Dossier thématique : Points de vue croisés

"Vos Papiers – Que faire face à la police" : la caricature porcine, un argument massue ou une prise de risque ?

  • Guillaume Doizy
    historien de l’art spécialiste du dessin de presse, fondateur de www.caricaturesetcaricature.com

L’animalisation – ou zoomorphisation – est un des procédés les plus anciens de la caricature politique 1. On peut évoquer un Jésus à tête d’âne brandi par les païens aux premiers siècles de l’ère chrétienne ou encore des caricatures sur bois gravés à l’époque de la Réforme de Luther. Lucas Cranach l’ancien, sur les conseils de Luther, n’hésite pas, dans le pamphlet Abildung des Bapstum de 1545, à recourir au porc dans une de ses gravures pour accabler le pape, cible privilégiée des réformés. Le pape, reconnaissable à sa tiare, juché tel un cavalier sur une truie, tient un étron fumant, symbole du concile qu’il propose à l’Allemagne. Scatologie, animalisation, des procédés qui ont fait florès par la suite.

L’animalisation caricaturale depuis lors innerve l’image polémique en fonctionnant sur un triple principe : transfert, analogie, métamorphose. Transfert aux personnes ou institutions ciblées des valeurs symboliques associées à l’animal dans la tradition populaire ou savante ; analogie formelle entre l’animal et l’individu, et enfin métamorphose dans un processus d’hybridation, puisque dans la plupart des cas, la cible est « animalisée », c’est-à-dire dire composée d’éléments animaux et humains amalgamés dans un souci de continuité et d’unité, propre à la fiction.

 

Fig 1 : Abbildung des Bapstum, 1545.

 

Depuis le XVIe siècle, le recours à la « porcisation » caricaturale a connu ses heures de gloire : contre Louis XVI à la suite de sa capture à Varennes 2 ; contre Napoléon III défait à Sedan ; contre le clergé dans la presse anticléricale de la Belle Époque ; envers Guillaume II qui subit de nombreuses animalisations en cochon pendant la Grande Guerre, etc. Dans la caricature, la « charge » porcine apparaît bien comme l’argument ultime, le plus violent, le plus désacralisant qui puisse être.

Après des décennies de banalisation de la caricature politique suite au vote de lois favorisant la liberté d’expression dans le monde occidental – on pense à la grande loi de juillet 1881 sur la Liberté de la presse en France -, on aurait pu s’attendre à un déclin de la caricature porcine, perçue comme particulièrement violente et excessive. Le licenciement en 2018 par The Jerusalem Post de l’illustrateur israélien Avi Katz pour une caricature de Netanyahou en porc dans une image référant à La Ferme des animaux de George Orwell, tendrait à prouver qu’après un siècle et demi de libéralisation de la presse dans les démocraties et en dépit de la banalisation de la caricature politique et de son affadissement, le recours à la caricature porcine suscite encore, dans certains contextes, un scandale ou une sanction 3. En 2005-2006 de leur côté, des imams danois avaient déjà osé introduire une image porcine dans un dossier à charge, pour convaincre les chancelleries des pays dits « musulmans » à organiser la riposte contre le Danemark, pays dans lequel le quotidien le Jyllands-Posten avait publié les douze fameuses « caricatures » dites de Mahomet.

La France contemporaine n’échapperait pas à cette sensibilité spécifique autour du porc, avec une étrange affaire : la condamnation en 2007 d’un dessinateur ayant caricaturé un policier en cochon dans un ouvrage « insultant et révoltant », pour reprendre les termes du ministre de l’Intérieur de l’époque… 4

La caricature porcine, une palette plurielle

Entre 1870 et 1914, le porc s’impose comme une figure centrale de la caricature politique qui connaît alors son âge d’or en France. Dans un contexte de liberté de la presse et de luttes idéologiques intenses, les dessinateurs exploitent la richesse symbolique de cet animal pour discréditer leurs adversaires. Le cochon opère comme un support métaphorique puissant et polysémique, chargé de significations péjoratives 5.

Il incarne d’abord la saleté morale et physique. Animal des cloaques, le porc est mobilisé pour stigmatiser la corruption, la déchéance ou le despotisme, comme dans les caricatures visant Napoléon III ou l’Église. Il est aussi synonyme de luxure, notamment dans la satire anticléricale, qui animalise prêtres et religieux pour dénoncer leurs dérives sexuelles, y compris la pédophilie. La figure du “cléri-cochon” sert de ressort satirique récurrent, les hommes d’Église se voyant accusés de perversion dans un cadre humoristique qui permet de contourner le délit de diffamation.

La caricature exploite aussi l’idée de goinfrerie et d’enrichissement illégitime. Le cochon engraissé figure l’avidité des puissants : rois, ministres, banquiers ou curés. Il grossit aux dépens du peuple, dont l’effigie famélique apparaît parfois en contrepoint. L’image du porc, parasite et repu, cristallise une critique sociale violente contre l’injustice économique. Dans certaines représentations, son corps permet d’évoquer un budget dépecé ou un repas politique. La caricature de gauche radicale peut mettre en scène la mise à mort et la consommation du porc, symbolisant la régénération politique par la destruction de l’adversaire : Église, Empire, République opportuniste. Le corps porcin devient charcuterie, alimentant une imagerie particulièrement virulente, flirtant avec le cannibalisme.

En revanche, l’association du porc aux Juifs reste rare, bien que parfois évoquée par contamination des attaques contre Zola, défenseur de Dreyfus. Les caricatures antisémites préfèrent d'autres animaux (rats, pieuvres, vautour), plus en phase avec l’image du prédateur nuisible. Le cochon, passif et domestique, ne correspond pas à ces stéréotypes.

La figure porcine traduit aussi parfois la bêtise ou l’ignorance, mais cet usage reste secondaire, l’âne étant plus souvent utilisé pour ces traits. Enfin, la caricature profite de l’animalisation pour contourner la représentation explicite de la nudité ou de la sexualité : montrer un porc lubrique permet d’accuser – voir de suggérer la sensualité - sans montrer, de dénoncer sans choquer directement.

Le succès de cette métaphore tient à la proximité du porc avec l’homme, et tout d’abord à sa proximité physique dans les campagnes ou même les villes du XIXe siècle. On peut évoquer également son apparence glabre, son omnivorisme, sa fertilité, son engraissement contrôlé par l’homme et son rôle central dans la vie rurale le rendant familier, mais aussi méprisable. Le porc apparaît ainsi comme un miroir déformant des travers humains : luxure, goinfrerie, saleté, immoralité. Utilisé par tous les camps politiques, il illustre une rhétorique dépréciative commune, bien que les cibles et les intentions diffèrent. Il permet de dénigrer aussi bien des individus fameux – rois, empereurs, dirigeants politiques, capitalistes – que des institutions comme la monarchie, le clergé, le capitalisme, la République, etc. En l’occurrence, pour l’affaire qui nous intéresse, c’est la police qui est visée.

Syndicats de policiers, ministres et députés en embuscade

En 2001, Clément Schouler, magistrat membre du Syndicat de la magistrature, rédige un petit livre sous le titre Vos papiers ! - Que faire face à la police ? (6), visant à donner   donner des arguments et des conseils de comportements en cas d’arrestation. Le livre paraît chez un petit éditeur (L’Esprit frappeur dirigé par Michel Sitbon), en étant illustré d’un dessin de Placid : on peut voir, sur la couverture, un homme en uniforme montrant les dents, affublé de gros yeux verts et d’un nez porcin. L’ouvrage fait rapidement l’objet de plaintes individuelles d’une centaine de policiers, d’après le Syndicat national des officiers de police (SNOP, majoritaire à l’époque) et Synergie 7, qui organisent également un rassemblement de membres de forces de l’ordre en civil portant des masques de cochon devant la Chancellerie 8, l’objectif étant de faire retirer en référé le dessin de couverture, car ce livre « scandalise les policiers » comme l’indique Le Parisien 9. Daniel Vaillant, alors ministre de l’Intérieur, dépose une double plainte à son tour, pour diffamation notamment à cause de la phrase suivante « les contrôles d'identité au faciès, bien que prohibés par la loi, sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient », et également pour injure, à cause du dessin de couverture. Pour donner des gages aux policiers heurtés, Daniel Vaillant se constitue de surcroît partie civile, aspect de la procédure rejeté en cassation en 2003 10.

 

Fig. 2 : Vos Papiers ! 2001.

Le ministre de l’Intérieur exhibera sa plainte en plein Palais Bourbon lors de questions au gouvernement 11. Marylise Lebranchu, alors ministre de la Justice, adopte une autre posture : elle trouve certes « malvenu de faire de l'humour et d'utiliser cette couverture », mais, au nom de la liberté d’expression, conseille de ne pas poursuivre les auteurs en justice. De son côté, Valéry Turcey, président de L'Union syndicale des magistrats refuse à l’époque d’apporter son soutien à l’ouvrage, en expliquant que « si les syndicats policiers avaient représenté un magistrat à tête de cochon, avec une toque sur la tête, je ne crois pas que ça aurait fait rire beaucoup de monde ».

Ladite couverture est évoquée au Sénat en séance publique 12, et également à l’Assemblée nationale, comme le rapporte le Journal officiel du 24 décembre 2001 : le député Christian Estrosi attirait « l'attention de Mme la garde des sceaux, ministre de la justice, sur l'ouvrage publié par le syndicat de la magistrature représentant en couverture un policier affublé d'une tête de porc à l'air agressif. » Pour l’élu, « ce livre intitulé « Vos papiers, que faire face à la police » constitue une agression inadmissible à l'égard des forces de l'ordre et ne peut que renforcer le sentiment d'incompréhension manifesté par les policiers devant les décisions de certains magistrats. Il [le député] souhaite savoir la suite qu'elle donnera à cette publication. ». Enfin, le Syndicat de la magistrature se justifie, en indiquant, pour répondre aux nombreuses accusations, que « cette caricature rend parfaitement compte de la réalité vécue des contrôles » 13. Interrogée par le journal La Dépêche, Odile Barral, responsable toulousaine du syndicat de la Magistrature estime que « ce qui fâche, c'est la couverture (…) C'est une tête de cochon. C'est une caricature, qui peut être discutée, comme pour tout dessin humoristique » 14.

De toute évidence, la porcisation du policier est conçue par ses créateurs parisiens comme un argument critique légitime, point focal qui a largement alimenté les réactions, les mises à distance et la polémique.

Condamnation et Cassation

L’auteur, le dessinateur et l’éditeur sont relaxés en première instance, suscitant un appel de la part du parquet. Le procès en appel se tient le 23 novembre 2006, Nicolas Sarkozy étant alors ministre de l’Intérieur (du 2 juin 2005 au 26 mars 2007). Placid est condamné à 500 euros d’amende, Clément Schouler à 800 euros, et l’éditeur, Michel Sitbon à 1000 euros, ce dernier pour complicité avec Placid dans le délit d’injure, et complicité avec Clément Schouler dans le délit de diffamation.

Si de nombreux dessinateurs ont été condamnés depuis Philipon et Daumier des années 1830 à nos jours, aucun ne l’avait été pour avoir caricaturé un policier et encore moins pour une caricature porcine. Après la loi de 1881 sur la Liberté de la presse en France, qui abandonne toute velléité de contrôle préalable des publications, c’est surtout l’Armée (à la Belle Époque et dans les années 1960-70) qui a fait l’objet d’une protection de la part des tribunaux, et également des personnalités politiques ou leur entourage (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing par exemple), pas obligatoirement au titre de la loi sur la Liberté de la presse d’ailleurs.

Lors de l’audience d’appel, Placid se défend seul, sans avocat. Ainsi explique-t-il dans un courrier postérieur avoir « produit des photocopies d’œuvres de dessinateurs célèbres pour leurs portraits ou caricatures de policiers (Siné, Cabu, Jossot, Thierry Guitard, Steinlen, etc.). Ce qui semblait m'être reproché était le nez retroussé du policier, proche du nez d'un cochon. J'ai aussi produit des exemples de ma production de dessins, où on peut voir des "nez de cochon" sur toutes sortes de personnages (jardinier, anarchiste, etc.). J'ai enfin montré l'exemple d'une illustration que j'ai faite peu avant dans un magazine pour lycéens, où j'avais représenté une policière sympathique » 15.

Il est intéressant de constater que Placid fait appel au principe de la norme ou de l’habitude qui témoignent d’une certaine tolérance, en exhibant des caricatures radicales visant les forces de l’ordre. Sans être très nombreuses en France, ces images n’en existent pas moins depuis les années 1890 et l’émergence d’un mouvement anarchiste antiautoritaire, qui a influencé nombre de dessinateurs politiques en France 16.

Dans son dessin pour la couverture du recueil incriminé, la porcisation du policier est particulièrement discrète au regard de la tradition caricaturale « cochonne ». Hormis le nez, aucun élément graphique ou textuel ne renvoie au porc, une discrétion aux antipodes du dessin d’Avi Katz, dans lequel tous les protagonistes sont affublés de têtes porcines. Dans de nombreuses charges depuis celles visant Louis XVI, la tête entière est régulièrement transformée, non seulement par la métamorphose du nez en groin, mais également par l’adjonction d’oreilles et d’une forme globale de la face allongée vers l’avant. Nombre de caricatures affublent également la cible visée d’un corps porcin, et inscrivent même parfois l’ensemble dans des contextes spécifiques : la porcherie, la soue, voire l’étal de boucherie ou le plat cuisiné.

En 1831, lors de son procès, le dessinateur et patron de presse Philipon qui va lancer la carrière de Daumier, tente de convaincre la justice qui lui reproche d’avoir caricaturé le roi. Avec un siècle d’avance sur Magritte, Philipon explique au juge qu’il y a loin entre la représentation et son double « réel ». Il réalise alors une croquade en quatre étapes, passant de la figuration du visage du roi Louis-Philippe à celle d’une poire. Et d’expliquer que, si la justice condamne la représentation du roi, elle doit aussi condamner tout dessin de poire, les deux ayant une grande proximité formelle.

Philipon aurait pu également arguer de la multiplication des caricatures figurant le Roi.

L’argument de l’écart entre réalité et représentation ne convainc pas, tout comme celui évoqué par Placid d’une tradition radicale jusque-là tolérée. Dans sa défense, Placid convoque des dessinateurs contemporains, mais également anciens, Jossot et Steinlen. L’un et l’autre ont été actifs pendant la Belle Époque, une période marquée par des tensions autour de la police, déjà accusée de violences injustifiables. Jossot a produit nombre de dessins « antiflics », dans L’Assiette au beurre notamment, une revue satirique qui a diffusé des numéros spécifiques contre la police 17. On doit à Steinlen un policier sanguinaire à tête taurine particulièrement saisissant, mais qui n’a alors pas fait l’objet de poursuites ni suscité de commentaires ou de polémiques dans la presse 18.

 

Fig. 3 : Steinlen (1859-1923), « Le souteneur naturel des jugeurs », L’Assiette au beurre n° 357, 14/11/1903.

 

Les caricatures de policiers seront également nombreuses chez Siné ou Cabu quelques décennies plus tard, tout comme celles visant des militaires d’ailleurs. L’argument pouvait-il vraiment convaincre, sachant que les deux dessinateurs avaient subi des condamnations, - Cabu notamment pour des charges envers l’Armée ? Soulignons par ailleurs que ces deux dessinateurs n’ont semble-t-il jamais donné dans la charge policiéro-porcine.

Le jugement en Appel du 18 janvier 2007 retient que le « dessin poursuivi, représentant un policier sous des traits porcins, relève du genre de la caricature » mais que « si le genre de la caricature admet la dérision, il ne saurait pour autant autoriser des représentations dégradantes ». Sachant que la loi en France autorise une grande latitude à la satire et que cette idée de représentation dégradante demeure fort vague et subjective, les juges recherchent un argument plus fort, en indiquant que « les traits sous lesquels est représenté le policier, à la limite de l'homme et de l'animal par sa figure porcine, la bave aux lèvres, montrant les dents, les yeux exorbités, pointant l'index et hurlant "Vos papiers !", expriment l'agressivité, voire la haine ». Représenter un policier hybride (donc lui dénier sa complète humanité) et « haineux », c’est suggérer l’extrême violence de la police, ce que le jugement refuse de tolérer. Ainsi, la justice souligne « l'accumulation et le caractère outrancier [qui] participent d'une volonté délibérée de donner une image à la fois humiliante et terrifiante de la police ». Une question importante se posait : Placid visait-il un policier quelconque, un type de policier « violent » à l’exclusion des autres, ou bien plutôt l’ensemble de l’institution ? Pour le tribunal, « contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, l'expression générale « Que faire face à la police ? » démontre qu'est ici visée l'institution de la police nationale dans son ensemble ».

Enfin, comme rappelé plus haut, la caricature jouit en France depuis la loi de 1881 d’une grande latitude. Néanmoins, la justice relève ici que la caricature « est en totale contradiction avec le style de l'ouvrage qu'il entendait illustrer, ouvrage dont il n'est pas contesté qu'il était dépourvu de toute vocation humoristique et même pamphlétaire ». Ainsi, la liberté d’expression est ici balayée. La violence de la représentation, son caractère dégradant, le fait que le dessin satirique vise l’institution et ce, dans un cadre « sérieux », est jugé « constitutif d'une injure publique à l'égard du corps de la police nationale... » 19.

La représentation, même discrète, du policier en porc, a largement choqué la profession et renvoie au caractère extrême de la porcisation depuis la fin du XVIIIe siècle, ce type d’animalisation exprimant chez nombre de dessinateurs une violente détestation de leur cible, comme c’est le cas chez Willem en 1999 avec une double animalisation en porc de Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret 20. Dans l’esprit des juges, l’animalisation en porc constitue bien un recours ultime et paroxysmique.

Placid et l’éditeur de la brochure, Michel Sitbon, ne se pourvoient pas en cassation, par manque de moyens, le Syndicat de la Magistrature refusant de prendre en charge leurs frais de procédure. Or, à l’issue du pourvoi intenté par le seul auteur Clément Schouler, le jugement en appel est cassé l’année suivante 21. Si des arguments de procédures sont décisifs, d’autres ne sont pas oubliés et notamment celui de la participation à un débat certes vif, mais bien réel dans la société de l’époque sur la question des violences policières. L'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Rouen, qui prononcera la relaxe de l’auteur du texte le 4 février 2009, estimant que les propos étaient « bien diffamatoires » mais retenant « l'excuse de bonne foi » en faveur de l’auteur 22.

Un recours en Cassation et le jugement d’appel qui aurait éventuellement suivi auraient-ils entraîné la relaxe du dessinateur Placid ?

Une liberté d’expression à géométrie politico-variable

Quelques vingt ans plus tôt, comme Placid, le dessinateur allemand gauchiste Rainer Hachfeld 23 a dû répondre de chefs d’accusations similaires. Hachfeld avait alors à plusieurs reprises représenté le ministre-président bavarois Franz Josef Strauss en porc corpulent et copulant, dans le but notamment de dénoncer les rapports de pouvoir au sein de la Justice. Sept ans de procédure, de relaxes et d’appels ont conclu à la condamnation du dessinateur, la porcisation corporelle de la cible et la présence visible des organes génitaux ayant été perçues comme particulièrement problématiques. Si la justice en Allemagne a condamné, comme en France, de nombreux dessinateurs ou journaux satiriques depuis une quarantaine d’années 24, elle en a également relaxé de nombreux autres.

Le procès en appel de la fin 2006 contre l’ouvrage publié par le Syndicat de la Magistrature se tient à Paris dans un contexte tout à fait particulier. D’un côté, une procédure similaire est intentée depuis plusieurs années contre Hamé, le rappeur de La Rumeur, pour avoir dénoncé le caractère systémique des violences policières, tandis que de l’autre, se tient le procès des caricatures dites de Mahomet publiées par l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.

Ces trois procès concomitants montrent à quel point les discours sur la liberté d’expression peuvent viser des objectifs bien différents. De toute évidence, la loi va permettre de défendre les dessinateurs contre les velléités d’associations musulmanes qui cherchent à faire condamner Charlie Hebdo, non pour blasphème, ce délit n’existant pas en France, mais pour incitation à la haine ou injure envers une religion. Non seulement la justice va se montrer magnanime à l’égard de Charlie Hebdo, mais le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy qui endosse donc les poursuites contre Vos Papiers ! ; va en février 2007 apporter son soutien publiquement au journal satirique lors du procès qui le vise, disant préférer « un excès de caricature à un excès de censure ».

Le jugement, reproduit partiellement par le journal Le Monde, est très net : « Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique ; attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique (…) ; attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions (…) ; attendu qu’ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo, apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées (…). » 25

Ce raisonnement ne vaut alors ni pour Vos Papiers, ni pour le chanteur Hamé. Certes, le juge retient le caractère spécifique de l’hebdomadaire satirique. On pourrait arguer que la plupart des articles de Charlie Hebdo relèvent de l’investigation « sérieuse » et donc du genre journalistique. Si le contenu de Vos Papiers ! est indéniablement sérieux, le dessin lui-même s’inscrit sans ambiguïté dans la tradition caricaturale. Pour autant, Charlie Hebdo et Philippe Val, son directeur de l’époque, se sont bien gardés à l’époque de défendre Placid pour l’excès de censure dont il a fait l’objet. On a bien là un double discours des politiques et finalement de certains magistrats, ainsi qu’une forme de dérive institutionnelle de Charlie Hebdo qui, au nom de la défense de la liberté d’expression face aux menaces intégristes islamistes indéniables, épouse de plus en plus le point de vue républicain dans sa version étatique. L’institutionnalisation du journal satirique semble contredire les innombrables discours qui font, depuis Daumier, de la caricature un instrument de lutte des « petits » contre les « puissants » 26.  Quelques mois après l’attentat de janvier 2015, le dessinateur américain Garry Trudeau, lors de la réception d’un prix, dénonce même le « free-speech fanaticism » de l’hebdomadaire satirique 27. Dans un livre récent, le journaliste Daniel Schneidermann parle de son côté de « Charlisme » pour caractériser l’instrumentalisation politique droitière de la défense de la liberté d’expression 28, tandis que le dessinateur Aurel (Le Monde, Le Canard enchaîné…) se démarque également du caractère « néo-réac » d’un certain esprit Charlie 29. Une évolution peu encore analysée par la recherche.

 

Fig. 4 : Tous coupables, 2007.

 

La réponse du berger au loup

Un dessin, fut-il porcin, pourrait-il vraiment atteindre une institution répressive composée d’environ 150 000 membres dans les années 2000 ? Vos Papiers était indéniablement un livre prémonitoire. Un rapport récent du Défenseur des droits « souligne la persistance de discriminations à l’occasion de contrôles d’identité et de dépôts de plainte » 30.

On se rappelle qu’en 2001, le député Christian Estrosi indiquait dans sa question au gouvernement que « le livre constitue une agression inadmissible à l'égard des forces de l'ordre ». L’inversion de la charge accusatoire, technique actuelle éprouvée, structure les politiques censoriales jusqu’à la loi de 1881 sur la Liberté de la presse : dans ce cadre, tout dessin est considéré comme potentiellement plus dangereux que les abus visés. On peut opérer un parallèle contemporain : de nos jours, les opprimés seraient devenus de dangereux oppresseurs selon les anti-wokistes 31.  C’est exactement de cette manière que l’opus Vos Papiers a été perçu à l’époque par les autorités.

Comme on l’a vu, faute de ressources suffisantes, Placid s’est gardé de se pourvoir en cassation. En réponse à la condamnation, un regroupement d’éditeurs a choisi une autre voie, celle de la contestation graphique, avec la publication d’un recueil de 400 pages intitulé Tous coupables « réalisé en 3 jours » 32, réunissant des centaines de dessins et bandes dessinées sur la thématique du procès et des violences policières. Dans cet ensemble, les policiers cochons ont la primauté, comme on pouvait s’y attendre. La solidarité avec le dessinateur condamné s’est donc exprimée par une méthode courante dans les mouvements militants, les féministes favorables au droit à l’avortement en ayant fait un usage historique en 1971, avec le fameux « Manifeste des 343 » 33.

Dans Tous coupables, de nombreux dessins poussent bien plus loin la métamorphose cochonne des policiers. Animalisations intégrales, réalisme ou expressionnisme, recours à la scatologie, déshumanisation, renvois à des figures repoussoir, dégradations physiques poussées jusqu’à leur paroxysme, annulations, mise à mort des policiers, rhétorique valorisant les porcs au détriment de la police, insultes à l’uniforme, mises en scène de violences et tortures policières, l’ensemble constituant un joyeux et redoutable procès graphique à charge contre une institution au départ visée par un opuscule modeste et peu médiatisé.

On peut d’ailleurs s’interroger sur l’efficacité de la plainte puis de la condamnation visant Vos Papiers, la même question s’imposant à propos des procès intentés à Charlie Hebdo par des associations islamistes, chrétiennes ou d’extrême droite. Toute condamnation en la matière ou risque de condamnation suscitent soutien des pairs (en l’occurrence la presse et des ministres pour Charlie Hebdo) et donc médiatisation, mais également surenchère. Le recueil Tous Coupables s’inscrit dans une stratégie de soutien spontané de la part de la profession qui s’impose d’abord par la voie des blogs – on ne parle pas encore de réseaux sociaux -, avant de prendre cette matérialité par un livre avalanche, témoignant d’une solidarité profonde. En adressant son dessin à l’éditeur, chaque dessinatrice ou dessinateur a affirmé ne pas craindre les foudres de la justice. Alors qu’une seule personne affichait par voie d’image en couverture de Vos Papiers sa défiance vis à vis de la police, en quelques semaines, plusieurs centaines d’artistes jusque-là en retrait, se sont affranchis de leur réserve pour monter au « front » en défiant l’autorité, médiatisant comme jamais la métaphore cochonne au détriment d’une institution de plus en plus contestée. Si la caricature a un pouvoir, c’est peut-être bien celui de susciter des solidarités.

S’il existe un « espace de la satire », pour reprendre une expression de Cédric Passard et Denis Ramond dans leur ouvrage De quoi se moque-t-on ? 34, il se caractérise principalement par un état de tension dont la complexité de la structuration entraîne les sociétés démocratiques dans un permanent état de surprise et d’inconfort. Les réactions suscitées, qu’elles proviennent d’institutions ou de la société civile, qu’elles soient pacifiques, juridiques ou plus radicales, demeurent totalement imprévisibles et marquées par l’irrationnel. En tout état de cause, malgré la perte d’intérêt pour l’image satirique dans nos sociétés depuis la seconde moitié du XXe siècle, la caricature porcine semble bien être restée, dans les pas d’une tradition qui remonte au XVIe siècle, un marqueur de radicalité. Son usage particulièrement ciblé et les réactions vives que ce type d’images suscite, témoignent largement de nos incapacités à avoir intégré la leçon de Magritte. À moins qu’il s’agisse d’hypocrisie coupable et d’instrumentalisation intéressée ? Il est vrai que, depuis 2005-2006 et l’affaire dite des caricatures de Mahomet, la charge contre la caricature – ou son pendant la défense de la liberté d’expression – constituent de formidables arguments de vente politico-médiatiques.

