ne peut être versée au titre de l'indemnisation des dommages dus au loup, lynx ou ours (…) »29. Comment dès lors justifier ce cumul, esquissé par notre arrêt à défaut d’être véritablement expliqué ? On peut ici se référer aux conclusions du rapporteur public dans l’affaire SCEA de Beauvoisin qui apportent un éclairage convaincant sur ce point30. Les régimes d’indemnisation forfaitaire ne peuvent faire obstacle aux mécanismes de responsabilité de droit commun que s’ils sont d’origine législative dans la mesure où ils se rattachent aux obligations civiles dont la détermination des principes fondamentaux est réservée à la loi par l’article 34 de la Constitution. Or, en matière de dommages causés par la prédation lupine, le mécanisme d’indemnisation a longtemps été infra-réglementaire avant d’être réglementaire depuis 2019. Certes, l’article L. 427-6 du code de l’environnement prévoit, spécifiquement pour les loups, que toute attaque « ouvre droit à indemnisation », mais cette disposition très générale ne peut être considérée comme le fondement du régime d’indemnisation qui demeure régi par des textes ad’hoc. Ces derniers ne font donc pas obstacle à l’exercice d’une action en responsabilité. C’est ce que confirme implicitement notre arrêt. Le Tribunal administratif de Toulouse a du reste donné quelques éléments d’articulation lorsqu’est contesté, comme dans l’arrêt commenté, une décision préfectorale de refus d’indemnisation : cette dernière peut, dans le délai contentieux, être contestée par la voie du recours pour excès de pouvoir ou par celle du recours indemnitaire ; l’action en responsabilité est possible mais uniquement à l’expiration du délai et sur un objet qui n’aurait pas la même portée que la contestation de la décision31.
- Admise dans son principe, la responsabilité sans faute de l’Etat législateur pour des dommages causés par les loups a-t-elle réellement des chances de prospérer ? La question est légitime, d’autant que l’arrêt commenté ne s’engage pas dans cette voie. On sait que l’obstacle principal à l’admission d’une telle responsabilité fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques tient à la nature du préjudice qui doit être anormal et spécial. En matière d’espèces protégées par la loi, la jurisprudence ajoute une exigence tenant à l’origine du préjudice qui doit résulter de la prolifération de ces espèces, exigence posée par l’arrêt Association pour le développement de l'aquaculture en région Centre32 et reprise par la Cour administrative d’appel. Toutes ces conditions ne sont évidemment pas favorables à la reconnaissance effective de la responsabilité de l’Etat du fait de la loi en général et du fait de la loi sur la protection des espèces en particulier33. C’est singulièrement vrai pour les dommages causés par les loups : le Tribunal administratif de Toulouse relève par exemple que, compte tenu du fait que la prédation qui augmente mécaniquement avec la prolifération du loup touche nombre de départements, la société requérante n’établit pas en quoi son préjudice serait spécial34. L’exigence du préjudice résultant de la prolifération du loup est elle-même très aléatoire : la prolifération s’apprécie-t-elle de manière quantitative en fonction du nombre global d’espèces ou de manière qualitative en fonction des territoires particulièrement touchés ? Comme le souligne Philippe Yolka, l’augmentation de la prédation a entrainé un mouvement d’abaissement de la protection de cet animal qui aura nécessairement un effet sur sa prolifération : dès lors, « il n'est pas certain que cette jurisprudence engendre une descendance considérable, le loup ayant peut-être commencé à creuser sa tombe avec ses crocs »35 On peut donc saluer l’audace du juge administratif tout en craignant que ce nouveau pas (de loup) ne se transforme en coquille vide…
Pascal Combeau
Loup y es-tu ? Loup que fais-tu ?
Note sous CE, 18 avril 2025, n° 493510, inédit au recueil Lebon.
Mots-clés : espèces protégées, dérogation à l'interdiction de destruction, plan national d'action pour le loup, protégeabilité des troupeaux.
- Au moment où le Parlement européen vient de voter, après avoir recouru à la procédure d'urgence, le déclassement de la protection du loup qui passe d'espèce « strictement protégée », à espèce simplement protégée36, le Conseil d'Etat a été conduit à examiner la légalité des dérogations prévues par la réglementation française à l'interdiction de destruction des loups sous l'empire de son ancien statut. L'arrêt commenté, lu le 18 avril 2025, se prononce, à la demande de huit associations, sur la légalité de l'arrêté interministériel, pris par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, en date du 21 février 202437, fixant les conditions et les limites dans lesquelles les dérogations aux interdictions de destructions de cette espèce peuvent être accordées par les préfets. Le cadre juridique de cet arrêté était donc toujours celui de la directive « Habitats » du 21 mai 1992 et de sa transposition dans le code de l'environnement à l'article L. 411-1, textes de référence qui sont sans doute appelés à être modifiés, consécutivement au changement de statut du loup. En outre, cinq parmi les huit associations requérantes, demandaient l'annulation pour excès de pouvoir de l'instruction de la préfète coordonnatrice du plan national d'action pour le loup et les activités d'élevage en date du 23 février 2024. C'est seulement sur ce dernier recours qu'elles ont obtenu satisfaction au terme d'une décision du Conseil d'Etat particulièrement dense et argumentée.
