Droit constitutionnel
Actualité juridique : Jurisprudence

Droit constitutionnel

  • Olivier Le Bot
    Professeur de droit public
    Université d’Aix-Marseille

Résumé : Deux décisions ont été retenues pour cette chronique. La première, rendue par le Tribunal fédéral suprême du Brésil, porte sur la constitutionnalité d’une révision de la Constitution introduisant un tempérament à l’interdiction de la cruauté énoncée à l’article 225 de ce texte. La seconde, rendue par la Cour suprême de Turquie, valide des dispositions législatives extrêmement fortes édictées en 2024 à l’égard des chiens errants.

 

Brésil : constitutionnalité de la révision limitant la portée de l’article 225 de la Constitution

Tribunal fédéral suprême du Brésil, 17 mars 2025, ADI 5728 / DF1

 

Mots-clés : Brésil, Constitution, cruauté, vaquejada, rodéo

 

Le Tribunal fédéral suprême du Brésil s’est prononcé le 17 mars 2025 sur une belle question de droit constitutionnel : le pouvoir de réviser la Constitution est-il soumis à des limites ?2 La question s’est posée à propos d’une révision de la Constitution apportant un tempérament au principe de l’interdiction de la cruauté à l’égard des animaux énoncée à l’article 225 de ce texte.

 

I. L’objet du recours

 

Revenons sur la chronologie des évènements.

 

A. La décision reconnaissant l’inconstitutionnalité de la vaquejada

 

Une action directe en inconstitutionnalité (ADI) avait été lancée en 2013 par le Procureur général de la République à l’encontre de la loi n° 15.299 du 8 janvier 2013 de l’État du Ceará (dans le Nordeste), qui régit la vaquejada (qui constitue une sorte de rodéo) comme pratique sportive et culturelle. L’action était fondée sur les dispositions de l’article 225 de la Constitution brésilienne interdisant la cruauté à l’égard des animaux (son paragraphe VII prévoit qu’il appartient aux pouvoirs publics « de protéger la faune ; dans les conditions prévues par la loi, sont interdites les pratiques qui exposent leurs fonctions écologiques à des risques, provoquent l’extinction des espèces ou soumettent les animaux à des actes de cruauté »).

Dans sa décision, rendue le 6 octobre 20163, le Tribunal fédéral suprême a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi autorisant la vaquejada. Il raisonne en deux temps.

Dans un premier temps, le tribunal relève que la vaquejada tombe sous le coup des prévisions de l’article 225 de la Constitution. La pratique, souligne-t-il, génère par elle-même de la souffrance aux animaux utilisés, et cela peu importe les modalités mises en œuvre. En d’autres termes, quelles que soient les précautions prises, elle conduit « intrinsèquement » – dit le tribunal – à un traitement cruel des animaux.

Dans un second temps, le tribunal écarte le moyen de défense tiré de l’atteinte aux droits culturels. Dans la lignée de décisions antérieures, il considère que l’article 215 de la Constitution (imposant le respect de ces droits) ne peut être mobilisé pour défendre la validité d’une telle pratique.

 

B. Le renversement de la décision par une révision constitutionnelle

 

La vaquejada est une pratique extrêmement populaire au Brésil, spécialement dans les États du nord où elle est soutenue par 80 % de la population. Elle constitue également une activité lucrative. Selon les chiffres cités par la presse brésilienne, 4 000 vaquejadas sont organisées chaque année, générant 600 millions de Réals d’activité (plus de 150 millions d’euros) et fournissant des emplois à des milliers de personnes.

En interdisant du jour au lendemain la tenue des vaquejadas, la décision du Tribunal suprême heurtait directement les intérêts de ses organisateurs. Ceux-ci n’ont pas tardé à montrer leur puissance et leur influence. Disposant de solides relais au sein du parlement, ils sont parvenus à faire adopter une révision constitutionnelle – et pas moins – dans un délai record.

Une proposition de révision constitutionnelle a été rapidement déposée au Sénat. Avec une rapidité hors du commun, l’amendement constitutionnel n° 96/17 a été adopté le 6 juin 2017 pour introduire un paragraphe 7° nouveau à l’article 225 de la Constitution, posant que les activités sportives utilisant des animaux ne sont pas regardées comme cruelles au sens et pour la mise en œuvre de cet article.  Le texte définitif se lit comme suit : « Pour la mise en œuvre de la dernière partie de l’article VII du § 1 du présent article, ne sont pas considérées comme cruelles les pratiques sportives qui utilisent les animaux, à condition qu’elles soient des manifestations culturelles, au sens du § 1 de l’article 215 de la présente Constitution, enregistrées en tant qu’élément du patrimoine culturel brésilien et régies par une loi spécifique assurant le bien-être des animaux concernés ».