  • 1 Doizy Guillaume et Jacky Houdré, Bêtes de pouvoir – caricatures du XVIe siècle à nos jours, Nouveau Monde édition, 2010.
  • 2 Annie Duprat, « Du Roi-père au roi-cochon » in BOURDERON Roger, (dir.), Le Jugement dernier des rois. Actes du colloque tenu à Saint-Denis du 2 au 4 février 1989, La Garenne-Colombes, Éditions de l'Espace Européen, 1992, p. 81-90.
  • 3 https://actualitte.com/article/17977/reseaux-sociaux/israel-un-dessinateur-licencie-pour-une-caricature-de-netanyahu-en-porc
  • 4 https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/12/05/daniel-vaillant-porte-plainte-contre-un-livre-du-syndicat-de-la-magistrature_253487_1819218.html
  • 5 Guillaume Doizy, « Le Porc dans la caricature politique (1870-1914) : une polysémie contradictoire ? » in Sociétés & représentations n° 27 - Figures animales, Paris, Nouveau Monde, 2009, p. 15-37.
  • 7 6=Clément Schouler, Vos Papiers ! Que faire face à la police ? Esprit frappeur, Paris, 2001. https://www.leparisien.fr/faits-divers/le-livre-qui-scandalise-les-policiers-30-11-2001-2002623144.php
  • 8 https://www.liberation.fr/societe/2001/12/12/des-policiers-rentrent-dans-le-lard-des-magistrats_387001/
  • 9 https://www.leparisien.fr/faits-divers/le-livre-qui-scandalise-les-policiers-30-11-2001-2002623144.php
  • 10 https://www.courdecassation.fr/en/decision/6079a87c9ba5988459c4d79a
  • 11 https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/12/05/daniel-vaillant-porte-plainte-contre-un-livre-du-syndicat-de-la-magistrature_253487_1819218.html
  • 12 Intervention de Jean-Pierre Schosteck, Journal Officiel Sénat du 07/12/2001.
  • 13 https://bigbrotherawards.eu.org/Le-Syndicat-de-la-Magistrature, 3e article reproduit, le billet n’étant plus disponible sur le site du Syndicat de la Magistrature.
  • 14 https://www.ladepeche.fr/article/2001/12/12/225274-syndicat-officiers-police-denonce-livre-anti-flics.html
  • 15 https://www.actuabd.com/La-liberte-d-expression-en-France-deux-poids-deux-mesures
  • 16 DARDEL Aline, Les Temps nouveaux, 1895-1955, Un hebdomadaire anarchiste, 1987, [Paris].
  • 17 Comme par exemple « La Police », L’Assiette au beurre n° 112, 23/5/1903.
  • 18 Steinlen (1859-1923), « Le souteneur naturel des jugeurs », L’Assiette au beurre n° 357, 14/11/1903.
  • 19 Dossier N°06/04345 - Arrêt du 18 janvier 2007.
  • 20 Willem, "Deux faces, un programme", Libération, 2/6/1999.
  • 21 https://www.courdecassation.fr/decision/614034931c0452dc7eed4640
  • 22 Dossier N° 08/00650, arrêt du 4 février 2009, Cour d'Appel de Rouen.
  • 23 Ronge Peter, « Rainer Hachfeld, un gauchiste attardé ? », Allemagne d'aujourd'hui, N°133, juillet-septembre 1995.
  • 24 Jean-Claude Gardes, « Satire allemande et (auto)censure », Ethnologie française, 36(1) 2006, pp. 83-90. https://doi.org/10.3917/ethn.061.0083
  • 25 https://www.lemonde.fr/attaque-contre-charlie-hebdo/article/2015/01/07/l-audience-historique-du-proces-des-caricatures-de-mahomet_4551139_4550668.html
  • 26 Bertrand Tillier, La Caricature en France, toute une histoire... de 1789 à nos jours, La Martinière, 2016.
  • 27 https://www.theatlantic.com/international/archive/2015/04/the-abuse-of-satire/390312/
  • 28 Daniel Schneidermann, Le Charlisme raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie, Seuil, 2025.
  • 29 Aurel, Charlie quand ça leur chante, Futuropolis, 2025.
  • 30 https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/06/23/une-etude-souligne-la-persistance-de-discriminations-a-l-occasion-de-controles-d-identite-et-de-depots-de-plainte_6615499_3224.html
  • 31 Alain Policar, « De woke au wokisme : anatomie d’un anathème », Raison présente, 221(1), 115-118, 2022, https://doi.org/10.3917/rpre.221.0115.
  • 32 Tous coupables, Aux Éditions du faciès – Cochons enragés, 2007, 395 p.
  • 33 Le Nouvel Observateur, 5 avril 1971.
  • 34 Cédric Passard et Denis Ramond (dir.), De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d'expression, CNRS Editions, 2021.
 

RSDA 1-2025

Economie du droit
Dossier thématique : Points de vue croisés

Elevages industriels porcins : une question d’aménagement du territoire.

  • Jean-Jacques Gouguet
    Professeur émérite
    Université de Limoges
    OMIJ
    CDES

Introduction

1.D’un point de vue économique, le cochon renvoie à la place qu’il tient dans la consommation de viande au niveau national ou au niveau mondial. En France, avec 32 kg équivalent carcasse par habitant et par an, le porc arrive en tête des consommations, devant la viande de volaille et la viande bovine. Cette viande porcine représente ainsi une part stable de 39% de la viande consommée en France. Compte tenu d’un tel poids dans nos assiettes, il est légitime de s’interroger sur les conditions d’élevage de cet animal.

2.En 2014, la RSDA avait déjà consacré un dossier thématique à « l’élevage industriel ». Nous y dénoncions des élevages concentrationnaires indignes, que ce soit pour des raisons d’atteintes à l’environnement, de non rentabilité économique ou de non-respect de la condition animale1. Une décennie plus tard, il faut se rendre à l’évidence, les dysfonctionnements de ce type d’élevage se sont accentués sous la pression de deux phénomènes majeurs : l’augmentation de la taille des porcheries et des abattoirs et la concentration géographique de ces installations.

3.Ce double phénomène peut s’expliquer par la recherche de gains de productivité à des fins de compétitivité sur un marché mondial régulièrement perturbé du fait de la fluctuation des prix des intrants d’un côté (aliments, énergie…) et des crises sanitaires de l’autre (peste porcine). De nombreuses exploitations ont fait faillite et seules les plus grosses structures ont résisté aux crises successives qui ont secoué la filière.

4.Cet accroissement de taille des porcheries et leur concentration géographique n’ont fait qu’exacerber des tensions environnementales déjà bien prononcées, et ont fait émerger une réflexion sur le devenir de la filière autour de deux interrogations : peut-on imaginer un redéploiement territorial des installations pour éviter une trop grande concentration de mégaporcheries ? Ne faudrait-il pas mettre ne place un nouveau modèle territorial de production au service de la souveraineté alimentaire et sortir de la logique de mondialisation ?

5.Pour tenter de répondre à ces deux questions, nous structurons notre contribution de la façon suivante : une première partie s’interroge sur la soutenabilité de la filière porcine et une deuxième partie sur l’éventualité d’une alternative.

I.Une filière porcine non soutenable

6.Prenons l’exemple de la Bretagne pour illustrer les dysfonctionnements d’une filière porcine qui accueille plus de la moitié de tous les porcs français. Il en résulte en particulier une dégradation considérable de la ressource en eau dont les coûts de dépollution ne sont même pas supportés par les premiers responsables.

A.Les élevages de porcs en Bretagne

a)Chiffres-clés

7.La Bretagne est la première région de France de production porcine et détient 56% du cheptel français avec 6,8 millions de têtes fin 2022. En comparaison, l’élevage porcin dans la région Pays de Loire occupe la deuxième place avec 11,7% du cheptel national. Au total, la production porcine française est concentrée dans l’ouest du pays. Si l’on rajoute la Nouvelle Aquitaine (7%) et la Normandie (6%), le Grand Ouest de la France représente plus de 80% du cheptel total.

8.Cette concentration géographique se double surtout d’une concentration sectorielle des exploitations. Le premier indice d’une telle concentration est l’augmentation du nombre d’exploitations ayant une activité porcine significative, c’est-à-dire les exploitations ayant au moins 20 truies ou au moins 100 porcs ou au moins 100 places d’engraissement. En 2020, sur les 4170 exploitations, les petits ateliers représentaient seulement 5% du total, contre 49% en moyenne dans les autres régions françaises. A l’inverse, les exploitations porcines ayant une activité porcine significative pèsent 95% du total mais surtout ont vu leur taille moyenne augmenter. L’effectif moyen par exploitation est ainsi passé de 1420 têtes en 2000 à 1900 en 2020, soit une augmentation d’un tiers. Au total, les exploitations porcines bretonnes ont une taille moyenne 1,5 fois supérieure à celles des autres régions françaises.

9.Le deuxième indice de concentration de la filière porcine bretonne concerne l’abattage des porcs. En 2022, 33 abattoirs en France concentrent 94% de tous les porcs charcutiers abattus. Les 12 plus importants sont situés dans le Grand Ouest dont 10 en Bretagne qui concentrent 99% des abattages de la région. Cela signifie également que la concentration économique des abattoirs est plus importante en Bretagne qu’à l’échelon national. Les trois plus grands groupes d’abattage réalisent 70% de l’activité quand ce pourcentage n’est que de 50% en France.

10.Le troisième indice de concentration de la filière concerne son mode d’organisation. Les éleveurs sont regroupés dans 32 organisations commerciales de producteurs appelées groupements de producteurs et organisées sous forme de coopératives. Ces 32 organisations commercialisent 90% de la production porcine française. A l’inverse, les circuits courts restent très minoritaires en Bretagne : seules 5% des exploitations y ont recours. De façon générale, les groupements de producteurs ont investi massivement dans l’amont de la filière (génétique, alimentation animale, conseil…) et dans l’aval (abattage, découpe, transformation). On a donc des groupements fortement intégrés qui sont supposés être capables de résister à la concurrence internationale.

b) Un marché mondial très instable

11.La justification principale donnée à la concentration des exploitations bretonnes réside dans la capacité supposée de la grande taille à résister à des crises cycliques qui frappent régulièrement la filière porcine depuis une quarantaine d’années. Une première crise significative en 1983, due à une baisse des prix du porc de l’ordre de 20%, entraîna de nombreuses faillites et vit s’accroître la concentration de la production pour ceux qui restèrent en activité. Les plus touchés furent les moins compétitifs. Une seconde crise survint en 1999, dans un contexte de surproduction et de concurrence accrue au niveau européen, ce qui entraîna à nouveau faillites et augmentation de la concentration de la production. Une troisième crise toucha le secteur porcin en 2015 suite à l’embargo russe sur les importations européennes (peste porcine) et à l’écroulement du prix du porc d’où des faillites en nombre.

12.On assiste alors à un rebond de la production du fait de la remontée des cours due à la baisse de l’offre mais surtout à la remontée de la demande asiatique de viande de porc. Cette demande explosera en 2019 avec l’épidémie de peste porcine africaine qui touche particulièrement la Chine, premier marché mondial du porc. Cela entraîne une remontée des cours qui va de pair avec une baisse du cheptel, la production totale restant stable grâce à une augmentation du poids moyen des carcasses et une meilleure prolificité des truies.

13.Selon le Ministère de l’agriculture2, ces crises ont reconfiguré la filière porcine pour rendre les exploitations concurrentielles au niveau européen (concurrence des pays du Nord et de l’Espagne), et au niveau mondial. Ces dernières doivent être capables de s’adapter à un contexte international caractérisé par une volatilité des prix du porc, des crises sanitaires, des contraintes environnementales et des relations internationales difficiles. Un tel contexte économique contraignant permet peut-être d’expliquer le laxisme observé en matière de préservation de l’environnement et de respect de la condition animale. Au nom de la compétitivité, la Bretagne a laissé se dégrader un certain nombre de ses ressources naturelles. Dans le cadre de cette contribution, nous nous limiterons au problème de la ressource en eau.

B. La dégradation de la ressource en eau

a) Une situation alarmante

14. Les algues vertes en Bretagne constituent certainement l’un des exemples les plus emblématiques de la pollution des eaux par les nitrates en raison des rejets des élevages industriels3. La prolifération des algues vertes résulte principalement d’un excès de nitrates dans les eaux côtières apporté par les rivières. Cet excès provient en grande partie du modèle breton d’agriculture intensive, dont les élevages industriels de porcs.

15.Depuis 2010, des plans de lutte contre les algues vertes (PLAV) ont été mis en place par les pouvoirs publics mais, selon le rapport du Sénateur Delcros4, les résultats sont notoirement insuffisants. La Cour des Comptes et la Chambre Régionale des comptes de Bretagne, dans un rapport de juillet 2021 arrivaient aux mêmes conclusions que celles du Sénat. Cela ne fait que confirmer la difficulté des mesures à mettre en place qui sont de nature structurelle et touchent à la nature même du modèle productiviste breton.

16.Le ramassage des algues ne peut constituer une solution sans actions préventives en amont pour réduire les flux de nitrates. La Bretagne est la première région d’élevage en France avec plus de la moitié des cochons (56%), une bonne partie des poulets (33%), des œufs (44%), des veaux (22%), du lait (22%), le tout sur seulement 6% de la SAU nationale. On comprend que la capacité des sols et des plantes à absorber cet excès de nitrates et autres rejets est largement dépassée. La solution de bon sens consisterait à réduire le cheptel et à mettre en place un modèle qui préserve l’environnement et respecte la condition animale5, ce qui est loin d’être le cas.

b)Une résistance au changement

17.La difficulté résidera bien-sûr dans les modalités de transition vers un tel modèle alternatif. Voilà pourquoi les orientations contenues dans le rapport de la Cour des Comptes6 méritent réflexion :

« Etendre la lutte contre la prolifération des algues vertes au-delà des huit baies bretonnes concernées par les plans de lutte.

Définir des objectifs évaluables et en suivre la réalisation à l’échelle des bassins versants.

Redéfinir les leviers incitatifs au changement des pratiques et des systèmes agricoles.

Mobiliser les leviers du foncier agricole et des filières agroalimentaires.

Adapter et faire respecter les réglementations. »

18.Dans cette perspective, plusieurs outils vont être déployés dans le cadre de la mise en œuvre d’un PLAV 2022-2027, notamment une nouvelle mesure agroenvironnementale et climatique (MAEC) spécifiquement consacrée aux algues vertes. En dépit de cette avancée, le rapporteur spécial du Sénat déplore que les montants consacrés à la lutte contre les pollutions par les nitrates soient sans commune mesure avec les montants alloués aux agriculteurs par la PAC. Ces derniers bénéficient d’aides à la production de l’ordre de 420 millions d’euros pour 2022 et ce, en l’absence de toute conditionnalité environnementale. Or, si ces aides étaient conditionnées au respect de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement, il y aurait ici un levier efficace de lutte contre la pollution par les nitrates. Par ailleurs, le rapporteur spécial du Sénat regrette le manque de moyens affectés aux effectifs de contrôle des exploitations.

19.En réalité, la transition vers un modèle alternatif s’avère difficile tant la résistance au changement des principaux bénéficiaires du modèle productiviste est forte. Il reste donc à voir en quoi les arguments avancés par ces tenants du productivisme sont contestables et sur quelles bases envisager une alternative.

II.Le choix d’une alternative territoriale

20.Deux approches sont envisageables pour justifier de la sortie du modèle productiviste agricole et envisager un modèle alternatif. Il y a tout d’abord l’analyse d’un redéploiement territorial de la filière porcine : l’hyperspécialisation des exploitations en Bretagne pourrait laisser place à une redistribution de petites unités sur l’ensemble du territoire national. Il y a ensuite l’analyse des conditions de la souveraineté alimentaire qui ne plaide pas en faveur d’une concentration de grosses unités de production sensées résister à la concurrence internationale.

A.Un redéploiement territorial de la filière

a) Les trois effets

21.Les théories de la localisation se sont depuis longtemps confrontées à la question de la localisation optimale des hommes et des activités en termes de calcul de coût d’opportunité entre économies d’échelles et coûts de transport. Par exemple, si la structure productive d’une économie est dominée par des activités sensibles aux économies d’échelles et si les coûts de transport sont faibles, cette économie sera concentrée. C’est une justification que l’on pourrait donner de la concentration porcine en Bretagne.

22.Au-delà de ses avantages, la concentration génère néanmoins des externalités négatives qui peuvent remettre partiellement en cause les gains précédents : encombrements, pollutions, problèmes sociaux, condition animale… Voilà pourquoi, devant les effets négatifs de la concentration, on est en droit de lui opposer les avantages d’une dispersion des activités économiques : pourrait-on redéployer intelligemment la filière porcine bretonne pour alimenter des circuits courts dans une perspective de souveraineté alimentaire retrouvée ?

23.Pour asseoir notre raisonnement, nous reprenons les analyses classiques de C.Larrue et R.Prud’homme7 concernant les conséquences environnementales des politiques d’aménagement du territoire. Il serait possible de distinguer trois effets :

- l’effet serpillère part du fait que la relation entre degré de pollution et dommage causé à l’environnement est une fonction croissante. La déconcentration des facteurs de pollution et leur répartition plus homogène sur le territoire peut contribuer à l’amélioration globale de l’environnement par dilution des pollutions. Pour éviter des points noirs de pollution, voire risquer d’atteindre des seuils d’irréversibilité, il est envisageable de redéployer spatialement les sources de pollution.

- l’effet tache énonce que les dommages marginaux causés à l’environnement sont décroissants au fur et à mesure de l’augmentation de la pollution. Un front de mer peut être complètement défiguré par la construction d’un immeuble de dix étages. Rajouter un immeuble de deux étages se fera à coût marginal décroissant puisque le mal est déjà fait !

- l’effet balai signifie qu’il est plus facile et moins coûteux de traiter une pollution concentrée. Du fait de l’existence d’économies d’échelles, le coût unitaire de traitement d’une pollution est d’autant plus faible que la quantité traitée est grande, jusqu’à un certain seuil bien sûr. La dispersion de la pollution sur tout le territoire rend la dépollution plus difficile et plus coûteuse. C’est le cas par exemple de la pollution diffuse.

b) Un choix impossible

24.Il est très difficile d’opter en faveur de l’un ou l’autre de ces effets dans la mesure où ils jouent en sens contraire. L’effet serpillère qui pousse à la dispersion va à l’encontre de l’effet tache et de l’effet balai qui poussent à la concentration. Cela peut se vérifier dans le cas de la filière porcine en Bretagne.

25.Nous avons vu que la filière porcine française se concentrait en Bretagne avec 56% de l’effectif national. De plus, la Bretagne concentre les exploitations porcines de plus grande taille par rapport à la moyenne nationale. Voilà pourquoi, devant les conséquences environnementales désastreuses de ce type de concentration d’élevages industriels, il a été discuté de l’opportunité d’un redéploiement de cette filière. La Hollande, avant la Bretagne, avait expérimenté une telle stratégie de redéploiement vers des zones moins polluées.

26.A l’inverse de l’effet serpillère, les deux autres effets jouent en faveur du maintien des porcheries en Bretagne. D’une part, l’effet tache permet de justifier l’augmentation de la taille des exploitations qui se fera à coût marginal décroissant. D’autre part, l’effet balai joue en faveur de solutions techniciennes à grande échelle pour traiter une pollution à coût unitaire décroissant.

27.Par ailleurs, la concentration de la filière porcine en Bretagne signifie que le reste du territoire français est épargné par la pollution. Un redéploiement de porcheries vers des territoires attractifs du fait de la qualité de leurs aménités naturelles risquerait donc de rentrer en conflit avec d’autres objectifs territoriaux comme le développement touristique, un cadre de vie agréable ou une réserve de ressources naturelles.

28. Devant l’impossibilité de choisir, notre conclusion est qu’il est nécessaire d’inventer un autre modèle que l’élevage intensif qui conduit inévitablement à des impasses en sacrifiant des objectifs sociaux et environnementaux pour satisfaire l’impératif économique de compétitivité internationale. Il faut donc considérer le problème plus globalement pour dessiner une alternative territoriale à la mondialisation permettant d’atteindre une vraie souveraineté alimentaire.

29.Le modèle agro-industriel breton est en effet très vulnérable car dépendant de la conjoncture internationale, à la fois pour ses intrants et pour ses débouchés. Par ailleurs, c’est un modèle destructeur de ressources naturelles et irrespectueux de la condition animale. C’est tout le système agricole dans lequel il est inséré qu’il faudrait modifier à des fins de souveraineté alimentaire et de préservation de l’environnement.

30.Rappelons que les trois premières enseignes (Leclerc, Carrefour et Intermarché) se partagent les deux tiers du marché de la distribution. On imagine leur poids dans la négociation des prix avec les producteurs. De plus, ces grands groupes mettent en concurrence des producteurs du monde entier du fait de la réduction des coûts de transport et des progrès réalisés dans le maintien de la chaîne du froid. On importe ainsi un quart de la viande de porc consommée en France.

31.Un enjeu majeur pour l’avenir de notre souveraineté alimentaire résidera dans notre capacité à sortir de l’hyperspécialisation de nos territoires. Il s’agit notamment de recréer des systèmes alimentaires territoriaux en coordonnant toutes les parties prenantes qui participent à l’approvisionnement alimentaire de la population.

B.La reterritorialisation de la souveraineté alimentaire8

a) La création des projets alimentaires territoriaux (PAT)

32.La reconnaissance de la nécessité de repenser l’autonomie alimentaire des territoires est une vieille idée au cœur de la contestation de la centralisation économique dans les années 1970. Devant l’échec d’un modèle de développement imposé par en haut, est née l’idée que l’on pouvait inventer un nouveau modèle par en bas : le développement local, endogène, décentralisé. Le principe en était la valorisation locale des ressources par et pour les locaux. De multiples expérimentations ont ainsi été tentées ponctuellement mais elles sont restées marginales.

33.L’avénement du néolibéralisme et de la mondialisation dans les années 1980 a sonné le glas du développement local considéré comme utopique à l’heure du retour de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. Chaque pays aurait intérêt à se spécialiser dans des productions où il possède de bonnes dotations en facteurs de production et où il serait donc le plus efficace. Grâce à la libéralisation des échanges au niveau mondial, le Marché permettrait d’atteindre l’optimum économique.

34.L’agriculture et l’alimentation n’ont pas échappé à un tel mouvement de spécialisation des productions, d’où une perte de souveraineté alimentaire en fonction de la nature des spécialisations. C’est le cas de nombreux pays du Sud qui ont renoncé à leurs cultures vivrières pour privilégier des cultures d’exportation, toujours au nom de la théorie des avantages comparatifs. Tous les pays sont ainsi rentrés dans une relation d’interdépendance généralisée qui fragilise la souveraineté alimentaire de bon nombre d’entre eux. On constate cependant aujourd’hui le retour du territoire comme solution à la crise de la mondialisation.

35.Une telle reterritorialisation de la souveraineté alimentaire a fait l’objet de multiples expérimentations et s’est fait consacrer en France par la loi agricole de 2014 (loi n°2014-1170) qui institue les projets alimentaires territoriaux (PAT). 454 PAT sont reconnus aujourd’hui par le Ministère. Il s’agit de fédérer les acteurs d’un territoire autour de la question alimentaire en contribuant à la prise en compte des dimensions sociales, environnementales, économiques et sanitaires de ce territoire.

36.Tous les territoires sont concernés par les PAT : communes, villes, agglomérations, départements, régions, parcs naturels… Il est donc difficile de percevoir une stratégie globale sans coordination d’ensemble de la part de l’Etat pour insuffler une ligne directrice, et sans reconnaissance d’une compétence officielle qui serait octroyée aux collectivités porteuses des projets et leur donnerait une légitimité d’organisation.

37.Sans une telle légitimité, les collectivités peuvent toujours tenter de s’appuyer sur d’autres compétences qui leur sont accordées, par exemple :

- l’aménagement du territoire et notamment les documents d’urbanisme qui leur permettent de rationaliser l’usage du sol.

- la politique de l’eau pour justifier de la protection de la ressource face à de multiples pollutions

- la formation professionnelle et agricole pour produire de nouvelles compétences techniques.

- la commande publique pour l’approvisionnement de la restauration collective qui peut constituer un débouché sûr au service de la pérennité des exploitations locales.

38.Toutes ces compétences seraient renforcées avec la reconnaissance d’une compétence souveraineté alimentaire. Le rapport Marchand9 propose ainsi de reconnaître les PAT comme de véritables politiques territoriales : « Doter les collectivités d’une compétence alimentation pour en faire des Autorités organisatrices de l’alimentation durable et résiliente. L’échelle retenue sera celle du bassin de vie et cette compétence doit être partagée. Nous recommandons un schéma ouvert tenant compte des dynamiques existantes, des caractéristiques du territoire et de la capacité des acteurs à fédérer. Ce sujet fait consensus auprès de toutes les parties entendues, et il permettra de répondre à l’exigence d’organisation de la résilience du système que les enjeux multiples mettent crûment en évidence. »

39.Il faut bien reconnaître aujourd’hui que ces PAT vont se heurter à des oppositions, notamment de la part des tenants du modèle productiviste agricole qui en particulier détiennent un grand pouvoir en matière de maîtrise foncière.

b) L’enjeu de la maîtrise foncière

40.On touche ici à un obstacle de taille s’opposant à l’installation de jeunes pouvant rentrer en concurrence avec l’agrandissement d’exploitations existantes. Rappelons en effet que pour réguler la question foncière, la France s’est dotée dans les années 1960 de trois instruments majeurs :

- les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) disposant d’un droit de préemption.

- Les commissions départementales d’orientation agricole (CDOA) qui choisissent les repreneurs de terres libérées par leurs anciens propriétaires.

- Les schémas directeurs régionaux des exploitations agricoles (SDREA) qui fixent les priorités d’orientation dans l’usage des terres.

41.Dans un tel contexte, les problématiques autour de la souveraineté alimentaire pèsent peu face aux objectifs d’agrandissement des exploitations industrielles. En théorie, une SAFER peut décider de préempter une vente pour l’octroyer à un meilleur acheteur. Le comité départemental peut départager les différents dossiers des potentiels acquéreurs pour attribuer la terre à celui qui en a le plus besoin, le tout dans la cohérence d’ensemble donnée par le schéma directeur. Mais dans la réalité, les choses ne se passent pas ainsi. Aujourd’hui, les terres sont devenues l’objet de spéculations qui ont permis le développement de procédures de contournement des règles de la SAFER.

42.Des millions d’hectares vont changer de mains dans les années à venir mais la terre ne va pas nécessairement aller vers ceux qui en auraient le plus besoin en tant que paysans. En effet, le prix du foncier risque de s’envoler du fait de projets industriels, touristiques, urbains, énergétiques qui favorisent l’accaparement de terres agricoles par des non paysans. Aujourd’hui, 42% des exploitations sont sous forme sociétaire (GAEC, EARL, SCEA, SARL). A l’exception des GAEC, ces nouveaux associés n’ont pas besoin d’un statut d’exploitant agricole. On assiste donc à une augmentation de la proportion des investisseurs privés non exploitants dans les sociétés agricoles. S’ils deviennent majoritaires en parts sociales, ils peuvent décider de l’orientation de l’usage de la terre. Ces nouveaux propriétaires mettent la main sur des milliers d’hectares en France au détriment de l’installation de jeunes paysans exploitants. De nombreuses opérations échappent ainsi au contrôle des SAFER et relèvent d’une logique de firme totalement étrangère à la culture paysanne. Devant ce constat, la dernière loi d’orientation agricole du 24 mars 2025 s’est fixée comme objectif de lutter contre la concentration excessive des terres et leur accaparement.