- Si le loup, comme l'ours, occupe souvent les colonnes de cette revue, c'est parce qu'il peut faire, en toute légalité, l'objet de tirs mortels de la part des humains, en raison des prédations qu'il cause aux troupeaux d'élevage et du fait de ses caractéristiques biologiques : non seulement le loup est un « animal voyageur », « ubiquiste, capable de s'adapter à tous les milieux », mais c'est aussi un bon reproducteur, dont le taux de croissance annuel est évalué entre 15 et 20%38. Or, l'arrêt commenté montre que l'évolution, depuis quelques années39, est notable et ne va pas dans le sens d'une meilleure protection de cette espèce, anticipant en quelque sorte la nouvelle position de l'Union européenne. Si en 2018 le juge administratif avait examiné la proportionnalité de l'autorisation d'un tir de prélèvement d'un loup par rapport au danger qu'il représentait pour les troupeaux, il n'est pas sûr que ce raisonnement prévale encore aujourd'hui. En effet, l'intérêt de l'affaire commentée ici réside dans le renversement de la logique qui sous-tend les autorisations de tirs : il n'est plus nécessaire de démontrer un risque encouru par les troupeaux, suite à des prédations du loup ayant engendré des dommages importants, il suffit que le risque de dommage soit « suffisamment avéré » pour autoriser des tirs, dont la variété était l'un des enjeux de la contestation de l'arrêté interministériel attaqué. De fait, celui-ci distingue quatre types différents de tirs, à savoir des tirs d'effarouchement, des tirs de défense simple, des tirs de défense renforcée et des tirs de prélèvement. Le Conseil d'Etat a rejeté les moyens d'annulation articulés devant lui et a ainsi accepté la validation de la destruction préventive des loups (I). Par ailleurs, la méconnaissance du principe de précaution ayant été invoquée relativement au maintien de l'espèce canis lupus dans un état de conservation favorable, le Conseil d'Etat l'écarte en se fondant sur l'augmentation de sa population, mais il semble bien que la neutralisation de la précaution soit ambivalente (II), puisque le « risque de dommages » aux troupeaux est pris en considération dans la réglementation et implique que la précaution joue en faveur des animaux d'élevage. Qu'on s'entende bien : il ne s'agit pas de contester systématiquement tout tir létal contre le loup et de nier le traumatisme subi du fait de ses attaques, autant par les bêtes que par leurs éleveurs. La question posée par cette éternelle querelle est seulement de savoir si tuer un loup répond réellement à l'objectif de préservation des animaux d'élevage et de l'intégrité de la propriété privée, sans dommages importants pour cette espèce sauvage, et si une logique de prévention des attaques du loup ne devrait pas prévaloir sur la logique de défense par des tirs létaux.
I. La validation de la destruction préventive des loups
- L'arrêté interministériel était querellé tant sur sa légalité externe que sur sa légalité interne. La régularité de la procédure suivie pour son adoption, et particulièrement la consultation obligatoire du Conseil national de protection de la nature (ci-après CNPN), est reconnue par le juge administratif qui admet que cette consultation a été constructive (A). Sur le fond, la politique de prévention des dommages à l'élevage est validée, alors même qu'elle ne constitue pas toujours une réponse graduée à des véritables attaques (B).
A. Une consultation constructive
- L'article R. 411-13 du code de l'environnement prévoit que les ministres chargés de la protection de la nature et de l'agriculture fixent, par arrêté conjoint, les conditions et limites dans lesquelles les dérogations à l'interdiction de destruction des espèces protégées sont accordées par les préfets, après la consultation pour avis du CNPN. Les associations requérantes avançaient trois moyens d'annulation de cette procédure de consultation, lesquels ont tous été rejetés par le Conseil d'Etat. D'une part, elles prétendaient que le délai de quinze jours pour l'envoi de la convocation à la réunion avec les documents adéquats n'avait pas été respecté, puisqu'il n'avait été que de sept jours, dont seulement trois ouvrés. Conformément à sa jurisprudence bien établie depuis 201140, le Conseil d'Etat estime qu'il ne s'agit pas d'une formalité substantielle, puisque cette irrégularité n'a pas exercé d'influence sur l'avis rendu par le CNPN et qu'elle n'a pas privé les personnes intéressées d'une garantie. Autant dire que les délais fixés par les textes n'ont pas d'importance et peuvent ne pas être respectés sans l'ombre d'une sanction. D'autre part, il était soutenu que l'arrêté litigieux aurait dû être pris postérieurement à l'adoption des plans nationaux d'action opérationnels prévus par l'article L. 411-3 du code de l'environnement. Ces plans, prévus pour la conservation ou le rétablissement des espèces protégées et des insectes pollinisateurs, sont élaborés par espèce ou groupe d'espèces. Concernant le nouveau plan national d'action (PNA) sur le loup, qui couvre la période 2024-2029, il a été adopté lors d'une séance du Groupe National Loup du 20 février 2024 et publié à cette date, ainsi que les trois textes débattus lors de cette séance, à savoir le nouvel arrêté cadre sur les tirs, objet du présent recours, une nouvelle instruction technique sur la gestion de la réponse à la prédation des loups sur les activités d'élevage et le nouvel arrêté relatif aux barèmes d'indemnisation des dommages subis par les élévages victimes de cette prédation41. La concomitance des dates de publication – le 23 février au JO en ce qui concerne l'arrêté attaqué - montre une réelle coordination des autorités compétentes – les ministres en charge de la transition écologique et de l'agriculture et la préfète coordonnatrice du PNA sur le loup, préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes - et une convergence des objectifs, résumés dans le slogan « renforcer la coexistence du loup et des activités d'élevage ». En conséquence, le Conseil d'Etat ne pouvait que rejeter l'argumentation des requérantes, en constatant qu'aucune disposition législative ou réglementaire n'impose que l'arrêté sur les dérogations à l'interdiction de détruire les loups soit pris postérieurement au plan national d'action les concernant.