 

II. La mise en cause de la constitutionnalité de la révision

 

L’amendement constitutionnel n° 96/17 a donné lieu devant le Tribunal fédéral suprême à deux recours ayant la nature d’« action directe en inconstitutionnalité », le premier formé par le Procureur général de la République, le second par le Forum national pour la protection et la défense des animaux (ADI n° 5.728 et 5.772). Ce contentieux a donné lieu à de très nombreux amicus curiae (qui sont l’équivalent de nos interventions volontaires), certains en défaveur de l’amendement constitutionnel, d’autre en faveur de celui-ci.

La tâche poursuivie par les auteurs des ADI était sans aucun doute ardue car une révision de la Constitution ne peut être contestée qu’à deux égards : soit au niveau de la procédure suivie (autorité compétente, règles de vote, majorité qualifiée), soit pour méconnaissance d’une clause intangible (c’est-à-dire une disposition de la Constitution qui est expressément présentée par ce texte comme ne pouvant donner lieu à modification). C’est sur ce dernier point que les requérants développaient leur argumentation, en affirmant que l’amendement constitutionnel méconnaissait une clause intangible, c’est-à-dire une interdiction de réviser sur le fond.

Le Tribunal fédéral suprême a examiné cette argumentation dans la décision commentée (spécialement son point 3.2), rendue le 17 mars 2025.

 

III. La décision du Tribunal fédéral suprême sur la constitutionnalité de la révision

 

La base juridique du contrôle correspond à l’article 60 de la Constitution, relatif à la révision, plus exactement son paragraphe 4 qui énonce les limites matérielles au pouvoir de révision. Il prévoit que « Ne sera pas soumise à délibération la proposition de modification visant à supprimer : I - la forme fédérative de l’État ; II - le vote direct, secret, universel et périodique ; III - la séparation des pouvoirs ; IV - les droits et garanties individuels ». La Constitution énonce ainsi de façon limitative quatre domaines soustraits au pouvoir de révision constitutionnelle.

En l’espèce, la clause intangible pertinente était la numéro IV, à savoir les droits et garanties individuels. Le tribunal estime qu’en relève l’interdiction des pratiques cruelles envers les animaux. Il souligne toutefois qu’en relèvent également la protection des droits culturels proclamée par l’article 215 de la Constitution. À cet égard, le tribunal note que la rédaction retenue par l’amendement contesté a entendu conférer une valeur constitutionnelle aux pratiques sportives culturelles impliquant des animaux, « donnant ainsi un effet au droit fondamental au plein exercice des droits culturels » (p. 23). Pour autant, précise le tribunal, la rédaction retenue « n’a pas négligé le droit fondamental à un environnement écologiquement équilibré et l’interdiction de la cruauté envers les animaux ».

Bien au contraire, il estime qu’un équilibre est assuré entre les deux exigences. En effet, souligne-t-il, toute manifestation culturelle impliquant des animaux n’est pas considérée comme légitime au regard de l’amendement contesté ; seules sont couvertes par celui-ci les manifestations culturelles réglementées par une loi spécifique assurant le bien-être des animaux. Par conséquent, en déduit le tribunal, « la norme exige que la pratique soit réalisée dans le respect des paramètres et des règles acceptables dans le contexte actuel, fixés par une législation spécifique ». Sa conclusion en découle logiquement : « Dans ce contexte, et compte tenu de la prudence requise dans l’analyse de la constitutionnalité des amendements à la Constitution de 1988, (…) l’amendement constitutionnel n° 96/17 ne constitue pas une violation de la clause d’intangibilité relative aux droits et garanties fondamentaux de la Constitution, en particulier le droit fondamental à un environnement écologiquement équilibré (art. 225, CF88) et l’interdiction des pratiques cruelles envers les animaux » (art. 225, § 1, alinéa 1er VIII, de la CF88) » (p. 23).

Le législateur constitutionnel avait eu la prudence d’ajouter lors de la révision une mention aux droits culturels et à une loi garantissant le bien-être animal. Ces éléments se sont avérés déterminants pour valider l’amendement contesté.

 

 

Cour constitutionnelle de Turquie : validation de la loi sur les chiens errants

Cour constitutionnelle de Turquie, 7 mai 2025, n° E.2024/1514

 

Mots-clés : Turquie, Constitution, chiens errants

 

Par une décision rendue le 7 mai 2025, la Cour constitutionnelle de Turquie a déclaré conformes à la Constitution plusieurs dispositions législatives modifiant en profondeur le régime applicable aux chiens errants dans le pays.