43.Il faudrait donc que les collectivités locales parviennent à peser dans la gouvernance de la transmission des exploitations agricoles pour faire reconnaître la légitimité des objectifs d’une nouvelle stratégie foncière : maintien d’un tissu vivant d’exploitations agricoles sur le territoire ; préservation de la qualité des sols, de l’eau ; lutte contre l’artificialisation des terres…

c) Les leviers de la territorialisation

44.La souveraineté alimentaire réclame des producteurs mais également des transformateurs pour satisfaire les besoins de la population locale. Pour le pain par exemple, à côté du paysan producteur de blé, il faudra un meunier pour la farine puis un boulanger pour la fabrique du produit final. Pour les élevages, c’est surtout l’abattoir (à dimension humaine) qui est indispensable. Au-delà de ces exemples triviaux, il est possible de concevoir un tissu d’activités diversifiées autour de l’alimentation du territoire. Si la production dépasse les besoins de base de la population locale, une partie du surplus peut être exporté ou, à l’inverse, peut attirer une population extérieure au territoire. Dans les deux cas, des flux financiers nouveaux rentrent dans le territoire, se dépensent en partie sur place et, par un effet de multiplicateur, génèrent une création nette d’emploi et de revenu. L’alimentation peut ainsi constituer une activité basique majeure pour le développement du territoire.

45.A côté de l’offre de produits, la demande peut également jouer un rôle moteur de développement des activités. C’est le cas par exemple de l’impulsion que peut donner la commande publique avec les cantines scolaires ou la restauration collective. En cas de difficultés rencontrées par les collectivités pour respecter le droit européen de non-discrimination, la solution peut être trouvée dans l’implantation de fermes municipales.

46.Le troisième levier concerne la satisfaction des besoins alimentaires des habitants en difficultés. C’est tout l’enjeu d’un modèle de sécurité sociale de l’alimentation qui constituerait un tournant dans la lutte contre l’exclusion et la pauvreté.

Conclusion

47.La filière porcine bretonne est emblématique d’un modèle agricole productiviste qu’il faudrait abandonner au plus vite. D’une part, les conditions d’élevage et d’abattage des animaux sont indignes, le respect de l’animal étant sacrifié sur l’autel de la compétitivité. D’autre part, les conséquences environnementales sont dramatiques, notamment sur la ressource en eau. Enfin, l’instabilité de la filière au niveau international génère des crises régulières qui provoquent une fuite en avant dans le productivisme et la concentration des exploitations.

48. L’hyper spécialisation des territoires n’est pas capable de garantir notre souveraineté alimentaire dans le cadre de la mondialisation, bien au contraire et les conséquences du redéploiement territorial de la filière sont difficiles à évaluer et peuvent rentrer en contradiction les unes avec les autres (effet tache, effet balai, effet serpillère).

49.La solution réside certainement dans la reterritorialisation de la souveraineté alimentaire et dans la maîtrise foncière au service d’exploitations paysannes à taille humaine respectueuses de l’environnement et de la condition animale.

Mots clés : souveraineté alimentaire, filière porcine, mondialisation, aménagement du territoire, maîtrise foncière, externalités, projets d’alimentation territoriale, économie territoriale.

 

 

 

 

 

  • 1 J.J.Gouguet : Elevages concentrationnaires : mettre fin à un modèle indigne et non rentable. RSDA 2/2014.
  • 2 Agreste. Les dossiers. La filière porcine en Bretagne, n°1, février 2024.
  • 3 Greenpeace : De l’élevage industriel aux algues vertes en Bretagne, les errements de la politique agricole ? Juillet 2019.
  • 4 B.Delcros : Rapport d’information sur le suivi des recommandations du rapport « Algues vertes en Bretagne, de la nécessité d’une ambition plus forte ». Sénat. 9 février 2022.
  • 5 Eau et rivières de Bretagne : Dix mesures pour mettre fin aux marées vertes. 10 mai 2021.
  • 6 Cité in B.Delcros op.cit. p.11.
  • 7 C.Larrue et R.Prud’homme : les conséquences environnementales des politiques d’aménagement du territoire. Un essai d’évaluation. Observatoire de l’économie et des institutions locales (ŒIL). Créteil. 1992.
  • 8 Terre de Liens : Souveraineté alimentaire. Un scandale made in France. L’état des terres agricoles en France n°4. 2025. 
  • 9 F.Marchand, D.Chabanet : Projets Alimentaires Territoriaux. Plus vite, plus haut, plus fort. Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Juillet 2022.
 

RSDA 1-2025

Histoire du droit
Dossier thématique : Points de vue croisés

Du cochon vivant à la viande de porc en passant par la tuerie... Itinéraire d'un cochon au prisme de l'histoire du droit

  • Ninon Maillard
    Maître de conférences Histoire du droit et des institutions
    Nanterre - Faculté de droit
    Membre du CHAD (EA4417)
  1. Chacun connaît le cochon gras de la fable de La Fontaine qui, embarqué avec une chèvre et un mouton, est le seul à crier « comme s’il avait cent bouchers à ses trousses ». Alors que les honnêtes gens s’agacent et s’étonnent de l’entendre s’égosiller ainsi, le cochon s’explique : si les deux autres imaginent qu’on veut les tondre et les traire, moi je sais qu’on va me tuer pour me manger. La Fontaine nous le dit : le cochon a vu juste. Pour autant, la morale de l’histoire souligne moins la juste plainte de l’animal que l’inutile vacarme de ce dernier car « quand le mal est certain, la plainte ni la peur ne changent le destin… »

  2. Véronique Le Ru, dans sa contribution philosophique, choisit la même entrée en matière que la nôtre1. Elle opère à cette occasion un lien entre la fable de La Fontaine et les connaissances éthologiques concernant le cochon qui révèlent, entre autres, la propension de cet animal au chagrin s’il est séparé des autres ou encore sa capacité à résister et à se rebeller contre le destin qu’on lui réserve. Elle évoque les capacités du cochon comme la conscience de la mort et le sens moral, la perspicacité et la sagacité. Grâce aux éthologues, nous savons maintenant - et certains, se fiant à leurs observations, n'avaient pas eu besoin de la confirmation scientifique pour en être convaincus - que les cochons sont des animaux sociaux capables de ressentir des émotions complexes2. Ces études menées sur la conscience, la sensibilité et les compétences des animaux, ici de ferme, ont « encouragé la société à se soucier de leur bien-être »3 mais plus on en apprend sur le cochon, plus les hommes soient contraints à des « contorsions cognitives » pour continuer à en manger. La contribution de Laurent Bègue-Shankland nous renseigne sur ces différentes stratégies : éviter l’empathie en désanimalisant l’animal mangé, minorer les capacités sensorielles ou dénigrer l’animal pour atténuer la culpabilité de sa mise à mort4 permettent de continuer à manger un animal intelligent, sensible et affectueux.
  3. Car ces premières contributions mettent en relief la vocation première du cochon dans notre économie rurale. A un siècle d’écart, les considérations sur le cochon se répondent : en 1947, on peut lire dans le petit fascicule concernant l’élevage du cochon édité par les éditions Rustica que « le porc est une merveilleuse machine apte à transformer en viande et en lard d’excellente qualité, des matières premières de peu de valeur ; aucun animal ne paie mieux que lui la nourriture et les soins qu’on lui donne »5 et dans La ferme modèle, ouvrage publié en 1846, on lisait déjà : « si la conformation du porc n’a rien de cette harmonie qui se fait remarquer dans celle du cheval, voyez comme elle est merveilleusement appropriée à sa destination ! Le corps du cochon, ramassé, cylindrique, est un véritable sac de viande ; aucun animal ne remplit aussi complètement l’espace où il se meut. Renfermez, en effet, son corps dans quatre lignes droites, et vous serez surpris du peu de vide que vous rencontrerez »6. La « perfection » du cochon se jauge ainsi à l’usage que les hommes vont en faire, à savoir le manger tout entier.
  4. Ce funeste destin ressort de la plupart des contributions de ce dossier pluridisciplinaire, dans lesquelles le cochon devient du porc – la viande de l’animal étant en effet communément désignée par un terme spécifique, sans que la distinction entre les deux mots ne soit toujours aussi stricte – après avoir été abattu. Le geste de la mise à mort est public, banal, représenté, valorisé à certaines époques puis honni, banni, dissimulé à d’autres. La norme juridique témoigne, pour chaque époque, du rapport des hommes à la vie et à la mort du cochon. Nous proposerons ici, en lien avec les contributions de nos auteurs, un parcours non exhaustif de ce que l’histoire du droit peut en raconter : nous commencerons donc par évoquer l’abattage du cochon avant de dire quelques mots de la chair de l'animal et de la règlementation de sa consommation. Du côté du cochon vivant, nous nous baladerons en ville puis à la campagne car les questions juridiques ne sont pas les mêmes, suivant que l'on parle de la circulation des animaux dans les rues ou dans les bois. Nous verrons comment le droit a contribué à la disparition du cochon et à son enfermement dans des structures éloignées des hommes. Le seul cochon qui nous reste, c'est le cousin sauvage de l'animal domestique : le sanglier. Il est d'ailleurs bien trop présent, bien trop proche... et commet tant de dégâts qu'il est aujourd'hui autant nuisible que gibier. Les catégories juridiques sont ici mises à l’épreuve, le cochonglier rendant poreuse la fondamentale frontière entre le sauvage et le domestique. Pour autant, l’histoire du droit du cochon permet de constater, une fois de plus, la souplesse du droit, instrument de la mise au ban de la tuerie au XIXe siècle et de la patrimonialisation du tue-cochon au XXe.

Le spectacle du tue-cochon

 

  1. Les fouilles archéozoologiques dans le monde celte témoignent déjà de la facilité de l’entretien et de l’abattage du porc7. A Rome, l’animal fait partie du trio de bêtes mâles consacré à l’abattage sacrificiel militaire, avant les combats et après la victoire : le su/ove/taurile. L’animal apparaît donc sur les monuments célébrant les triomphes, comme la colonne de Trajan par exemple. Les sculpteurs romains insistent souvent sur la procession, les honneurs et la gloire, et ne représentent pas systématiquement l’immobilisation de la bête ou le geste d’assommage, contrairement aux illustrations médiévales auxquelles la contribution que nous propose l’historien Enzo Rouzy renvoie8. Dans les livres d’heures que ce dernier nous fait partager, c’est au mois de décembre, sous le signe du capricorne, que l’abattage du cochon se trouve. Si la mort du cochon s’inscrit dans le calendrier chrétien, elle n’est plus aucunement liée au sacrifice. Au Moyen Âge, il s’agit plutôt d’insister sur le rythme annuel des travaux des champs et la tuerie du cochon est un moment important de l’année. Elisabeth Hardouin-Fugier évoque « les outils et les gestes professionnels, sûrement authentiques »9: ces petites enluminures montrent en effet sans pudeur la brutalité du geste et la violence de la mise à mort du cochon.
  2. L’expression populaire « crier comme un cochon qu’on égorge » renvoie à l’expérience sociale partagée qu’est la tuerie du cochon : si ces enluminures médiévales nous en donnent un aperçu ancien, des reportages contemporains relaient de manière plus vivante ces pratiques traditionnelles10. La dimension audiovisuelle de ce type de sources ne permet plus d’édulcorer le « point de vue animal » pour reprendre la piste initiée par Eric Baratay, qui se focalise davantage sur « les vécus animaux »11. La question du point de vue est effectivement déterminante ici pour comprendre l’histoire du droit, car les représentations ethnographiques ou documentaires produites à partir des années 1980 filment la mise à mort du cochon dans une perspective de conservation de pratiques traditionnelles dont on tend à regretter la disparition12. D’un point de point de vue juridique, l’approche de ce genre de sources est plus patrimoniale qu’historique : le « tue-cochon » ou pelèra est ainsi une pratique inscrite au patrimoine culturel immatériel en France depuis 201213. La priorité juridique n’est pas ici d’amoindrir ou d’éradiquer la souffrance animale, qui est néanmoins perceptible et qui peut sans aucun doute heurter la sensibilité des spectateurs, mais d'assurer la protection des métiers, des pratiques paysannes et des traditions culinaires du terroir. C’est bien l’usage humain de l’animal, et principalement l’exploitation collective de sa chair, qui concentre l’attention du juriste et non l’animal lui-même.
  3. On doit à l’artiste Adel Abdessemed d’avoir replacé le geste d’une masse s’écrasant sur le crâne d’un cochon au cœur du débat dans son exposition controversée « Don’t trust me » présentée au San Francisco Art Institute en 2008, la monstration de six vidéos prises dans une ferme mexicaine scandalisant de nombreux visiteurs. Critiqué, interpelé, l’artiste s’en est froidement expliqué : « je ne cherche ni à déguiser, ni à justifier ou à excuser cet abattage. Cet acte existe »14. La présentation du geste dans sa violence brute par Abdessemed au début du XXIe siècle se rappelle étrangement à nous lorsqu’on observe les illustrations proposées par l’historien Enzo Rouzy, dont un assommage au maillet représenté dans un exemplaire des Heures à l’usage de Rome : on est en effet frappé par l’expressivité de ce dessin du XVe siècle. Emprisonnant fermement l’animal entre ses deux jambes, l’homme semble saisi sur le vif par l’enlumineur : ses muscles se bandent dans l’effort qu’il est en train de produire pour donner « coup donné en frappe »15 c’est-à-dire abattre violemment un maillet à long manche sur le crâne du cochon. Dans une autre illustration, c’est une hache qui s’élève, toujours tenue bien en arrière, bien haut, laissant imaginer le geste qui s’ensuit.
  4. La recherche par sujet « abattage du cochon » dans la base de données Initiale consultée par l’auteur offre de nombreux autres exemples… On y retrouve l’illustration de l’immobilisation violente de l’animal, à l’aide d’une corde (Heures, France du Nord, fin XVe siècle), pendu par les pattes arrières (Psautier à l’usage de Limoges, France du Nord, XIIIe siècle), à terre avant ou pendant un égorgement (Heures à l’usage de Rome, Belgique, 1540 ; Heures à l’usage de Bourges, France 1530). On y retrouve fréquemment la hache, suspendue en l’air, au plus haut point permis par les bras du tueur (Heures à l’usage de Rome, France, 1480-1485 ; Psautier, France du nord ou Belgique, XIIIe siècle ; Heures à l’usage de Rome, Belgique, 1450) ou le maillet (Missel à l’usage de Tours, France de l’ouest, XVe siècle)… avec, jamais bien loin, le couteau qui servira à l’égorgement et la bassine dans laquelle le sang sera récupéré (Heures à l’usage de Metz, France, 1480 ; Heures à l’usage de Rome, France du nord, 1465)).

Dissimuler la tuerie : la contribution du droit

  1. En quoi cette tuerie peut-elle intéresser les juristes ? En consultant quelques sources historiques, on constate sans surprise que les questions d’hygiène ont intéressé le droit, bien avant les souffrances infligées aux animaux. Pour autant ces dernières n’étaient pas ignorées des hommes et constituaient, depuis l’antiquité, une question récurrente en philosophie ; l’ouvrage de référence d’Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes (Puf, 1998) suffit pour s’en convaincre. Le point de jonction entre le droit, la préoccupation sanitaire et l’exigence morale va s’opérer très progressivement autour de la sensibilité publique et l’édification des citoyens. Il s’est alors agi d’éloigner les tueries et de dissimuler l’acte de mise à mort et ses traces, toutes en rebuts et en remugles16. Dans son manuel de charcuterie publié en 1827, Elisabeth Celnart, autrice de nombreux ouvrages d’économie rurale et domestique, témoigne ainsi de la banalité de la tuerie tout en exprimant ses scrupules :
  2. « La manière de tuer les porcs est barbare : comme par malheur on ne peut agir autrement, il faut bien s’y résigner ; mais ce que l’on doit éviter religieusement, c’est de souffrir que les enfans s’en fassent un sujet de joie. Rien n’est plus affreux que de voir, dans les villes de province, les gens du peuple s’attrouper en riant devant un porc qu’on égorge, et les enfans sauter autour de la victime, soit lorsque ses cris aigus font horreur, soit lorsque les flammes l’environnent… »17.
  3. Cette évolution des sensibilités ne saurait être représentée par une ligne continue pointant toujours dans la même direction. Les documentaires de type ethnographique des années 1980 que nous avons évoqués plus haut, témoignent ainsi de la variation des sensibilités et du positionnement moral concernant l’abattage domestique : le discours porté par ces films est en effet aux antipodes de la dénonciation de la barbarie dont de nombreux écrits du XIXe siècle et la vocation première de la loi Grammont de 1850 – préserver la sensibilité publique – témoignent. La tuerie domestique du cochon est, bien au contraire, présentée comme une fête intergénérationnelle, la présence de toute la famille et particulièrement des enfants s’y trouvant valorisée. Cette représentation édifiante des traditions locales d’abattage domestique apparaît néanmoins comme un sursaut très récent, comme l’exception contemporaine qui confirme la règle historique, à savoir le mouvement général de dissimilation de la mise à mort des cochons, documenté par de nombreuses archives. Il s’épanouit dans un contexte qui tend à distinguer les pratiques artisanales des pratiques industrielles. Aujourd’hui, la revalorisation de l’abattage domestique du cochon familial fait partie d’une entreprise à plus large échelle permettant de distinguer la « viande heureuse » du terroir, des productions de l’élevage industriel, abattues à la chaîne18.
  4. Au XIXe siècle, il n’est pas encore question d’opposer élevage industriel et élevage dit traditionnel, abattage à la chaîne et abattage domestique, il est avant tout question de débarrasser la ville des tueries qui salissent les rues et offrent un spectacle peu édifiant. Prenons l’exemple de cet arrêté du maire de la ville de Besançon, daté du 24 octobre 1810, « qui défend de tuer des cochons dans les rues » : « Considérant que l’usage où l’on est de tuer des cochons dans les rues, est non seulement contraire à la propreté et à la salubrité, mais qu’il embarrasse encore la voie publique et offre aux passans un spectacle dégoutant, dont tous les citoyens demandent depuis longtemps la proscription »19. Et le maire d’indiquer plusieurs lieux excentrés « aux personnes qui n’auront point d’emplacement pour cet objet dans l’intérieur de leur maisons ». Préoccupations sanitaires et morales se combinent dans cet hygiénisme qui fonde l’éloignement des abattoirs20. Quant à l’abattage domestique du cochon, il s’est maintenu jusqu’à nos jours : en 2015, une universitaire suivait un boucher breton ayant pratiqué pendant 50 ans l’abattage et la découpe de cochons à domicile21. Quelques études en ethnographie ou en sociologie permettent de constater que les gestes ont peu varié et que seul le point de vue sur ces pratiques est mouvant. De nos jours, la pratique de l’abattage à domicile du cochon constitue une exception juridique, prévue par l’article R231-6 du code rural et de la pêche maritime, dès lors que le cochon abattu est réservé la consommation familiale et non à la commercialisation.
  5. Concernant la grande majorité des bêtes, le droit a accompagné, sur le temps long22, l’éloignement des abattoirs des habitations ainsi que les évolutions techniques en lien avec les impératifs d’hygiène ou de sécurité. La langue témoigne aussi de ce processus par l’euphémisation de la mise à mort : la tuerie est devenue l’abattoir, l’écorcheur l’équarrisseur, le tueur le boucher…23. Les vétérinaires ont été des acteurs importants de cette histoire juridique car leur expertise a pesé en amont des réformes juridiques24, une expertise qui s’est parfois heurté aux pratiques professionnelles. L’éloignement des abattoirs par mesure d’hygiène et par souci moral se cumulera ensuite25 avec l’émergence d’une nouvelle exigence : modifier les gestes pour humaniser la mise à mort26. L’espèce porcine est d’ailleurs concernée par le décret du 16 avril 1964 qui généralise l’étourdissement avant l’abattage 27.

Règlementer la consommation de la chair du cochon

  1. Il ne faudrait pourtant pas croire que les règlementations juridiques concernant les conditions d’abattage se sont construites sur des critères toujours strictement scientifiques ou objectifs. La contribution de Lucie Schneller Lorenzoni concernant Toulouse au XVIIIIe siècle montre bien que la vigilance des capitouls concernant la mise à mort des cochons et la consommation de leur viande, qui se traduit par une règlementation que l’autrice explore, est sous-tendue par des peurs relatives à l’absorption de chairs nocives28. Il y là un nœud inextricable entre sources juridiques, zoologiques, médicales et religieuses qui complexifie la teneur des décisions et le fondement des orientations politiques.
  2. Concernant le volet religieux, l’historienne souligne la position particulière que tient le cochon par rapport aux autres animaux : c’est une spécificité qui ne peut pas être mise de côté s’il on veut saisir la manière dont les règles juridiques vont orchestrer l’accès à sa chair. Manger du porc n’est pas anodin à la lumière de l’histoire religieuse et le cochon est au cœur d’interdits alimentaires qui fondent la distinction entre juifs, musulmans et chrétiens29. La contribution de Youri Volokhine30 revient d’ailleurs sur la matrice très ancienne de l’interdit de consommation touchant l’animal.
  3. Concernant le volet médico-juridique, prenons le temps de mettre en relief l’articulation entre le savoir vétérinaire et le droit car un exemple concernant notre cochon est facilement repérable en histoire du droit : la ladrerie doit-elle être considérée comme un vice rédhibitoire à l’occasion d’une vente ? En dépit des avis du commissaire du roi et des experts vétérinaires de nombreux départements, la maladie ne fut pas prise en compte par la loi du 20 mai 1838 relative aux ventes et aux échanges d’animaux domestiques, loi venue extraire les ventes d’animaux du droit commun établi sur la base de l’article 1641 du code civil31. Le député Armand Lherbette, rapporteur de la commission chargée d’étudier le projet de loi, était en effet parvenu à convaincre l’assemblée en soutenant d’une part, que la ladrerie pouvant être constatée par l’observation du cochon, elle ne pouvait pas être considérée comme un vice caché, et d’autre part, que la chair d’un cochon malade restant saine, la dépréciation de la viande n’était pas si considérable qu’elle justifiât la remise en cause de la vente32.
  4. En 1878, dans un commentaire de jurisprudence vétérinaire, on apprend que la ladrerie apparaissait comme un vice rédhibitoire tant dans les anciennes coutumes du royaume de France que dans l’article 1641 du code civil et que la maladie devrait être considérée comme un vice caché33. Le vétérinaire en appelle à ses confrères « qui sont en relation avec les avocats et les juges » car il leur appartient « de porter la lumière sur ces questions si obscures de notre jurisprudence spéciale. Dans l’accomplissement de sa mission, le magistrat a souvent besoin du secours du vétérinaire ou du médecin. Que, sans sortir de la réserve que lui commande sa spécialité, le vétérinaire fasse entendre sa voix et qu’il défende ce qu’il croit être juste… »34. C’est la loi du 2 août 1884 qui va réintroduire le cochon ladre dans la liste ouvrant une action aux charcutiers trompés35. Ces digressions vers le religieux ou la science vétérinaire nous montrent bien combien les règles du droit animalier concernant le cochon trouvent leur fondement et leur source dans des champs éloignés du droit et s’expliquent par des dégoûts, des interdits, des savoirs et des considérations complexes.
  5. Quittons la piste de l’animal mort ou malade pour nous tourner vers l’animal vivant et bien portant. Là encore, le juriste repère des questions bien balisées au fil des siècles, comme par exemple ce qui concerne la circulation des bêtes. Le sujet du déplacement animalier permet d’ailleurs de distinguer la ville de la campagne autour de plusieurs problématiques : on retrouve la salubrité et la sécurité des rues, mises en péril par la coprésence des bêtes et des hommes et la divagation des animaux en zone urbaine, les droits d’usage comme la glandée des cochons dans les forêts et pour finir, les dommages causés par les sangliers, cousins sauvages des cochons domestiques. Il y a ici un croisement intéressant, le cochon domestique pouvant causer des dégâts dans les forêts, le sanglier pouvant causer des dégâts dans les parcelles cultivées. La règle de droit agit alors de deux manières : réguler l’accès des animaux aux zones à protéger (on éloigne les élevages des villes, on limite l’accès des animaux domestiques aux forêts, on organise des battues pour limiter le nombre d’animaux sauvages dans un secteur), prévoir des mécanismes d’indemnisation pour les dégâts causés par les animaux.