- Enfin, les associations requérantes prétendaient que les modifications, apportées au texte initial par le CNPN et reprises dans la version définitive de l'arrêté, auraient dû faire l'objet d'une nouvelle consultation. Ces modifications sont importantes, puisqu'elles concernent la distinction entre les tirs de défense simple et les tirs de défense renforcée, ainsi que la suppression de l'obligation, pour les agents de l'Office français de la biodiversité (OFB) et les lieutenants de louveterie, d'éclairer leur cible avant chaque tir la nuit. Toutefois, le Conseil d'Etat a pu considérer, à bon droit, que non seulement la nature et les changements limités apportés n'étaient pas des questions nouvelles, mais aussi que le CNPN avait été mis en mesure de se prononcer sur la gradation entre les différents types de tirs et avait déjà fait œuvre constructive en la matière. Au fond, ce sont les mesures « d'effet gradué » et qui peuvent être combinées, pour mettre les troupeaux à l'abri de la prédation du loup, qui interrogent sur la possibilité d'une réelle coexistence du loup et des activités d'élevage, sachant que la population de cette espèce protégée est en croissance dans plusieurs départements et que le front de colonisation de celle-ci s'étend et que, par ailleurs, le nombre maximum de spécimens de loups dont la destruction est autorisée est fixé chaque année par arrêté ministériel42.
B. Attaques et contre-attaques
- Les quatre types de tirs étaient déjà prévus par les arrêtés interministériels antérieurs portant sur les dérogations aux interdictions de destruction des loups43 et l'arrêté attaqué, actuellement en vigueur, ne modifie que les conditions et les modalités d'exercice des opérations de défense. On comprend que le contrôle de proportionnalité, exercé depuis 2018 par le juge administratif44 entre la contre-attaque par les tirs et l'attaque par le loup, c'est-à-dire entre la destruction du loup et le danger qu'il présente pour les troupeaux, ait impliqué l'adaptation des textes pour aboutir à une riposte graduée. De fait, le texte de l'arrêté en cause prévoit, de manière très détaillée, les conditions et les modalités des opérations d'effarouchement, des tirs de défense simple et renforcée et des tirs de prélèvement. A cet égard, il convient de rappeler que les dérogations à l'interdiction de destruction ne peuvent légalement être prévues qu'à deux conditions cumulatives – l'absence d'autre solution satisfaisante et le maintien des populations de l'espèce protégée dans un état de conservation favorable dans leur aire de répartition naturelle - et pour cinq objectifs seulement, celui qui nous intéresse ici étant la prévention des dommages importants à l'élevage45. Curieusement, dans l'espèce commentée, le Conseil d'Etat examine en premier lieu la réalité de ce but et en second lieu la réunion des deux conditions précitées. On se permettra d'inverser l'examen de ces questions, car l'interprétation très particulière que la Haute Assemblée donne de l'objectif de prévention des dommages importants à l'élevage relève d'un raisonnement inspiré de la précaution, que nous verrons plus loin.