 

I. La loi et le contexte

 

En Turquie, la loi sur la protection des animaux (portant le numéro 5199) regroupe la plupart des dispositions législatives relatives aux animaux. En 2024, elle a été amendée par la loi n° 7527 modifiant la loi sur la protection des animaux, qui a introduit ou modifié plusieurs dispositions de celle-ci.

Son objet a été de remédier aux difficultés posées par le nombre très important de chiens errants dans le pays, estimés à 4 millions selon les autorités5. Au nombre de ces difficultés figurent les morsures, parfois mortelles, la propagation de maladies et les accidents de circulation qu’ils provoquent.

Durant des années, aucune mesure n’a été prise, les dispositions de la loi prévoyant la stérilisation et la vaccination des chiens errants n’ayant pas été appliquées.

Pour régler le problème, le législateur a fait un choix radical en 2024 en décidant :

  • d’interdire de prendre soin des animaux errants ;
  • d’imposer leur saisie par les autorités en vue d’un placement dans des refuges dans l’attente de leur adoption ;
  • de rendre possible l’euthanasie des chiens errants malades ou agressifs ;
  • d’édicter une peine d’emprisonnement pour les autorités municipales qui ne prendraient pas les mesures nécessaires.

Ces dispositions ont été contestées par le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi), qui constitue le principal parti d’opposition, devant la cour constitutionnelle de Turquie, laquelle s’est prononcé sur celui-ci dans la décision commentée rendue le 7 mai 2025.

 

II. L’interdiction pour les particuliers de prendre soin des chiens errants et l’obligation pour les autorités de les recueillir dans des refuges

 

L’article 3, alinéa 1er de la loi sur la protection des animaux, dans sa rédaction issue de la loi de 2024, comporte deux dispositions. D’une part, il interdit aux particuliers de prendre soin des animaux errants en l’absence d’adoption de ces derniers. Cela signifie donc, tout simplement, l’interdiction de prendre soin des animaux errants dans la mesure où un animal adopté n’est plus en situation d’errance. Il est donc défendu aux personnes privées de les nourrir, de leur fournir de l’eau, de leur apporter des soins ou de leur concevoir un abri. D’autre part, cet alinéa prévoit que les animaux errants doivent être placés dans des refuges et y être maintenus jusqu’à ce qu’ils soient adoptés.

La cour relève qu’en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éliminer les risques que les animaux domestiques errants peuvent poser au respect de la santé humaine et à l’intégrité physique des êtres humains. Elles mettent ainsi en œuvre le droit à la vie, le droit à la protection de l’intégrité corporelle et le droit à un environnement sain et équilibré. La cour ajoute que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour définir les moyens permettant de mettre en œuvre ces droits, d’autant plus que pèse sur l’État une obligation de prendre les mesures de nature à garantir le droit à un environnement sain et équilibré et que les refuges permettront de réhabiliter les animaux. Elle en déduit que les dispositions contestées sont conformes à la Constitution.

Le raisonnement paraît parfaitement entendable. Il se heurte toutefois au mur de la réalité puisque le nombre de refuges que comporte le pays apparaît largement insuffisant pour assurer une prise en compte de l’ensemble des chiens errants. En 2024, le pays comptait « 322 refuges, soit une capacité d’à peine 105 000 chiens »6. Ce chiffre ne semble pas avoir radicalement changé depuis.

 

III. L’autorisation d’euthanasier les chiens errants recueillis

 

L’article 13, alinéa 1er de la loi sur la protection des animaux, dans sa version issue de la loi de 2024, autorise la mise à mort des chiens recueillis dans des refuges dans les conditions fixées par la loi n° 5996 du 11 juin 2010 sur les services vétérinaires.

En premier lieu, reprenant la motivation précédemment développée, la cour souligne que les dispositions en cause mettent en œuvre les mêmes droits et réalisent une obligation positive de l’État.

Elle ajoute ensuite que dans les cas où les valeurs relatives à la protection de la santé humaine et de l’intégrité physique des êtres humains entrent en conflit avec celles protégeant les animaux, les premières doivent prévaloir. Il en résulte que lorsque les animaux domestiques errants représentent une menace pour ces valeurs, il est permis d’adopter des mesures destinées à éliminer le danger, si besoin en tuant des animaux ou en réduisant leur nombre à travers d’autres méthodes. La cour souligne enfin que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour définir les moyens à mettre en œuvre, les choix qu’il réalise à cet égard n’étant pas susceptibles d’être contrôlés par le juge.