Le juriste et le cochon des villes

  1. A la ville, les questions de salubrité l’emportent dès qu’il s’agit du cochon. Un règlement de police concernant la ville de Brest en 1754 servira d’exemple : l’article 7 fait « deffense à tous habitans de tenir et nourrir des cochons en quelque endroit que ce soit de leur maison à peine de 30 livres d’amende et de confiscation du cochon »36. Les animaux vivants salissent et sentent. La présence des cochons en ville engendre une insalubrité qui est de moins en moins tolérée à partir l’époque moderne. Les révolutionnaires resteront dans cette même veine, permettant aux maires, suivant l’article 3 de la loi du 14 août 1790, d’interdire de laisser divaguer les cochons dans les villes, sur les promenades ou les marchés publics, au même titre que les oies, les canards « et autres animaux nuisibles à la salubrité, à la sûreté des habitants et à la conservation des monuments publics »37. On trouve de nombreux exemples d’arrêtés municipaux allant en ce sens et des jugements de police dans les archives municipales. A titre d’exemple, le 3 juin 1790, la condamnation du sieur Richard, par la juridiction municipale de la ville de Lyon, « en l’amende, pour avoir, contre les dispositions des ordonnances, nourri des cochons »38. Au XIXe siècle encore, une ordonnance de police « concernant les personnes qui élèvent dans Paris des porcs, des pigeons, lapins, poules et volailles quelconques », datée du 3 décembre 1829, prouve que « les cochons sont encore chez eux en ville » à cette époque39.
  2. D’une manière générale, le juge accompagne ces politiques urbaines au titre de la « police de salubrité ». La compétence municipale de petite voirie sera soutenue par la Cour de cassation au XIXe siècle40. Dans un arrêt du 18 juin 1836, les magistrats soutiennent ainsi la légalité d’un arrêté municipal ordonnant aux personnes « conduisant des cochons à l’abreuvoir de la commune d’être munies d’un panier, d’une pelle et d’un balai, pour enlever à l’instant même les ordures que ces animaux laisseraient sur la voie publique ! » Le point d’exclamation, ajouté par l’auteur de l’ouvrage, un clerc de notaire parisien, semble souligner le caractère trivial de la décision lorsque les magistrats de la plus haute Cour de justice en viennent à se pencher sur les instruments qui serviront à ramasser les excréments des cochons41. A lire un commentaire plus explicite de cette décision, il semble que c’est davantage le soutien de la Cour à un arrêté prescrivant un attirail si embarrassant « et dont les habitudes de certains habitants pourraient être blessées »42 qui explique la circonspection des juristes.
  3. Dans ces arrêts, le cochon est considéré comme une cause d’insalubrité et non comme un animal naturellement dangereux. C’est ce qui ressort de la table des matières du Dalloz à l’entrée « animaux » dont le point 4 est introduit par « (porcs, divagation). S’y trouvent présentés deux arrêts de la Cour de cassation qui permettent de mieux cerner la manière dont les juges distinguent le cas du cochon : étant par sa nature un animal domestique et non dans la classe des animaux nuisibles et malfaisants, les arrêtés interdisent sa circulation parce qu’ils considèrent « le porc comme une cause d’insalubrité… relativement aux animaux accidentellement malfaisants tels que les chiens »43. Le cochon n’est donc pas un animal dont la dangerosité inquiète ce qui constitue une rupture avec la culture médiévale. Enzo Rouzy souligne la mauvaise réputation du cochon et la proportion plus importante de représentations négatives qui lui sont attachées : le cochon de saint Antoine ne fait pas le poids face au cochon régicide, porcus diabolicus selon Suger dans le récit que ce dernier a laissé de la « mort infâme » du jeune roi Philippe, provoquée par ledit cochon gyrovague au XIIe siècle, ou encore la célèbre truie de Falaise, exécutée pour avoir tué un nourrisson à la fin du XIVe siècle44.
  4. Cela étant, la crainte du cochon est restée ancrée dans la culture populaire : la peur de l’agression et de la morsure reste ainsi vivace jusqu’au milieu du XIXe siècle, tant que la présence de l’animal reste considérable en ville45. Concernant les campagnes, un manuel d’économie rurale de 1881 enseigne aux femmes de ferme à bien nourrir les animaux à engraisser, à reconnaître un animal atteint de lâdrerie, à bien faire cuire la viande de porc avant de la consommer… mais aussi à prendre garde d’un animal « tellement vorace[s] qu’on en a vu dévorer ou mutiler des petits enfants d’une manière affreuse. Les ménagères de campagne ne sauraient prendre trop de précautions pour prévenir de pareils malheurs »46.
  5. De nos jours, ces peurs sont devenues sans objet. Les contributions de Pierre Mormede et Agnès Waret-Szuka47 ainsi que celle Jean-Jacques Gouguet48 permettent de constater que le cochon a définitivement disparu, non seulement des rues des villes, mais aussi des campagnes, enfermé dans un système d’élevage de production concentré dans certaines régions de France et dont la cellule de base est un bâtiment clos avec un sol en caillebottis, les élevages en plein air ne représentant pas plus de 10%. Dorénavant, le danger n’est plus le cochon en lui-même mais les dommages collatéraux, notamment sur l’environnement, de la filière porcine. Le droit contemporain est tiraillé entre l’objectif du bien-être animal, les contraintes économiques de structures productivistes et leur finalité, à savoir la multiplication, l’engraissement et la mort des animaux.
  6. Si le cochon a disparu des villes et des campagnes, il est donc bien présent non seulement dans les assiettes des français mais aussi dans leur imaginaire. La contribution de Guillaume Doizy nous montre une facette importante de l’animal : sa représentation et ce qu’il incarne49. Le procédé de la caricature, lorsqu’il a recours au cochon, n’est jamais édifiant pour celui qui en fait les frais et lorsque c’est un agent de police opérant un contrôle d’identité qui est grimé en cochon, on s’offusque, on saisit la justice et l’affaire devient politique. Là encore, ces représentations sont anciennes et le cochon a endossé bien des rôles, un jour un évêque, un jour un roi, un jour un parlementaire…
  7. Ces représentations ne sont pas sans lien avec une autre imagerie, véhiculée par les grands noms de l’histoire naturelle, dont une citation célèbre de Buffon rend compte : « le cochon paraît être l’animal le plus brut : les imperfections de la forme semblent influer sur le naturel ; toutes ses habitudes sont grossières, tous ses goûts sont immondes, toutes ses sensations se réduisent à une luxure et à une gourmandise brutale… »50

Le juriste et le cochon des bois : la « glandée »

  1. Si Vauban vante la facilité avec laquelle chaque paysan peut nourrir une truie et en tirer nombre de porcelet par an, la réalité des campagnes semble bien différente51. Les propriétaires de cochon comptent, dans les campagnes, sur les droits d’usage coutumiers pour nourrir leurs bêtes. Ces droits d’usage sont le « panage », le « paisson » ou la « glandée », autant de pratiques pastorales régionales assurant un droit de parcours des cochons domestiques en forêt. Vieille tradition d’élevage que celle qui consiste à conduire les cochons dans les bois... On parle d’« élevage à l’antique » en référence à « l’industrie zootechnique la plus ancienne de l’Italie »52. Dans la France d’ancien régime, l’histoire du droit garde la marque de cette pratique notamment via la règlementation de la glandée , établie par une ordonnance royale au XVIIe siècle suivie par différentes lois postrévolutionnaires jusqu’au Code forestier actuel.
  2. Une entrée est consacrée à la glandée dans le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence de Merlin53. L’ouverture du parcours est conditionnée à la quantité de glands car l’arrivée des cochons ne doit pas avoir pour conséquence la destruction des jeunes taillis. Il faut donc s’assurer qu’il y ait suffisamment de graines pour que les dommages causés par les animaux soient compensés : il ne faut pas introduire dans les bois un plus grand nombre de cochons que ne peut le permettre la Glandée « parce qu’ils absorberaient la partie des fruits destinés à la reproduction ». Ce sont bien entendu les sources juridiques qui nous renseignent sur cette régulation de l’accès des cochons aux sous-bois. Une ordonnance royale de 1669 abroge ainsi les anciennes coutumes et règle les pratiques pour tous les bois du royaume. On procèdera annuellement à l’adjudication des glandées et les forêts seront ouvertes du 1er octobre au 1er février en glandée pleine, demi ou quart-glandée en fonction de l’inspection des officiers chargés d’évaluer la quantité de cochons à introduire… des officiers qui assurent par la suite le contrôle des animaux qui doivent être « marqués au feu »54. Les cochons surnuméraires seront saisis au profit du roi et l’adjudicataire puni d’une amende de 100 livres. Si l’adjudicataire peut rétrocéder son droit, les usagers, eux, n’ont pas cette liberté car le droit de glandée est strictement personnel55. Si d’autres que les usagers ou l’adjudicataire envoient des cochons dans les bois, les animaux saisis iront pour moitié au roi et à l’adjudicataire lésé.
  3. Le décret révolutionnaire du 28 frimaire an II supprime les adjudications dans les forêts nationales : les cochons y sont admis dès lors qu’il s’agit de bois « dans lesquels ne se trouvent point de hêtres » car ces derniers font l’objet d’une protection particulière en vue de la production d’huile. Que nous en dit le Code forestier de 1827 ?56. On constate que les droits d’usage sont loin d’avoir disparus, la glandée étant règlementée par les articles 66 à 78. L’article 66 est d’ailleurs tout entier consacré à « l’exercice des droits d’usage relatifs à la nourriture des porcs » : il précise la durée de la glandée et l’époque d’ouverture des bois. On retrouve l’impératif préalable concernant « l’état des forêts et la possibilité des forêts » qui conditionne l’accès aux bois dits « défensables » (art. 67), et la fixation du nombre de bêtes qui pourront être mis en panage (art. 68 ; art. 77). Dans une tradition qui remonte à la Coutume du Nivernais (art. 19, chap. 15), les usagers ne peuvent mettre en panage que les bêtes qu’ils possèdent pour leurs besoins personnels et non celles « qui sont un objet de commerce » (art. 70), « c’est-à-dire ceux qu’on achète pour les engraisser et les revendre ».
  4. Pour éviter les dommages qui pourraient ressortir du passage des animaux, il pourra être nécessaire de creuser des fossés ou d’installer des clôtures afin de préserver les taillis et les recrus de futaies (art. 71). On rassemble les bêtes des usagers locaux en troupeau commun, troupeau qui sera conduit par des pâtres ou des gardiens communaux (art. 72). Si un habitant s’entête à conduire lui-même ses cochons en forêt, il sera poursuivi pour « délit de pâturage à garde séparée » ; si des animaux sont trouvés hors des secteurs défensables et des chemins indiqués pour s’y rendre, le pâtre ou le gardien encourra une amende et une peine d’emprisonnement en cas de récidive (art. 76) pour « délit de divagation des porcs ». Alors qu’on a souligné plus haut la variation du droit dans la gestion de l’abattage domestique du cochon, on peut ici souligner, à l’inverse, la remarquable permanence des normes juridiques concernant la glandée et le parcours des cochons en forêt : on retrouve en effet nombre des anciennes prescriptions dans l’ordonnance du 26 janvier 2012 et les articles L.241-8 et suivant du Code forestier (nouveau) au titre des droits d’usages dans les bois et forêts de l’Etat.
  5. Cette excursion juridique du côté des bois nous permet d’abandonner le cochon domestique pour nous intéresser à son cousin sauvage dont la forêt est l’habitat naturel : le sanglier. Gibier par excellence, il apparaît dans tous les traités de chasse depuis le Moyen âge jusqu’à nos jours. Encore faut-il relativiser cette frontière entre sauvage et domestique, si l’espèce opère comme une référence pour repérer cette dernière, étant donné que, pour de multiples raisons, le sanglier des forêts françaises n’est plus vraiment sauvage. Par ailleurs, le sanglier est encore un gibier mais il apparaît aussi au titre des animaux nuisibles ou, depuis 2018, au titre des animaux susceptibles de commettre des dégâts…

La mouvante et évolutive catégorisation du sanglier

  1. Dans les dernières décennies du XXe siècle, la transformation de l’agriculture a engendré l’arrachage des haies et la disparition des lièvres, des lapins, des perdrix et des faisans dans les zones cultivées. Les chasseurs, voyant le petit gibier diminuer et leur loisir en danger, développèrent une activité d’élevage de sangliers. Cherchant à augmenter la capacité reproductive des sangliers, ils hybridèrent ces derniers avec des cochons domestiques créant ce qu’on appelle communément le « cochonglier »57. Le sanglier de nos forêts est-il encore un animal sauvage ? Non seulement c’est douteux sur le plan phylogénétique mais en plus, la présence de l’animal dans les villes et les zones périurbaines en fait un animal plus proche de la catégorie des « liminaires » que des bêtes sauvages58. La logique classificatoire qui préside à la catégorisation juridique de l’animal s’en trouve remise en question dès lors que l’espèce n’est plus une référence fiable59. La contribution de l’historienne du droit Claire Bouglé-Le Roux exploite, entre autres, une affaire très éclairante concernant le brouillage des frontières entre le sauvage et le domestique autour du sort de la laie Rillette recueillie et apprivoisée60. L’étude de la jurisprudence montre combien le juge est l’artisan de la classification des bêtes au cas par cas dans les catégories générales que le législateur a prévues.
  2. Si l’hybridation du sanglier fragilise depuis peu la pertinence de sa qualification d’animal sauvage, sa prolifération a eu, dès le XIXe siècle, des conséquences radicales sur sa catégorisation juridique. L’animal navigue en effet de gibier, chassable dans un cadre règlementé, à la catégorie de bête fauve pouvant être tiré en tout temps par tout propriétaire dont les biens seraient menacés, pour atteindre celle de nuisible, dont la destruction est organisée par battue régulière. Dans le premier cas, une logique conservatrice (des périodes de chasse restreinte, des tirs interdits sur les laies ou sur les marcassins…), poursuivait la préservation de l’espèce et tendait à favoriser la reproduction des animaux. Histoire ancienne, car on est maintenant passé à la logique opposée : la destruction du nuisible qui prolifère et qui nuit aux cultures. Il ne s’agit plus de réguler l’activité de chasse mais au contraire, de réguler les populations animales, envisagées comme des masses à réduire61.
  3. Les battues de sangliers pour en diminuer le nombre ne sont néanmoins pas récentes et il en est de même concernant les questionnements autour de sa qualification. Dans le Répertoire de Jurisprudence Dalloz de 1864, un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 31 janvier ainsi que son commentaire peuvent être pris pour exemple. Nous nous bornerons à reproduire le premier point de droit qui apparaît au titre du résumé de l’affaire et qui suffit à éclairer notre propos : « Les battues auxquelles les lieutenants de louveterie ont le droit de procéder dans les bois des particuliers en vertu d’une autorisation du préfet, peuvent avoir pour objet même la destruction des sangliers, malgré leur caractère de gibier, si, à raison de leur multiplication ou d’autres circonstances particulières, ils ont été classés dans le département parmi les animaux nuisibles et si leur destruction a été décidée sur les plaintes des habitants (L. 3 mai 1844, art. 9 ; arr. du gouv. 19 pluv.an V, art. 2) ». La qualité de gibier du sanglier ne le protège pas des tirs lorsque, sur un territoire donné, il commet des dégâts et se trouve classé « nuisible ». Un commentaire, qui apparaît en première note, distingue tout de même le cochon sauvage des autres animaux désignés comme nuisibles par l’arrêté de pluviôse an V, à savoir ceux « dont la chair n’est pas comestible ». Le sanglier n’est par ailleurs nuisible qu’aux récoltes et non aux hommes ou aux autres animaux domestiques. C’est donc bien la multiplication qui pose déjà problème à cette époque, car elle peut « devenir un fléau dans une localité lorsque les propriétaires des bois apportent de la négligence à les détruire »62. Il appartient ainsi aux propriétaires des bois d’empêcher ladite multiplication et d’organiser des chasses régulières et des battues de prévention, sous peine de voir leur responsabilité engagée. Au-delà des qualifications juridiques et du droit de la chasse, l’histoire du sanglier nous entraine donc vers le droit des biens et des obligations.
  4. De manière générale, les tribunaux ont été saisis de toutes sortes de questions de droit privé : le 22 juin 1843, la Cour de cassation s’est prononcée sur la propriété du sanglier tué lors d’une battue. L’animal revient-il au concessionnaire du droit de chasse ou à celui qui l’a tué ? Les magistrats optent pour la seconde option, estimant que le droit de la chasse ne s’applique pas lorsque le sanglier est détruit comme nuisible et non tiré comme gibier63. Autre interrogation : le propriétaire d’un bois peut-il prendre l’initiative d’organiser une battue, au titre de son droit de détruire les bêtes fauves ? Non car les juges considèrent qu’il faut distinguer les battues contre les nuisibles, relevant des autorités et menées sous la surveillance des agents forestiers, et le droit particulier d’un propriétaire de détruire les bêtes fauves qui commettraient des dégâts sur sa propriété. Enfin, la responsabilité du propriétaire d’un bois abritant de nombreux sangliers peut-elle être engagée pour les dégâts commis par les animaux dans les champs voisins ? Les tribunaux admettent une action en dommages-intérêts dans de nombreux cas, notamment lorsque la négligence, la faute ou l’imprudence du propriétaire débouche sur « la multiplication à l’excès » des bêtes64. Nous arrêterons ici nos exemples, mais la jurisprudence regorge d’affaires de ce type.
  5. Cochon ou sanglier, le suidé est proche de nous et cette proximité se constate dans nos sources juridiques. Nous partageons avec lui une histoire commune qui en fait un sujet fécond en droit et en histoire du droit. Cette histoire juridique se nourrit d’autres disciplines, comme souvent : ici, la science vétérinaire, l’économie, la philosophie et l’histoire, autour de sources textuelles ou visuelles qui nous permettent d’envisager le cochon sous plusieurs angles et à plusieurs époques depuis l’époque des pharaons jusqu’aux élevages contemporains. Pour finir par où nous avons commencé, retournons vers La Fontaine car « Buffon se trompe. Le cochon domestique n’est pas cet animal grossier, aux goûts immondes, gourmant, plein de luxure et de brutalité, dont il parle. La Fontaine, cet autre grand naturaliste, ce peintre des mœurs des animaux dont il s’est occupé, ne représente point ainsi le cochon. Le cochon, suivant lui, c’est Dom Pourceau, animal raisonneur, qui sait qu’on ne le mène pas à la foire pour voir Fagotin, vendre son poil, ou le décharger de son lait, mais pour y être tué et mangé. Et les paysans, les pauvres, les gens de campagne sont pour La Fontaine. Ils connaissent le cochon, eux ; ils savent qu’il est susceptible d’attachement pour ceux qui le soignent, et que son intelligence est grande sous ses formes obscures »65.
  • 1 « Le sens moral des cochons », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 2 Pierre Jouventin, « Solidarité et morale chez les animaux », dans Karine-Lou Matignon (dir.), Révolutions animales. Comment les animaux sont devenus intelligents, Arte éditions/Les liens qui libèrent, 2016, spécialement p. 106.
  • 3 Donald M. Broom, « Les prouesses mentales des animaux de ferme », dans Karine-Lou Matignon (dir.), Révolutions animales. Comment les animaux sont devenus intelligents, Arte éditions/Les liens qui libèrent, 2016, p. 214-219. L’auteur évoque le cochon à plusieurs reprises.
  • 4 « Contorsions cognitives et alimentation porcine », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 5 Henri Blin, Pour élever des porcs, Editions Rustica, 1947, avant-propos, p. 8.
  • 6 Hyppolyte de Chavannes de la Giraudière, La ferme-modèle ou l’agriculture mise à la portée de tout le monde, Tours, Mame et Cie, 1846, p. 115.
  • 7 Elisabeth Hardouin-Fugier, Le coup fatal, Abattage alimentaire et préhistoire, p. 38.
  • 8 « Autour du cochon médiéval et de quelques-unes de ses représentations », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 9 Elisabeth Hardouin-Fugier, op.cit., p. 257-259.  L'autrice estime que ces représentations du geste et du temps de l'abattage cautionnent « un charme imaginaire, qui masque la rude réalité de la paysannerie ».
  • 10 « On tue le cochon », reportage produit par France Régions 3 Bordeaux, 28 janvier 1982, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/rbc05061106/on-tue-le-cochon
  • 11  Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Le Seuil, 2012, p. 11.
  • 12 Anne-Elène Delavigne, Anne-Marie Martin et Corinne Maury, « Images d’abattage : champ et hors champ de l’abattoir », Journal des anthropologues, 82-83 | 2000, 391-400 ; quelques exemples de vidéos consultées sur différentes plateformes ou sites pour cette contribution : https://www.dailymotion.com/video/x8dj67d ou https://youtu.be/0WnPI-LzAmg?si=wnNrHLgVh_Hhdqep ou encore ce film amateur réalisé à Patay en 1992 , beaucoup plus difficile à regarder car l’abattage domestique est ici filmé : https://memoire.ciclic.fr/9811-on-tue-le-cochon.
  • 13 https://www.pci-lab.fr/fiche-d-inventaire/fiche/262-le-tue-cochon-la-pelera
  • 14 déclare l’artiste. Pamela M. Lee, Le sentiment animal, dans Philippe-Alain Michaud (dir.), Adel Abdessemed. Je suis innocent, Steidl, Centre Pompidou, 2013, p. 169-177.
  • 15 Dès les sources antiques, on repère « l’emploi d’un instrument qui décuple la forme de frappe humaine », décrit notamment par Homère, conçu « pour accroître l’effet d’un coup donné avec élan, dit "coup donné en frappe" », Elisabeth Hardouin-Fugier, op. cit., Rome : de l’autel à la boucherie, p. 210. 
  • 16 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2016.
  • 17  Manuel du charcutier…, Paris, Roret Librairie, 1827, p. 106.
  • 18 Enrique Utria, « La viande heureuse et les cervelles miséricordieuses », in Lucile Desblache (ed.), Souffrances animales et traditions humaine. Rompre le silence, Editions universitaires de Dijon, 2014, p. 37-52.
  • 19 AMBesançon, série J. Police, hygiène publique, justice, 5J. Hygiène publique et salubrité, cote 5j90.
  • 20 Xavier Perrot, « Des tueries aux abattoirs. Règlementation et sensibilités (1810-1964) », dans Claire Bouglé-Le Roux, Nadège Reboul-Maupin (dir.), Animal & Droit, LexisNexis, 2024, p. 522.
  • 21 Nelly Blanchard, « À la recherche de l’intestin aveugle : Ethno-texte sur la boucherie-charcuterie porcine en breton », Lapurdum, 2016, 19, p.103-119 ; ff10.4000/lapurdum.3191ff. ffhal-03993774.
  • 22 A titre d’exemple, l’article 11 d’un règlement de police pour la ville de Brest, daté du mois de juin 1754 ordonne déjà aux bouchers d’aller établir leurs tueries « hors les murs de la ville », extrait du bulletin de la Société Archéologique du Finistère, Quimper, 1894, p. 6 ; Lucie Schneller Lorenzoni indique la période du dernier tiers du XVIIe siècle comme tournant : c’est à cette période que les capitouls tentent d’instaurer des affachoirs collectifs pour les cochons, v° « abattoirs (Ancien Régime) », dans Pierre Serna et al., Dictionnaire historique et critique des animaux, Champ Vallon « L’environnement a une histoire », 2023, p. 20 ; on pourrait multiplier les exemples pour montrer que l’éloignement des abattoirs et la dynamique de centralisation ont commencé à la fin de l’Ancien Régime.
  • 23 Noëlie Vialles, Le Sang et la Chair : les abattoirs des pays de l’Adour, Paris, Éd. de la MSH, 1987 parle de la végétalisation de l’acte de mise à mort.
  • 24 Damien Baldin, Histoire des animaux domestiques, XIXe-XXe siècles, Le Seuil, 2014, p. 258-259.
  • 25 « au XVIIIe siècle, les sensibilités accrues face aux odeurs, au sang et à la mort ne conduisent pas à une recherche d’allègement de la souffrance animale mais à son invisibilisation », Lucie Schneller Lorenzoni, v° « abattoirs (Ancien Régime) », dans Pierre Serna et al., Dictionnaire historique et critique des animaux, Champ Vallon « L’environnement a une histoire », 2023, p. 22.
  • 26 Damien Baldin, « De l'horreur du sang à l'insoutenable souffrance animale. Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2014, 123(3), 52-68. https://doi.org/10.3917/vin.123.0052.
  • 27 Xavier Perrot, art. cité, p. 533.
  • 28 « Manger et tuer : l’ambivalence des porcs (Toulouse, XVIIe-XVIIIe siècles) », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 29 Claudine FABRE‑VASSAS, La Bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
  • 30 « Les cochons en Egypte ancienne », mise en ligne prévue en septembre dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 31 Sonia Desmoulin-Canselier, « Maladies animales :vices rédhibitoires, défaut de conformité et tromperies sur les qualités substantielles, RSDA 2012/1, chroniques de jurisprudence, Droit sanitaire, p. 103-104.
  • 32 Rapport de M. Lherbette à la chambre des députés, séance du 24 avril 1838 et discussion devant la même chambre, séance du 26 avril.
  • 33  Recueil de médecine vétérinaire, n°55, p. 77-83 ; un mémoire de 100 pages intitulé De la ladrerie du porc au point de vue de l’hygiène privée et publique, Paris, J.-B. Baillière et Fils, allant dans le même sens, est publié en 1864.
  • 34 Ibid., p. 83.
  • 35  De la ladrerie du porc avec le texte de la loi du 3 août 1884 sur les vices rédhibitoires par Léon Parlon, Guéret, imprimerie Ve Bétoulle, 1887.
  • 36 Règlement de police pour la ville de Brest, du mois de juin 1754, extrait du bulletin de la Société Archéologique du Finistère, Quimper, 1894, p. 5.
  • 37 Garnier, Traité des chemins de toute espèce…, 4e éd., Paris, 1834, p. 460.
  • 38  AML, collection générale, 1C/701805, juridiction de la police de Lyon, 1790.
  • 39 Damien Baldin, op.cit., p. 20. 
  • 40 M. Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, tome dix-huitième, TRA-WER, Paris 1828, 5e éd., v° « voirie », p. 662-663.
  • 41 E. Charles-Chabot, Dictionnaire des connaissances élémentaires que doivent étudier et posséder en matière d’administration municipale, de police judiciaire et municipale […] les maires, adjoints, secrétaires de mairie […], Paris, Videcoq fils aîné éditeur, 1854, p.330.
  • 42  Dalloz. Jurisprudence générale. Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence, 1845, t.II, v° « abreuvoir », n. 23, p. 5.
  • 43  Dalloz. Jurisprudence générale. Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence, 1855, ANI-19, n.4.
  • 44 Michel Pastoureau, Les animaux célèbres, arléa, 2008 ; Le roi tué par un cochon, Le Seuil, 1994.
  • 45 Damien Baldin, op.cit., p. 202.
  • 46 Louis-Eugène Bérillon, La bonne ménagère agricole. Simples notions d’économie rurale et d’économie domestique à l’usage des écoles de jeunes filles, 7e édition revue et corrigée, Auxerre, A. Gallot éditeur, 1881, p. 238.
  • 47 « Le porc : génétique, élevage et science », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 48 « élevages industriels porcins : une question d’aménagement du territoire », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 49  « Vos papiers – Que faire face à la police : la caricature porcine, un argument massue ou une prise de risque ? », dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 50 Œuvres complètes de Buffon avec la nomenclature linéenne et la classification de Cuvier : L’homme. Les quadrupèdes, Garnier frères, 1853, p. 453.
  • 51 De la cochonnerie ou calcul estimatif pour connaître jusqu'où peut aller la production d'une truie pendant dix années de temps, par le Maréchal de Vauban ; on pourra lire sur ce point un article ancien mais qui a le mérite de dresser un tableau assez ample de l’élevage des cochons en ville et dans les campagnes d’ancien régime : Jean-Jacques Hémardinquer, « Faut-il « démythifier » le porc familial d'Ancien Régime ? », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 25ᵉ année, N. 6, 1970. p. 1745-1766. DOI : https://doi.org/10.3406/ahess.1970.422315.
  • 52 Charles Cornevin, Traité de zootechnie spéciale. Les porcs, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1898, p. 56.
  • 53 4e édition, Paris, Chez Garnery, 1812, p. 541-546.
  • 54 Ibid., p. 544.
  • 55 Ibid., p. 545.
  • 56 Dalloz, Les codes annotés, Code forestier, Paris, 1884.
  • 57 Raphaël Mathevet et Roméo Bondon, Sangliers, Géographies d’un animal politique, Actes Sud, Arles, 2022, chapitre 2 et 4.
  • 58 Marie Chandelier et al., « Représentations médiatiques et habitantes de la présence du sauvage en ville : le cas du sanglier », dans Silvia Flaminio, Maud Chalmandrier, Joëlle Salomon Cavin (dir.), Géo-regards. Animaux sauvages en ville : quelles cohabitations ?, n°16, 2023, p. 72, s’appuyant sur la catégorie proposée par Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma Editeur.
  • 59 Sonia Desmoulin-Canselier, « De l’espèce aux « primates non humains » : origines, interprétations et implications des classifications gradualistes en droit », dans Eric de Mari, Dominique Taurisson-Mouret (dir.), Ranger l’animal. L’impact environnemental de la norme en milieu contraint II, Exemples de droit colonial et analogies contemporaines, Victoires Editions, 2014, p. 47.
  • 60 cette contribution sera mise en ligne en septembre dans ce dossier, RSDA 2025/1.
  • 61 Avant la loi Biodiversité du 8 août 2016 et le décret du 28 juin 2018 qui ont fait évoluer le vocabulaire juridique – on parle dorénavant des « espèces pouvant occasionner des dégâts » – le sanglier pouvait être considéré comme « nuisible » par arrêté préfectoral et en fonction des particularités locales. Dans ce cas, le préfet fixait le territoire concerné et l’animal pouvait alors être « détruit à tir » entre la date de la clôture de la chasse et la réouverture de la saison suivante. Pour une étude d’histoire du droit sur cette « casuistique », on lira Xavier Perrot, « Bêtes fauves, animaux malfaisants et nuisibles dans la loi du 3 mai 1844 sur la police de la chasse. Entre taxinomie administrative et casuistique judiciaire », RSDA 2012/1, p. 365-390.
  • 62  Dalloz, Jurisprudence générale. Recueil périodique et critique de jurisprudence, de législation et de doctrine, année 1864, p. 321 et suiv..
  • 63  Répertoire Dalloz, 1843, Sémélé c. Kaufer.
  • 64 Dalloz. Jurisprudence générale, supplément au répertoire méthodique et alphabétique de législation et de doctrine, Paris, 1888, Chasse, t. II, p. 482, n. 1378 et suivant : « des dégâts causés par les sangliers ».
  • 65 Henry-Arnauld Leroux, Du cochon, Manuel du paysan et du propriétaire, Boussac, 1849, p. 15.
  •          
 

RSDA 1-2025

Histoire moderne et contemporaine
Dossier thématique : Points de vue croisés

Manger et tuer : l’ambivalence des porcs (Toulouse, XVIIe-XVIIIe siècles)

  • Lucie Schneller Lorenzoni
    Doctorante en histoire, ATER
    Université de Toulouse-Jean Jaurès, Laboratoire FRAMESPA (UMR CNRS 5136)

1. Les tabous alimentaires de l’Ancien Testament influencent encore fortement les pratiques culinaires de l’époque moderne. Ne peuvent être consommés que les animaux végétariens, notamment les ruminants domestiques (bœufs, veaux, moutons), qui représentent alors les animaux de boucherie par excellence1. Parmi les animaux interdits, on trouve d’abord les carnivores, mais aussi les « abominations » : ces êtres inclassables, qui ne s’intègrent pas à l’ordonnance du vivant, et dont l’ambiguïté est jugée dangereuse2, comme, par exemple, les amphibiens, qui vivent entre la terre et l’eau3. Les porcs sont à la croisée de ces différents tabous : les naturalistes ne manquent pas de souligner leur singularité, en affirmant qu’ils forment une espèce unique, voisine d’aucune autre. Ils ne perdent pas leurs dents, n’ont qu’un seul estomac, ne portent pas de cornes, et surtout semblent être dotés de pieds fourchus, comme les taureaux, les béliers ou les boucs, mais possèdent en réalité quatre doigts4. Ils sont, par ailleurs, omnivores, parfois même anthropophages, et les vétérinaires s’étonnent que « quoiqu’il se nourrisse de choses infectes & dégoûtantes, [le cochon] ne fournit pas moins à l’homme une nourriture succulente5 ». En effet, d’ordinaire, l’incorporation d’animaux mangeurs d’hommes laisse planer une troublante inquiétude6.