- En ce qui concerne la condition relative à l'absence d'autre solution satisfaisante, sa méconnaissance était invoquée à la fois à l'encontre de l'arrêté et de l'instruction de la préfète coordonnatrice du plan national d'action sur le loup. Le Conseil d'Etat rejette l'argumentation des associations requérantes concernant l'arrêté, mais il l'accueille à l'encontre de l'instruction qui est donc annulée. Tout d'abord, concernant l'arrêté, le juge relève que, malgré l'importance des investissements dans des mesures de protection des troupeaux et les opérations d'effarouchement, les attaques du loup se sont multipliées entre 2010 et 2020. Il en conclut que ce ne sont donc pas des alternatives satisfaisantes aux tirs de destruction. Par ailleurs, il rejette l'affirmation selon laquelle l'arrêté prévoirait des conditions identiques à la mise en œuvre des tirs de défense simple et renforcée. En effet, si son article 11 prévoit bien des dispositions communes à ces deux types de tirs, ses articles 13 à 15 prévoient des modalités d'intervention des tirs de défense simple différentes de celles prévues pour les tirs de défense renforcée, lesquels font l'objet des articles 16 et 17. L'idée générale qui sous-tend le choix d'un type de tir plutôt que d'un autre est, comme le souligne l'arrêt, « la nécessité de procéder à une réponse graduée et d'établir l'absence d'autre solution satisfaisante ». Précisément, les tirs de défense renforcée ne peuvent intervenir que si des mesures de protection du troupeau ont été mises en œuvre et après le recours aux tirs de défense simple, dès lors que le troupeau a subi au moins trois attaques dans les douze mois précédant la demande de dérogation ou s'il se situe dans une commune où a été constaté le même nombre d'attaques, malgré l'installation de mesures de protection des troupeaux46. Enfin, ni le nombre de tireurs habilités à tirer, ni la dispense, pour les seuls lieutenants de louveterie et les agents de l'OFB, de recourir à une source lumineuse la nuit pour identifier leur cible, n'ont d'incidence sur les conditions posées à la délivrance des autorisations de tir et sur la nécessité d'une réponse graduée, que le Conseil d'Etat rappelle à deux reprises. En outre, le fait que le caractère effectif de la mise en place des mesures de protection des troupeaux et leur efficacité ne seraient pas suffisamment contrôlés et que l'arrêté attaqué ne prévoie pas de modalités de contrôle, n'a évidemment aucune incidence sur sa légalité. En conséquence, la Haute Assemblée estime qu'il n'y a pas eu méconnaissance de la condition relative à l'absence d'autre solution satisfaisante et écarte le moyen tiré du caractère injustifié et disproportionné des mesures édictées par l'arrêté attaqué.
- La solution retenue est par contre différente s'agissant de la légalité de l'instruction de la préfète coordonnatrice du plan d'action sur le loup47. Les requérantes tiraient argument du fait que le recours à des tirs de destruction pouvait être autorisé sans que les troupeaux bénéficient de mesures de protection. Si cet argument avait été rejeté en tant qu'il était dirigé contre l'arrêté, puisque celui-ci ne prévoit cette possibilité que dans certaines zones identifiées par voie réglementaire répondant à plusieurs critères cumulatifs, il a été admis à l'égard de l'instruction de la préfète. Le point 8 de cette dernière indiquait que les troupeaux de bovins ayant subi au moins une prédation au cours des deux dernières années « pourront prétendre », au cas par cas, à une autorisation de tirs de défense simple en l'absence de protection, « compte tenu de leur non-protégeabilité ». Le Conseil d'Etat reconnaît là une présomption de non-protégeabilité des troupeaux de bovins et admet que l'instruction litigieuse méconnaît ainsi la condition relative à l'absence d'autre solution satisfaisante, puisqu'elle revient à dispenser la reconnaissance du caractère non-protégeable de ces troupeaux d'une analyse technico-économique réalisée au cas par cas. Autrement dit, le juge sanctionne « le doute qui profite à l'éleveur »48 et qui conduit à autoriser automatiquement des tirs contre les loups, au motif que ses troupeaux ne peuvent pas être protégés dans certaines régions.
- Si la méconnaissance de la condition relative à l'absence d'autre solution satisfaisante a pu prospérer, l'invocation de la condition du maintien de l'espèce canis lupus dans un état de conservation favorable était vouée à l'échec. En effet, le Conseil d'Etat a eu beau jeu de rappeler que, non seulement un plafond de spécimens de loups pouvant être détruits est fixé chaque année par arrêté ministériel et que les dérogations accordées cessent de produire effet quand ce plafond est atteint, mais encore que la population des loups s'est accrue ces cinq dernières années. Au surplus, un système de double information de toute destruction de loup – du bénéficiaire de dérogation vers le préfet et du préfet vers tous les autres bénéficiaires de dérogations et toutes les autorités administratives concernées - permet d'éviter un dépassement du plafond des destructions autorisées chaque année. Aussi, les deux conditions posées par le code de l'environnement, pour prévoir des dérogations légales à l'interdiction de détruire une espèce protégée, étaient-elles bien remplies. Reste à examiner que le but de l'arrêté attaqué est réellement de prévenir des dommages importants à l'élevage. Ce qui apparaît évident posait, contrairement aux apparences, une difficulté certaine, dans la mesure où les associations requérantes invoquaient la violation du principe de précaution par l'arrêté.
II. La neutralisation ambivalente de la précaution
- En première analyse, le principe de précaution semble inopérant dans un contexte où les risques sont connus et répertoriés, tant pour les troupeaux victimes d'attaques régulières du loup, que pour cet animal sauvage dont la viabilité a été longtemps fragile. Pourtant, le Conseil d'Etat suit un raisonnement qui s'apparente à celui de la précaution, lorsqu'il examine l'objectif de prévenir des dommages importants à l'élevage (A) et il rejette l'invocation, par les requérantes, du principe de précaution, visant à faire invalider l'arrêté attaqué, en ce qu'il fait courir des risques à l'espèce canis lupus (B).