En second lieu, la cour s’assure que l’autorité administrative ne dispose pas d’un pouvoir arbitraire pour procéder à l’euthanasie des chiens errants recueillis dans des refuges. D’une part, s’agissant des conditions de fond, une telle mesure ne peut être prise que dans trois cas de figure : s’ils posent un danger pour la vie ou la santé d’êtres humains et d’animaux, s’ils manifestent un comportement agressif incontrôlable ou s’ils relèvent d’une des catégories de chiens non ouverts à l’adoption. D’autre part, s’agissant de la mise en œuvre des opérations, l’euthanasie doit être réalisée par un vétérinaire ou sous la supervision d’un vétérinaire. La cour en déduit que les dispositions en cause garantissent un traitement humain des animaux et que les opérations seront mises en œuvre dans le souci de limiter la douleur et la souffrance ressenties. Elle en tire la conséquence que l’administration ne peut pas être regardée comme s’étant vue reconnaître par la loi un pouvoir arbitraire et absolu dans la mise en œuvre des mesures de mise à mort.

Au regard ce qui précède, la cour estime que les dispositions en cause sont conformes à la Constitution.

 

IV. Le rôle des autorités locales dans la mise en œuvre des mesures

 

A. Un rôle encadré

 

L’article 13, alinéa 2, de la loi sur la protection des animaux prévoit que les administrations locales sont autorisées à prendre, sur la question des chiens errants, les mesures nécessaires prévues par la convention européenne pour la protection des animaux de compagnie. Dans le cadre du pouvoir discrétionnaire qu’elles exercent à ce titre, il leur appartient de choisir entre les différentes mesures admises, à savoir la capture, l’identification, la stérilisation ou encore la mise à mort des animaux.

Sur ce point, la cour apporte une précision importante et bienvenue selon laquelle les autorités concernées ne peuvent envisager l’euthanasie qu’en tant qu’ultime mesure, à savoir lorsque les autres procédés ne permettent pas d’atteindre les objectifs poursuivis par la loi. Elle souligne qu’un recours à l’euthanasie qui ne respecterait pas cette exigence de proportionnalité expose les responsables publics à l’engagement de leur responsabilité pénale sur le fondement de l’article 28, a) de la loi (prévoyant le prononcé d’une peine d’amende).

 

B. Une action sous pression

 

L’article 1er, alinéa 3, de la loi sur la protection des animaux porte également sur cette question. Il indique que les maires et les conseillers municipaux qui ne prennent pas les mesures nécessaires sur le plan financier (soit en n’allouant pas les fonds nécessaires à la mise en œuvre effective de la loi, soit en ne dépensant pas ces ressources pour établir des refuges, saisir les animaux errants, les réhabiliter et les soigner jusqu’à leur adoption) seront punis d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à un an.

La sanction pénale est lourde puisqu’elle revêt la nature d’une peine d’emprisonnement. Le comportement répréhensible s’avère en outre défini à travers des termes présentant une certaine imprécision. La disposition litigieuse se trouve néanmoins validée par la cour.

Celle-ci relève d’abord, comme elle l’a fait plus avant dans sa décision, que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation et que les mesures définies visent à assurer la garantie de droits tout en réalisant une obligation positive de l’État.

Ensuite, la cour affirme que le principe de légalité des délits et des peines ne se trouve pas méconnu dans la mesure où, selon elle, la loi définit clairement la nature des auteurs, les actes et situations donnant lieu à engagement de la responsabilité pénale ainsi que la peine dont est assortie l’infraction.

Enfin, elle valide la proportionnalité de la peine au motif qu’il est essentiel que les administrations locales allouent et utilisent correctement les ressources financières prévues par la loi pour la création de refuges et pour des activités telles que l’alimentation, l’hébergement et la réhabilitation dans ces refuges.

Nul doute qu’une pression forte pèse sur les autorités locales à la suite de cette validation. Les élus et agents ne peuvent laisser les chiens dans les rues ; ils doivent les accueillir dans des refuges mais ceux-ci sont en nombre insuffisants ; et ils engagent leur responsabilité pénale s’ils recourent trop légèrement au procédé de l’euthanasie. La mission semble ainsi impossible alors que les sanctions prévues en cas de méconnaissance s’avèrent pour le moins sévères. Il est probable, dans ces conditions, que les élus et agents publics ne se précipitent pas pour être en charge de la protection animale…

 

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