2. Les enjeux des choix alimentaires, de ce que les humains considèrent comme comestibles ou non, occupent une place importante en anthropologie et en sociologie7. Des ethnologues, tels que Noëlie Vialles, questionnent l’alimentation carnée en montrant ce que ses rites et interdits disent des sociétés contemporaines8. Claudine Fabre-Vassas, quant à elle, a dressé une ethnographie du cochon, cette « bête singulière » et paradoxale, en prise avec la matrice de l’antijudaïsme9. C’est dans cette lignée que j’aimerais inscrire cet article, mais d’un point de vue historique. En effet, durant l’époque moderne, les mises à mort des animaux suscitent la production d’une réglementation de plus en plus fournie, qui doit encadrer le bon ravitaillement mais aussi la salubrité des chairs10. Les peurs associées aux viandes malsaines suscitent ou répondent à des prescriptions à la fois médicales, religieuses et judiciaires.

3. Dès lors, il semble intéressant de croiser les traités vétérinaires, les ouvrages d’histoire naturelle11 ainsi que les sources administratives et judiciaires. La ville de Toulouse est, à cet égard, un terrain de recherches particulièrement précieux. Elle est dirigée par les capitouls, magistrats municipaux qui disposent d’un droit de justice : ils peuvent connaître en première instance les procès criminels et de simple police sur l’étendue de leur ressort, qui comporte la ville intra-muros, ses faubourgs mais également son gardiage, forme de banlieue rurale étendue12. Les consuls possèdent également un pouvoir réglementaire, notamment dans les domaines de l’ordre, de la sécurité et de l’hygiène publique. À ce titre, ils peuvent promulguer des ordonnances exécutoires sans l’intervention des cours souveraines, qu’ils font respecter par l’entremise des gardes ou commis de police et des soldats de la compagnie du guet13. Les capitouls ont ainsi produit une masse importante d’archives dans l’exercice de leurs fonctions. Dans le cadre de cet article, je mobiliserai principalement les délibérations, les ordonnances, les rapports de police et les procédures criminelles14.

4. Si Toulouse est représentative de pratiques alimentaires communes dans l’ensemble du royaume15, elle se caractérise par une centralisation et une invisibilisation particulièrement précoces des abattoirs, dits « affachoirs ». Les cochons s’y dégagent nettement comme des animaux singuliers : la réglementation les rapproche tantôt des animaux de boucherie (à proprement parler : bœufs, veaux, moutons), tantôt des animaux d’élevage intra-urbain dont la mise à mort est moins contrôlée (volailles, lapins). Entre surveillance étroite et permissivité, les porcs sont au cœur de tensions contradictoires qui ne peuvent être bien appréhendées qu’en les comparant aux autres animaux dédiés à l’alimentation urbaine.

5. Les cochons occupent une position ambiguë dans l’équilibre précaire, entre proximité et distance, qui autorise l’ingestion. Les prescriptions médicales et les tabous alimentaires dessinent des hiérarchies animales claires où les porcs, pourtant, peinent à trouver leur place (partie I). L’acte même de la mise à mort dévoile que ces contradictions s’inscrivent jusqu’à l’intérieur du corps porcin, qui semble être à la fois réifié et recherché pour une vitalité rémanente (partie II). À une échelle plus large, ces divisions contribuent à définir et renforcer le corps urbain, que ce soient sous un aspect spatial, social, ou genré (partie III).

I. Se nourrir d’un « même »

6. Durant l’époque moderne, la médecine s’appuie en grande partie sur des systèmes symboliques qui fonctionnent par analogie ou par complémentarité : ce que les humains inhalent ou avalent les modifie de l’intérieur, de manière positive si les éléments extérieurs renforcent ou rétablissent l’équilibre interne, de manière néfaste s’ils entraînent au contraire un déséquilibre. Dans les traités, une distinction intéressante est établie entre les aliments et les médicaments :

7. « Toutes les substances qui entrent dans le corps humain […], qui se convertissent en sa propre substance, qui le soutiennent, le nourrissent, & réparent les pertes continuelles qu’il fait, se nomment alimens. […] L’aliment diffère du médicament, en ce que ce dernier change lorsqu’il pénètre dans le corps, son état présent, ne le nourrit pas, & chasse au dehors la cause des maladies, sans pouvoir s’identifier avec les différentes parties qui composent le corps humain16 ».

8. D’un côté, les aliments se transforment pour devenir le corps qui les accueille ; de l’autre, les médicaments chassent les éléments malsains mais sans jamais s’identifier au corps. Or, des aliments considérés comme plus dangereux que d’autres et généralement réservés aux pauvres, tels que les abats, deviennent au contraire bénéfiques en tant que médicaments, lorsqu’ils ne peuvent pas devenir la personne qui les ingère. En 1785, par exemple, les membres de la faculté de médecine de Toulouse préconisent l’usage d’un sirop concocté à partir de poumon de veau pour guérir les maladies de poitrine17.

9. Ce contrôle de ce qui peut ou non entrer dans le corps humain interpelle, surtout pour les nourritures d’origine animale, qui sont les plus ambiguës. Les auteurs des traités culinaires de l’époque moderne, fondés sur la médecine hippocratique, considèrent la digestion des aliments comme le principe même de toute nutrition. La digestion est alors pensée comme un processus de fermentation qui transforme les éléments ingérés en une substance qui peut être assimilée par le mangeur, parce qu’elle devient identique à ce dernier. Par-là, les animaux qui sont les plus proches des humains sont les plus aisés à absorber, puisque le travail d’altération est moins important. Ils ne doivent pas, toutefois, leur être semblables, car le changement est nécessaire à l’incorporation : « le même ne peut pas nourrir18 ».

A. Une conception hiérarchique des animaux

10. C’est là l’ambiguïté fondamentale des animaux dédiés à l’alimentation humaine : suffisamment proches des humains pour que leur vitalité puisse leur être transmise, néanmoins maintenus à distance pour conjurer la peur du cannibalisme. Cette tension a fait l’objet des travaux de l’archéozoologue François Poplin. Les tabous alimentaires, hérités de l’Ancien Testament (Lévitique, chapitre XI), touchent les animaux trop proches des humains, soit affectivement (chien, cheval), soit morphologiquement (cochon, singe). Ensuite, dans une suite de cercles concentriques, se trouveraient d’abord les « animaux vrais », mangés par préférence, c’est-à-dire les bovidés, les ruminants à pied fourchu, puis un peu plus distants, la volaille, le gibier, enfin les poissons, et plus loin encore, les reptiles et les insectes, à peine considérés comme des animaux. François Poplin écrit que se dessine ainsi :

11. « une sorte de zonation où l’homme, pour son alimentation, mange surtout des animaux proches […]. Des zones lointaines aux proches, la permission de consommer grandit, puis s’inverse. Au centre, là où le tabou va être le plus fort, se trouve, non nommé mais désigné par l’agencement de tout le reste, l’homme. Cette organisation a comme pôle le tabou de l’anthropophagie19 ».

12. Le porc fait alors figure d’exception : animal immonde du Pentateuque, il est bien tabou pour les juifs mais les chrétiens, eux, s’en sustentent. Claudine Fabre-Vassas avance même qu’il représente un marqueur de distinction pour ces derniers, pour qui il incarnerait les péchés de luxure et de gourmandise, telle une bête sacrificielle qui serait le pendant de la Cène et de la transsubstantiation20. D’ailleurs, contrairement aux autres animaux, abattus tout au long de l’année, les cochons ne sont tués à Toulouse qu’entre la Saint-Michel (fin septembre21) et le Carnaval (début février à début mars), la veille du carême. Si les chairs salées peuvent être mangées en tout temps, l’accès à la chair fraîche porcine est lié à la fin de l’automne, plus particulièrement à l’hiver, avant le temps de jeûne et de pénitence22.

13. Les autres tabous hérités de l’Ancien Testament, quant à eux, se retrouvent de manière saisissante dans la ville de Toulouse moderne. De forts tabous alimentaires frappent les carnivores23, certains amphibiens24 et les équidés25. Quant aux animaux mangés par les Toulousains, ils suscitent plus ou moins d’inquiétudes selon leur proximité avec les humains. Les capitouls encadrent étroitement les abattoirs et les boucheries des bœufs, des veaux et des moutons, en codifiant précisément les lieux, temps et modalités d’abattage, préparation, découpe et vente des corps animaux. Leur réglementation importante, incessante et de plus en plus contraignante au cours de l’époque moderne, est relayée par leurs gardes et leurs commis de police mais également par des employés nommés expressément à cet effet, comme les inspecteurs des boucheries ou les commis aux affachoirs. Cette réglementation, si prégnante pour les bovins et les ovins, est déjà moins marquée pour les caprins, anecdotique pour la volaille, presque inexistante pour le gibier ou le poisson en-dehors du paiement des droits et du respect des taxes26.

14. Cette conception hiérarchique des animaux se retrouve dans la littérature savante du XVIIIe siècle. Dans l’article « Plaisir » de l’Encyclopédie méthodique de Lacretelle, par exemple, on peut lire : « Les vers, les insectes, les poissons montrent moins d’instinct que les oiseaux, & ceux-ci moins que les quadrupèdes ; la sensibilité est moindre dans les premiers que dans les seconds, & dans ceux-ci que dans ces derniers27 ». Les cochons, quant à eux, ont un statut très singulier : alors que leur morphologie est jugée très proche de l’anatomie humaine, qu’ils sont même à ce titre disséqués par les médecins28, leur sensibilité est toujours niée.

B. Les cochons : des animaux insensibles ?

15. Les cochons, plus que tous les autres animaux dédiés à la consommation urbaine, sont caractérisés par leur brutalité, leur luxure et leur grossièreté29. Le terme même de « cochon » est l’une des insultes animalières qui revient le plus fréquemment dans les procédures criminelles30, juste après « chien31 ». De nombreuses ordonnances capitulaires, par ailleurs, les désignent comme des « animaux immondes », terme alors porteur d’une connotation biblique : « impur, ne se dit que dans le langage de l’Écriture32 », « on appelle le Diable en termes de dévotion, l’Esprit immonde, parce qu’il sollicite aux pechez, aux impuretez : une conscience immonde, qui a des souillures du péché33 ».

16. Contrairement aux chiens ou aux chevaux, il est très rare que des émotions soient explicitement attribuées aux cochons dans les procédures criminelles. Il est probable que les Toulousains ressentent le besoin de maintenir une forme de distance affective, permettant, à terme, de tuer l’animal pour le manger34. D’ailleurs, même si de nombreuses études vétérinaires actuelles prouvent que les cochons ressentent, entre autres, la douleur35, cette dernière est niée par la plupart des naturalistes de l’époque moderne. Buffon affirme même que « la rudesse du poil, la dureté de la peau, l’épaisseur de la graisse, rendent ces animaux peu sensibles aux coups : l’on a vu des souris se loger sur leur dos, & leur manger le lard & la peau sans qu’ils parussent le sentir36 ».

17. Dans les représentations de l’époque, cette insensibilité trouve son paroxysme dans une maladie qui affecte les porcs et inquiète particulièrement les contemporains : la ladrerie. La cysticercose atteint le porc lorsqu’il consomme des excréments humains qui contiennent des œufs de ténia (Taenia solium). La forme larvaire du ver s’enkyste dans les muscles, le cœur et la langue du porc37. S’ils ne sont pas ingérés par un hôte, les cysticerques finissent par mourir. En revanche, lorsque des humains consomment la chair porcine mal cuite ou conservée, ils absorbent les cysticerques encore vivants, qui se développent alors dans leurs intestins, où ils grandissent d’un mètre tous les six mois38. La maladie est courante à l’époque moderne, les cochons étant élevés jusqu’au cœur des villes, où ils se nourrissent des déchets trouvés en chemin39. Toutefois, le lien entre l’infection et la larve du ténia n’étant découvert qu’au XIXe siècle, la ladrerie est assimilée à la lèpre humaine40, dont les cochons seraient victimes à cause de leur « malpropreté naturelle41 ». Durant l’époque médiévale, les médecins croient même que la lèpre humaine est parfois due à l’ingestion de viandes de porc « impures42 ». Frédéric Keck et Vanessa Manceron parlent des « peurs liées aux franchissements de barrières : passage de l’animal à l’homme, de l’homme à l’homme, du sauvage au domestique, de la vie à la mort43 ».

II. Conjurer la mort

18. Les peurs liées aux transgressions des frontières entre espèces interrogent l’acte même de manger, qui revient littéralement à incorporer ce qui est autre pour le faire devenir soi44. La plupart des inquiétudes quant à la consommation des aliments, et particulièrement de la viande, s’expriment au travers des risques sanitaires, qui laissent deviner des troubles moins formulés45. Sont en effet jugées « corrompues46 », « méchantes47 » ou « criminelles48 » les chairs qui rappellent la vie passée de l’animal, celles qui ont été incorrectement réifiées lors des mises à mort, fortement codifiées et ritualisées.

19. Les dictionnaires de l’époque moderne définissent le « rit » comme l’« ordre prescrit des cérémonies, qui se pratiquent dans une religion, et surtout dans la religion chrétienne49 », le rituel comme le « livre qui contient l’ordre & la manière des cérémonies qu’on doit observer dans la célébration du service divin50 ». Ce lien avec la religion, ou du moins avec le sacré et la magie, se retrouve dans les premiers travaux sur les rituels, de manière plus extensive51. Les rites sont ainsi définis par Émile Durkheim comme des « règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter à l’égard des choses sacrées52 ». Dans ce sens, l’idée de ritualisation, à propos des boucheries, est anachronique, ou du moins incorrecte.

20. Des définitions plus accueillantes du rituel se développent toutefois dans divers champs disciplinaires, notamment en éthologie, en anthropologie et en sociologie : le rituel est une action codifiée, stéréotypée et répétée qui semble échapper, au moins en partie, à une finalité purement utilitaire, même lorsqu’elle conserve un aspect opératoire53. Il doit permettre à ceux qui le perpétuent d’exorciser des angoisses plus ou moins conscientisées, en exprimant leurs inquiétudes devant la transformation des corps et du monde, devant ce qui dépasse les puissances humaines54. Enfin, le rituel est un code, un symbole partagé qui dit quelque chose de l’ordre social et le renforce par le même geste ; une forme de pression normative exercée par la communauté qui permet le maintien à long terme d’une société. Le terme vient d’ailleurs du latin ritus, « ordre prescrit » ou « ce qui a été fixé »55. Le concept de ritualisation conserve ainsi une dimension heuristique s’il est envisagé comme une grille d’analyse pour penser autrement un objet historique, ici la fonction rassurante de la codification des mises à mort.

21. L’appareil normatif qui encadre l’abattage des animaux et le débit de leurs chairs peut se diviser en deux pôles : la surveillance des fraudes (non-respect de la taxe56, non-paiement des droits de la ville57, faux poids58, surpoids59) et le contrôle de la bonne qualité des viandes. C’est ce dernier pôle qui m’intéresse ici. En priorité, les animaux doivent être en bonne santé (pour les porcs, il s’agit principalement de vérifier qu’ils ne sont pas ladres60). Toutefois, même au sein des espèces autorisées, dont les individus sont bien portants, tous les animaux ne sont pas jugés également propres à la consommation. 

A. Des animaux réifiés

22. Pour les bœufs, les veaux, les moutons et les chèvres, il est interdit de vendre des femelles ou des mâles reproducteurs, dont la viande est estimée mauvaise61 : seuls les mâles castrés et les petits non encore aptes à procréer peuvent être proposés sur les étaux62. La réglementation est, curieusement, un peu plus souple pour les cochons : si ces derniers doivent être castrés63, les charcutières ont le droit de débiter des truies, tant qu’elles n’ont jamais porté de petits et sont vendues à moitié prix. Leur chair est considérée comme moins goûteuse et moins saine que celle des cochons castrés64. Certaines charcutières font couper les mamelles de leurs truies pour les faire passer pour des cochons ; les capitouls ne manquent alors pas de les faire traduire en justice, surtout lorsque les femelles sont vieilles et ont déjà mis bas65. Une inquiétude particulière semble ainsi peser sur l’activité génésique, dont les animaux doivent être exclus le plus possible pour être jugés comestibles66.

23. Par ailleurs, tous les animaux doivent être égorgés, écorchés et découpés par des professionnels dédiés à cet effet : ceux qui meurent de maladie ou de blessure sont considérés comme impurs. Ainsi, au début du mois de décembre 1757, Étienne Negret, capitoul, apprend qu’une grande quantité de cochons sont morts étouffés dans une grange du faubourg Saint-Michel, cette dernière étant trop exiguë. Il s’y rend et découvre en effet « cent-seize cochons morts, dont une partie venoint d’être égorgés et on travailloit à égorger les autres qui étoint encore chauds ». Les cochons sont triés par des experts pâtissiers67, qui examinent la qualité de leur chair. À la suite de leur rapport, les capitouls ordonnent au capitaine au fait de la santé, Vital Ramond, d’organiser l’enterrement de la plupart des cadavres « gâtés », ainsi que des têtes, pieds et fressures (cœur, foie, rate, poumons) du quart de porcs jugés sains. La moitié de ce qui reste du corps de ces derniers, pourtant décrétés comestibles, est plus tard jetée dans la Garonne68.

24. C’est la mise à mort de main d’homme qui distingue la viande d’une charogne, soit « le corps d’un animal mort & corrompu qu’on a jetté à la voirie69 ». Alors que les égorgeurs de cochons se sont empressés auprès des bêtes agonisantes pour les abattre de la manière réglementaire, un doute plane, trop important pour les capitouls. Malgré le déficit financier considérable que représente la perte d’une centaine de porcs, ils ne peuvent se résoudre à faire vendre leur chair au public. En effet, la viande la plus dangereuse est peut-être celle qui est alors appelée la « viande étouffée », celle qui n’est pas complètement vidée de son sang, et pour que ce dernier s’écoule bien, les animaux doivent être saignés vivants. Que la mise à mort des animaux dédiés à l’alimentation urbaine soit avant tout du fait des humains permet de s’assurer que le rituel soit effectué correctement, c’est-à-dire que les animaux soient départis de tout qui rappelle leur vie passée. À mesure du travail, les corps perdent leur peau, leurs membres, leurs organes, en somme tout ce qui les animait ; enfin découpés en « pièces », ils sont bel et bien transformés en objets et peuvent, dès lors, être absorbés par des humains. C’est d’ailleurs ce qui participe à définir l’humanité : contrairement aux « prédateurs sanguinaires » vilipendés dans les dictionnaires de l’époque moderne70, les humains n’incorporent pas des êtres sentients mais des objets dénués de vitalité.

 

 Figure 1 : Caspar LUYKEN [graveur], Slacht van een varken onder toeziend oog van een welgesteld echtpaar en een arme vrouw met kind [impression topographique]
In Hiob HERTZEN [éditeur], Abraham a Sancta Clara. Heilsames Gemisch Gemasch, das ist: Allerley seltsame und verwunderliche Geschichten […],
Nuremberg, Christoph Weigel, 1704, p. 404,
disponible sur : https://id.rijksmuseum.nl/200225828 (Amsterdam, Rijksmuseum).
© Domaine public

25. Comme pour les animaux de boucherie, l’abattage des porcs respecte une ritualisation rigoureuse qui permet leur réification. C’est un travail collectif : les cochons sont des animaux forts, difficilement contrôlables, surtout lorsqu’ils ont peur ou souffrent. Alors qu’un homme noue un bridon à la hure du cochon, qu’il fait passer au travers de sa gueule, un autre le pousse vers le lieu de mise à mort ; un troisième se tient prêt à l’assommer à coups de maillet avant de l’égorger au couteau71. Pour ce, le cochon est maintenu au sol (chacun tenant une jambe), sur le flanc, la gorge au-dessus d’un récipient72 utilisé pour recueillir le sang, brassé à la main pour éviter qu’il ne coagule. Le corps du cochon est ensuite plongé dans une bassine d’eau très chaude (dite « chaudière73 »), où ses soies sont raclées et ses onglons arrachés : contrairement aux autres mammifères, il n’est pas dépecé. Enfin, il est suspendu à des crochets par les tendons de ses pattes arrière et éventré ; les viscères (intestins, foie, estomac, poumons, cœur) sont récupérés dans des torchons ou des seaux74. La carcasse est ensuite laissée refroidir à l’air libre pour être découpée plus tard ; les pieds et la tête sont vendus à part des autres morceaux75.

B. La division du corps porcin : des pratiques contradictoires

26. On touche peut-être là l’aspect le plus singulier des cochons : non seulement leur peau est conservée76 mais leurs pieds, leur tête, leurs organes et, surtout, leur sang, sont consommés. Les Toulousains se nourrissent bien des « bas-morceaux » des bœufs, veaux et moutons mais ces derniers, vendus à part, dans des triperies, sont dédiés aux plus pauvres77, voire aux chiens78. Ils ne mangent jamais leur graisse (utilisée pour faire des chandelles), leurs peaux (récupérées par les tanneurs), moins encore leur sang. On pourrait pourtant s’attendre à des interdits plus forts pour les porcs, ces bêtes si semblables aux humains, que ce soit par leur morphologie ou leur alimentation79.

27. À partir de l’extrême fin de l’époque moderne, leur chair est d’ailleurs la seule pour laquelle un terme spécifique est utilisé. Là où le bœuf est bœuf, le mouton est mouton, etc., vivant comme mort, on peut lire dans un dictionnaire de 1787 que le terme « cochon » est dédié aux animaux vivants, quand « en parlant de la chair de cet animal, en général, on dit plus ordinairement, du porc » – ce n’était pas le cas dans les dictionnaires précédents. Le mot « cochon » n’est conservé, pour parler du corps mort, que pour certaines parties bien précises : « groin de cochon, langues, oreilles de cochon80 ». Ce n’est pas anodin : si la carcasse est réifiée par un terme qui la distingue de l’animal en vie, la tête ne l’est pas. Lorsqu’en 1757, les capitouls ont ordonné l’élimination des corps des cochons étouffés, les têtes, pieds et organes des animaux pourtant jugés sains par les pâtissiers ont également été enterrés avec le reste. Comme si ces parties hautement symboliques du corps concentraient, plus que la carcasse vidée, les inquiétudes liées à l’incorporation des animaux. D’ailleurs, en 1660, un égorgeur accusé par les capitouls d’avoir tué une truie « corrompue et morte de abbnimal pestillentiel » affirme, pour se défendre, qu’elle se portait très bien, et qu’il a même mangé son foie81. Comment aurait-il osé ingérer cet organe, porteur de tant d’humeurs selon la médecine hippocratique, et si semblable au foie humain, si la truie était « corrompue » ?

28. Ces différences symboliques, qui se jouent au cœur même du corps porcin, rappellent des oppositions plus larges que Noëlie Vialles expose dans son ouvrage sur les abattoirs contemporains. L’anthropologue distingue deux types de carnivores : les « zoophages », qui cherchent à manger du vivant, en privilégiant la consommation des organes ou du sang, et les « sarcophages », qui préfèrent des substances désincarnées, où rien ne laisse deviner la vie passée de l’animal82. Si les deux types sont opposés, ils peuvent coexister dans une même société : lors de la chasse, le gibier est volontiers reconnu dans son altérité, et c’est une part de la vitalité du sanglier qui est ingérée symboliquement lorsque, par exemple, ses testicules sont prélevés comme des trophées83. Au contraire, les animaux de boucherie (bœufs, veaux, moutons) sont réifiés, leurs abats destinés aux plus pauvres ou aux chiens. Le cochon se situe alors dans un trouble entre-deux : il n’est pas sauvage, mais connaît, comme les autres animaux de boucherie, la domestication ; il n’est pas chassé mais conduit, sous contrainte, à l’abattoir. Pourtant, les Toulousains de l’époque moderne se nourrissent de son sang, de sa peau et de ses organes. Cette dichotomie se réverbère, analogiquement, à l’échelle des lieux de mises à mort porcins et des professions impliquées.