A. La prise en compte des risques de dommages aux troupeaux
- L'objectif de prévention des dommages importants à l'élevage est interprété par le Conseil d'Etat d'une manière très particulière, qui tend en réalité à légitimer les tirs de prélèvement sur les loups en dehors de toute attaque, afin de réguler la croissance de l'espèce. L'arrêté attaqué comporte effectivement un chapitre III sur « les opérations de destruction par la mise en œuvre de tirs de prélèvement », dont l'intitulé est évocateur49. Pour résumer, des tirs de prélèvement peuvent être autorisés par les préfets, après avis du préfet coordonnateur, dans des zones où sont constatés « des dommages exceptionnels » dans les troupeaux, ayant donné lieu à des tirs de défense simple et malgré l'installation de mesures de protection, ou dans les zones de présence permanente du loup non constituée en meute, si ces dommages ont été constatés dans les douze derniers mois, et ce, entre le 1er juillet et le 31 décembre de l'année et pour une durée maximale de trois mois, et alors que les tirs de défense renforcée ne se sont pas révélés dissuasifs. En outre, les tirs de prélèvement peuvent être réalisés à l'occasion de battues aux grands gibiers ou à l'occasion de chasses à l'approche ou à l'affût. Alors même que la condition des « dommages exceptionnels » est répétée à deux reprises pour les tirs de prélèvement et que la condition des « dommages importants » est posée de façon générale pour tous les tirs, en vertu de l'article 1 de l'arrêté50, conformément à l'article L. 411-2 du code de l'environnement, le Conseil d'Etat donne de ce dernier article une interprétation extensive, pour ne pas dire laxiste, qui s'inspire de la philosophie de la précaution. Selon la Haute Assemblée, les dispositions de cet article « ne subordonnent pas la légalité des dérogations qu'elles prévoient au constat préalable de dommages importants occasionnés directement au troupeau susceptible de bénéficier de l'octroi d'une telle dérogation, mais à l'existence d'un risque suffisamment avéré de tels dommages, que la dérogation a pour objet de prévenir »51. Le risque avéré de dommage n'est pas un dommage avéré et important, et cette prévention renforcée s'apparente bien à de la précaution.
- Certes, les chiffres de la prédation du loup, rappelés dans l'arrêt, sont encore importants52 et ont donné lieu au versement de 3,8 millions d'euros d'indemnisation aux éleveurs en 2023. Mais, force est de constater que la prise en considération d'« un risque suffisamment avéré de dommages » vient encore renforcer la présomption de responsabilité d'une attaque par le loup posée à l'article 10 de l'arrêté53, que les associations ont aussi critiquée en vain, le juge estimant qu'elle n'a pas pour effet d'étendre le nombre d'attaques imputables au loup pour justifier, le cas échéant, la délivrance d'une autorisation de tirs de défense. Aussi des observateurs ont-ils pu écrire que « le loup bénéficie d'une présomption de culpabilité », sa responsabilité n'étant écartée que si des éléments prouvent que la mort des animaux domestiques est due à une autre cause54. Par ailleurs, les arguments développés par les associations requérantes, à l'encontre des conditions de mise en œuvre des tirs de défense renforcée et de la durée maximale de cinq ans de l'autorisation des tirs de défense simple, ont été sans peine balayés par le juge qui explique, à juste titre et en substance, que ces conditions sont extrêmement détaillées et exigeantes. Il n'en demeure pas moins que pour certains scientifiques les données accumulées depuis deux décennies montrent que les méthodes de prévention des attaques de loups sur le bétail « ont probablement des effets opposés à ceux recherchés »55.
- Ce sont évidemment les tirs de prélèvement56, bien qu'ils ne soient autorisés que dans des zones identifiées par voie réglementaire et qu'ils doivent répondre à des critères cumulatifs tenant notamment à l'impossibilité de protéger les troupeaux, qui sont les plus discutables d'un point de vue éthique. De quel droit l'homme peut-il tuer un loup qui ne s'est pas montré agressif ? Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, pourraient répondre les auteurs de l'arrêté, paraphrasant le loup de la fable... Appelé à répondre au moyen de violation du principe de précaution appliqué à la préservation de l'espèce canis lupus, le juge administratif refuse de prendre en compte les risques de dommages que les tirs, et en particulier ceux de prélèvement, pourraient faire courir à l'espèce.
B. Le refus de prendre en compte les risques de dommages à l'espèce canis lupus
- Les associations requérantes invoquaient tant l'article 191 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne que l'article L. 110-1 du code de l'environnement, textes qui consacrent le principe de précaution, lequel est interprété par la Cour de justice de l'Union européenne de façon stricte57. Il ressort de sa jurisprudence, comme le rappelle le Conseil d'Etat, que « si l'examen des meilleures données scientifiques disponibles laissent subsister une incertitude sur le point de savoir si une dérogation ...nuira ou non au maintien ou au rétablissement des populations d'une espèce menacée d'extinction dans un état de conservation favorable, l'Etat membre doit s'abstenir de l'adopter ou de la mettre en œuvre ». Toutefois, et le juge le rappelle à plusieurs reprises dans son arrêt, le loup n'est plus une espèce menacée d'extinction et son état de conservation s'avère depuis ces dernières années plus que « favorable » avec un taux de croissance annuel de 15 à 20%. Le terrain du traité européen et de son interprétation jurisprudentielle ne semble donc pas fertile pour faire reconnaître la violation du principe de précaution, potentiellement induite par l'autorisation des tirs contre les loups. C'est en revanche la lettre de l'article L. 110-1 du code de l'environnement qui pouvait faire prospérer une telle argumentation, en ce qu'il comporte une disposition relative au « coût économiquement acceptable » des mesures de précaution, qui doivent être par ailleurs « effectives et proportionnées », et dont les requérants ne se saisissent pas suffisamment pour faire consacrer le principe de précaution58. Si le Conseil d'Etat écarte l'applicabilité du principe de précaution au cas d'espèce, en raison de l'évolution favorable de la population de loups « qui dépasse le seuil de mille individus sur le territoire national depuis 2022 », selon une méthode de comptabilisation révisée qui améliore sa fiabilité, il ne s'interroge ni sur le caractère effectif et proportionné des tirs, ni sur le « coût économiquement acceptable » ou non de l'ensemble des procédés de défense contre les loups. Or, les tirs de prélèvement en dehors de tout comportement agressif du loup soulèvent plusieurs problèmes, pointés du doigt par les scientifiques. Ils ne résolvent aucun des problèmes passés et obèrent plutôt le futur. On ne peut que retranscrire l'explication circonstanciée de l'un des auteurs spécialistes du loup, selon lequel « tuer un des animaux dominants, le mâle ou la femelle, conduit à désorganiser la meute correspondante, à l'éclater et à conduire ses membres à se décantonner, à changer de domaines vitaux, avec un risque sérieux de causer des attaques dans des secteurs non touchés jusque-là et peut-être non encore protégés »59. Ajoutons que le caractère prétendument non-protégeable de certains troupeaux et le plafond annuel de destruction possible des loups ne peuvent pas justifier moralement ces destructions, que l'on peut effectivement qualifier de « sociales », « sociétales », ou « politiques »60. Sans compter que, pour certains spécialistes, ce serait un effectif double de celui qui est actuellement recensé en France qui permettrait d'assurer définitivement la pérennité de l'espèce sur le territoire national.
- Au lieu et place d'une politique de destruction, a été proposée une politique de gestion « offrant toutes les garanties de protection des loups mais sans risquer l'exclusion du pastoralisme »61, ce qui suppose des dispositifs de pistage des loups sur leur terrain de chasse et d'avertissement des bergers avant les attaques, lesquels pourraient limiter la prévention à des tirs d'effarouchement, sachant que le loup averti se souvient de la menace reçue. Une telle voie est-elle réaliste et recueillerait-elle l'assentiment des éleveurs ? Rien n'est moins sûr. En tout état de cause, la question du « coût économiquement acceptable » se poserait (le pistage étant coûteux en hommes et en moyens) et serait à mettre en balance avec le coût des indemnisations accordées aux propriétaires de troupeaux pour les pertes imputées au loup, d'autant qu'un nouvel arrêté relatif aux barèmes d'indemnisation des dommages subis par les élevages victimes des prédations par le loup, l'ours et le lynx a été publié le même jour que l'arrêté attaqué et revalorise leur montant62. Désormais, l'indemnisation est basée sur la valeur marchande des animaux tués et une indemnisation pour les animaux disparus est prévue et fixée à 20% du montant de l'indemnisation des animaux tués. L'indemnisation des pertes indirectes est par ailleurs également prévue et proportionnée aux coûts directs. Dans ces conditions, serait-il envisageable d'investir dans une politique de gestion de la population lupine pour éviter la spirale de l'attaque, de la riposte et de l'indemnisation ? Le nouveau PNA sur le loup semble se diriger dans cette voie, puisqu'il prévoit le financement de plusieurs mesures de recherche, dont une étude sur les apports écosystémiques de la présence lupine et sur des nouveaux outils de protection des troupeaux innovants.
Maryse Deguergue
- 1 V. G. Audrain-Demey, « Le loup : de la protection des troupeaux à la régulation de l’espèce », RJE 2016/2, p. 234 et s.
- 2 Code de l’environnement, art. L. 411-1.
- 3 D. Thierry, « D’un plan loup à l’autre : un équilibre précaire entre respect d’une espèce protégée et défense des troupeaux », Env. 2014, n° 11, ét. 15.
- 4 Voir le dernier arrêté interministériel « cadre » du 21 févr. 2024 fixant les conditions et limites dans lesquelles des dérogations aux interdictions de destruction peuvent être accordées par les préfets concernant le loup (canis lupus).
- 5 Voir notamment, A. Goin et L. Cadin, « La fable du juge et des espèces protégées », AJDA 2025, p. 228 et s. ; X. Braud, « Opérations d’aménagement : le contrôle du juge sur les dérogations à la protection des espèces », Dr. env. 2015, n° 238, p. 334 et s. ; P. Le Goff, « Le juge administratif et le loup », Dr. adm. 2005. Etude 9. Pour des exemples concernant le contrôle des autorisations de tirs, v. M. Deguergue, « Tir autorisé de loups », RSDA 2/2018, p. 67 et s. ; ou le contrôle des arrêtés interministériels, v. P. Combeau, « Quand le Conseil d’Etat avance… à pas de loup », RSDA 1/2020, p. 55 et s.