III. Purifier et construire le corps urbain

29. Contrairement aux animaux de boucherie, relégués aux faubourgs ou au gardiage (banlieue rurale de Toulouse), où se trouvent la plupart des pâturages, les cochons sont également nourris jusqu’au cœur de la ville, dans l’enceinte des remparts. Ils vivent parfois dans la même maison que leurs propriétaires, et sont laissés libres de déambuler dans les rues en quête de nourriture – de même que la volaille84. Ils occupent ainsi une place importante dans les espaces de vie toulousains, d’autant plus que leurs lieux d’abattage sont dispersés dans divers endroits de la ville, notamment à Arnaud-Bernard, Saint-Cyprien et à l’île de Tounis. 

A. Mettre la mort à distance

30. En cela, ils s’apparentent à ce qui est pratiqué dans la majorité des grandes villes du royaume, où les animaux sont tués près des étaux, dans de multiples « tueries » installées jusqu’au cœur des villes85. À Toulouse, pourtant, ils font figures d’exception. En effet, dès le XVe siècle, les bouchers sont tenus d’égorger les bœufs et les moutons dans des lieux dédiés et étroitement contrôlés par les capitouls ; au début du XVIIIe siècle, la pratique est étendue aux chevreaux et aux agneaux, dont l’affachoir est attenant à celui des veaux et des moutons86. Toutefois, ce n’est qu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle que des affachoirs centralisés pour l’ensemble des cochons sont installés dans le faubourg Saint-Cyprien87. Les égorgeurs de cochons conservent le droit, par ailleurs, de tuer des cochons chez des particuliers pour leur consommation personnelle88.

31. C’est sans doute parce que contrairement aux bouchers toulousains, qui ne forment pas une jurande et ne peuvent donc pas agir en justice au nom de la communauté pour défendre leurs prérogatives, les égorgeurs de cochons89 forment une corporation puissante. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à faire appel au Parlement de Toulouse à chaque fois que les capitouls tentent d’exercer un contrôle plus étroit sur les mises à mort porcines, et obtiennent généralement gain de cause90. De plus, l’élevage intra-urbain oblige les capitouls à tolérer des mises à mort à domicile, dès lors qu’elles sont effectuées par des maîtres du corps des égorgeurs de cochon et que la chair n’est pas vendue sur les marchés publics, mais réservée à l’alimentation individuelle91. Les propriétaires sont censés payer un droit de réserve (autour de 10 sols) pour chaque cochon égorgé92. Les tueries privées sont de moins en moins fréquentes au cours de l’époque moderne, alors que l’élevage intra-urbain est proscrit de plus en plus sévèrement et que les capitouls parviennent à imposer des affachoirs centralisés pour les cochons93. À l’extrême fin du XVIIIe siècle, les consuls prévoient même l’édification de tueries collectives, qui rassembleront tous les animaux abattus pour la consommation urbaine, et devront être érigées en-dehors des faubourgs, dans un terrain isolé situé dans la banlieue rurale de la ville94.

32. Ces tueries collectives répondent à un enjeu de salubrité publique, ainsi qu’à une sensibilité accrue à la proximité des lieux de mises à mort. Les voisins des affachoirs, notamment, s’en plaignent à répétition95. Par exemple, en 1678, de nombreux habitants du quartier Arnaud-Bernard refusent que l’affachoir des cochons, qui avait été déplacé dans un lieu excentré, soit rétabli sur la place Arnaud-Bernard, à cause des mauvaises odeurs : « le sang et corruption de fiante desdits couchons sortant de la rue, le long du ruisseau jusques audit acaduc, croupissoit et portoit une sy grande puanteur que tous lesdits voisins et tous ceux qui passoint ne pouvoint habiter dans leurs maisons ny passer par ladite rue96 ».

33. En effet, selon les croyances médicales de l’époque, les maladies, qu’elles soient physiques ou mentales – distinction qui n’est alors guère d’usage –, proviennent d’un extérieur impur : air vicié, eaux stagnantes, aliments corrompus, autant de « forces pénétrantes97 » et dangereuses qui agissent sur les corps et les humeurs de tous les êtres vivants. Les corps échangent ainsi en permanence avec le reste des existants, de manière positive ou néfaste selon les substances partagées. On comprend donc l’obsession des odeurs, qui trahissent la dangerosité de l’air, ce fluide intériorisé à l’insu des habitants. Les odeurs de mort animale, particulièrement, concentrent un grand nombre des préoccupations sanitaires98

B. Tuer : un acte fondateur du corps social

34. En cherchant à délocaliser les affachoirs et à invisibiliser les mises à mort, les capitouls participent ainsi à la délimitation de l’espace urbain lui-même, entre le centre-ville, qui doit conserver un caractère pur, et les espaces périphériques, qui peuvent être profanés, et qui sont définis de plus en plus loin des murs d’enceinte : d’abord les faubourgs, puis le gardiage. La différence de traitement des animaux contribue également à distinguer les espaces collectifs et individuels, publics et intimes, avec d’un côté, des mises à mort d’animaux destinés à l’alimentation collective dans des abattoirs publics ; de l’autre, des mises à mort d’animaux dédiés à l’alimentation individuelle dans l’intimité des maisons. Outre la détermination et la consolidation des frontières spatio-temporelles, le contrôle des mises à mort manifeste plus généralement le pouvoir public. Les capitouls, en régulant les abattoirs, se constituent en nourrisseurs du corps social, qu’ils définissent par le même geste.

35. Différents animaux sont dédiés à différents corps de métier : bœufs, veaux et moutons pour les bouchers ; agneaux et chevreaux pour les chevrotiers ; cochons pour les tueurs de cochons et les charcutiers ; volaille et gibier pour les pourvoyeurs et les volaillers ; poissons pour les chasse-marées et les poissonniers. Au sein d’un même secteur professionnel, l’action collective de la mise à mort et du traitement du corps animal implique une répartition des tâches et, par-là, un partage de la responsabilité. Ceux qui élèvent les cochons ne sont pas toujours les mêmes que ceux qui les mènent dans les foires et marchés pour les vendre, encore différentes personnes les achètent, d’autres les mettent à mort et répartissent les différentes parties du corps, d’autres encore les acheminent jusqu’aux étaux par moitiés ou quartiers, enfin d’autres les découpent et les vendent.

36. Le partage des tâches met bien en évidence le statut social de chacun. Ce sont les plus riches, les plus aisés et les plus reconnus, ceux qui ont tissé des réseaux professionnels qui s’étendent jusqu’aux provinces environnantes, qui acquièrent les animaux mais les plus pauvres, souvent des domestiques ou des portefaix embauchés pour l’occasion, qui les acheminent jusqu’aux abattoirs ou des abattoirs aux lieux de vente99. Les marchands de cochons sont ainsi rarement en contact avec les corps des animaux morts, passant le plus clair de leur temps à arpenter foires et marchés, tandis que les égorgeurs tuent les animaux et veillent à la répartition des différentes parties de leurs corps. Les chairs peuvent être salées ou vendues fraîches par des charcutières ou des revendeuses100.

Figure 2 : Jacob LOUYS [graveur], Willem KALF [dessin], Boereninterieur met geslacht varken [gravure], 1630-1673
disponible sur : https://id.rijksmuseum.nl/200221788 (Amsterdam, Rijksmuseum).
© Domaine public

37. De manière générale, les femmes occupent une place importante dans l’élevage des animaux tenus au plus près du foyer, voire au sein même de ce dernier. Elles nourrissent les cochons et la volaille, tuent les secondes et mènent les premiers à l’abattoir101. Elles sont ensuite majoritaires dans la vente ou la revente des chairs ainsi que leur salaison et autres préparations culinaires (andouilles, saucisses, boudins). Elles sont pourtant bien moins présentes dans le commerce et l’abattage des animaux de boucherie : les bouchers qui arpentent foires et marchés pour acquérir des animaux sont des hommes, souvent adultes, les tueurs plutôt de jeunes hommes, leurs femmes et leurs filles se contentent de tenir les boutiques102. En fait, le seul secteur où elles sont aussi nombreuses que les hommes, voire plus nombreuses, est celui des triperies103.

38. Les femmes, en somme, sont liées à l’intime : elles se chargent des animaux intégrés à la maison, et des ventrailles en général. Toutefois, si elles tuent les poules, ce n’est guère le cas des cochons : les femmes les élèvent, les vendent, préparent et distribuent leur chair mais font toujours intervenir un homme pour les égorger104. Ces différences genrées rappellent la division du corps porcin : la carcasse est faite par un homme, mais c’est une femme qui entretient l’animal vivant puis récupère son sang et ses organes, avant de les cuisiner et de les vendre. Cette forme de « cuisine commune », comme l’appelle Claudine Fabre-Vassas, montre comment le traitement des bêtes fait apparaître la place et le rôle de chacun : hommes et femmes, adultes et jeunes, plus généralement l’ordre local des pouvoirs105.

Conclusion

39. Si les modernes considèrent qu’ingérer des aliments qui s’identifieront à leur corps est nécessaire à leur survie, cette incorporation délicate suscite de nombreuses inquiétudes, particulièrement pour les chairs. Les consommateurs respectent, dans une large mesure, les tabous hérités de l’Ancien Testament, en privilégiant les herbivores domestiques qu’ils connaissent bien, mais avec lesquels ils n’entretiennent pas de lien interpersonnel trop fort. Quant aux animaux comestibles, plus ils sont proches des humains, que ce soit par le partage du quotidien ou la morphologie, plus leur mise à mort et la distribution de leur chair sont étroitement contrôlées. Au fil de l’époque moderne, à Toulouse, les abattages des bovins et des ovins, centralisés et invisibilisés, sont relégués aux faubourgs et jusqu’au gardiage, dans un geste purificateur de l’espace urbain. Les bœufs, veaux et moutons, animaux qui dominent largement sur les tables, connaissent par ailleurs une réification rigoureuse : tout ce qui rappelle leur vitalité est proscrit, ou bien réservé aux plus pauvres et aux chiens. Les membres des parties liminaires du corps social sont ainsi contraints, par manque de ressources, à encourir plus fortement que les autres les risques liés à l’ingestion d’êtres sensibles.

40. Une certaine cohérence unifie ainsi les pratiques alimentaires des sociétés modernes, cohérence bientôt bouleversée dès que l’on cherche à y faire une place pour les cochons. Les singes ne sont pas mangés parce qu’ils sont trop proches, morphologiquement, des humains, les carnivores par crainte d’une anthropophagie indirecte, mais les cochons, dont l’intériorité est si souvent comparée à l’anatomie humaine, et qui se nourrissent parfois d’elle, occupent une bonne place dans l’alimentation urbaine. Ils semblent pourtant bien porter une certaine impureté, au nom de laquelle les capitouls tentent de les exclure de la ville intra-muros, tels des lépreux auxquels la ladrerie les apparente alors.

41. Les dangers inhérents à la chair porcine devraient, en toute logique, aller de pair avec un contrôle accru de leurs mises à mort, ou au moins que ces dernières respectent les mêmes règles que celles des bovins et des ovins. À Toulouse, toutefois, les cochons occupent un curieux entre-deux. Leurs corps ne sont pas totalement départis de toute trace de vitalité : les truies peuvent plus communément être mangées, de même que les abats (langue, pieds, organes, etc.) et le sang. Aux morceaux de la carcasse, pensés comme des objets et créés par un homme, par un geste masculin qui égorge, éventre et vide, s’oppose l’intériorité porcine, apanage souvent féminin. La répartition spatiale des porcs et de leurs mises à morts elle-même tolère une forme d’intimité, entre des affachoirs collectifs répartis en plusieurs endroits au sein des murs d’enceinte, et des tueries privées pour ces animaux parfois accueillis jusqu’au cœur des maisons.

42. Ces « bêtes singulières106 » participent ainsi à la construction temporelle, spatiale et sociale des corps urbains, tout en rappelant les ambiguïtés inhérentes aux pratiques alimentaires. En ce qu’elles semblent à la fois permettre zoophagie et sarcophagie, les chairs porcines soulignent, peut-être mieux que tout autre aliment, un nœud brûlant de tensions pour les sociétés modernes : le besoin dangereux de se nourrir d’autres que soi, et le risque latent d’une altérité à la fois irréductible, et peut-être moins importante qu’on l’escomptait. En somme, un trouble qui ne peut être que supposé, tant il reste informulé, une question qui reste sans réponse : que mange-t-on, et que veut-on manger, lorsque l’on prend la chair de l’autre ?

 

Mots-clés : cochons, manger, tuer, Toulouse, époque moderne

  • 1 Dans la réglementation comme dans les dictionnaires et encyclopédies de l’époque moderne, les auteurs renvoient explicitement aux bœufs, moutons et veaux lorsqu’ils parlent des viandes de boucherie : « On appelle viande de boucherie, la grosse viande, bœuf, veau & mouton ». Antoine FURETIÈRE, « Boucherie », Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts. Tome 1, La Haye, A. et R. Leers, 1690.
  • 2 Mary DOUGLAS, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 2001, p. 112.
  • 3 François POPLIN, « Essai sur l’anthropocentrisme des tabous alimentaires dans l’héritage de l’Ancien Testament », Anthropozoologica, 2d n° spécial, 1988, p. 163.
  • 4 Pierre‑Joseph BUC’HOZ, Traité économique et physique du gros et du menu bétail. Tome 2, Paris, Lacombe, 1778, p. 400‑403.
  • 5 François ROZIER, Cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire. Tome 3, Paris, Rue et Hôtel Serpente, 1783, p. 414.
  • 6 Claude FISCHLER, L’Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 137.
  • 7 Voir notamment Liliane BODSON [dir.], « L’Animal dans l’alimentation humaine : les critères du choix », Anthropozoologica, vol. NS (2), arts 1‑35, 1988 ; Claude FISCHLER, L’Homnivore… op. cit.
  • 8 Voir notamment Noëlie VIALLES, Le Sang et la Chair. Les abattoirs du pays de l’Adour, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987.
  • 9 Claudine FABRE‑VASSAS, La Bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
  • 10 À ce sujet, voir notamment l’ouvrage‑phare de l’historienne Madeleine Ferrières sur les peurs alimentaires : Madeleine FERRIÈRES, Histoire des peurs alimentaires, du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2009.
  • 11 Notamment Pierre‑Joseph BUC’HOZ, Traité économique et physique du gros et du menu bétail : contenant la description du cheval, de l’âne, du mulet, du bœuf, de la chèvre, de la brebis & du cochon ; la manière d’élever ces animaux, de les multiplier, de les nourrir, de les traiter dans leurs maladies, & d’en tirer profit pour l’économie domestique & champêtre, 2 vol., Paris, Lacombe, 1778 ; Georges‑Louis Leclerc, comte de BUFFON, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, 36 vol., Paris, Imprimerie royale, 1749‑1789 ; Jean‑Jacques PAULET, Recherches historiques et physiques sur les maladies épizootiques, avec les moyens d’y remédier dans tous les cas. Parties 1 et 2, Paris, Ruault, 1775 ; François ROZIER, Cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire, suivi d’une Méthode pour étudier l’agriculture par principes, ou Dictionnaire universel d’agriculture, 10 vol., Paris, Rue et Hôtel Serpente, Moutardier, Delalain fils, 1781‑1801.
  • 12 Jean‑Marie AUGUSTIN, « Les Capitouls, juges des causes criminelles et de police à la fin de l’Ancien Régime (1780‑1790) », Annales du Midi, tome 84, n° 107, 1972, p. 183‑211.
  • 13 Jean‑Luc LAFFONT, Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, thèse de doctorat, Université de Toulouse‑II‑Le Mirail, 1997, p. 42.
  • 14 Voir notamment les sous‑séries BB (Administration communale) et FF (Justice et police) des Archives municipales de Toulouse.
  • 15 À titre de comparaison, voir notamment Jean-Louis FLANDRIN, Massimo MONTANARI [dir.], Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996 ; Florent QUELLIER [dir.], Histoire de l’alimentation, de la Préhistoire à nos jours, Paris, Belin, 2021.
  • 16 François ROZIER, Cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire. Tome 1, Paris, Rue et Hôtel Serpente, 1781, p. 398.
  • 17 Bibliothèque nationale de France, « Certificat de la Faculté de Médecine de Toulouse », Affiches et annonces de Toulouse, n° 14, du 6 avril 1785.
  • 18 Carl HAVELANGE, « Manger au XVIIIe siècle. Quelques éléments d’interprétation d’un discours médical », Anthropozoologica, 1988, 2d n° spécial, p. 155‑161.
  • 19 François POPLIN, « Essai sur l’anthropocentrisme… », art. cité, p. 164‑166.
  • 20 Claudine FABRE‑VASSAS, La Bête singulière… op. cit., p. 363‑364. Voir aussi Olivier BAUER, « La consommation de viande comme marqueur de l’identité chrétienne ad intra et ad extra », in Marie-Pierre HORARD, Bruno LAURIOUX [dir.], Pour une histoire de la viande. Fabrique et représentations, de l’Antiquité à nos jours, Rennes/Tours, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais, « Tables des hommes », 2017, p. 213‑235.
  • 21 D’autres villes françaises ne l’autorisent qu’à partir de la Saint‑Martin (mi‑novembre), voire le permettent toute l’année. Pierre‑Joseph BUC’HOZ, Traité économique et physique du gros et du menu bétail… op. cit., p. 474.
  • 22 En mars 1761, deux revendeuses de cochons sont ainsi appréhendées par des commis de police parce qu’elles font tuer des cochons à l’affachoir alors qu’ils ne doivent plus être abattus depuis le 3 février. Arch. mun. (Toulouse), FF 548, procès‑verbal du 20 mars 1761, pièce 29. Voir aussi Arch. mun. (Toulouse), FF 511/1, procès‑verbal du 21 septembre 1664 ; FF 544, requête en plainte du 7 février 1747, pièce 13.
  • 23 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 749/1, procédures 013 et 014, des 24 et 25 février 1705, où la dépouille d’un renard est utilisée pour signifier l’impureté de l’étal d’un chevrotier.
  • 24 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 820/6, procédure 162, du 2 octobre 1776, où un enfant est violemment puni pour avoir exhibé le cadavre d’un crapaud lors du repas de vendangeurs, qui ne peuvent pas supporter la vue de l’animal pendant qu’ils mangent.
  • 25 BnF, « Économie », Affiches et annonces de Toulouse, n° 12, du 23 mars 1785, où l’on devine le fort tabou de l’hippophagie au travers de l’histoire d’un baron suédois qui cherche à le lever pour remédier à la famine.
  • 26 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les animaux de boucherie et les bouchers à Toulouse aux XVIIe et XVIIIe siècles : une communauté hybride ? », in Clément BIROUSTE, Thomas BRIGNON, Margot CONSTANS, Thomas GALOPPIN, Lucie SCHNELLER LORENZONI [dir.], Coexister avec les animaux. Historiciser les communautés hybrides, de la Préhistoire au XXIe siècle, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, « Animalités », 2025, p. 119‑142.
  • 27 Pierre‑Louis LACRETELLE [dir.], « Plaisir », Encyclopédie méthodique. Logique et métaphysique. Tome 4, Paris, Panckoucke, 1791, p. 39.
  • 28 Michel PASTOUREAU, Les Animaux célèbres, Paris, Bonneton, 2002, p. 137.
  • 29 Georges‑Louis Leclerc BUFFON, Histoire naturelle générale et particulière : avec la description du Cabinet du Roy. Tome 5, Paris, Imprimerie royale, 1755, p. 111‑112.
  • 30 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 754/3, procédures 049 et 050, du 9 octobre 1710 ; FF 800/1, procédure 007, du 11 janvier 1756 ; FF 829/3, procédure 040, du 22 mars 1785.
  • 31 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les cochons dans la ville : le partage difficile d’un espace restreint, entre errance et proximité (Toulouse, XVIIe‑XVIIIe siècles) », in Emmanuelle CHARPENTIER, Guilhem FERRAND [dir.], Le Porc dans tous ses états dans l’Europe médiévale et moderne [titre temporaire], Toulouse, Presses universitaires du Midi, « Flaran », [à paraître].
  • 32 Jean‑François FÉRAUD, « Immonde », Dictionnaire critique de la langue française, vol. 2, Marseille, Jean Mossy Père et Fils, 1787, p. 426.
  • 33 Antoine FURETIÈRE, « Immonde », Dictionnaire universel… op. cit.
  • 34 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les cochons dans la ville… », in Emmanuelle CHARPENTIER, Guilhem FERRAND [dir.], Le Porc dans tous ses états… op. cit.
  • 35 Voir par exemple Sarah H. ISON, Eddie R. CLUTTON, Pierpaolo DI GIMINIANI, Kenneth M. D. RUTHERFORD, « A Review of Pain Assessment in Pigs », Frontiers in Veterinary Science, 2016, 3:108, disponible sur : 10.3389/fvets.2016.00108 ; Kristie MOZZACHIO, Valarie V. TYNES, « Recognition and Treatment of Pain in Pet Pigs », in Christine M. EGGER, Lydia LOVE, Tom DOHERTY [dir.], Pain Management in Veterinary Practice, Chichester, John Wiley & Sons Ltd, 2013, p. 383‑389 ; John Godfrey OLDHAM, « Clinical Measurement of Pain, Distress and Discomfort in Pigs », in Tom E. GIBSON [dir.], The Detection and Relief of Pain in Animals, Londres, BVA Animal Welfare Foundation, 1985, p. 88‑90.
  • 36 Georges‑Louis Leclerc BUFFON, Histoire naturelle… op. cit., p. 112.
  • 37 C’est pourquoi, durant les marchés aux porcs de l’époque moderne, les clients mais aussi des professionnels, les langueyeurs, inspectent les cochons en les renversant puis en leur ouvrant la gueule à l’aide d’un bâton, afin d’observer leur langue. La présence des cysticerques s’y devine à des sortes de pustules. Reynald ABAD, Le Grand Marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002, p. 325‑326.
  • 38 Anne‑Lise BINOIS‑ROMAN, « Pathologie du porc et problématique sanitaire en milieu urbain du XIIe au XVIe siècle en France », in Emmanuelle CHARPENTIER, Guilhem FERRAND [dir.], Le Porc dans tous ses états… op. cit.
  • 39 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les cochons dans la ville… », in Emmanuelle CHARPENTIER, Guilhem FERRAND [dir.], Ibid.
  • 40 Jean‑Jacques PAULET, Recherches historiques et physiques… op. cit., p. 333. Dans son Dictionnaire universel, Antoine Furetière définit même « ladre » comme « malade atteint, infecté de lèpre », « ladrerie » comme « lèpre ». Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel… op. cit.
  • 41 Georges‑Louis Leclerc BUFFON, Histoire naturelle… op. cit., p. 112.
  • 42 Madeleine FERRIÈRES, Histoire des peurs alimentaires… op. cit., p. 36.
  • 43 Frédéric KECK, Vanessa MANCERON, « En suivant le virus de la grippe aviaire, de Hong Kong à la Dombes », in Sophie HOUDART, Olivier THIERRY [dir.], Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011, p. 66.
  • 44 Claude FISCHLER, L’Homnivore… op. cit., p. 9.
  • 45 Renan LARUE, Le Végétarisme des Lumières. L’abstinence de viande dans la France du XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 72‑73.
  • 46 Arch. mun. (Toulouse), FF 511/1, procès‑verbal du 4 juillet 1660.
  • 47 Arch. mun. (Toulouse), FF 749/1, procédure 014, du 25 février 1705.
  • 48 Arch. mun. (Toulouse), FF 532, procès‑verbal du 10 novembre 1727.
  • 49 Jean‑François FÉRAUD, « Rit », Dictionnaire critique de la langue française, vol. 3, Marseille, Jean Mossy Père et Fils, 1788, p. 487.
  • 50 Antoine FURETIÈRE, « Rituel », Dictionnaire universel… op. cit.
  • 51 Nicolas OFFENSTADT, « Le rite et l’histoire. Remarques introductives », Hypothèses, 1, 1998, p. 7‑14.
  • 52 Émile DURKHEIM, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, Presses universitaires de France, 1912, p. 56.
  • 53 Voir par exemple Jean CAZENEUVE, Sociologie du rite, Paris, Presses universitaires de France, 1971 ; Claude RIVIÈRE, Les Rites profanes, Paris, Presses universitaires de France, 1995 ; Dominique PICARD, « Rites, rituels », in Jacqueline BARUS-MICHEL, Eugène ENRIQUEZ, André LÉVY [dir.], Vocabulaire de psychosociologie. Références et positions, Toulouse, Érès, « Questions de société », 2016, p. 260‑266.
  • 54 Jean MAISONNEUVE, « Qu’est-ce qu’un rituel ? Sens et problématique », Les Conduites rituelles, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1999, p. 6‑23.
  • 55 Voir par exemple Edmund LEACH, « Ritual », in David L. SILLS [dir.], International Encyclopædia of Social Sciences, vol. 13, Londres, Macmillan, 1968, p. 520‑536 ; Konrad LORENZ, L’Agression, une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1969, p. 87 ; Dominique PICARD, art. cité., p. 260‑266.
  • 56 Chaque année, les capitouls choisissent le prix des viandes, évalué selon le coût d’achat du bétail ; ils contrôlent par la suite le respect de cette taxe, de nombreux bouchers survendant la viande. Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 461, ordonnance capitulaire du 6 avril 1669, p. 81‑83 ; FF 543, procès‑verbal du 30 juillet 1765.
  • 57 Un droit est perçu aux portes de Toulouse pour chaque animal vivant qui y entre afin d’être abattu pour la consommation urbaine. Plusieurs bouchers tentent de les faire entrer sans payer de droits, notamment en les faisant passer, de nuit, par les brèches des remparts ou par‑delà ces derniers, à l’aide de cordes. Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 532/2, procédure du 11 octobre 1726 ; FF 535, procès‑verbal du 25 novembre 1737.
  • 58 Des commis de police vérifient régulièrement les balances des bouchers et autres vendeurs, que ces derniers faussent parfois pour vendre une moindre quantité que celle qui est payée. Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 547, procès‑verbal du 31 octobre 1758, pièce 81 ; FF 551, procès‑verbal du 17 juin 1766, pièce 50.
  • 59 Le surpoids est la quantité de viande ajoutée à celle qui est pesée dans la balance pour faire le poids ; son espèce et sa proportion par rapport au poids global sont décidées par les capitouls. Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 470, ordonnance capitulaire du 28 avril 1683, p. 475‑477 ; BB 160, ordonnance capitulaire du 8 mai 1740, p. 34‑36.
  • 60 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), BB 166, ordonnance capitulaire du 26 mars 1749 qui fait défenses à tous marchands de faire conduire en ladite ville des cochons ladres, à tous revendeurs & revendeuses d’en acheter ni vendre […], le tout à peine de confiscation & de vingt‑cinq livres d’amende, pièce 73.
  • 61 Les femelles de réforme sont ponctuellement abattues et consommées mais leur chair, considérée comme moins saine, est réservée aux pauvres. Voir la liste des viandes interdites à l’adjudicataire pour l’approvisionnement des boucheries (vaches, taureaux, brebis, boucs et chèvres) : Arch. mun. (Toulouse), FF 606/1, Clauses et conditions du bail de la vente exclusive de la viande pour l’approvisionnement de la ville et gardiage de Toulouse, 1783‑1786, art. IX. Voir aussi Arch. mun. (Toulouse), BB 161, ordonnance capitulaire du 19 février 1767 qui défend aux bouchers de débiter des vaches et enjoint au garde de l’échaudoir de les dénoncer, p. 69‑72. Voir enfin Georges‑Louis Leclerc BUFFON, Histoire naturelle… op. cit., p. 13 : « La chair du bélier, quoique bistourné & engraissé, a toujours un mauvais goût ; celle de la brebis est molasse & insipide, au lieu que celle du mouton est la plus succulente & la meilleure de toutes les viandes communes ».
  • 62 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les animaux de boucherie et les bouchers… », in Clément BIROUSTE, Thomas BRIGNON, Margot CONSTANS, Thomas GALOPPIN, Lucie SCHNELLER LORENZONI [dir.], Coexister avec les animaux… op. cit., p. 119‑142.
  • 63 Les cochons sont généralement castrés à l’âge de six mois et tués, au plus tard, à leurs deux ans. Pierre‑Joseph BUC’HOZ, Traité économique et physique du gros et du menu bétail… op. cit., p. 448.
  • 64 Voir ibid., p. 472‑473 : « La Truie ni le Verrat ne sont pas si recherchés en aliment que le Porc châtré, d’autant que leur chair est d’un goût moins agréable ».
  • 65 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 555, procès‑verbal du 11 février 1774 ; FF 819/10, procédures 207 et 208, du 22 décembre 1775 ; procédure 213, du 30 décembre 1775.
  • 66 C’est encore le cas dans les abattoirs contemporains. Noëlie VIALLES, Le Sang et la Chair… op. cit.
  • 67 Les bayles et syndics de la corporation des pâtissiers (soit ceux qui ont le droit de vendre de la viande préparée, notamment sous forme de pâtés, au contraire des bouchers qui vendent la viande fraîche) sont, à Toulouse, ceux qui vérifient la qualité des animaux abattus en cas de litige. Pour un article dédié à la question, voir : Frédéric CANDELON‑BOUDET, « L’expertise alimentaire sous l’Ancien Régime. La contribution des maîtres pâtissiers toulousains », Annales du Midi, tome 125, n° 283, 2013, p. 391‑409.
  • 68 Arch. mun. (Toulouse), FF 801/8, procédure 218, du 1er décembre 1757.
  • 69 Antoine FURETIÈRE, « Charogne », Dictionnaire universel… op. cit. Le terme de « cadavre » est réservé aux êtres humains.
  • 70 Voir par exemple Jean‑François FÉRAUD, « Chair », Dictionnaire critique de la langue française, vol. 1, Marseille, Jean Mossy Père et Fils, 1787, p. 399‑400 : « Je crois qu’on dit plutôt manger de la viande, que manger de la chair », sauf dans un cas bien précis : « En parlant des animaux carnassiers, chair vaut mieux : ‘‘Le tigre, quoique rassasié de chair, semble toujours altéré de sang.’’ ».
  • 71 Arch. mun. (Toulouse), FF 800/1, procédure 016, du 20 janvier 1756.
  • 72 Ce récipient est appelé « grézale » en occitan. Arch. dép. (Haute‑Garonne), 2 B 10011, procédure du 8 décembre 1781.
  • 73 BB 40, délibérations municipales du 22 juin 1677, f° 198‑199.
  • 74 Arch. mun. (Toulouse), FF 800/8, procédures 296 et 297, des 7 et 10 décembre 1756.
  • 75 Pierre‑Joseph BUC’HOZ, Traité économique et physique du gros et du menu bétail… op. cit., p. 474‑475.
  • 76 Elle est même gardée lors de la cuisson, et souvent consommée. François POPLIN, « Essai sur l’anthropocentrisme… », art. cité, p. 167.
  • 77 Voir par exemple Tolosana, Res 5708/1, Tableau de l’administration de la ville de Toulouse, pour fixer sa situation économique au 1er janvier 1782, & ce qui a été exécuté depuis cette époque, Toulouse, Imprimerie de la veuve Me. J. H. Guillemette, 1784. Les capitouls décident de libéraliser le commerce des triperies, ce qui permettrait de faire baisser le prix de la viande de boucherie : « le public en général y gagnerait, & plus encore le bas peuple qui fait la consommation des abattis & entrailles ».
  • 78 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 801/7, procédure 159, du 25 septembre 1757.
  • 79 Pour tenter de purifier leur chair, toutefois, les éleveurs tâchent d’enfermer les cochons et de les nourrir exclusivement de grains, glands, plantes potagères, etc., durant les semaines qui précèdent l’abattage. Georges‑Louis Leclerc BUFFON, Histoire naturelle… op. cit., p. 113.
  • 80 Jean‑François FÉRAUD, « Cochon », Dictionnaire critique de la langue française, vol. 1, Marseille, Jean Mossy Père et Fils, 1787, p. 465‑466.
  • 81 Arch. mun. (Toulouse), FF 511/1, procédure du 7 juillet 1660.
  • 82 Noëlie VIALLES, Le Sang et la Chair… op. cit.
  • 83 Charles STÉPANOFF, L’Animal et la Mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découverte, « Sciences sociales du vivant », 2021, p. 13‑14 ; Xavier PERROT, « Passions cynégétiques. Anthropologie historique du droit de la chasse au grand gibier en France », Revue Semestrielle de Droit Animalier, 1, 2015, p. 332‑334.
  • 84 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les cochons dans la ville… », in Emmanuelle CHARPENTIER, Guilhem FERRAND [dir.], Le Porc dans tous ses états… op. cit.
  • 85 À Paris, Lyon ou Marseille, notamment, des abattoirs centralisés ne sont imposés qu’au XIXe siècle (voire au XXe siècle). Reynald ABAD, « Les tueries à Paris sous l’Ancien-Régime ou pourquoi la capitale n’a pas été dotée d’abattoirs aux XVIIe et XVIIIe siècles », Histoire, économie et société, 1998, n° 4, p. 649‑676 ; Maurice GARDEN, « Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIe siècle », in René FAVIER, Laurence FONTAINE [dir.], Un historien dans la ville, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 121‑153 ; Maxime BERNARD, De la Tuerie publique à l’abattoir municipal. Santé et ordre public dans le premier XIXe siècle (Marseille, 1791‑1851), mémoire de master, Université d’Aix‑Marseille, 2024.
  • 86 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Abattoirs (Ancien Régime) », in Pierre SERNA, Véronique LE RU, Malik MELLAH, Benedetta PIAZZESI [dir.], Dictionnaire historique et critique des animaux, Ceyzérieu, Champ Vallon, « L’Environnement a une histoire », 2024, p. 19‑23.
  • 87 Arch. mun. (Toulouse), DD 285, requêtes en plainte des 6 mars, 18 septembre, 9 octobre 1780 ; procès‑verbal du 22 septembre 1780 ; requête en plainte du 21 février 1785.
  • 88 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 800/1, procédure 016, du 20 janvier 1756 ; FF 831/4, procédure 074, du 7 mai 1787.
  • 89 Au XVIIe siècle, ils sont plutôt appelés « affacheurs de pourceaux », soit littéralement : « faiseurs de pourceaux ».
  • 90 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), BB 41, délibérations municipales du 6 août 1686, f° 182‑183 ; Charles DUPONT, « Un important procès à propos des Affachoirs (ou Abattoirs) à pourceaux », L’Auta que bufo un cop cado més, n° 132, février 1942, p. 21‑28.
  • 91 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), BB 40, délibérations municipales du 22 juin 1677, f° 198‑199 ; FF 466, ordonnance capitulaire du 27 septembre 1677, p. 111‑113.
  • 92 Arch. mun. (Toulouse), FF 511/1, procès‑verbal du 25 novembre 1664.
  • 93 Lucie SCHNELLER LORENZONI, « Les cochons dans la ville… », in Emmanuelle CHARPENTIER, Guilhem FERRAND [dir.], Le Porc dans tous ses états… op. cit.
  • 94 Arch. mun. (Toulouse), BB 59, délibérations du conseil politique du 5 août 1783, f° 71‑81 ; BB 284, chronique 450 : histoire de la ville de Toulouse pour l’année 1785, p. 305‑306.
  • 95 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), BB 40, délibérations municipales du 22 juin 1677, f° 198‑199 ; DD 233, procès‑verbal du 22 septembre 1780.
  • 96 Arch. mun. (Toulouse), HH 29, requête en plainte du 2 mars 1678.
  • 97 Je reprends ici les termes de Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, « Tel », 1972, p. 457.
  • 98 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), BB 45, délibérations du conseil de bourgeoisie du 30 juillet 1706, f° 31‑35 : « [Les habitants de la rue de la Colombe] se trouvent si incommodés par l’infection que causent le sang et les entrailles des agneaux qu’on égorge dans l’affachoir qui est dans cette rue que la plus part en sont tombés malades ».
  • 99 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 761/2, procédures 058 et 059, des 3 et 4 décembre 1717.
  • 100 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 554, procès‑verbal du 12 avril 1770, pièce 138 ; FF 558, procès‑verbal du 2 février 1775, pièces 94‑96.
  • 101 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 546, procès‑verbal du 16 mars 1757 ; FF 559, procès‑verbal du 11 décembre 1783 ; Arch. dép. (Haute‑Garonne), 2 B 10011, procédure du 8 décembre 1781.
  • 102 Ce tableau doit, bien sûr, être relativisé : les fils des bouchers aident également à tenir les boutiques (voir par exemple Arch. mun. [Toulouse], HH 29, procédure du 18 avril 1706), et il arrive que les femmes participent aux mises à mort. Je n’en ai toutefois qu’un seul exemple, où une domestique est frappée et menacée par un boucher qui estime qu’elle a très mal égorgé un mouton : Arch. mun. (Toulouse), FF794/4, procédure 132, du 1er août 1750.
  • 103 D’ailleurs, dans les dictionnaires, le terme « tripière » n’existe qu’au féminin : « Tripier ne se dit que des oiseaux de proie, qui ne peuvent être dressés. Tripière, femme qui vend les tripes et les issues des animaux qu’on tue à la boucherie ». Jean‑François FÉRAUD, « Tripière », Dictionnaire critique de la langue française, vol. 2, Marseille, Jean Mossy Père et Fils, 1787, p. 742‑743.
  • 104 Voir par exemple Arch. mun. (Toulouse), FF 800/1, procédure 016, du 20 janvier 1756 ; FF 800/8, procédures 296 et 297, des 7 et 10 décembre 1756.
  • 105 Claudine FABRE‑VASSAS, La Bête singulière… op. cit., p. 362‑363.
  • 106 Termes empruntés au titre de l’ouvrage de Claudine Fabre‑Vassas cité ibid.
  •  
 

RSDA 1-2025

Actualité juridique : Jurisprudence

Sommaires de jurisprudence

I/ Les animaux au sein des relations contractuelles

 

A/ Les contrats

 

Cet onglet est habituellement réservé aux contrats dont l’objet est un animal, mais nous ne résistons à l’envie d’y inclure, à titre préliminaire, le contrat dont le thème - et non l’objet - est l’animal. Par une mise en abyme savoureuse, le droit animalier devient aujourd’hui son propre objet de réflexion.

 

Cass. civ. 1e, 26 février 2025, n° 23-21.522

Droit animalier – Colloque – Personnalité juridique de l’animal – Contrat d’édition

 

Deux enseignants-chercheurs de l’Université de Toulon ont organisé un colloque sur le droit animalier avec pour intitulé précis « La personnalité juridique de l’animal (II). Les animaux liés à un fonds ». Par la suite, une convention d’édition a été signée entre un éditeur et la Fondation Brigitte Bardot par laquelle les deux organisateurs sont mentionnés comme coordinateurs du futur ouvrage. Dans ce cadre, ils sollicitent un autre enseignant-chercheur, la Cour de cassation lui offrant la précision statutaire de professeur agrégé, afin d’assurer la synthèse des actes du colloque. Sa contribution a manifestement déplu aux coordinateurs puisqu’ils estiment que celle-ci comporte des éléments inexacts et est formulée de manière à nuire à leurs travaux. Ils refusent alors la publication de cette synthèse. S’en suit une assignation de la part de l’auteur éconduit afin qu’ils soient condamnés sous astreinte à transmettre ses écrits en vue de leur publication et, subsidiairement, à réparer le préjudice subi par ce refus. Malgré une multiplicité de moyens, son pourvoi est rejeté.

Premièrement, la Cour de cassation rappelle qu’un tiers peut agir sur le fondement de la responsabilité délictuelle pour invoquer un manquement contractuel qui lui a causé un préjudice. Encore faut-il qu’il y existe un manquement contractuel, ici entre les coordinateurs de l’ouvrage et l’éditeur, ce qui n’est pas caractérisé en l’espèce.

Deuxièmement, sur le plan de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Conv.EDH, la Cour de cassation rappelle qu’elle peut être soumise à des restrictions qui peuvent être justifiées par des objectifs énumérés dans l’arrêt : sécurité nationale, intégrité territoriale ou sécurité publique, défense de l’ordre et prévention du crime, protection de la santé ou de la morale, protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. La liberté éditoriale est englobée dans la liberté d’expression et, dans le cas présent, elle doit être conjuguée avec la liberté d’expression propre aux enseignants-chercheurs. Cette dernière inclut les principes de tolérance et d’objectivité tels qu’ils ressortent des traditions universitaires et des dispositions du Code de l’éducation, ce que la Cour de cassation ne considère pas comme une loi au sens de l’article 10 de la Conv.EDH. Dès lors, même si le refus de publication d’une contribution dans un ouvrage collectif peut heurter les traditions universitaires et les principes d’objectivité et de tolérance, il ne peut être considéré comme abusif, sur le plan de la liberté d’expression, à défaut de texte spécial.

Troisièmement, le pourvoi réitère le grief lié à la liberté d’expression en invoquant la proportionnalité à établir entre deux droits de même valeur normative (la liberté d’expression de l’auteur et celle des coordinateurs). Cependant, au regard de la réponse apportée au moyen précédent, l’absence d’atteinte à la liberté d’expression du professeur agrégé ne permet pas de procéder à un contrôle de proportionnalité. Le moyen est par conséquent inopérant.

D. T.

 

a/ La vente 

Cass. Civ. 1e, 12 février 2025, n° 23-20.269

Chiot – Certificat vétérinaire – Dysplasie génétique – Obligation de conformité (oui)

 

Un couple a acheté auprès d’un éleveur professionnel un chiot de race berger allemand moyennant le somme de 950 euros. Lors de la vente, un certificat vétérinaire leur a été remis par lequel il était attesté que l’animal était en bonne santé et que le vétérinaire n’avait décelé aucune anomalie.

Moins d’un an plus tard, les propriétaires du chien soutiennent qu’il est affecté d’une dysplasie génétique et ont assigné l’éleveur aux fins d’indemnisation au titre des articles L. 217-4 et suivants du Code de la consommation consacrés à l’obligation de conformité.

Débouté en première et deuxième instance, le couple forme un pourvoi. Bien leur en a pris puisque la Haute juridiction casse l’arrêt de la cour d’appel qui n’avait pas reconnu l’application de la garantie en conformité. Pour cela, la Cour de cassation vise non seulement le Code de la consommation, mais aussi le Code rural et de la pêche maritime dans ses dispositions spécifiques à l’action en garantie en cas de vente d’un animal. Les juges rappellent que ces articles (art. L. 213-1 du Code rural et de la pêche maritime) s’appliquent lorsque le vendeur est professionnel et que l’acheteur agit en qualité de consommateur, ce qui est le cas en l’espèce. Quant au Code de la consommation, il permet d’établir l’obligation pour le vendeur de livrer un bien conforme et de répondre des défauts de conformité existant lors de la délivrance. Ici, la situation est simple : le chiot a été déclaré en bonne santé au moment de sa délivrance, mais présentait en réalité une maladie génétique. Dès lors, les juges du fond auraient dû reconnaître l’application de l’obligation de conformité.

 

D. T.

 

b/ Le bail rural

Cass. Civ. 3e, 6 février 2025, n° 23-12.274

Interdiction de cession – EARL – Associés

 

En 1989, un couple a donné à bail rural des parcelles agricoles à trois personnes qui les ont mises à disposition d’une EARL dont seules deux de ces trois personnes étaient associées. Les vicissitudes de l’activité agricole ont abouti à ce que l’EARL ne comporte plus qu’un seul associé, lequel demande alors aux bailleurs que le contrat se poursuive à son seul nom. Le couple s’y oppose et formule une demande en résiliation de bail pour cession prohibée.

La Cour de cassation rappelle que toute session de bail est interdite, sauf si elle est consentie, avec l’agrément du bailleur, au profit du conjoint ou du partenaire d’un pacte civil de solidarité du preneur participant à l’exploitation ou aux descendants du preneur (art. L. 411-35 du Code rural et de la pêche maritime). Par ailleurs, le preneur associé peut mettre à la disposition de la société, pour une durée qui ne peut excéder celle pendant laquelle il reste titulaire du bail, tout ou partie des biens dont il est locataire, sans que cette opération puisse donner lieu à l’attribution de parts. Mais c’est à la condition de continuer à se consacrer à l’exploitation du bien loué mis à disposition (art. L. 411-37 du Code rural et de la pêche maritime).

En l’occurrence, il ne restait plus que deux copreneurs mais un seul était associé à l’EARL au profit de laquelle les terres louées étaient mises à disposition. Cette seule circonstance ne permet pas aux juges du fond d’établir l’existence d’un manquement aux règles relatives à la prohibition de cession et il ne s’agit donc pas d’une cession illicite. L’arrêt est donc cassé.

 

D. T.

 

c/ Le dépôt

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

B/ La responsabilité contractuelle

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

C/ Le droit du travail/les relations de travail

Aucune jurisprudence pour ce numéro. 

 

II/ Les animaux protégés

 

A/ Espèces protégées

CAA Toulouse, 27 mai 2025, n° 24TL01764

Rapaces – Éoliennes – Risques de collision – Protection effective

 

Sur renvoi du Conseil d’État, pour erreur de droit (CE, 8 juillet 2024, n° 471174, RSDA 2024-2), la Cour annule l'arrêté du préfet de l'Aveyron du 16 janvier 2020, qui imposait des prescriptions complémentaires à l'autorisation d'exploiter le parc éolien dit " la Baume " situé sur la commune de Lapanouse-de-Cernon. Elle retient en particulier un risque significatif de collision pour plusieurs espèces protégées de rapaces (dont le vautour moine menacé d’extinction, l’aigle royal, le milan royal et d'autres espèces). Conformément à la jurisprudence du Conseil d’État, elle rappelle qu’il appartient à l’administration, même dans le cadre de prescriptions complémentaires apportées à une autorisation devenue définitive, de vérifier à tout moment que les mesures imposées à l’exploitant garantissent une protection effective des espèces concernées (CAA Toulouse, 8 décembre 2022, n° 20TL22215).

 

B. des B.

 

CAA Toulouse, 28 mai 2025, n° 25TL00597, n° 25TL00642 et n° 25TL00653

Espèces protégées – Projet autoroutier – Raison impérative d’intérêt public majeur (oui)

 

La cour a jugé, à titre provisoire, que le moyen tiré de l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM), de nature à justifier l’octroi d’une dérogation à l’interdiction de porter atteinte aux espèces protégées pour la réalisation du projet de liaison autoroutière Castres Toulouse, était sérieux et susceptible de justifier l’annulation des jugements rendus par le Tribunal administratif de Toulouse. Dans l’attente de sa décision au fond, la cour a donc ordonné le sursis à exécution des jugements du 27 février 2025, qui avaient annulé les autorisations environnementales accordées aux sociétés Atosca et ASF pour la réalisation des projets autoroutiers A69 (Verfeil–Castres) et A680 (Castelmaurou–Verfeil) permettant ainsi la reprise des travaux.

 

B. des B.

 

TA Martinique, 4 mars 2025, n° 2500144

Cétacés – Recherches sismiques – Aire marine protégée – Liberté fondamentale de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de l’environnement

 

À la demande des associations Le Toto-Bois - association pour l’étude et la protection de la vie sauvage dans les petites Antilles (AEVA), l’association pour la sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles (ASFA), l’association Sea Shepherd France et l’association Vétérinaires pour la biodiversité, le juge a suspendu l’exécution de l’arrêté préfectoral du 13 janvier 2025 autorisant la campagne de recherche sismique menée par l’IFREMER dans les aires marines protégées des Antilles françaises. Le juge a considéré que l’arrêté autorisant cette campagne ne tenait pas compte de la présence de plusieurs espèces protégées de cétacés à cette période dans la zone d’intervention retenue, dénommée « sanctuaire Agoa », dont la baleine à bosse et le cachalot, et que les appareils acoustiques utilisés, étaient susceptibles de porter une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de l’environnement, liberté fondamentale protégée par le juge (art.L.512-2 CJA) qui, comme en témoigne cette ordonnance, s’applique indifféremment à tous les êtres vivants.

 

B. des B.

 

CE, 29 janvier 2025, n°489718

Salamandre tachetée – Construction de logements sociaux – Raison impérative d’intérêt public majeur (oui)

 

Le Conseil d'État annule l’arrêt de la Cour administrative d'appel de Nancy du 28 septembre 2023 qui avait rejeté l’appel formé contre le jugement du Tribunal administratif de Nancy du 30 octobre 2020. Cette juridiction saisie par l'association " La salamandre de l'Asnée ", avait annulé les deux arrêtés préfectoraux du préfet du 16 novembre 2018 accordant à la SA Batigère Habitat et à la SA Batigère Maison Familiale des dérogations aux interdictions de capture avec relâché et destruction de spécimens de salamandres tachetées, sur le fondement de l'article L. 411-2 du Code de l'environnement.

Le Conseil d'État a conclu que la cour a inexactement qualifié les faits en jugeant que le projet de construction de logements sociaux dans la commune de Villers-lès-Nancy, commune en situation de tension en matière d’habitat, ne répondait pas à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). En outre, il ressort de l’examen du dossier que l’état de conservation de la salamandre tachetée, y compris au niveau local, n’est pas préoccupant et que la dérogation ne compromet pas le maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable, conformément à l’arrêté du 19 novembre 2007 relatif aux espèces protégées.

 

B. des B.

 

CE, 14 avril 2025, n° 489739

Espèces protégées – Interdiction de destruction – Dérogation – Parc photovoltaïque – Consultation irrégulière – Conseil national de protection de la nature – Conseil scientifique régional du patrimoine naturel

 

Le juge des référés du Conseil d'État rejette le pourvoi formé par l’association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) contre l’ordonnance du 13 novembre 2023 (n° 2309725) du juge des référés du tribunal administratif de Marseille. Cette ordonnance rejetait la demande de suspension de l'exécution de l'arrêté du 29 septembre 2023 par lequel le préfet des Alpes-de-Haute-Provence a complété son arrêté du 17 janvier 2020 portant dérogation aux interdictions de destruction, de perturbation intentionnelle ou de dégradation de spécimens et d'habitats d'espèces animales protégées dans le cadre d'un projet de parc photovoltaïque sur le territoire de la commune de Cruis (Alpes-de-Haute-Provence).

Le Conseil d'État considère que le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit, ni dénaturé les textes, en jugeant que les moyens invoqués par l’association notamment une consultation du public irrégulière, l’absence de saisine du Conseil national de protection de la nature et du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel, ainsi qu’une motivation insuffisante au regard de l’article L.411 du code de l’environnement, n’étaient pas de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté préfectoral attaqué.

 

B. des B.

 

TA Nancy, 28 mars 2025, n° 2500805

Grand tétras – Introduction – Espèces protégées – Dérogation – Intérêt général

 

Le Tribunal administratif de Nancy rejette une nouvelle requête en référé présentée par les associations SOS Massif des Vosges, Oiseaux nature, Vosges nature environnement, Avenir et Patrimoine 88 et Paysage nature et patrimoine de la montagne vosgienne.

Elles demandaient la suspension de l'exécution de l'arrêté préfectoral du 16 avril 2024 autorisant l'introduction de spécimens de Grand Tétras (Tetrao urogallus) dans le milieu naturel, en dérogation à la réglementation sur la protection stricte des espèces protégées. Le juge considère que l’exécution de l’arrêté ne porte pas une atteinte suffisamment grave à la protection des oiseaux, pour justifier une suspension. Leur introduction est motivée par l’intérêt général visant à conserver l’espèce dans le massif des Vosges et les conséquences néfastes pour l’environnement, alléguées par les requérantes ne sont pas établies. Enfin, ni le décès d’un des dix Grands Tétras capturés pendant le transport, ni celui des sept des neufs individus relâchés en 2024, ne suffisent à remettre en cause la pertinence du projet.

 

B. des B.

 

CE, 25 mars 2025, n°48631

Liste des espèces protégées – Raies – Requins – Espèces menacées – Marge d’appréciation

 

Le Conseil d’État rejette le recours en excès de pouvoir formé par des associations environnementales Sea Shepherd France, Le Taille-vent, et VAGUES contre le refus implicite du ministre de compléter la liste des espèces protégées afin d'y inscrire tous les Carcharhinidés et Sphyrnidae, ainsi que la grande raie guitare, la raie Manta, la raie pastenague, le grand requin blanc, le requin taupe bleu, le requin émissole d'Arabie, le requin nourrice fauve et le requin renard commun. Bien que certaines espèces soient menacées, le juge considère que l’État dispose d’une marge d’appréciation pour déterminer les mesures appropriées de protection. Des dispositifs nationaux et internationaux existent déjà, et le refus ministériel n’est pas entaché d’illégalité ni d’erreur manifeste d’appréciation.

 

B. des B.

  

B/ Chasse et pêche

CE, 12 mars 2025, n° 488642

Chasse – Tir mortel – Sécurité des personnes – Inaction – Ministre- Politique publique

 

L’Association One Voice a saisi le Conseil d'État pour contester l’inaction du Premier ministre à la suite du décès d’un tiers causé par un tir de chasseur. Elle lui demandait de prendre toutes mesures utiles garantissant la sécurité des personnes lors du déroulement d'actions de chasse ou de destruction d'animaux d'espèces non domestiques, notamment vingt-cinq mesures dont une part est issue des conclusions du rapport d'information du Sénat, intitulé « La sécurité : un devoir pour les chasseurs, une attente de la société », publié le 14 septembre 2022.

Le rapporteur public a conclu au rejet de la requête pour plusieurs motifs. Sur le fond, en l’absence d’obligation juridique directe pesant sur le Premier ministre en matière de sécurité de la chasse dans le cadre de son pouvoir de police administrative générale, la demande relève de l’arbitrage politique, et tend en réalité à la détermination d'une politique publique en matière de sécurité de la chasse qu’il n'appartient pas au Conseil d’État, statuant au contentieux, de déterminer.

 

B. des B.

 

C/ Santé animale et protection des races

CE, 20 décembre 2024, n° 488081

Livre généalogique – Chiens – Société centrale canine – Service public administratif

 

Le Conseil d’État rejette le recours pour excès de pouvoir de Mme B… contre la décision du 14 septembre 2022 de la Société centrale canine (SCC) pour l'amélioration des chiens de race en France, subordonnant l'inscription des chiots au Livre des origines français à l'identification génétique de leurs reproducteurs à compter du 2 janvier 2023.