- 6 Le plan national d’actions sur le loup 2024-2029 relève pour cette période une augmentation de la population de 114% et une augmentation de la prédation de 17%, voir PNA loup 2024-2029, en ligne, p. 26.
- 7 CAA Lyon, 13 novembre 2024, Ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, n° 22LY00305, AJDA 2025, p. 205 et s., note Ph. Yolka.
- 8 Loi n° 2019-773 du 24 juillet 2019 portant création de l’Office français de la biodiversité.
- 9 TA Clermont-Ferrand, 22 septembre 2022, n° 2000297.
- 10 TA Clermont-Ferrand, 22 septembre 2022, préc., point 2.
- 11 CE, 8 mars 1912, Lafage, n° 42612, Rec., p. 348, concl. G. Pichat, S. 1913, 3, 1, concl. et note M. Hauriou, GAJA, Dalloz, 24ème éd. 2024, n° 21.
- 12 TA Marseille, 7 juillet 2022, n° 2008601.
- 13 Voir TA Montpellier, 29 décembre 2022, n° 2101273.
- 14 Voir TA Grenoble, 24 mars 2022, n° 1906455.
- 15 A. Leymarie, « Un mécanisme forfaitaire de nature réglementaire ne fait pas obstacle à l'exercice d'une action en responsabilité de droit commun », AJDA 2024, p. 515 et s.
- 16 TA Toulouse, 15 décembre 2023, SCEA de Beauvoisin, n° 2202374, point 3.
- 17 CE, Sect., 2 mai 1959, Lafon, Rec., p. 282 ; CE, 18 mars 2019, Ghazarossian, n° 414814.
- 18 Circulaire du 27 juillet 2011, préc., II.2.
- 19 TA Clermont-Ferrand, 22 septembre 2022, préc., point 9.
- 20 PNA Loup 2018-2023, en ligne, p. 54.
- 21 Pour un commentaire de ce décret, voir J. Segura-Carissimi, RSDA 1-2/2019, p. 221 et s.
- 22 Voir arrêté du 22 février 2024 pris pour l'application du décret n° 2019-722 du 9 juillet 2019 relatif à l'indemnisation des dommages causés aux troupeaux domestiques par le loup, l'ours et le lynx.
- 23 CE, Sect., 30 juillet 2003, Association pour le développement de l'aquaculture en région Centre, n° 215957, Rec., p. 367, AJDA 2003, p. 1815, chron. F. Donnat et D. Casas, RFDA 2004, p. 144, concl. F. Lamy, p. 151, note P. Bon, p. 156, note D. Pouyaud, JCP Adm. 2003, n° 1896, note C. Broyelle. Egalement : CE, 1er février 2012, Bizouerne, n° 347205, Rec., p. 14, AJDA 2012, p. 1075, note H. Belrhali, RFDA 2012, p. 333, concl. C. Roger-Lacan, Dr. adm. 2012, n° 53, note C. Broyelle, Envir. 2012, n° 16, note P. Trouilly, JCP Adm. 2012, n° 2146, note B. Pacteau
- 24 TA Clermont-Ferrand, 22 septembre 2022, préc.
- 25 TA Toulouse, 15 décembre 2023, SCEA de Beauvoisin, préc.
- 26 CAA Lyon, 30 juin 2020, Ministre de la Transition écologique et solidaire, n° 18LY02727.
- 27 CAA Lyon, 13 novembre 2024, Ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, préc.
- 28 Voir par exemple pour le caractère exclusif du régime législatif d'indemnisation forfaitaire des harkis : CE, 6 oct. 2023, n° 475115, AJDA 2023, p. 2349, note M. Charité.
- 29 Décret n° 2019-722 du 9 juillet 2019, préc., art. 4.
- 30 A. Leymarie, « Un mécanisme forfaitaire de nature réglementaire ne fait pas obstacle à l'exercice d'une action en responsabilité de droit commun », préc., p. 205 et s.
- 31 TA Toulouse, 15 décembre 2023, SCEA de Beauvoisin, préc., point 3.
- 32 CE, Sect., 30 juillet 2003, Association pour le développement de l'aquaculture en région Centre, préc.
- 33 E. Naim-Gesbert et L. Peyen, « La responsabilité de l'Etat du fait de l'application de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature. L'arrêt Association pour le développement de l'aquaculture en région Centre et a., ... quinze ans après », RJE 2018, p. 229 et s.
- 34 TA, Toulouse, 15 décembre 2023, SCEA de Beauvoisin, préc., point 12.
- 35 Ph. Yolka, note préc., p. 207.
- 36 Vote du 8 mai 2025 par 371 voix contre 162 et 37 abstentions, après que les 50 Etats membres de la Convention de Berne eurent validé cette proposition de la Commission européenne le 3 décembre 2024. Renseignements recueillis sur le site du Parlement européen : www.europarl.europa.eu.
- 37 JORF n° 0045 du 23 février 2024, texte n° 46.
- 38 Sur ces données biologiques, voir l'article de François Moutou, « Le loup, biologie, écologie, éthologie, aspects sanitaires », RSDA 1/2014, p. 215, voir notamment p. 216 et 228. Il y aurait environ un millier de loups en France en 2024 et 23 000 recensés dans toute l'Union européenne.
- 39 Voir notre précédente chronique sur le loup dans la RSDA 1/2019, sous CAA, Marseille, 14 septembre 2018, Ligue française pour la protection des oiseaux, n° 16MA03058.
- 40 CE, Sect., 23 décembre 2011, n° 335477 et Ass., même date, n° 335033, dont le considérant de principe est le suivant : « Considérant que l'article 70 de la loi du 17 mai 2011 dispose que : « Lorsque l'autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d'un organisme, seules les irrégularités susceptibles d'avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l'avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l'encontre de la décision. Considérant que ces dispositions énoncent, s'agissant des irrégularités commises lors de la consultation d'un organisme, une règle qui s'inspire du principe selon lequel, si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie ; que l'application de ce principe n'est pas exclue en cas d'omission d'une procédure obligatoire, à condition qu'une telle omission n'ait pas pour effet d'affecter la compétence de l'auteur de l'acte ».
- 41 Le PNA Loup est consultable sur le site https://agriculture.gouv.fr.
- 42 En vertu de l'arrêté du 23 octobre 2020 fixant le nombre maximum de spécimens de loups dont la destruction pourra être autorisée chaque année (JORF n° 0263 du 29 octobre 2020, texte n° 4), ce nombre maximum est fixé à 19% de l'effectif moyen de loups estimé annuellement. Pour l'année 2025, le plafond de destruction est de 192, mais ce plafond est diminué du nombre des animaux ayant fait l'objet d'actes de destruction volontaire (par braconnage essentiellement), en application de l'article 2-III de l'arrêté attaqué.
- 43 Notamment les arrêtés interministériels du 15 mai 2013 et du 23 octobre 2020. Sur l'état de la question sous l'empire de l'arrêté de 2013, voir Marion Fargier, Adèle Marchal, Ariane Ambrosini, « Le loup est-il une espèce protégée ? », RSDA 1/2014, p. 283.
- 44 CAA Marseille, 14 septembre 2018, précité.
- 45 Conditions et buts prévus par l'article L. 411-2-4°-b) du code de l'environnement.
- 46 Article 16-I-2° de l'arrêté du 21 février 2024.
- 47 Le Conseil d'Etat a préalablement vérifié sa compétence en premier et dernier ressort pour connaître de la légalité de cette instruction, en constatant que le préfet coordonnateur est une autorité à compétence nationale et qu'il détient un pouvoir réglementaire pour l'exercice de ses missions (point 38 de l'arrêt).
- 48 Constatation déjà faite dans l'article précité de Marion Fargier, Adèle Marchal et Ariane Ambrosini, RSDA 1/2014, p. 286, à propos de l'indemnisation de toutes les victimes de prédation pour lesquelles la responsabilité du loup n'est pas exclue, une sorte de présomption de culpabilité pesant ainsi sur le loup.
- 49 Articles 18 à 28 de l'arrêté attaqué.
- 50 Article 1 : « Le présent arrêté fixe les conditions et limites dans lesquelles des dérogations aux interdictions de destruction de loups (canis lupus) peuvent être accordées par les préfets en vue de la prévention de dommages importants aux troupeaux domestiques ».
- 51 Point 13 de l'arrêt. C'est nous qui soulignons.
- 52 Le Conseil d'Etat, au point 14 de son arrêt, rappelle les 4 181 attaques ayant entraîné 12 526 animaux victimes sur 53 départements en 2022 et les 4 091 attaques ayant fait 10 882 animaux victimes sur 58 départements en 2023.
- 53 Article 10 de l'arrêté : « … on entend par attaque tout acte de prédation pour lequel la responsabilité du loup ne peut être écartée et donnant lieu à au moins une victime indemnisable ».
- 54 Le loup est-il une espèce protégée ? Article précité, RSDA 1/2014, p. 286.
- 55 François Moutou, « Le loup, biologie, écologie, éthologie, aspects sanitaires », RSDA 1/2014, p. 215, voir p. 226.
- 56 Tirs de prélèvement prévus aux articles 18 à 28 de l'arrêté attaqué.
- 57 Notamment dans l'arrêt C-674/17 du 10 octobre 2019, cité par le Conseil d'Etat.
- 58 D'après l'article L. 110-1 du code de l'environnement, le principe de précaution est le principe « selon lequel l'absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ».
- 59 Article précité de François Moutou, RSDA 1/2014, p. 227.
- 60 Qualificatifs employés par François Moutou, ibidem.
- 61 Marc Vincent, « La régulation du loup… pour son bien et celui du pastoralisme », RSDA 1/2014, p. 231, voir p. 241.
- 62 Arrêté du 22 février 2024 pris pour l'application du décret n° 2019-722 du 9 juillet 2019 relatif à l'indemnisation des dommages causés aux troupeaux domestiques par le loup, l'ours et le lynx, JORF n° 0045 du 23 février 2024, texte n° 47. Cette revalorisation des indemnisations est estimée à 33% pour les ovins et à 25% pour les caprins, selon le PNA loup.