Il rappelle que la SCC, en tant que fédération agréée en vertu des articles L. 214-8 et art. D. 214-8 du code rural et de la pêche maritime assure un service public administratif (SPA). À ce titre, elle dispose de la compétence pour fixer les règles d’inscription au livre généalogique applicable à l’ensemble des races indépendamment des compétences des associations spécialisées agréées les plus représentatives, confirmant ainsi la solution retenue dans son arrêt du 26 février 2024, n°469858, relative au livre généalogique des chats.

B. des B.

 

 

Cass. civ. 3e, 5 juin 2025, n° 23-23.775

Exploitation bovine – Décharge – Pollution – Mesures de réhabilitation – Trouble anormal du voisinage (non) – Partage de responsabilité (oui)

 

Une entreprise a été autorisée par le préfet à exploiter une ancienne carrière aux fins de décharge permettant de recevoir du sulfate de fer. En 1997, après la cession de l’exploitation en 1992, le préfet a ordonné la remise en état de la décharge et prescrit des mesures de réhabilitation qui se sont achevées en 1999. Cependant, un exploitant bovin invoque une pollution de ses parcelles et de la rivière, ce qui lui aurait causé un préjudice. Il a obtenu la désignation d’un expert en 2001. Se plaignant de la persistance de la pollution, cet exploitant ainsi que sa femme et sa fille obtiennent la désignation d’un nouvel expert en 2009. Le rapport produit par cet expert ainsi que deux autres ont été contestés. Finalement, l’exploitant et sa famille assignent l’entreprise au titre d’un trouble anormal du voisinage, ce qui a été intégralement reconnu par la cour d’appel. L’entreprise a dès lors formé un pourvoi afin d’obtenir un partage de responsabilité. La Cour de cassation répond en se fondant sur l’article 1240 du Code civil qui permet d’établir que la faute de la victime vient réduire son droit à réparation. En l’espèce, les juges du fond ayant bien établi que l’exploitant a maintenu le pâturage sur des parcelles dont il connaissait la pollution et les effets sur les animaux et alors même qu’il avait d’autres parcelles saines à disposition, ils auraient dû conclure à un partage de responsabilité. L’arrêt est donc cassé sur ce point.

 

D. T.

 

D/ Cause animale

Cass. Civ. 1e, 19 mars 2025, n° 23-21.072 et n° 24-11.116

Élevage de lapins – Vidéos – Absence d’autorisation

 

Le contentieux des vidéos tournées sans autorisation dans des lieux de maltraitance animale est dorénavant bien connu des lecteurs de la RSDA. Il revient encore ce semestre avec l’intervention de l’association L214 dans deux élevages de lapins. Les deux arrêts illustrent la tension existant entre le droit de propriété et la liberté d’expression. Dans les deux cas, la société exploitant l’élevage cunicole a assigné L214 afin d’obtenir le retrait de la vidéo, l’interdiction de son utilisation et une provision à valoir sur la réparation du préjudice. S’y ajoutait dans le deuxième arrêt la publication de la décision. Les deux sociétés ont vu leur assignation annulée. La Cour de cassation rappelle dans les deux espèces qu’une assignation fondée sur un trouble manifestement illicite résultant de la violation du droit de propriété (avec l’article 1er du protocole additionnel 1 de la Conv.EDH comme fondement) qui ne contient pas de dénonciation d’allégations ou d’imputations de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération ne relève pas de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Le sort du pourvoi sera cependant différent dans les deux espèces. En effet, dans le premier arrêt, les juges du fond ont correctement appliqué cette règle, ce qui justifie la nullité de l’assignation. En revanche, dans la deuxième espèce, l’arrêt de la cour d’appel sera cassé car les juges n’ont pas tenu compte du fait que l’assignation comportait des éléments relevant d’une dénonciation d’allégations et d’imputations. Était ainsi souligné dans l’assignation que les faits de maltraitance animale de grande ampleur étaient imputés à tort à l’entreprise et jetaient le discrédit sur elle.

 

D. T.

 

III/ Les animaux, êtres sensibles

 

A/ L’alimentation animale (aspects sanitaires)

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

B/ Maltraitance, actes de cruauté

CE, 30 avril 2025, n° 470443

Animal de compagnie – Cession – Certificat d’engagement – Maltraitance – Abandon – Errance – Absence de sanctions pénales

 

Rejet de la requête de l’association Animalia - Refuge et sanctuaire qui demandait l’annulation pour excès de pouvoir de l’instruction technique DGAL/SDSBEA/2022-835 du 14 novembre 2022 du ministre de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire, précisant les modalités d’application du certificat d’engagement et de connaissance requis avant l’acquisition d’un animal de compagnie.

L’association soutenait que l’absence de sanctions pénales à l’encontre de l’acquéreur en cas de non-respect de ce document portait atteinte aux articles 2, 4 et 6 de la Charte de l’environnement et était préjudiciable à une prévention efficace de l’errance animale.

Le Conseil d’État rejette la requête, considérant que l’instruction technique n’a pas de portée normative nouvelle, mais se borne à expliciter la réglementation en vigueur, en rappelant les obligations du cédant, qui doit s’assurer notamment, de la signature du certificat par l’acquéreur avant la cession de l’animal, et avoir fait mention des sanctions encourues en cas de maltraitance ou d’abandon.

 

B. des B.

 

Cass. Civ. 3e, 5 juin 2025, n° 23-11.500

Élevage – Juge des libertés et de la détention – Direction départementale de la protection des populations – Perquisition – Saisie

 

Mme I. exploite un élevage de chiens. Elle conteste des perquisitions qui ont eu lieu à son domicile et au sein de l’élevage de la part d’agents de la direction départementale de la protection des populations (DDPP) de la Gironde après une ordonnance du juge des libertés. Outre l’impossibilité pour l’élevage de former un recours en cassation faute d’avoir la personnalité juridique, la Cour rappelle ici les règles de perquisitions et de saisies au regard des deux fondements utilisés en l’espèce : l’article L. 172-5 du Code de l’environnement concernant les infractions relatives à l’environnement et les articles L. 206-1 et L. 214-23 du Code rural et de la pêche maritime qui s’intéressent à l’alimentation, la santé publique vétérinaire, la protection des végétaux et la protection des animaux. Le dernier texte cité cible en particulier les questions de garde, de circulation des animaux et la protection des animaux.

Concernant le premier fondement trouvé dans le Code de l’environnement, la Cour de cassation rappelle que les agents de la DDPP ne peuvent effectuer de visite de lieux comportant des parties à usage d’habitation ou des locaux d’habitation sans l’assentiment de l’occupant des lieux. Cette condition peut être écartée en cas d’enquête préliminaire, mais il faut pour cela que le juge des libertés et de la détention soit saisi par le procureur de la République.

Pour ce qui relève de l’application du Code rural et de la pêche maritime, même si les prérogatives des agents de la DDPP sont plus importantes, ils doivent néanmoins obtenir une ordonnance du juge des libertés et de la détention si l’accès leur est refusé par le propriétaire ou si les locaux comprennent des parties à usage d’habitation.

Dans les deux cas, ce cadre procédural n’ayant pas été respecté, l’ordonnance rendue par le premier président de la Cour d’appel de Bordeaux est cassé.

 

D.T.

 

C/ Euthanasie, bien-être animal

Conseil constitutionnel, 14 février 2025, n° 2024-1121 QPC

Animaux sauvages – Établissements itinérants – Établissements fixes – Principe d’égalité – Dignité humaine – Souffrance animale

 

Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par l’Association One Voice, le Conseil constitutionnel a validé la conformité à la Constitution des articles L. 413-10 et L. 413-11 du Code de l’environnement. Ces dispositions opèrent une distinction entre les établissements itinérants et les établissements fixes, interdisant aux seuls établissements itinérants la possibilité de détenir des animaux non domestiques. L’association soutenait que cette différence de traitement contrevenait à plusieurs principes constitutionnels, notamment le principe d’égalité devant la loi, le principe de sauvegarde de la dignité humaine et l’article 8 de la charte de l’environnement (relatif à l’éducation à l’environnement), et qu’elle ne prenait pas suffisamment en compte la souffrance animale. Le Conseil constitutionnel a jugé que la distinction créée par le législateur ne méconnait pas le principe d’égalité devant la loi et reposait sur des différences objectives tenant aux conditions de détention et de transport des animaux dans les établissements itinérants et qu’elle poursuivait l’objectif légitime de protection du bien-être de l’animal. S’agissant des autres principes constitutionnels, le Conseil constitutionnel indique que le principe de dignité humaine n’avait pas lieu de s’appliquer en l’espèce et enfin que l’article 8 de la Charte de l’environnement ne crée pas de droit ou une liberté que l’on puisse invoquer dans le cadre d’une QPC (CE, 19 novembre 2024, n° 487936, QPC, RSDA 2024-2).

 

B. des B.

 

CE, 6 mars 2025, n° 501216

Établissements itinérants – Reproduction d’animaux non-domestiques – Condition d’urgence (non)

 

L’association One Voice s’est fondée sur le référé-liberté (Art. 512 CJA) pour obtenir la suspension de la décision implicite de la ministre de la Transition écologique refusant d’adopter un arrêté interdisant la reproduction d’animaux d’espèces non domestiques dans les établissements itinérants, conformément à l’article L. 413-10 du Code de l’environnement. Le juge des référés rejette la requête, estimant que la condition d’urgence n’était pas remplie, l’association n’apportait pas d’éléments démontrant en quoi ce refus portait atteinte à une liberté fondamentale, justifiant une intervention dans les 48 h, rappelant ainsi que l’urgence ne se déduit pas de considérations générales (souffrance animale), mais doit être concrète, précise et caractérisée.

 

B. des B.

 

CE, 8 avril 2025, n° 502844

Cétacés – Marineland d’Antibes – Bien-être animal – Travaux – Sanctuaire

 

Les associations Sea Shepherd France et Sea Shepherd Rescue ont saisi le juge des référés du Conseil d'État, pour obtenir qu’il soit enjoint à l'État de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le maintien des animaux hébergés dans le parc Marineland (Antibes), dans des conditions respectueuses du bien-être animal, dans l'attente de la création d'un sanctuaire adapté au sein du parc. Elles demandent que des travaux soient réalisés dans les bassins. Elles soutiennent que la société Marineland, en tant que société commerciale exploitant un parc zoologique fixe et permanent, ne peut être qualifiée de sanctuaire au sens de l'article L. 413-1-1 du Code de l’environnement. Elles font valoir enfin que compte tenu de la fermeture de l’établissement à l’exploitation commerciale et de l'absence de refuge ou sanctuaire, un transfert vers un delphinarium étranger, même temporaire, doit être évité.

Le juge des référés rejette la requête estimant que les mesures demandées sont manifestement dépourvues d’utilité, sans se prononcer sur la compétence du juge des référés en premier ressort.

 

B. des B.

 

CE, 16 juin 2025n° 493820

Expérimentation animale – Rapports d’inspection – Transmission (non)

M. C. B. avait demandé la communication des derniers rapports d’inspection des établissements pratiquant l’expérimentation animale dans les Bouches-du-Rhône. L’administration a implicitement refusé. Par un jugement n° 2009988 du 7 mars 2024, le Tribunal administratif de Marseille a annulé ce refus, ordonnant la communication des rapports avec certaines occultations.

Saisi en appel par le ministre de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire, le Conseil d'État annule les articles 1er et 2 du jugement du Tribunal administratif de Marseille qui n’a pas suffisamment démontré qu’il avait pris en compte les risques de préjudice résultant de la divulgation d’informations concernant d’éventuelles non-conformités. Toutefois le Conseil d'État juge que ces documents sont communicables, sous réserve d’occultations portant sur des mentions dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité publique. Il enjoint au préfet de procéder à cette communication, dans un délai de deux mois, conformément aux précisions apportées aux points 9 et 10 de cette décision.

 

B. des B.

 

IV/ Les animaux, être aimés

TA Châlons-en-Champagne Ord.,16 janvier 2025, n° 240322 (cf. TA Poitiers, 21 janvier, 2023, n° 23033271)

Sanglier « Rillettes » – Détention d’un animal non domestique

 

Un répit pour le « sanglier, dénommé Rillettes » dont la détention était remise en cause par la décision préfectorale du 28 novembre 2024. Par cette décision, la préfète de l’Aube s’est opposée à la déclaration de détention d’un animal non domestique déposée par la requérante le 12 novembre 2024. Le juge des référés a suspendu cette décision considérant qu’un doute sérieux existait quant à sa légalité, en raison notamment de l’erreur de droit que commet la préfète en retenant que « le sanglier directement prélevé dans la nature, n’a pas d’origine licite et ne pourra jamais en disposer ».

Le tribunal enjoint à la préfète de l’Aube de délivrer à la propriétaire un récépissé de détention d’un animal non domestique, Sus Scrofa (sanglier), dès la notification de l’ordonnance à intervenir et sous une astreinte de 100 euros par jour de retard.

 

B. des B.

 

V/ Les animaux, causes de troubles

 

A/ La responsabilité civile

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

B/ La responsabilité administrative

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

C/ La santé humaine

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

D/ Les animaux dangereux

 

a/ Imprudence – Négligence

 Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

b/ Dégâts causés par les animaux

 CE, 18 avril 2025, n° 493510 et n° 497013

Loup – Protection – Dérogation – Prévention des dommages – Proportionnalité (non)

 

Par deux décisions rendues le 18 avril 2025, le Conseil d’État rejette les recours pour excès de pouvoir introduits par plusieurs associations de protection de la nature (l'association Aves, l'association One Voice et l'association Animal Cross, et l'association Aves, l'association Ferus et autres) contre l'arrêté interministériel du 21 février 2024 qui encadre les dérogations à l’interdiction de destruction du loup.

Le Conseil d’État juge que cet arrêté est conforme aux exigences du 4° du I de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, visant à prévenir des dommages occasionnés, notamment aux cultures, à l’élevage… , tout en respectant le statut d’espèce protégée du loup (Canis lupus), et ne méconnait pas le principe de précaution énoncé à l'article 191 du Traité de l'Union européenne, ni les données et expertises scientifiques les plus récentes attestant d’une population de loups supérieure au seuil de 1000 individus recensés sur le territoire national depuis l'année 2022.

En revanche, le Conseil d’État fait partiellement droit à la requête de l’association Férus et annule le point 8 de l'instruction du 23 février 2024 de la préfète coordonnatrice du plan national d'actions sur le loup, en tant qu’il qualifie certains troupeaux, notamment de bovins, de « non protégeables », sans évaluation individuelle. Une telle généralisation contrevient à l’obligation d’examiner au cas par cas les alternatives aux tirs de destruction, et est contraire au principe de proportionnalité exigé en matière de dérogation à la protection des espèces.

 

B. des B.

 

CE, 13 mai 2025, n° 480617, n° 488620, n° 488690 et n° 488738

Espèces susceptibles d’occasionner des dégâts – Justification – Données scientifiques

 

Par une décision du 13 mai 2025, le Conseil d’État a partiellement annulé l’arrêté du 3 août 2023, du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, fixant la liste des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD).

Saisi par plusieurs associations de protection de la nature et des animaux (One Voice, LPO, FNE, l'association Franco-belge pour la protection de la nature, ASPAS), les juges ont estimé que l’inscription de certaines espèces (la martre, la fouine, le renard, le corbeau freux, la corneille noire, la pie bavarde, l'étourneau sansonnet, le geai des chênes, dans certains départements) sur la liste n’était pas suffisamment justifiée. De plus, le manque de précisions sur les modalités de destruction du renard dans plusieurs départements (Alpes-de-Haute-Provence, Alpes-Maritimes, Aude, Bouches-du-Rhône, Finistère, Gard, Jura, Loire, Bas-Rhin, Territoire de Belfort et Val-d'Oise) rendait l’arrêté partiellement illégal.

Enfin, l’arrêté est insuffisamment motivé, notamment au regard les données scientifiques disponibles et du principe de prévention de l'article L. 110-1. Les juges rappellent que l’administration doit tenir compte des services écosytémiques rendus par ces espèces et ne pas porter atteinte à la biodiversité.

 

B. des B.

 

CE, 10 février 2025, n° 488718

Espèces susceptibles d’occasionner des dégâts – Départements – Atteinte significative aux intérêts protégés (non) – Vénerie sous terre – Renard – Régulation

 

Le Conseil d’État rejette les requêtes introduites par huit fédérations départementales de chasseurs (Aube, Corrèze, Eure, Haute-Loire, Manche, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Seine-et-Marne) demandant l’annulation partielle de l’arrêté ministériel du 3 août 2023 fixant la liste des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD), au motif que certaines espèces (fouine, pie bavarde, martre, renard) n’y étaient pas inscrites dans leur département respectif. Le Conseil d’État a estimé que les espèces concernées (fouine, pie bavarde, martre) n’étaient ni suffisamment répandues, ni responsables d’atteintes significatives aux intérêts protégés (santé, sécurité, agriculture, biodiversité) dans les départements concernés. S’agissant de la vénerie sous terre du renard dans la Meurthe-et-Moselle, le juge considère qu’elle n’était pas nécessaire à la régulation de l’espèce, d’autant que cette mesure n’avait pas été proposée par le préfet. En conséquence, aucune erreur d’appréciation n’a été commise par le ministre de la Transition écologique.

 

B. des B.

 

TA Poitiers, 13 mars 2025, n° 2301380

Faune sauvage – Régulation – Battues administratives – Absence de danger – Absence de concertation

 

Par un arrêté du 3 janvier 2023, la préfète de la Charente a autorisé le lieutenant de louveterie de la circonscription n° 16 à organiser autant de battues administratives de destruction de sangliers, cerfs, daims et chevreuils que nécessaire sur les communes d’Angoulême, Dirac, Fléac, Linars, La Couronne, Puymoyen, Saint-Michel, Trois-Palis et Vœuil-et-Giget pour la période du 3 janvier au 31 décembre 2023. Saisi par L’association Charente Nature et l’association Agir pour le vivant et les espèces sauvages (AVES France), le Tribunal administratif de Poitiers annule l’arrêté préfectoral considérant qu’il est entaché d’irrégularités, d’une part le danger que représentaient ces animaux pour les cultures ou la sécurité publique n’est pas suffisamment démontré, d’autre part il n’y a pas eu de concertation préalable justifiant la prise de mesures de régulation de la faune sauvage.

 

B. des B.

 

Cass. Crim., 1er avril 2025, n° 23-85.211

Requin – Sortie en mer – Blessures involontaires

 

Lors d’une sortie en mer afin d’observer les baleines, Mme J. a été victime d’une attaque de requin. La guide de plongée ayant organisé l’activité a été poursuivie pour blessures involontaires ainsi que pour deux infractions au Code de l’environnement de la Polynésie française. Le tribunal correctionnel ne l’a condamnée qu’au titre de chasse audiovisuelle de mammifère marin non autorisée, ce qui a conduit à un appel fructueux de la part de la victime et de son assureur, ainsi que du ministère public. Devant la Cour de cassation, la question de l’autorisation à exercer une activité d’approche des baleines et autres mammifères marins retient tout d’abord l’attention des juges. En effet, le ministre de la Culture et de l’environnement, par le biais d’un arrêté, a soumis cette activité à une autorisation dépendant de la validité du permis de navigation du navire utilisé pour celle-ci. Les juges du fond ont souligné, qu’en l’occurrence, le permis n’était valide que jusqu’au 23 août 2019 et n’a été prorogé qu’à partir du 22 octobre, soit le lendemain de l’accident. L’autorisation n’était donc pas en vigueur le jour des faits. Le pourvoi est dès lors rejeté sur ce point.

Ensuite, la question des blessures involontaires devait être analysée. Là encore, le pourvoi est rejeté. La guide de plongée avait de l’expérience et savait que le requin présent à proximité des baleines lors de la troisième plongée pouvait attaquer de manière imprévisible. Dès lors, il existait bien une faute caractérisée qui a créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage subi par la victime.

Enfin, c’est le droit des assurances qui est mobilisé par le pourvoi, toujours sans succès. Les juges du fond ont valablement justifié la mise à l’écart de la contestation de sa garantie par l’assureur. En effet, le permis valide est la seule condition non remplie par la guide pour exercer l’activité en cause et celle-ci est sans lien avec le dommage subi par la victime. La clause générale d’exclusion de garantie ne peut donc jouer.

 

D. T.

 

Cass. Crim., 8 avril 2025, n° 24-83.776

Requins – Danger – Critique – Politique – Liberté de la presse

 

Faut-il être un requin de la politique pour lutter contre les dangers du requin ? À tout le moins, la gestion du requin permet d’aiguiser la critique politique si l’on en croit l’arrêt rapporté ici. Une maire et son adjoint ont agi en justice contre un directeur de publication pour diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public en raison d’un éditorial critiquant vertement la passivité des élus face aux attaques de requins, cette passivité étant attribuée au fait que les requins « ne bouffent que les blancs » ou les « Zorey » (étrangers, métropolitains en langue créole selon le terme utilisé à la Réunion et en Nouvelle-Calédonie). Déboutés en appel, les deux élus ont formé un pourvoi en cassation. Celui-ci est l’occasion de rappeler les règles en matière de liberté de la presse et particulièrement concernant la diffamation qui est constituée par « toute imputation ou allégation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne à laquelle le fait est imputé, même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d’insinuation ». Pour les juges du fond, les propos de l’éditorialiste n’ont pas dépassé le cadre de la liberté d’expression et l’auteur a exprimé librement une opinion qui peut être combattue. La Cour de cassation, au contraire, estime que les allégations portaient atteinte à l’honneur et à la considération du maire et de son adjoint car les propos leur imputaient une abstention volontaire de mettre en place des mesures de protection pour lutter contre les attaques répétées de requins, les services de l’État ayant dû agir à leur place et ce comportement étant susceptible d’entrainer leur responsabilité administrative et pénale. L’arrêt est donc cassé.

 

D. T.

 

Cass. Civ. 3e, 13 mars 2025, n° 23-20.474

Termites – Bail commercial – Travaux – Résiliation judiciaire

 

Une SCI a donné à bail commercial des locaux à une société en vue de l’exploitation d’un supermarché. Comme le bail l’y autorisait, le locataire a réalisé des travaux. À cette occasion, la présence de termites a été découverte, ainsi que des dégâts très importants puisque la structure de l’immeuble s’en trouvait affectée. La résiliation judiciaire du bail aux torts exclusifs de la bailleresse est alors demandée avec paiement de dommages-intérêts correspondant notamment au montant des travaux réalisés. Le locataire a obtenu gain de cause devant la Cour d’appel mais forme un pourvoi relatif au montant des sommes à lui verser car il n’a obtenu que la restitution des loyers, du dépôt de garantie et de la taxe foncière. La Cour de cassation va casser cet arrêt en rappelant deux règles essentielles : le contractant ayant contrevenu à l’une de ses obligations est tenu de réparer le préjudice résultant de son manquement (art. 1147 du Code civil dans sa rédaction antérieure à la réforme de 2016) et le bailleur est obligé de délivrer au preneur la chose louée (art. 1719 du Code civil). Pour la Cour de cassation, les juges du fond ont, par des motifs impropres, exclu tout lien de causalité entre le manquement à l’obligation de délivrance et le préjudice invoqué par le locataire au titre des travaux réalisés.

 

D. T.

 

c/ Retrait

Aucune jurisprudence pour ce numéro.

 

E/ Les animaux nuisibles

TA Caen, 14 mai 2025, n° 2501257 et n° 2501292

Goélands – Stérilisation des œufs – Solutions alternatives

 

Saisi par plusieurs associations de protection de l'environnement (FNE Normandie, LPO Normandie, Manche Nature) opposées aux opérations de stérilisation des œufs de goélands argentés dans les communes littorales de Port-en-Bessin-Huppain (Calvados) et de Cherbourg-en-Cotentin (Manche), le juge des référés du tribunal administratif de Caen admet l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité des arrêtés préfectoraux autorisant ces opérations. Ce doute repose essentiellement sur l’absence de démonstration de solutions alternatives satisfaisantes et sur le risque encouru pour la conservation des populations de Goélands argentés. Constatant également que la condition de l’urgence est avérée du fait de l'imminence de leur exécution, par ces deux ordonnances, le juge suspend leur mise en application jusqu’à ce qu’il soit statué sur le fond.

 

B. des B.

 

CE, 28 mars 2025, n° 502061

Grands cormorans – Destruction – Espèces protégées – Risques – Cadre général

 

L’Association d’étude et de protection des poissons dans les Bouches-du-Rhône et le Gard a demandé en référé la suspension de l’arrêté ministériel du 24 février 2025, qui autorise les préfets à déroger aux interdictions de perturbation et de destruction des grands cormorans, en invoquant des risques pour des espèces protégées (notamment la loutre et treize espèces d'oiseaux) présentes dans des sites Natura 2000. L’association soutient qu’une évaluation des incidences Natura 2000 aurait dû être réalisée préalablement à l’adoption de l’arrêté.

Le juge des référés du Conseil d’État rejette la requête, considérant que l’arrêté ne constitue pas une autorisation de destruction, mais fixe un cadre général, laissant aux préfets le soin de prendre des décisions individuelles. Dès lors, l’arrêté ne produit pas en lui-même d’effets juridiques directs susceptibles d’entraîner sa suspension en référé.

B. des B.

 

Cass. Crim., 13 mai 2025, n° 24-80.261

Taupes – Produits biocides (oui) – Produits phytosanitaires (non) – Pratiques commerciales trompeuses

 

Une société a commercialisé pendant trois ans des fumigènes taupicides après le retrait de leur autorisation sur le marché au titre de produits phytopharmaceutiques (en raison de la présence de souffre). Par ailleurs, la DGCCRF a qualifié ces mêmes fumigènes de produits biocides. La société et son représentant légal ont été relaxés par le tribunal correctionnel relativement à la qualification de pratiques commerciales trompeuses. Après un appel de la part du ministère public et d’une association de défense de l’environnement, l’affaire fait l’objet d’un pourvoi en cassation.

L’enjeu est de qualifier les fumigènes en cause afin de savoir s’ils étaient ou non autorisés. Tout d’abord, comme les juges du fond l’ont rappelé, les produits biocides sont définis par le règlement (CE) n° 528/2012 du 22 mai 2022 qui indique que cela correspond à toute substance ou mélange destiné à détruire, repousser ou rendre inoffensifs les organismes nuisibles. Dès lors, il faut également définir ce que sont ces organismes nuisibles : il s’agit de tout organisme dont la présence n’est pas souhaitée ou qui produit un effet nocif sur l’homme, ses activités ou les produits qu’il utilise ou fabrique, pour les animaux ou l’environnement. Ce cadre peut donc s’appliquer aux taupes qui creusent « des galeries » et génèrent « des monticules », ce qui nuit « aux activités de jardinage et à l’esthétique des pelouses et jardins ». En revanche, le règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 relatif aux produits phytosanitaires ne peut leur être appliqué car ces animaux ne causent pas de dégâts aux végétaux, dont ils ne se nourrissent d’ailleurs pas. La commercialisation des fumigènes taupicides en cause nécessitait alors une autorisation sur le marché au titre de produits biocides, ce qui n’était pas le cas. Autrement dit, en matière de taupicide, la taupinière a bien la qualité d’une montagne !

 

D. T.

     

    RSDA 1-2025

    Dernières revues

    Titre / Dossier thématique
    Le cochon
    L'animal voyageur
    Le chat
    Une seule violence
    Le soin